Temps critiques #12

L’institution résorbée

, par Jacques Guigou

Une médiation est venue
pour l'impossible devenant possible,
une médiation.
Henri Michaux, Jours de silence

Dans la société capitalisée d'aujourd'hui, l'activité critique — et donc l'intervention politique — peut-elle encore viser l'institution ? Maintenir qu'une révolution est toujours possible cela implique-t-il encore le passage nécessaire par une « institution imaginaire de la société1 », c'est-à-dire une invention collective de formes ? Car dès l'instant où le « programme révolutionnaire » n'est plus défini par l'accomplissement historique d'un « sujet de la révolution » (un chef, un souverain, un peuple, une nation, une classe) les théories démocratistes de la révolution — notamment celles des ex-marxistes — remettent leurs espérances dans les mains d'individus « autonomes et créatifs » qui en s'associant, réaliseraient l'auto-engendrement de la société par elle-même (Castoriadis, 1975), pour aboutir à une « société autonome ». Cette représentation autonomiste du devenir-autre présuppose, de plus, que « l'activité créatrice des intersubjectivités » serait uniquement induite par une capacité générique de l'espèce humaine à autoengendrer sa société ; une sorte de talent collectif caché ou entravé par les nécessités de l'histoire. Curieux présupposé créativiste ! Car, lorsqu'il ne verse pas dans le plus banal et le plus répandu des préjugés (du type « les hommes ont toujours vécu en société »), il rejoint les positions des mythologies et des théogonies traditionnelles en inversant seulement l'attribution de l'auteur : ce ne sont plus les puissances de la nature anthropomorphisée, les dieux du cosmos ou le dieu de la création qui modèlent la société humaine, c'est l'autonomie des individu et des groupes qui forme « la société autonome ». Les révolutionnaires, qui ont été si souvent fascinés par les formes institutionnelles de la révolution, l'envisagent-ils désormais comme un flux de formes dissipatives qui s'autonomisent sans cesse de contenus indéterminés, indifférents et rendus équivalents ?

Avec la fin du cycle historique de la modernité2, avec l'épuisement de la contradiction capital-travail3 tend également à disparaître le vaste processus d'autonomisation d'une sphère spécifique de l'action politique, celle de l'État, du pouvoir d'État : État-empire, État-royal tout d'abord, puis État-nation, puis État-providence-démocratique et État-ouvrier-bureaucratique.

Or, après 1968, dans la décomposition de l'ancienne société de classe et dans la recomposition de la société capitalisée, l'État tend à s'affranchir de sa fonction de contention-répression de la contradiction de classe. Il est fragmenté par la décentralisation et la mondialisation des régions, et particularisé par les nécessités de la « participation citoyenne » et de la « démocratie de proximité ». Les « réformes de l'État » visent à socialiser ses anciennes attributions régaliennes (Droit, Justice, Police, Souveraineté, Éducation). L'État « modeste », débureaucratisé et rendu « transparent » se veut désormais « social4 ». Il n'opère plus par uniformisation ni équivalence. Il traite les problèmes « au cas par cas5 », il agit « en réseau » avec les partenaires sociaux, les associations, les groupes de pression.

Si les hypothèses avancées dans cette revue depuis maintenant une dizaine d'années sur la description des transformations du système capitaliste — hypothèses non unitaires et non exemptes de contradictions entre elles — résistent quelque peu à l'épreuve des réalités, il nous faut en tirer des conséquences sur la question de l'intervention politique ; sur son contenu historique possible et sur ses modes d'action présents et futurs. Il nous faut notamment affronter les implications politiques que ces nouvelles contradictions historiques induisent dans la théorie critique comme dans la praxis. La question de la médiation de l'État entre le mouvement et l'institution qui a toujours été décisive autant que problématique dans les révolutions modernes est-elle devenue caduque aujourd'hui ?

 

–I–
L'État n'est plus une médiation entre le mouvement et l'institution

I.1 Cherchant à s'affranchir de sa détermination à l'exploitation du travail productif et étant devenu un opérateur de valorisation de presque toutes les activités humaines, le capital tend à se passer de la forme-État et de la puissance d'équivalence qu'elle contiendrait encore, pour « gérer » » immédiatement les rapports sociaux . Autrement dit, l'État et ses institutions, d'opérateur de la domination de la société qu'ils furent jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, sont maintenant devenus une entrave à la « création de valeur ».

La médiation politique qu'a réalisé l'État–nation, depuis son accomplissement dans la Révolution française, a consisté à attribuer aux rapports sociaux une détermination de classe. Il s'agissait d'abord d'organiser et de contrôler le mouvement du capital en rendant le rapport social compatible avec les exigences de l'accumulation économique. Il s'agissait aussi de transformer les représentations sociales en faveur de la liberté d'action des citoyens-propriétaires.

