La guerre voilée
Le langage, parfois, prédit les faits, les annonce, ouvre une brèche où l'interprétation correcte peut se nicher ; souvent les faits, dans leur brutale objectivité, conditionnent ou, tout simplement, déterminent le langage, dans la volonté de le rendre vrai. Surviennent pourtant des lapsus ou des quiproquo, ou de véritables auto-dénonciations. Les faits dénoncent le langage qui, à son tour, se venge : en dénonçant d'abord les intentions, puis les faits eux-mêmes. Presque toujours, ce double processus dévoile des vérités cachées, ou même inavouables. Ou, vice versa, qu'on veut avouer, mais seulement à travers un langage énigmatique, interprétatif ou tout simplement codé. Pour les gouvernants, les diplomates, les politiciens et les crétins professionnels.
L'action de guerre, ou de police internationale, voulue ou décidée par la coalition multinationale anti-Irak, a été définie par ses principaux meneurs, les Américains, tout d'abord comme « Desert Shield », c'est-à-dire Bouclier du désert, afin de donner un ton emphatique à la défense (Bouclier) de l'Arabie Saoudite, puis peu après comme « Desert Storm », nom qui est resté définitif et qui signifiait Tempête dans le/du désert.
Le terme « storm » a des connotations épiques, héroïques, néoromantiques, et ce n'est pas par hasard si nous utilisons ce dernier attribut. En effet, « storm » est l'équivalent anglo-saxon du mot allemand « sturm », et Sturm und Drang, c'est-à-dire « Orage et Passion » — du titre d'un drame de Maximilian Klinger de 1776 —, est justement le nom qu'on donna à ce mouvement politique, littéraire, philosophique qui historiquement porte le nom de romantisme.
Mais quelle est cette tempête, dont on parle aujourd'hui ici, qui a été annoncée, même exaltée, et mise ensuite en pratique ? Certainement pas celle, métaphorique, des sentiments, ni celle, réaliste, de la nature. Mais une tempête de bombes meurtrières, de tonnes et de tonnes d'explosifs, de napalm, de bombes aérosol (qui ne débouchent pas les narines enrhumées mais détruisent les êtres vivants), de toutes sortes d'armes à feu, de technologies « sophistiquées ». Une tempête de morts et de mortes.
Il va de soi qu'on aurait pu difficilement afficher l'effronterie, qui du reste n'a jamais manquée à aucun des adversaires, de définir cette opération comme Massacre du désert ou, de façon encore plus réaliste, comme Extermination du désert, du Golfe, de la ville. Les références épiques s'imposaient. Soit pour effrayer l'ennemi, soit pour rengorger ses propres troupes. Mais dans le nom/code donné à cette opération guerrière il y a deux éléments qu'il est peut-être utile de souligner pour mieux comprendre les suggestions médiatiques offertes.
Le premier est l'évocation d'un phénomène naturel, telle la tempête, qui, même développé dans un sens métaphorique (par exemple, la tempête des sens, des passions, etc.), entend toujours mettre en évidence la naturalité du phénomène lui-même ou, tout du moins, sa subsomption par analogie aux critères de la naturalité. Une tempête peut être terrifiante et terrible, spécialement pour ceux qui la subissent, mais aussi pour des spectateurs éloignés, néanmoins elle garde sa grandeur : la majesté du « sublime » et l'inéluctable force de la nature. Ceux qui déchaînent la tempête sont en quelque sorte des divinités (Zeus, Jahvé, Dieu ou, de façon positive, la Nature). Dans l'imaginaire collectif accumulé et historicisé, la tempête, pour la plus grande partie des gens, frappe les réprouvés, qu'il s'agisse de l'humanité tout entière, comme dans le Déluge universel, ou d'une partie particulière, comme la destruction de Sodome et Gomorrhe. Surtout, dans la tradition judéo-chrétienne, la tempête a des connotations de vengeance, évidemment juste, de la part de la divinité offensée qui se déchaîne, à travers la nature qui est en son total pouvoir, contre ceux qui ont osé l'offenser.
Il est donc emblématique que les États-Unis aient choisi ce terme pour désigner une violente offensive de guerre qui, et ce n'est pas par hasard, venait surtout du ciel. Mais il y a là aussi une remarquable autoconfession de l'emploi d'un tel terme : la superpuissance brigue le rôle de divinité, bien que matérialiste et terrestre, avec tous les pouvoirs que les religions ont toujours attribués à celle-ci, et, en premier, celui de juger et de punir.
