Temps critiques #3

Non à la guerre, Non aux recettes

, par Jacques Wajnsztejn

La guerre actuelle produit une antinomie. Par certains côtés elle va dans le sens d’un renforcement de la passivité des individus ; tout semble nous dépasser : « la logique de guerre », le matériel ultrasophistiqué et inhumain qui est mis en jeu. Face à ce déploiement politico-médiatique et technologique ce que nous pouvons penser ne peut s’exprimer sans paraître immédiatement dérisoire. En cela la guerre apparaît comme un prolongement et une radicalisation de la crise du politique. « Tout est déjà joué et tout le monde le sait » est la petite musique lancinante que chacun est tenté d’entendre. C’est ce qui peut expliquer que, aux USA et en France, des intellectuels ou des personnalités « opposés » à la guerre la soutiennent à partir du moment où elle est déclarée… pour qu’elle se termine au plus vite. Après le « silence des intellectuels » voici le triomphe de la pensée utilitaire ! D’un autre côté la guerre est un élément extraordinairement déstabilisateur de la paix sociale car elle réintroduit l’histoire que la société occidentale pensait avoir éradiquée ; elle réintroduit des enjeux et de la contestation dans un système qui semblait avoir atteint sa perfection sous la forme d’un totalitarisme consensuel intégré et reproduit par les individus eux-mêmes. La guerre est dérangeante puisqu’elle réintroduit du politique, qu’elle suscite des manifestations, réactive des « brontosaures » (PCF, gauchistes). Même les individus « intéressés », les individus-usagers semblent échapper à la logique de l’État-en-guerre, car ils ont parfois du mal à distinguer leur intérêt dans la guerre, d’autant que l’État n’ose pas avouer les buts sordides de son action. Ils regardent tout cela d’un œil étranger et pour un peu se demanderaient si on ne perd pas de temps dans cette affaire. Pour ne pas s’isoler de « sa » société civile, l’État doit lui-même réinjecter de la politique dans la machine, « réchauffer » la société au risque de la reconflictualiser. Ce n’est pas sans danger et il doit mettre en place des contre-tendances : surveillance des communautés ou des groupes à risques, interdictions diverses, censure, campagne contre les opposants à la guerre. Dans une telle situation il se produit une modification de la gestion du rapport social capitaliste. Sa gestion consensuelle impliquait un certain effacement de l’État dans la mesure où son fondement n’était plus menacé par les anciennes luttes de classes et qu’il était reconnu par presque tous. Cet effacement au profit de médiations plus civiles (médias, associations, corporations, petits groupes affinitaires, familles…) reprenant à leur niveau tous les buts de la normalisation démocratique. Mais avec la guerre, l’État réapparaît au premier plan et signe sa rentrée par un certain nombre de victoires immédiates. L’État prend sa revanche sur les médias en les soumettant non seulement par la censure mais aussi par la supériorité de l’action sur les paroles et images. Les médias ont « chauffé » l’opinion avant la guerre mais depuis le début de celle-ci ils ont perdu toute crédibilité et tout pouvoir autonome. L’État soumet aussi les grands partis et tous leurs membres doivent opiner du bonnet à l’unisson. Il fait régner dans ses administrations la discipline républicaine et le devoir de réserve chez ses fonctionnaires. Si le consensus de paix sociale se fait sur la base des rapports entre individus, avec l’État représentant de l’individu collectif, l’union en temps de guerre n’est pas de même nature. Elle ne peut venir des profondeurs de la structure du rapport social salarié. Elle est soit émotive, de cette émotion patriotique qui s’est manifestée lors des guerres passées et dans l’union sacrée sur le modèle de 19l’4 — ce qui n’est pas le cas actuellement dans les pays occidentaux —, soit elle est le résultat d’une manipulation par laquelle s’affirme la logique instrumentale de l’État sur le modèle de la guerre actuelle. Le cas français est exemplaire : « On est pour la paix mais on fait la guerre car on est dans une logique de guerre. » Peu importe la vérité de la première partie de la phrase, vérité censée distinguer certains protagonistes, seule compte la deuxième partie. On est bien dans une logique de guerre et il n’y en a pas d’autre. (Cf. la déclaration de Perez de Cuellar et la position de l’ONU : « Nous sommes pour la paix mais la guerre est légale. ») Il n’y en a pas d’autre… tant qu’on parle en terme de logique d’État ! C’est bien ce qui nous rend si démunis dans nos actions contre la guerre. La guerre est une brèche dans le consensus puisque les individus qui semblaient accepter beaucoup de choses, au quotidien, se mettent tout à coup à agir, discuter, tisser des rapports humains dans le cadre de leur travail ou de mouvements contre la guerre. Mais tout cela ne suffit pas à faire une lutte efficace : lutter contre la guerre ne peut faire arrêter la guerre si on ne s’adresse qu’à l’État, comme n’importe quel groupe de pression. Il faut aussi se situer sur un autre plan que celui de l’État pour qui la paix ou la guerre ne sont que deux moments d’une même stratégie. C’est cela qui est difficile, car une individualisation toujours plus accrue laisse l’individu face à lui-même et le place brutalement devant son impuissance à créer de nouvelles forces contradictoires ; les organisations politiques et syndicales elles-mêmes affaiblies par ce processus ne lui sont pas d’un grand secours. Après avoir initié et canalisé les premières protestations, elles ont pratiquement toutes adopté une position a minima : « Faites ce que vous voulez, individuellement, et éventuellement on vous soutiendra. » Or l’indépendance de réflexion et d’action est quelque chose qui s’apprend ou se réapprend lentement, par l’exercice en quelque sorte. Il y a donc un décalage certain entre les volontés individuelles d’opposition à la guerre et leurs possibilités concrètes d’expression. En tenant compte de toutes ces difficultés, nous devons exploiter, sous toutes ses formes, le « Non à la guerre », car c’est le seul slogan qui ait actuellement une valeur unifiante et opératoire, ce qui n’est pas le cas d’autres slogans du mouvement contre la guerre (tel « guerre à la guerre » qui n’a pour l’instant aucune valeur pratique et dont la valeur théorique est pour le moins discutable). En effet, cette guerre permet d’avancer une hypothèse : elle marquerait la fin ou l’inadéquation des modèles de 1914 ou de la guerre d’Espagne à la situation actuelle. Les armes dont dispose aujourd’hui n’importe quelle puissance rendent vaine toute appropriation humaine, tout retournement pour un autre usage. La machinerie guerrière inhumanisée rend impossible le retournement des armes chimiques ou nucléaires contre les officiers ; et les mouvements contre la guerre ne doivent pas tomber dans l’illusion de la répétition de slogans historiques datés. Il faut réfléchir et vite ! Le « Non à la guerre » est le refus de l’insupportable ; cet insupportable qui prend la forme du bruit et de la fureur dans la guerre et celle du silence dans la famine. L’insupportable de la guerre et de la faim réside dans le fait qu’elles ne sont pas une conséquence du système, organisées et programmées, elles sont le produit de la froideur du Capital.