I.2 Dans les révolutions modernes, toutes les institutions de la société ont été mises en forme : formes bourgeoises avec la propriété privée et le système de la représentation parlementaire ; formes prolétariennes avec l'administration bureaucratique du travail productif dans « l'État-ouvrier ». Tirant leur puissance de cette représentation étatique d'une unité formelle de la société, supérieure à ses contradictions historiques, les institutions de la société bourgeoise comme celles de la société socialiste-soviétique avaient bien ce caractère de « monstre froid » que Nietzsche attribuait à l'État moderne. Dans les deux cas, ces formes étaient celles qu'impliquait le procès de valorisation du capital encore assujetti à l'exploitation de la force de travail. Travail (exploité), Famille (paternalo-dynastique ou prolétarisée), Patrie (du capital national, puis international), Église (hiérarchiste puis démocratiste) constituaient les médiations fondamentales à travers lesquelles toutes les institutions recevaient leur forme et diffusaient leurs normes. Or, ces médiations sont de moins en moins nécessaires aux pouvoirs du capital pour valoriser les activités humaines d'aujourd'hui. Pour les groupes dirigeants actuels, les institutions légitimées par l'État, même faiblement, contiennent encore trop de « rigidités » et « d'archaïsmes ». Instrumentalisant l'ancienne critique6des bureaucraties syndicales à l'Ouest et de la bureaucratie d'État à l'Est, les gestionnaires publics et privés de la reproduction du système capitaliste désignent les institutions comme des monstres bureaucratiques (« mamouths ») qu'il faut « flexibiliser », rendre « transparents, mobiles et conviviaux ». Ce mouvement d'autonomisation des institutions est ce qui nous permet de parler d'État-réseau, même s'il s'agit là d'un mouvement contradictoire puisqu'il est en grande partie promu par ce qui demeure de la forme de l'État-nation. Les réseaux permettraient d'atteindre cet objectif d'autonomisation des institutions. Il s'agit désormais de passer de l'État-nation à l'État-réseau. Par réformes successives et conflictuelles, ces puissances multipolaires du capital et de l'État créent une « connexion » d'intermédiaires que l'on peut combiner, démultiplier et gérer à distance ; une ubiquité contrôlée de l'action en quelque sorte. Mais ces intermédiaires, à leur tour, deviennent trop opaques et trop consistants, il faut désormais les faire carrément disparaître dans l'immédiateté des réalités virtuelles (cyberdémocraties, guerres virtuelles et frappes « chirurgicales », échanges télématiques, procréation artificielle, monétique, netéconomie, etc.).

Dans le moment historique actuel, parler de médiation à propos de l'action de ces opérateurs d'immédiateté que sont les réseaux et autres « intermédiations » relève de la mystification. Dans la décomposition/recomposition particulariste de la société après 1968, les luttes anticapitalistes ont perdu leur ancrage prolétarien. Elles expriment, aussi bien du point de vue du contenu que des formes, le niveau supérieur d'individualisation atteint par les rapports sociaux et les contradictions que « la contradiction principale » entre le capital et le travail avaient occultées (mouvements des femmes, écologie, etc.). Puis, ces « mouvements » s'altérant dans la recherche de leur possible médiation historique (la réforme), le discours du capital (journalistes, universitaires, experts, etc.) va désigner toute lutte prenant des formes ou des contenus nouveaux sous le nom de « mouvements sociaux ». Ainsi les luttes de 1986 et les « coordinations » des cheminots, des infirmières, des étudiants connurent-elles ce commun destin sémantique…

Aujourd'hui, ces mêmes spécialistes du social toujours plus précis et professionnels, nous font part de leur dernière découverte des années 90 : les « nouveaux mouvements sociaux » ! Contrairement à la « question sociale » qui désignait les luttes de classe dans la société bourgeoise du xixe siècle et dont la médiation était porteuse d'un devenir-autre pour l'humanité et pour les conditions de la vie sur terre, parler de « mouvements sociaux » n'est-ce pas accepter l'englobement de la rupture avec le capital dans le mouvement même de capitalisation de l'espèce humaine ? La notion de « mouvement social » exprime-t-elle autre chose que l'instrumentalisation politique de ce qui était le mouvement réel de l'ancien sujet de la révolution : le prolétariat ? Si ce n'est pas le cas, de quelles médiations les actuels « mouvements sociaux » sont-ils porteurs pour un devenir-autre7 de la société capitalisée ? Voilà des questions que les schismatiques d'avec la reproduction de l'existant doivent affronter.

I.3 Issue de la grande rupture que fut la Réforme8, puis portée à son apogée par les révolutions (bourgeoises et prolétariennes) de la société moderne, l'ancienne dialectique politique entre le mouvement et l'institution n'opère plus aujourd'hui. On sait comment cette dialectique a été réactivée par certains courants de l'extrême gauche après la Seconde Guerre mondiale (Socialisme ou Barbarie notamment), mais aussi par des courants gauchistes après 1968 (comme celui de l'analyse institutionnelle et de l'autogestion). Distinguant un moment instituant (celui du négatif, de la critique, de la contestation, en référence à une subjectivité révolutionnaire « autonome ») qui entre en contradiction avec le moment positif, celui de l'institué, ces courants ont mis l'accent sur la dimension imaginaire et utopique du mouvement dans l'institution (ou à côté d'elle dans des « alternatives » ). Mais ils sont restés fixés à une conception mouvementiste de l'institution et donc de l'intervention politique. Cette conception autonomise la forme du mouvement aux dépends de son contenu historique et de sa visée politique ; c'est le mouvement pour le mouvement, la publicité du mouvement entretenant la gestion du mouvement et vice versa. L'individu mouvementiste se veut en permanence « en mouvement » et les activités dans lesquelles il s'investit doivent elles-aussi être « en mouvement9 ». Si, comme nous tentons de le montrer plus loin, l'institution s'est résorbée dans une « gestion des intermédiaires », penser l'intervention politique en termes mouvementistes10, n'aurait alors plus de prise sur le présent et moins encore sur l'avenir.

 

–II–
Du « mouvement réel » de la révolution aux « mouvements sociaux » :
l'impasse mouvementiste et la fiction autonomiste.

Du fait que la Révolution française a abouti à des institutions,
Sancho infère que la Révolution « commande » cet aboutissement.
Marx L'idéologie allemande (Saint-Max).

II.1. Mouvement réel, État-révolutionnaire et mouvementisme dans les révolutions modernes

Pour comprendre comment la notion de « mouvement social » a pu, après 1968, se généraliser au point de devenir, comme c'est le cas aujourd'hui, le fourre-tout politico-journalistique des « conflits de société », il faut revenir sur la notion de « mouvement réel » d'une révolution.