Le second élément concerne le terme « désert ». C'est dans le désert que s'est déchaînée, se déchaîne et se déchaînera encore le tempête. Le désert est, par définition, une « grande étendue aride, inhabitée, inculte ». Ainsi les risques pour la vie humaine, animale et végétale sont minimes. Seuls peuvent être frappés ceux qui s'y sont aventurés imprudemment et surtout injustement. Ainsi, l'image offerte (le désert) tend à dissimuler dans l'imagination publique et téléguidée une réalité indiscutable : que cette tempête néo-biblique, de feu et de fer, s'est surtout déroulée dans les villes irakiennes, qui étaient tout sauf désertes.
Pour rester dans le thème du déchiffrement, ce n'est certainement pas par hasard que les missiles défensifs, les anti-missiles, utilisés dans cette guerre, mais évidemment conçus et construits avec des années d'avance, sont appelés de façon emphatique Patriots — selon leur nom de baptême et le message idéologique qu'ils expriment. Ce sont les modernes patriotes technologiques. Ils défendent toutes les patries, l'Arabie Saoudite, le Koweït, Israël, l'Irak s'il le faut et les États-Unis eux-mêmes. En même temps, ils développent et étendent énormément le concept de patrie, au moment justement où on assiste à la chute objective de la « nation », concept et ambition qui sont laissés, en guise de miettes rassises, aux derniers nés de l'histoire, engloutis par l'État, par les États, par coalition interétatique.
L'âme de la communauté
Selon Hobbes, dans son Léviathan, l'État est une sorte d' » âme de la communauté » qui, d'une certaine façon, ne répond que d'elle-même et qu'à elle-même ; et, donc, l'État, en englobant en soi toute autorité, est libre de tout lien.
L'absolutisme hobbesien a été successivement corrigé, si on peut s'exprimer ainsi, par d'autres philosophes de la politique et, surtout, par des modifications qui sont intervenues dans les formes d'organisation étatique. Toutefois, cette prétention à être l' » âme de la communauté » me revient à l'esprit devant la façon qu'a la « démocratie » de s'autoreprésenter comme valeur en soi et comme modèle étatique, non pas parfait, mais incontournable. Pendant la guerre du Golfe, beaucoup ont soutenu que les valeurs fondamentales de la démocratie avaient été mises en jeu, défendues et réaffirmées. Quelques conséquences idéologico-linguistiques et idéologico-politiques ont dérivées de cette position.
Parmi les premières, il y a cette hantise avec laquelle tout le monde a voulu unir au nom de Saddam Hussein les attributs de dictateur, de despote et autres termes similaires. Et cela est parfaitement vrai, odieux et indiscutable : Saddam Hussein a toujours eu des tendances et des propensions à la dictature et au despotisme, depuis que le parti Baas a pris le pouvoir (1968), qui se sont accrues de façon intense entre 1975 et 1980 quand il a pratiqué la liquidation des Kurdes et des communistes irakiens, qui a débouché dans la guerre d'agression contre l'Iran (1980). Cependant, pendant toute cette période, qui ne fut pas courte, il a été chouchouté, subventionné et armé alternativement, et souvent simultanément, par l'Occident et par l'urss. On l'a découvert dictateur — chose qu'il n'avait jamais cessé d'être — quand il est devenu un ennemi et, donc, quand l' » âme de la communauté » (la démocratie) devait s'affirmer et se valoriser par différenciation : contre la dictature il n'y a rien d'autre que la démocratie, obstacle aux abus et unique projet humain.
Ce que je tiens à souligner ici c'est comment la démocratie se propose comme terrain de non retour, indépassable, comme l'expression de la « partie rationnelle de l'homme », l'âme de la communauté existante, comme dictature du présent. Avec une arrogance totalitaire que pas même le tsar de toutes les Russies ni même l'empereur austro-hongrois auraient osé afficher L'écroulement des régimes staliniens de l'Est, et des prétendus communistes, et leur « démocratisation » consécutive (c'est-à-dire homologation et intégration) renforcent la prétention absolutiste de la démocratie qui peut tolérer en son sein les différences les plus évidentes pourvu que soit exclue la possibilité de chacun de déterminer par lui-même sa propre existence.
Naturellement, la démocratie se propose comme forme ; son contenu, c'est-à-dire son contenu social, réside ailleurs : dans les rapports capitalistes, dans l'autorité de l'État, dans la reproduction constante et accélérée du spectacle. La démocratie est démocratique par définition tautologique, c'est la meilleure forme (bien qu'imparfaite, comme s'empressent de le souligner les penseurs les plus scrupuleux) d'organisation sociétaire et humaine. Elle est en soi éthique. C'est pourquoi, elle doit s'imposer par quelques moyens que ce soient, comme ce fut le cas pour le modèle de civilisation occidentale. Et les moyens ne manquent pas.
