Temps critiques #3

Contre la guerre et la béatitude pacifiste

, par Bodo Schulze

Le pacifiste abhorre la guerre et bénit l'État. En temps de paix, on lui a appris, et il l'a cru, que la société est un vaste système de communication où tout se règle par le dialogue, de manière non violente. N'étaient alors passibles d'un traitement par la force brute que ceux qui, vivotant à la périphérie de ces vases communicants, se moquaient à coups de pierres désespérés du vain bavardage démocratique. Le citoyen pacifiste, tout en reconnaissant par-là implicitement que sa société n'est pas seulement dialogue mais aussi violence, ne saurait trop s'en inquiéter, puisque la violence est destinée aux autres, aux nouveaux sauvages, qui n'ont pas encore fait leurs humanités communicatives et s'entêtent à penser que la société est autrement plus violente que la douce force de la parole qui régit une table ronde. Le pacifiste élève en principe suprême l'image non violente que se donne la société médiatique, où se reflète le cours paisible des affaires capitalistes.

Quand son État commence une guerre, il le somme au nom du peuple de se conformer à cette représentation idéalisée de la vie quotidienne. Imbu de l'idée de droit que l'État lui enjoint de vénérer, il refuse de reconnaître que le monopole étatique de la violence, qui à l'intérieur garantit le respect policé de la loi, se retrouve, dans le rapport extérieur d'État à État, sous la forme des forces armées ; et que la guerre tranche quand deux puissances s'affrontent. De même qu'en matière de politique intérieure il glisse nonchalamment sur le soubassement policier du dialogue démocratique, de même il insiste dans les affaires étrangères sur l'emploi exclusif du mot, de la négociation. Comme s'il pouvait y avoir droit sans violence, il veut l'un sans vouloir l'autre, il veut l'État sans vouloir la guerre, le principe sans les conséquences qui en découlent.

Loin de se ressaisir au vu de ces conséquences meurtrières en mettant en cause le principe dont elles émanent, le pacifiste invoque le principe de droit contre la violence qui lui fait pendant et tire de ce procédé irrationnel la supériorité morale dont il se targue : quelle connerie la guerre. Interpellant ainsi ses gouvernants dont il accuse l'inconscience et l'irresponsabilité, il se propose comme conseiller du prince afin de l'éclairer sur les véritables intérêts de la nation. Et moins il sera écouté, mieux il se contentera d'avoir accompli son devoir de citoyen : dire au gouvernement ce qu'il pense des affaires publiques — et tant pis pour le chef d'État s'il se voit condamner par la conscience morale. Tant que le citoyen, en s'adressant au gouvernement, reconnaît la légitimité de l'État, celui-ci peut agir comme bon lui semble car, contrairement au citoyen pacifiste, il ne se prive pas, le cas échéant, de suppléer aux défaillances de son discours par la mise en branle de son potentiel destructeur, crs y compris.

Aussi le pacifiste a-t-il conclu une paix séparée avec la société capitaliste dont il accuse les « bavures » sans jamais la viser elle-même. À cette complicité secrète répond une action purement symbolique. Déployant une activité fébrile, allumant des bougies, signant appel après appel, pétition sur pétition, et traînant son opinion sur les pavés de la ville, il ne fait strictement rien. La pseudo-activité des pacifistes et autres propagandistes du « droit à… » imite plus ou moins consciemment les procédés publicitaires : c'est l'incessante répétition d'actes symboliques et de slogans réducteurs qui est censée créer la réalité d'une opposition contre la guerre et « mobiliser la population ». Manifestement, la morale gratuite se vend bien en ces temps de guerre.

La pratique pacifiste est la prolongation, par d'autres moyens, des Life Aid Concerts contre la faim. Située hors du centre producteur de la société capitaliste, l'opposition se constitue dans la sphère des loisirs, du divertissement politique, où le citoyen croit agir en individu autonome et responsable, soulagé de la contrainte capitaliste de gagner sa vie. Sur la réalité sociale, ce genre d'opposition ne saurait avoir prise ; l'affrontement a lieu dans l'irréalité médiatique qui se donne pour la seule réalité : alors que les pacifistes produisent l'image d'une opposition contre la guerre, les médias réduisent cette guerre à une opération technologique, doublée de sentimentalité crapuleuse. Deux interprétations, deux images s'affrontent, et la guerre et la société capitaliste laissent faire, et perdurent. D'où la curieuse aisance du citoyen pacifiste à redevenir demain une simple force de travail qui, pour vivre, doit accomplir certaines tâches techniques. Ici moralisateurs s'abstenir ; ici, ça bosse. Ainsi l'individu atomisé, qui n'a d'occupation propre que de veiller à l'équilibre de sa comptabilité monétaire et affective, enfile-t-il, de temps à autres, ce masque de citoyen pacifiste. Là, sur la place publique, ou plutôt publicitaire, il clame sa haute moralité, contre la veulerie du quotidien qu'il continue pourtant à reproduire sur la place privée, au travail. Le pacifiste est moralisateur dans la sphère de l'irréalité médiatique et agit sans considération de morale au centre producteur de l'État dont il regrette les méfaits guerriers. Ce double caractère du pacifiste s'appelle au mieux impuissance, au pire hypocrisie.

Guerre à la guerre, guerre à la complicité pacifiste.