Pour Hegel, la contradiction étant à la fois l'impulsion et l'activité d'un mouvement, son développement dialectique, c'est-à-dire sa réalisation comme suppression-dépassement, engendre alors un résultat, un aboutissement : celui de la raison dans l'histoire (l'État) et celui de l'esprit dans le monde (le Savoir absolu). On connaît l'antienne de l'idéalisme hégélien : c'est « l'esprit d'un peuple » qui conduit le mouvement réel des révolutions ; et s'agissant de l'époque moderne, ce mouvement n'est rien d'autre que celui du particularisme économique de la société civile (l'alliance du travail et de la propriété) légitimé par l'universalisme de l'État-nation (aux mains de la classe bourgeoise).

Marx va donner un contenu historique à la notion de mouvement réel dans les révolutions modernes : celui de la classe sociale et de sa négation. Non seulement il distingue, mais il oppose le simple aboutissement juridico-politique d'un mouvement historique et son moment révolutionnaire réel, celui qui renverse l'ancienne société. Ainsi, analysant la révolution de 1848 en France, il écrit : « Le 25 février avait octroyé la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution. Et après juin, révolution voulait dire : renversement de la société bourgeoise, tandis qu'avant février, cela avait signifié : renversement du système de gouvernement11 ».

L'aboutissement formel de la révolution ayant été dépassé par son mouvement réel, le cours de la contradiction se poursuit au sein même des composantes classistes des forces révolutionnaires. On peut alors voir s'opposer d'une part une fraction de classe ou une coalition d'intérêts qui souhaite arrêter le mouvement en le fixant (Staat) dans ce que nous pourrions globalement nommer un « État révolutionnaire12 », des « institutions révolutionnaires » ; et d'autre part une composante plus radicale (ultra) qui veut poursuivre le mouvement pour rendre irréversible la révolution et ouvrir son horizon à toutes ses potentialités. Si « l'État révolutionnaire » s'établit en passant des compromis avec l'ancien ordre pour réaliser le programme de la contre-révolution, les partisans du mouvement13 peuvent quant à eux se retrouver minoritaires, voire isolés, et entraînés parfois à des formes de repli sur soi (sectes) ou de fuite en avant dans la terreur.

Dans ce schéma abstrait et volontairement rhétorique, nous pourrions nommer mouvementistes les actions politiques qui, dans la nouvelle période ouverte par la révolution, opèrent en référence à l'ancien mouvement réel de la révolution, mais qui, privées de leur contenu historique, ne s'attachent qu'à la forme du mouvement. Il n'y a plus mouvement réel de la révolution, il y a mouvementisme. Cette forme-mouvement, notons-le, n'est pas purement formelle, elle peut aspirer à un contenu révolutionnaire à venir, mais elle peut aussi verser dans le tourniquet et la ritournelle révolutionnariste. Le mouvementisme autonomise certains modes d'action du mouvement réel, certaines de ses formes circonstancielles de lutte pour en faire une expérience immédiate, une sorte de laboratoire du mouvement ou un recueil d'exemples illustres14.

Si l'on observe, dans cette perspective, le devenu des grands mouvements révolutionnaires de la modernité, on y trouve des modes d'intervention et des formes d'organisation qui pourraient être données comme des équivalents de mouvementisme. Tel fut le cas des différentes formes de conseillisme, de l'appel à la grève générale et du mythe du « Grand soir » ou bien encore des tendances à l'autogestion… du capital.

Après 68, le contenu historique de la révolution et son sujet révolutionnaire le prolétariat, ayant disparu comme classe révolutionnaire se niant, les moments contradictoires de la société capitalisée ont été nommés « mouvements sociaux ». Les mouvements sociaux n'ayant quasiment plus d'extériorité par rapport à une possible discontinuité révolutionnaire, ils se trouvent dès lors privés de capacité d'imagination et d'action pour un devenir-autre de la société capitalisée. Les exigences de l'économie les rabattent dans des directions déjà prises par la dynamique du capitalisme. Ainsi, l'horizon capitaliste d'une Europe fédérale vient courber la trajectoire de tel ou tel « mouvement social » vers son crépuscule démo-social-étatique : ainsi, par exemple, Bourdieu et ses supporters appellent à des « États généraux pour un mouvement social européen » !.

II.2. Une fiction autonomiste : l'institution imaginaire de la société

L'autonomie et l'autoréférence, aussi bien pour la société que pour l'individu, ne furent pas des pratiques portées par la révolution de mai 68, mais elles le furent, et le restent, de sa contre-révolution. Tel fut le cas de l'autogestion dont nous avons montré, il y a maintenant près de vingt ans, que, sous sa forme particularisée de l'egogestion15, elle a grandement contribué à la formation d'individus aliénés dans « l'affranchissement » de leur subjectivité mis au service de la capitalisation des activités humaines. Nombreux furent les marxistes, y compris les plus antistaliniens, qui, après 68, croyant toujours combattre les structures bureaucratiques de l'ancienne société bourgeoise, ont converti leur militantisme « de classe » en contre-militantisme pour la promotion de l'individu-démocratique, autonome, différentialiste et « imaginatif » qui règne aujourd'hui.

Considéré du point de vue de notre thèse sur l'institution résorbée, la théorie castoriadienne de l'auto-institution de la société et celle, conséquente, d'une dialectique de « l'instituant contre l'institué16 », élaborées quelques années avant 68 et largement développées par la suite, peuvent être désignée comme une matrice idéologique et pratique de l'autonomisme. Car dans « l'institution imaginaire de la société » on a converti en « principe d'autonomie » ce qui, dans l'ancienne théorie révolutionnaire qu'on proclame avoir critiquée, était donné comme l'opérateur de la révolution à savoir, l'auto-praxis du prolétariat.

