Temps critiques #3

La syntaxe de réduction

, par Dominique Albrespy

Si dans les années soixante-dix la guerre du Viêt-nam avait suscité encore la colère et la révolte à l'égard de l'impérialisme américain, il semble qu'aujourd'hui — on le voit avec la guerre du Golfe — la tendance se soit renversée. Être aujourd'hui du bon côté, c'est être du côté occidental (et pas besoin d'être nantis pour ça), de sa superpuissance technologique qui sait ménager les sensibilités et assure à la fois confort, sécurité, paix, profusion de marchandises, hôpitaux supermodernes, et qui, pour ces mêmes raisons, tue toujours plus, toujours mieux et de plus en plus « proprement », et ce, de façon « inconditionnelle », « sans état d'âme » pour les gens du Sud. Ceux-là n'ont qu'à rester dans leur misère s'ils n'ont pas les moyens d'en sortir. La question d'une journaliste posée à Étienne Balibar (Libération du 19-2-1991) : « Et se battre contre un dictateur résolument dictatorial ? », reflète exactement l'état d'esprit qui pouvait régner dans la tête des coalisés qui mettaient en branle une machine de guerre « résolument » destructrice : à leurs yeux, Saddam Hussein n'était plus dictatorial, mais « résolument dictatorial », en clair il n'était plus en accord « avec nous, avec nos intérêts ». N'importe quel dictateur du tiers-monde, surtout quand il a été fabriqué de toutes pièces par les démocraties occidentales, peut tuer, torturer, exterminer à qui mieux-mieux, sans jamais être inquiété. Ce n'est qu'un fantoche inoffensif. On continuera à traiter avec lui et à être les meilleurs amis du monde ; on continuera à lui vendre des armes et du blé ; parfois, on le rappellera gentiment à l'ordre pour ne pas brusquer l'opinion publique. Mais gare à lui ! s'il devient « résolument dictatorial », s'il décide, en quelque sorte, de voler de ses propres ailes. Car, alors, il sera « résolument » détruit, et avec lui tout son peuple. Il est clair que dans la question : « Et se battre contre un dictateur résolument dictatorial ? », il y a là plus qu'un simple avertissement ou qu'une menace à l'égard d'un seul homme, qui n'est pas un peu plus dictateur aujourd'hui qu'il ne l'était un peu moins la veille, mais la détermination, avec les moyens technologiques que l'on sait, de briser chez les plus démunis, les plus pauvres, les plus déshérités de la planète, tout espoir, à jamais, de révolte. Il fallait donc, pour les Américains, avec non moins de réticence pour les Européens, frapper fort, très fort, montrer qui est le Grand Patron, faire une démonstration exemplaire de sa force en faisant ainsi la preuve de son hégémonie totale. C'est la lutte du soi-disant Bien contre le Mal.

Le jeu morbide des comparaisons, tel Saddam-Hitler, que tout historien sérieux devrait se garder de faire, a justifié, aux yeux de tout l'Occident, le massacre de populations civiles, dont on ne connaît pas encore aujourd'hui et dont on ne connaîtra jamais (dixit le général Norman Schwarzkopf) le nombre de victimes. Les Européens, en l'occurrence, qui, pendant la Seconde Guerre mondiale ont collaboré, peu ou prou, avec le nazisme, ont-ils voulu effectué une sorte de transfert en la personne de Saddam Hussein pour se racheter d'un crime inexpiable ou, comme l'a justement dit quelqu'un, refiler le bébé à leurs voisins arabes ? Un journaliste de la télévision, informant d'un combat de chars entre Irakiens et Américains dans la ville de Bassorah, dit à la fin : « Il n'y a pas de victimes. » Dans la tête de chaque spectateur, il pouvait paraître évident qu'il n'y avait de victimes ni d'un côté ni de l'autre, tant la formule du journaliste semblait définitive. Mais il ajouta : « … du côté américain. » Ainsi, la mort de l'Autre, l'Arabe, n'est pas digne de commentaires, on n'en parle pas, on doit la taire : « Il n'y a pas de victimes », c'est définitif.