En dehors des « règles du jeu démocratique », il n'y a, à l'extérieur, que la barbarie et le fanatisme, et, à l'intérieur, la subversion, le terrorisme, la démence, la délinquance, la folie. La démocratie est donc la forme du spectacle à son plus haut niveau de concentration et, en même temps, de diffusion minutieuse. C'est la démocratie des marchandises plus encore que celle du travail. C'est le droit à la citoyenneté dans le monde de la société capitaliste qui, en s'intégrant à l'échelle planétaire et en planifiant les différenciations, exprime une volonté de s'éterniser qui était absolument inconnue des formes précédentes de production et de reproduction.
In hoc signo vinces
Dans une des phases les plus enflammées, les plus dramatiques et incertaines du conflit dans le golfe Persique, le pape de l'Église catholique apostolique romaine a définit la guerre, sur un ton de nette réprobation, comme « une aventure sans retour ». Cette formulation a pratiquement fait figure d'étendard pour une grande partie du mouvement pacifiste italien, taxé ainsi de « papiste » par ses adversaires laïcs et interventionnistes, ce qui a beaucoup gêné cette partie de la coalition belliciste qui était et est d'origine catholique et qui, justement, dans le vaste réservoir catholique, pêche ses voix électorales.
Recourons à un dictionnaire décent et lisons ce qu'on y dit à propos d' » aventure ». Exactement ça : « événement imprévu qui, par son caractère d'exceptionnalité et de singularité, par le risque ou l'incertitude que sa fin comporte, revêt un intérêt particulier, soit pour ceux qui en sont protagonistes, comme expérience vécue, soit pour ceux qui en ont connaissance à travers son récit et sa représentation, comme expérience indirecte ». Si nous acceptons cette définition, nous pouvons affirmer sans crainte d'aucun démenti que, si jamais la guerre a été une aventure, nos guerres modernes ne le sont certainement plus, et ce, depuis longtemps, et encore moins la guerre anti-Irak qui vient de s'achever. Tout en gardant un caractère d'exceptionnalité, cette guerre a limité au maximum tout imprévu et tout risque. Elle a été une guerre suggérée, annoncée, programmée et manipulée médiatiquement.
L'aventure a une certaine fascination. Cette aventure-ci a seulement voulu clouer les acteurs sur place, les figurants et les spectateurs dans des rôles préétablis, monotones, et, surtout, déjà donnés en priorité.
Attribuer un caractère d'aventure, bien que négative, aux guerres modernes et néo-modernes, pour y opposer une distincte sécurité, ou « certitude » (celle de la paix, de la foi, du quotidien, etc.), est une astuce intellectuelle usée jusqu'à la corde, car c'est au vu et au su de tous qu'il n'y a aucune aventure, aucune certitude dans ces guerres, sinon celles artificiellement simulées et montrées tant d'une façon spectaculaire qu'abusive (Saddam possède des gaz, des armes chimiques, la quatrième armée du monde. On ne sait pas quand finira la guerre…). En réalité, tout se joue à l'avance dans les multiples chambres secrètes des différents pouvoirs, pour être ensuite exhibé publiquement.
Fausse et falsificatrice a été aussi l'assertion comme quoi cette pseudo-aventure serait « sans retour », comme les événements se sont d'ailleurs empressés de le démontrer. Certes la mort est sans retour, et des morts il y en a eu beaucoup, beaucoup plus que celles annoncés par les déclarations officielles, du reste pratiquement inexistantes et particulièrement réductrices. Et des morts, il y en a encore beaucoup dans la guerre civile irakienne, et c'est une prophétie sans mérite que d'affirmer qu'il y en aura encore beaucoup à bref ou moyen terme dans toute la zone moyen-orientale. Et il est vrai aussi, comme pour tous les événements de grande importance, que la situation actuelle ne peut pas être identique à la situation qui l'a précédée. Mais le « retour », en réalité, a déjà eu lieu, si on veut entendre par ce concept la réversibilité d'une situation qui ne ramène pas nécessairement au statu quo ante (cela du reste n'est jamais possible dans l'histoire, qu'elle soit individuelle ou collective), mais reconduit à la « normalité » par rapport à cette exceptionnalité, quand bien même récurrente, qu'est la guerre.▪