Abandonnant la défroque du sujet révolutionnaire aux nostalgies bolcheviques, Castoriadis en conserve seulement le pli : celui de l'autoréférence. Aveuglé par son fétichisme de la « démocratie grecque », par son implication professionnelle dans la psychanalyse et par les mirages de son « économie socialiste », il ne parvient pas, ne serait-ce qu'à entrevoir, que l'autonomie et cette « créativité culturelle » dont il se fait le héraut, ne sont qu'un résultat historique : celui de l'autonomisation des individus et des institutions de leurs anciennes médiations jadis nécessaires à la société de classe, mais désormais (i.e. après 68) devenues des entraves à « la création de valeur ». Plus généralement, la notion d'un « social-historique » indéterminé sur laquelle Castoriadis vient greffer son projet de « révolution socialiste17 » et qui fait du rapport de l'individu et de la société un rapport « d'inhérence18 » Parmi eux, les théories de Castoriadis représentent un des apports les plus significatifs de cette politique de l'autonomie qui cherche à fonder un « projet révolutionnaire sur l'auto-institution explicite de la société19 », et ceci, en libérant « l'imaginaire radical » que contiendrait « l'être propre de l'histoire des hommes ». relève du sociologisme le plus plat. En effet, subjugué par son créativisme social et son culturo-anthropologisme fait d'imaginaire de symbolique20), Castoriadis en vient à définir la société comme un « magma et magma de magmas21 ». (Quelle aubaine pour le capital et sa mise en forme étatique que cette plasticité originelle de la société !). Car, apprend-on plus loin, « la société n'est pas simplement l'espèce humaine en tant que simplement (sic) vivante ou animale », mais elle a « une genèse ontologique » puisqu'elle est création de « significations imaginaires sociales ». Certes le sociologue autonomiste reconnaît la réalité d'un « étayage de la société sur la nature22 », mais c'est pour signaler aussitôt après que cet étayage, « qu'on pourrait dire extérieur à la société », relève « évidemment d'un grossier abus de langage ». Il y a là un point aveugle du sociologue autonomiste. En déniant que la nature soit aussi une extériorité pour les êtres humains (en même temps qu'ils en font originellement partie), il verse corps et biens dans la tradition de l'humanisme (par et dans le Logos occidental notablement surinvesti chez lui) et il s'interdit dès lors de penser une critique du rapport de l'individu et de la communauté humaine. En effet, il ignore ou méprise la réalité de ce que furent les rapports des individus à la communauté depuis les origines de l'hominisation et de ce qu'ils pourraient advenir lorsque des individus vivant dans cette société capitalisée d'aujourd'hui parviendront à s'en débarrasser. En affirmant que l'action politique consiste « à créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicité existant dans la société », Castoriadis, non seulement se rallie au consensus démocratiste23 sur « l'autonomie de l'espace public », mais il rabat tout le devenir humain sur la médiation des institutions, que ces dernières soient « héritées » (l'institué) ou modernistes (l'instituant). Une telle fixation institutionnaliste, véritable présupposé sociologiste, est certes peu favorable, à ce que notre « titan de l'esprit24 » puisse imaginer un instant, un accomplissement historique de médiations qui n'aboutissent pas à des institutions. ! Mais, sans doute, cette imagination là n'est-elle pas recensée dans les expressions de « l'imaginaire social créateur »…

Rallié au credo civilisationnel et culturaliste comme fondement ultime de toutes les sociétés humaines, passées, présentes et futures, Castoriadis ne peut dès lors, de livres en colloques et d'entretiens en autocitations, que répéter tous les poncifs des philosophies libérales25 de l'indétermination. Qu'il définisse là, à son insu, davantage ce que furent les civilisations et les empires que des sociétés humaines en tant qu'elles ont aussi manifesté des modes communautaires d'être-au-monde et des rapports non dominants à la nature, n'effleure pas l'esprit démocratiste de notre « révolutionnaire ». Et pour cause, dès l'instant où convaincu que les bureaucraties26, « la division dirigeants/dirigés et l'hétéronomie » sont encore l'ennemi principal de sa « révolution », il lui faut sauver « l'institution imaginaire de la société », ce qui autorise cette société capitalisée27 à autonomiser toujours davantage ce qu'il lui reste de ses institutions ; et, celles-ci devenues réseaux, dispositifs intermédiaires, contrats, pactes et communication, à se proclamer « société de l'autonomie28 ».

 

–III–
Quelques institutions résorbées, leurs croûtes et leurs effluents

III.1. L'intermédiation : des médiateurs sans médiation

Les activités humaines n'étant quasiment plus médiées par les institutions issues de l'ancienne société bourgeoise et ses contradictions de classe, le mouvement du capital crée des fonctions intermédiaires entre ces institutions résorbées et l'immédiateté de la virtualisation de la valeur qui lui dicte puissamment son unique orientation.

Occupées par des individus, mais aussi par des groupes, des associations, des réseaux, ces fonctions intermédiaires deviennent l'outil stratégique de « la gestion citoyenne » des politiques publiques et privées. Là, se combinent, dans la compétition interclanique ou la coopération, les forces de gouvernement, les fractions modernistes de l'État décentralisé et les milieux associatifs et alternatifs.

Peu de secteurs de la société échappent à l'action de ces gestionnaires de l'intermédiaire faussement nommés « médiateurs » ou plus récemment encore « professionnels de l'intermédiation sociale ». Des centres de formation — qu'ils soient publics ou privés leurs conditionnements sont identiques — s'empressent, d'en valoriser « les compétences » et de les proposer sur ce marché en pleine expansion. Envoyés sur les fronts des « conflits sociaux », ces contractuels de l'analogue reçoivent la mission de renouer le « dialogue social » afin de « recréer du lien social » ou, mieux encore, de se positionner comme « des passeurs de l'entre-deux29 ». C'est en effet comme tels, des initiés de la passe, que le président du Centre national de la médiation définit le rôle des « médiateurs » qu'il souhaite voir se répandre sur tout le territoire. Opposant « les trésors ternaires de l'humanité » à « l'impérialisme du binaire » que réaliserait internet, il s'imagine redialectisant le monde afin de retrouver « le mystère que chacun est à lui-même et à autrui » ! Les curés ayant disparu ou s'étant fait psychanalystes et … « médiateurs », et les psychanalystes étant largement supplantés par les techniciens de la neurobiologie, voilà le dernier avatar de la « socialisation démocratique » aux abois ! Son credo — antiquaillerie de la religion relookée à l'intermédiation — assez communément partagé dans les milieux gaucho-alternativistes est le suivant : injectons du symbolique dans le social pour le régénérer !