Or, s'il y a une analogie à faire entre le nazisme et la guerre du Golfe, c'est bien dans ce que Marcuse appelle, dans l'Homme unidimensionnel, « la syntaxe de réduction ». Certains intellectuels ont parlé — « sans état d'âme » — à propos de la guerre du Golfe de « guerre propre et limitée ». Quelles que soient ses opinions, sa position, un tel langage reste inacceptable, d'un point de vue même, et surtout, ontologique. Il nie et anéantit par la parole ce qui reste encore d'humain dans cette guerre, c'est-à-dire l'Autre, le vaincu, puisqu'il n'existe pas, puisqu'on lui refuse même le droit d'être mort, comme nos prisons modernes, aseptisées, nient dans le prisonnier toute humanité. Le concept de « guerre propre et limitée » est déjà en soi une négation de la vérité puisque toute guerre, on le sait bien, ne ferait-elle que dix morts, est sale. Un tel concept est en soi une négation même « de la logique de la pensée », comme nous le rappelle Marcuse, décidément d'actualité, qui écrivait en 1964, à propos du concept de « bombe propre » et de ses « retombées atomiques inoffensives » que ce n'était là « que les créations extrêmes d'un style habituel. La contradiction était autrefois la pire ennemie de la logique, elle est maintenant un principe de la logique du conditionnement. […] C'est la logique d'une société qui peut se passer de logique et qui joue avec la destruction, une société qui maîtrise technologiquement l'esprit et la matière. […] toutes notions qui attribuent à l'anéantissement une intégrité morale et physique. Ceux qui parlent un tel langage semblent être immunisés contre tout — et capables de tout » (in l'Homme unidimensionnel). Il est vrai aussi que le concept de guerre propre est plus acceptable.

Sans entrer dans une énumération exhaustive des métaphores utilisées par les journalistes et l'intelligentsia occidentaux, durant la guerre du Golfe, comme « opération chirurgicale », « tempête du désert » (« Le théâtre du crime est, lui aussi, désert » [Walter Benjamin].), « effets collatéraux » pour parler des victimes, on peut dire que l'abondante terminologie qui a défini cette guerre, en l'absence de tout image, releva plus du langage aseptisé et anesthésiant dans lequel nous baignons quotidiennement que de la guerre elle-même. Peut-être a-t-elle servi à ménager l'opinion publique et sa sensibilité (les Américains ne voulaient pas répéter l'erreur commise avec le Viêt-nam) mais, plus sûrement, elle joua comme oblitération immédiate de la guerre avant même qu'on se souvienne qu'elle a eu lieu : « Les attaques sur l'Irak étaient incessantes, le nombre de sorties toujours plus impressionnantes, le dénouement certain et sans doute rapide, et les pertes toujours insignifiantes. Il n'y avait pas d'images de victimes civiles irakiennes […] Ce que l'on voyait, au contraire, c'était, filtrées par les sources du Pentagone, des images de pilotes de retour de mission, qui parlaient de “l'arbre de Noël” » (Le Monde du 19-1-1991). Elle a servi à évacuer l'Autre, sans le nommer, même mort. Ne sont susceptibles de mourir que les vivants, les bons, et eux seuls ont droit au respect de la mémoire. Une terminologie telle, qu'elle permettait de ne jamais désigner directement l'Autre, l'innommable, en supposant même qu'il existât.

« Les alliés, hier, jugeaient que le taux d'attrition ennemi — le pourcentage de pertes — était maintenant satisfaisant. La guerre peut commencer (Libération du 21-2-1991). Attrition : 1. Méd. Contusion par écrasement. — 2. Théol. Regret d'avoir offensé Dieu, causé par la crainte du châtiment (Larousse).

« M. John Major a affirmé au passage que les chiffres de “plusieurs dizaines de milliers de civils tués”, avancés par des organisations pacifistes, étaient “entièrement imaginaires” » (Le Monde du 23-1-1991).

« Selon les pilotes américains, les premières frappes se sont déroulées quasiment “sans histoires” » (Le Monde du 19-1-1991).