Un sociologue du cnrs30 critique lui-aussi au nom du symbolique cette conception matérialiste et pragmatique de la médiation qui justifie les politiques publiques, celles de la ville notamment. Il pose la question : « le maillage du territoire par des médiateurs est-il une opération de maintien de l'ordre symbolique ? ». Car il trouve illusoire d'organiser une parade à la crise des banlieues en « sous-qualifiant » des habitants ordinaires pour les nommer « médiateurs » : ainsi, un ancien petit délinquant est-il converti pour « gérer au quotidien l'interculturalisme », un épicier de quartier se voit rétribué pour la surveillance des devoirs scolaires des enfants qui quelques mois auparavant lui volaient des friandises. Il faudrait donc à ses yeux réduire le grand écart qui sépare « les deux catégories de médiateurs qui fonctionnent dans la société moderne : les grands experts et les sous-qualifiés ». Cette inégalité atténuée et « l'abstraction gestionnaire » des politiques de la médiation équilibrée par « l'échange symbolique », pourraient alors permettre à la société de « déterminer son propre devenir ». Ainsi, pour le sociologue démocratiste comme pour de très nombreux « militants du social », les violences urbaines appelleraient-elles une levée en masse de médiateurs au statut égalitaire qui iraient prendre langue avec les jeunes habitants des « zones sensibles » en prônant les vertus de « l'échange symbolique » pour que cesse le libre-échange…des trafics !

Au paradigme de l'intermédiation, l'économie n'est pas absente : elle se nomme « économie solidaire ». Selon un des promoteurs de ce concept, services de proximités, emplois-jeunes, médiations en tout genre doivent trouver « des formes intermédiaires de financement entre l'État et le marché31 ». Et ce chercheur de proposer l'organisation « d'un fonds territorialisé d'initiatives locales, qui, en activant les dépenses passives du chômage », gérerait les actions de solidarité par un financement, certes public, mais surtout … intermédiaire.

En donnant comme réelle une division de l'économie entre un secteur non marchand et un secteur marchand, « l'économie solidaire » se réfère à l'ancienne théorie de la valeur basée sur l'exploitation du travail productif alors que celle-ci ne rend plus du tout compte du procès de valorisation des activités humaines aujourd'hui32 On comprend cependant le sens de ce tour de passe-passe nécessaire à la cause de « l'économie plurielle33 » : les travailleurs de l'intermédiaire ne sont pas seulement des missionnaires du symbolique, ils sont aussi des producteurs ! Car pour le faire reconnaître à part entière par l'économie, les promoteurs de « l'économie solidaire et intermédiaire », doivent eux-aussi se définir comme des producteurs. Après les « travailleurs de la culture », les « travailleurs de la communication » ( on a vu récemment un mouvement de prostituées s'autoproclamant « travailleuses du sexe » et revendiquant les avantages du Droit du travail), la plus « proche » et la plus « familière » des activités humaines doit entrer sur la scène du travail productif. Cet élargissement continue et sans limite de l'idéologie de la production qui entend « sauver le travail » en transformant la moindre activité humaine en travail s'affirme d'autant plus péremptoire que son objet lui file entre les doigts. Maintenant que l'ancien travail humain productif a quasiment été éliminé de la « création de valeur », il n'est pas étonnant de trouver parmi les partisans les plus zélés de cette « émancipation » des forces productives nombre d'anciens militants du « Pouvoir ouvrier » et de « l'Autonomie ouvrière » qui, depuis leur épicentre italien dans les années 70, la diffuse encore aujourd'hui dans ses nouvelles versions cognitivistes ; les uns célébrant « l'entreprenariat politique » et d'autres la « créativité culturelle de la Multitude ». Du rap aux hackers, de « l'urbanisme déconstructif » à la webcam négative ils nous convient avec insistance à nous associer aux merveilleux développements des « nouvelles forces productives » !

III.2. Courtiers du cœur : les pacs

Au-delà des diverses formes qu'il a revêtu dans les sociétés historiques, le mariage a été, d'abord et avant tout, une médiation centrale de l'institution familiale puisqu'il organisait le rapport à la détermination naturelle des deux sexes de l'espèce humaine. Polygamique ou monogamique, polyandrique ou monoandrique, hétérosanguin ou consanguin, exogamique ou endogamique, de couple ou collectif, provisoire ou durable, le mariage était ce rapport médiat de la sexualité en vue d'assurer la procréation et la filiation, et qui assurait ainsi la conservation ou l'élargissement de la propriété et du patrimoine familial dans la succession des générations. En inscrivant les individus de l'un et l'autre sexe dans le procès de différenciation d'avec la nature, le mariage a bien constitué cette institution puissante de normalisation culturelle, de domination politique et de mystification religieuse que les mouvements d'émancipation collective et de luttes contre la domestication ont depuis toujours désignés comme tels.

Ce simple rappel sur la genèse et le devenu de l'institution du mariage (dans le cadre plus vaste qu'est celui de la famille) n'est pas inutile pour situer les gesticulations qui, en France, se sont exhibées à l'occasion de la récente création du Pacte civil de solidarité (pacs).

En référence au modèle de résorption de l'institution dans la société capitalisée que nous avons développé ici, le pacs illustre cette cristallisation provisoire d'un intermédiaire sexualo-financier entre l'ancienne institution du mariage bourgeois « démocratisée » et la pure combinatoire sexuelle des particules de capital que réalise déjà partiellement le cybersexe et ses transmetteurs sensoriels, les « rencontres » virtuelles et autres communautés internautiques…

De psychanalystes, d'anthropologues et de magistrats qui craignent que, « la loi cesse de marquer symboliquement la prohibition de l'inceste34 » à une philosophe qui y redoute « un effacement des sexes35 », en passant par un prêtre qui s'oppose à « la reconnaissance par la loi d'une tendance sexuelle » et ceci « au mépris du sens de la personne36 », les prises de position à propos du pacs relèvent toutes du même préjugé intermédiariste. On peut y voir en palimpseste l'image d'un individu qui, enfin privé de ses anciennes appartenances institutionnelles oppressives, doit encore être assisté de courtiers du cœur pour accéder aux combinaisons libres et infinies de la « solidarité » sexuelle universelle des réseaux cybernétiques et des « désirs d'enfants » virtualisés.

En contrepoint à ces réifications, les prédications. de la sociologie féministe autour de l'avortement diffusent elles aussi leur lot de mystifications. En voici un des derniers sermons qui pourrait s'intituler : « L'avortement, la sociologue et le missionnaire ». Aiguillonnée par son zèle particulariste, Christine Delphy n'hésite pas à exploiter le drame de l'avortement pour nous expliquer que, si en France son nombre ne faiblit pas, c'est en quelque sorte la faute à la posture dite « du missionnaire » ! Car, selon cette experte qui milite pour une « société idéale où tous-toutes les individu-es (sic) seraient libres de leur sexualité », l'acte sexuel seul reconnu comme tel « c'est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l'homme dans la femme37 ». Mais, poursuit-elle, puisque « cette conception de la sexualité héritée de la culture judéo-chrétienne » entre en contradiction avec les injonctions de la « révolution sexuelle, (…) cela empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui » ! A lire de telles fictions, on se demande où et quand la sociologue a observé [sans « e » : quelle imposture !] son « terrain ». Tout porte à croire qu'elle a enquêté dans les milieux de l'Opus Dei au siècle dernier ! Alors que désormais la combinatoire sexuelle est partout, et que les pratiques sexuelles, comme les autres rapports de la société du capital, sont particularisées et publicisées y compris dans leurs postures les plus perverses, une telle mystification de « l'immarcescible conjonction des sexes » (Gilbert Lely), ne peut que conforter le despotisme actuel de la vie aliénée.

III.3. Les parrains de la civilité

S'il est un domaine où le processus de résorption de l'institution se manifeste intensément et massivement c'est bien celui du Droit et de la Justice. L'ancienne universalité du Droit comme attribut d'autorité et comme fonction de normalisation des valeurs de la classe bourgeoise et de son État-nation a été décomposée par la particularisation du rapport social dans la société capitalisée.

Ce qui a alors été nommé une « démocratisation du Droit » ou bien encore « un accès plus égalitaire à la Justice » ne fut en réalité que le résultat du compromis entre les luttes contre « la justice de classe » et les forces modernistes partisanes des « droits de l'homme » et de « la justice-citoyenne ».

La rupture révolutionnaire de 1968 n'étant pas parvenue à supprimer le Droit, les droits particuliers (identitaires, communautaires) ont alors proliféré. Professeurs de Droit et magistrats rivalisent maintenant dans la surenchère notionnelle pour caractériser — et déplorer, car ils restent dépendants de la représentation démo-républicaine de l'institution — cette montée en puissance de la « désinstitutionnalisation de l'idée de Justice […] dans laquelle la conception du juste se trouve profondément bouleversée par son destin démocratique38 ». Car désormais, nous sommes avertis : « la justice ne peut plus se permettre d'ignorer l'économie », et il se crée un « véritable marché du droit » dans lequel « la fortune des parties » tient lieu de loi.

Elargissant la réflexion, un chercheur n'hésite pas à parler d'une « contractualisation de la société39 » qui serait provoquée par « la fragmentation de la figure du garant des pactes » c'est-à-dire l'État. Il poursuit en critiquant le « dirigisme contractuel […] qui organise l'exercice d'un pouvoir entre un grand nombre de personnes publiques ou privées » et conduit à un « affermage du pouvoir qui semble avoir été inventé et expérimenté d'abord dans les entreprises privées ».

Puis, nos savants se faisant politique, confiants dans leur progressisme et leur modernisme, ils identifient cette manifestation de résorption institutionnelle à un retour à des états historiques du passé qu'ils assimilent à une régression politique. Le magistrat quant à lui évoque un « retour de balancier » et le chercheur en Droit une « reféodalisation du lien social ». Il n'est pas étonnant dès lors de les voir tous chercher une réplique à ce qui est à leurs yeux une dérive, dans « un sursaut de la conscience citoyenne » et une « refondation » de l'État démo-républicain.

La justice étant, pour ces modernistes, devenue un « bien public » et « les ficelles du droit sans lesquelles ni l'Homme ni la société ne peuvent tenir debout » ayant été consolidées, les républicains désormais « n'auront plus peur40 » et la société démocratique aura « civilisé ses conflits ». Mais cette injonction des démo-républicains restant – et pour cause ! – lettre morte, les plus pragmatiques des leurs s'attaquent à la mise en œuvre concrète de ce programme, en luttant contre « les incivilités » engendrées par le « libéralisme sauvage ». Et voilà nos « médiateurs » et autres « intermédiations sociales » mobilisés sur tous les fronts pour être les soldats d'une vaste « stratégie civiliste41 » de pacification politique. Il s'agit de convertir chaque « français-citoyen » (du gardien d'immeuble à l'épicier de quartier ; de l'ancien petit délinquant devenu « grand-frère médiateur » à l'aide-éducateur bonne à tout faire de la réconciliation sociale à l'école) en parrain des civilités !

Que du devoir militant et affairiste qu'elle était dans les années 70 et 8042, l'implication soit devenu un « droit » à la fin des années 90, en dit long sur le degré de résorption de l'institution. Hélas pour les démo-républicains et pour les mouvementistes la reconnaissance des droits est très largement impuissante face à la tendance à l'immédiateté généralisée produite par la société capitalisée. Désormais largement contractualisée, l'institution du Droit est fortement affaiblie par la reconnaissance de droits particuliers. Ainsi, aux dernières enchères des droits particularistes, le récent « droit d'accès pour tous à internet » s'est fait damner le pion par « le droit à ne pas naître » !