« D'habitude, on a une vision un peu lointaine de la guerre, abstraite, à travers des photos. C'est un peu idiot à dire, mais j'ai été ému par certaines images. Vous vous souvenez de ces soldats formulant des vœux pour Noël devant les caméras ? C'était ridicule et touchant. Un officier leur demandait de s'avancer, de prononcer deux phrases. Et eux, maladroitement, adressaient un message à leur maman ou à leur petite amie » (Gilles Martinet : « Le courage des professionnels de la guerre », Libération du 6-2-1991).

Les journalistes de la télévision et les « experts » ont judicieusement, si l'on peut dire, choisi un vocabulaire qui évitait de mentionner l'Autre en tant que victime potentielle, élément de l'histoire et témoin de cet autre côté de la guerre. Ainsi ont-ils parlé de « nettoyage intensif à Bassorah ». (« Ce que, dans nos guerres modernes, on appelle avec pudeur le nettoyage d'une position » [Georges Duhamel].) « Les parlementaires et experts paraissaient eux aussi convaincus que la victoire serait “propre et nette” » (Libération du 21-2-1991). « Certains termes du jargon nazi, comme “vermine” ou “nettoyage”, projettent une brusque lumière sur la nature infectieuse de la moralité. Supprimez le témoin, l'importun, et vous aurez acquitté la longue dette » (George Steiner, in Notes pour une redéfinition de la culture). L'aviation alliée et américaine n'effectuaient pas des bombardements (terme qui évoque trop la destruction et la mort) mais : 17 janvier, deux milles sorties sur l'Irak. Certaines zones, aux dires des experts (toujours) ont été traitées, et ainsi de suite.

L'histoire des États modernes occidentaux commencent avec la découverte des « nouveaux mondes », puis par leur conquête, enfin, par le massacre et l'extermination des peuples indiens. L'horreur organisée, qui atteint son paroxysme dans l'Holocauste, est « résolument » du côté occidental, et d'autant plus que nos démocraties bien pensantes peuvent chaque jour, et pratiquement sans risques, faire preuve de leur suprématie technologique. « Bien qu'ils aient une force militaire imposante et très capable pour cette partie du monde, il n'y a pas de comparaison avec la sophistication de l'armée américaine. Ils ont largement sous-estimé le genre de guerre dans laquelle ils allaient se trouver et ils paient chèrement ce mauvais calcul. Leur leader est inepte » (Schwarzkopf).

Mais cette horreur organisée à un sens historique, elle fait partie d'une logique implacable de domination : « on peut dire de même que le massacre d'une population après la prise d'une cité ne ressemble pas aux massacres des camps de concentration nazis. Cependant l'histoire n'en est pas moins l'histoire de la domination et la logique de la pensée reste encore la logique de la domination » (Herbert Marcuse).

Les médias nous ont fait, chaque jour qu'a duré la guerre du Golfe, l'apologie des armes les plus sophistiquées, les plus perfectionnées, les plus performantes, sorties tout droit de « nos sombres usines diaboliques » (William Blake) ; ils nous ont vanté, avec une froide rationalité, leurs qualités de destruction large ou réduite, comme tous les jours à la télévision la publicité nous vante les qualités d'un produit, d'une automobile ou d'un réfrigérateur, ou de la même manière qu'on relate les progrès extraordinaires de la médecine, de la chirurgie, de la biologie, de la génétique, etc. Bref, ce qui, en dernier lieu, fait la preuve sur tout le reste — et qui semble pratiquement aujourd'hui recueillir l'unanimité — de la seule « valeur morale » dont est capable l'Occident, c'est d'un côté la puissance de sa technologie qui assure aux occidentaux un bonheur de plus en plus programmé et aseptisé et de l'autre sa capacité de destruction. À bon entendeur salut !

Hier les Américains et leurs alliés faisaient une démonstration de force et déployaient l'arsenal militaire le plus moderne qui soit contre cet « Hitler réincarné » qui avait envahi le Koweït. Des victimes civiles de cette guerre, on n'en saura jamais rien. Aujourd'hui, confortablement installés devant leurs téléviseurs, ils regardent, en spectateurs statiques, obscènes et cyniques, Saddam Hussein massacrer les Kurdes. « La Conscience Heureuse n'a pas de limites — elle organise des jeux où on joue avec la mort et la défiguration » (Marcuse).