Faisant régner ses diktats sur toutes les activités humaines, le capital cherche à s'émanciper de ses ultimes mais résistantes déterminations institutionnelles. Car s'opposent à cette tendance, à la fois les anciennes médiations de la société de classe et de ses contradictions mais aussi, les médiations potentielles du devenir-communauté humaine de l'actuelle société. Et dans cette lutte, l'action des « intermédiateurs » vêtus de leur uniforme de pompiers-pyromanes, s'épuise à dresser quelques contre-feux face à l'embrasement immédiatiste.

Notes

1 – Selon le titre même de l'ouvrage de Castoriadis (Seuil, 1975) qui marque chez lui l'abandon de la théorie marxiste du prolétariat comme sujet révolutionnaire et la recherche d'une « société autonome » où « l'imaginaire social » inventerait collectivement des formes sociales « instituantes » en vue d'une autonomisation toujours plus grande de l'individu. Dans le chapitre II.2. du présent article, nous reprendrons cette question en tentant de montrer le peu de portée critique de cette représentation puisque « l'autonomie » en tant que « principe suprême » (ibid.) de rapports sociaux indéterminés, représente, après 1968, un opérateur majeur de la capitalisation de la société.

2 – Cf. Temps critiques. « La fin de la modernité et ses avatars », no 9, 1994-95.

3 – Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.) La valeur sans le travail, L'Harmattan, 1999.

4 – Cf. « L'État vers le tout social », Temps critiques no 10, 1998.

5 – Cf. « L'État-nation n'est plus éducateur. L'État-réseau particularise l'école. Un traitement au cas par cas », Temps critiques, no 12, pp.91-101.

6 – Critique largement exprimée par des auteurs aussi différents que Crozier, Lefort ou l'Internationale situationniste et critique partiellement réalisée par la révolte des ouvriers de Berlin-Est en 1953, la Révolution hongroise de 1956, les luttes de classes de la fin des années 60 en Europe de l'Ouest et enfin par le mouvement de contestation de toutes les institutions qui surgit à la même époque.

7 – Car toute médiation, implique une négation et un devenir-autre. Hegel nous le rappelle comme suit : « Un rapport est médiat quand les termes rapportés ne sont pas un et même, mais autres l'un pour l'autre et ne sont un que dans un troisième : mais le rapport immédiat ne veut en fait dire que l'unité des termes ».

8 – Sur la question de savoir « Qui à inventé la Gauche ? », Lourau et Leroy-Ladurie s'affrontent dans une polémique très académique sur les mérites respectifs du calvinisme, du catharisme ou du jansénisme dans cette attribution de paternité (cf. Le Monde des 1, 8 et 11 juillet 1998). Même si l'argument de l'historien est finalement plus pertinent que celui du sociologue, l'un comme l'autre oublient que ces dissidences politico-religieuses se manifestèrent toujours dans la sphère de domination de l'État et du capital. Ces universitaires ne remettent pas en question la notion même de Gauche. Car, « La Gauche » ce fut toujours, et c'est encore, l'instrumentalisation politique des limites et des échecs des révolutions de la période précédente, une cristallisation de leur mouvement réel interrompu. Ainsi, le calvinisme, fossoyeur des hérésies millénaristes de la fin de la féodalité, ne fut-il qu'une médiation bourgeoise et individualiste qui était porteuse des modernisations de la société totalisée et entravée dans l'État-royal ; il a d'ailleurs réalisé cette société à la fois pré-démocratique et despotique dans la « République » protestante de Genève.

9 – De la maternité « en mouvement » à l'alimentation biologique « en mouvement » en passant par le théâtre, le roman, l'entreprise et le patronat (medef), le commerce électronique, les soins infirmiers, l'égyptologie, la méditation transcendantale, ou l'action humanitaire, on ne compte plus les activités humaines qui pour être reconnues par les puissances de la capitalisation, se sont définies comme « en mouvement ». Ainsi, un mouvement de grève d'infirmières salariées des hôpitaux, devient, après la grève, le groupe des « infirmières en mouvement ». Ce groupe peut alors agir comme « partenaire » des réseaux des soins infirmiers ou bien encore comme lobby auprès d'une Agence Régionale d'Hospitalisation. Ce processus n'est pas une institutionnalisation de la grève des infirmières puisqu'il n'y a plus d'institution hospitalière qui tirerait parti de l'énergie normalisée du conflit, mais un agrégat d'intérêts techniques et économiques particuliers qui opèrent dans un système global de gestion des maladies.

10 – Nous avons défini au chapitre II cette notion de mouvementisme par rapport à celle de « mouvement réel de la révolution ». Retenons pour l'instant que cela vise une action qui s'identifie à la forme-mouvement, qui adopte les méthodes et les moyens de lutte du mouvement pour le mouvement… social. Dans ce refoulement de ce qui était l'ancien « mouvement réel » de la révolution, on entre alors dans une tautologie qui peut s'expliciter ainsi : « nous sommes un mouvement, puisqu'on trouve dans notre lutte toutes les formes d'un mouvement » ! Nous avons analysé cette aporie de l'action dans certains aspects des grèves étudiantes de 1986 ; cf. « Les nouveaux tautologues », in Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L'Harmattan, p. 295-302. Texte disponible sur le présent site.

11 – La lutte des classes en France, La Pléiade, Œuvres politiques T.1, p. 263.

12 – D'un rapide aperçu des révolutions modernes, on peut repérer le moment du « débouché étatique » des contradictions historiques rencontré et exprimé par ces mouvements : la République calviniste (et despotique) de Genève pour la Réforme au Sud de l'Europe ; le Parlement britannique pour la Révolution anglaise ; la dictature jacobine de 93 pour la Révolution française ; l'État-ouvrier pour la Révolution des soviets en Russie, l'État social-anarcho-populaire (frontiste) de la révolution dans l'Espagne de 1936/37, etc.

13 – En référence à ces mêmes révolutions modernes (cf. note 11), on peut observer un moment de dépassement de la fixation étatique du mouvement dans des formes ultra révolutionnaires : les anabaptistes et la Commune de Munster dans ce que les historiens contemporains appellent la « Réforme radicale » ; les Diggers et les Nivellers paléo-communistes et égalitaristes ; les Enragés de 1793 révolutionnaires paléo-prolétariens ; les babouvistes de 1796 ; les Spartakistes de la Commune de Berlin, etc.

14 – Un gréviste très actif dans le mouvement de l'éducation au printemps 2000 nous déclara : « Dans le Languedoc, le mouvement a fait un usage exemplaire de l'Internet ». Cette « exemplarité » n'ayant en rien subverti ce moyen de communication, mais ayant seulement servi les nécessités de la lutte, ce qui n'est certes pas négligeable, faut-il conclure (en l'exprimant dans les termes de l'article d'A.Brossat dans ce même numéro 12 de Temps critiques), qu'un effet pervers du mouvementisme serait de transformer l'exemplarité en normativité ?

15 – Cf. Guigou J., La cité des ego, L'impliqué, 1987.

16 – Selon le titre même de l'ouvrage de R. Lourau (Anthropos, 1969) qui, radicalisant la dialectique autoréférentielle de Castoriadis, interprète mai 68 en termes conseilliste et autogestionnaire. Ce faisant, il commettait la même erreur que son inspirateur puisqu'il attribuait à cet « imaginaire social radical » une potentialité de rupture avec le « système » qui allait pourtant puissamment utiliser l'altération des formes sociales, donc des institutions, pour se reproduire et englober toujours plus d'activités humaines.

17 – Castoriadis, ibidem, p. 130.

18 – Castoriadis, ibidem, p. 154.

19 – Cf. Castoriadis C., L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

20 – … en faisant comme si, psychanalyse oblige, la pensée « symbolique » constituait l'essence de la vie en commun des êtres humains.

21 – ibidem, p. 311.

22 – ibidem, p. 313.

23 – « Le devenir vraiment public de la sphère publique/publique est bien entendu le noyau de la démocratie », écrit-il en 1997 dans Fait et à faire, Seuil, p. 63. Pas étonnant que des Fondations américaines financent des colloques internationaux sur « Castoriadis et l'esprit d'utopie » (cf. Le Monde, janvier 2001) dès lors que cette « utopie » se confond presque avec celle que le capital réalise quasiment intégralement à nos dépends !

24 – Selon l'expression dithyrambique de son comparse Morin (cf. Le Monde, 30/12/97).

25 – … et de leurs ancêtres atomistiques, depuis Démocrite jusqu'à Locke, James, Dewey et tout le pragmatisme américain.

26 – et cela malgré l'énorme réfutation que la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'empire soviétique ont réalisé de son délire des années 70 sur l'imminence de la Troisième Guerre mondiale conduite par la statocratie industrialo-militaire de l'Union soviétique !

27 – C'est l'ensemble des capacités humaines que le capital doit aujourd'hui valoriser, et à ce titre, « l'imaginaire et le symbolique » lui sont autant, si ce n'est davantage, nécessaires que le cognitif, l'affectif et le performatif. De la même manière, dans les « réalités virtuelles » tout le passé des hommes doit être recomposé et se présenter à eux comme une « nature » dans laquelle ils devraient s'immerger.

28 – Février 2001 : les médias annoncent l'imminence d'un projet gouvernemental pour un « revenu jeune » sous la forme d'une … « indemnité d'autonomie » ! À quand le revenu universel d'autonomie ?

29 – Cf. Six J.L. « L'enjeu de la médiation », Le Monde du 24/12/1999.

30 – Cf. Jeudy H.P. « Politiques de la médiation », Le Monde du 14/1/1997.

31 – Laville J.L. « Il faut trouver des formes intermédiaires entre l'État et le marché », Le Monde, supplément économie du 3 février 1998.

32 – Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. La valeur sans le travail, L'Harmattan, 1999.

33 – Laville, ibidem.

34 – Cf. « Ne laissons pas la critique du pacs à la Droite », Le Monde du 27/01/1999, p. 14.

35 – Cf. « Contre l'effacement des sexes » par S. Agacinski, Le Monde du 6/02/1999.

36 – Cf. « Une précipitation anxieuse », par Tony Anatrella, Le Monde, supplément du 10/10/1998.

37 – Le Monde du 22/23 octobre 2000.

38 – Cf. Garapon A. « La Justice, d'un service public à un bien public », Le Monde du 24/10/1997, p. 20.

39 – Supiot A. « Il faut se défaire des illusions du tout contractuel », Le Monde du 7/2/2000, p. 17.

40 – Cf. Debray, Gallo, Julliard, Kiegel, Mongin, Ozouf, Le Pors, Thibaud, « Républicains, n'ayons plus peur ! », Le Monde, du 4/09/1998, p. 13.

41 – « Le droit civil est le droit de la responsabilité. Il oblige à réparer, à faire et ne pas faire : c'est un droit d'implication (souligné par nous, J.G.) de toutes les personnes qui ont à voir avec une situation. (…) Si nous voulons civiliser les comportements de nos jeunes, civilisons la réparation de nos préjudices. (…) Engageons la pacification des esprits par le biais d'une politique de civilisation de nos conflits », écrit Michel Marcus, magistrat et délégué général du Forum français pour la sécurité urbaine dans un article intitulé : « Changeons les réponses à la délinquance juvénile », dans Le Monde du 27 janvier 1998.

42 – Cf. Guigou J. « Implication et destin des implications », POUR no 88, mars/avril 1983 ; réédition augmentée dans La cité des ego, L'impliqué, 1987, p. 38-62.