Temps critiques #17

Des émancipés anthropologiques

, par Jacques Guigou

Question1 : Quelles références théoriques dans la lutte pour une société émancipée ?

a) Je n’ai aucune référence théorique susceptible d’intervenir « dans la lutte pour une société émancipée », car je pense que la notion de « société émancipée » n’a plus de portée politique aujourd’hui ; que la période historique dans laquelle cette aspiration a émergé puis triomphé — celle des Lumières et de la société bourgeoise — est définitivement achevée. De plus, en tant que telle, une société n’est jamais « émancipée ». Quelles que soient ses formes une société c’est d’abord de l’institué, de l’établi. Seuls des groupes humains ont pu avoir un projet d’émancipation, voire d’auto-émancipation ; ils ont pu réaliser des modes de vie et des communautés « libres », mais cela ne les constituaient pas pour autant comme une « société émancipée ». À moins de donner à l’expression un contenu microsociologique, parler de « société émancipée » constitue une antinomie. Elle n’a d’ailleurs été que très peu ou pas du tout utilisée par les mouvements historiques révolutionnaires, sauf dans des acceptions limitées et particulières comme l’émancipation des juifs et des esclaves par la Révolution française ; l’émancipation-libération des femmes par les mouvements des femmes des années 1960, etc. Dans la modernité, la visée universaliste des mouvements d’émancipation a été rabattue sur les déterminations particulières de la « société civile » : la classe, la nation, l’intérêt économique, la propriété, le sexe, la religion, etc.

b) Bref rappel. Dans ses écrits dits « de jeunesse », Marx (comme B. Bauer) a d’abord donné l’émancipation politique comme le but de la société socialiste. Puis, dans La question juive, il critique sa première position en distinguant émancipation politique et émancipation humaine. Il donne alors à la notion un contenu social : ce n’est pas seulement le citoyen, membre de la société civile que le processus révolutionnaire émancipe, c’est « l’homme lui-même ». En le disant dans un langage contemporain, l’émancipation acquiert alors un contenu anthropologique.

On le sait, avec Le Capital c’est la classe négative, la classe du travail qui va devenir le sujet de la révolution. Selon le programme communiste et la critique de l’exploitation, l’émancipation devient auto-émancipation. Mais dès les débuts du mouvement ouvrier révolutionnaire, les termes « révolution », « socialisme » et « communisme » prennent le pas sur celui d’émancipation.

Plutôt rarement utilisée dans les écrits majeurs de l’histoire de la pensée critique — exceptés par certains courants historiques de l’anarchisme, aujourd’hui caducs — et jamais dans ceux du communisme radical, la notion de « société émancipée » ne peut qu’introduire confusions et méprises dans les luttes d’aujourd’hui.

c) Après l’échec des mouvements révolutionnaires des années 1967-77, l’émancipation anthropologique a été conduite par le capital. Ayant englobé — et non pas dépassé —la plupart de ses anciennes contradictions, le capital devient seul, le grand « émancipateur », le grand « révolutionnaire ». Il accomplit son œuvre dans la crise, le chaos, la dévastation, la catastrophe et la perversion narcissique, mais aussi grâce à la puissance d’assimilation du vivant que lui confère la technique contemporaine. S’émanciper des anciennes déterminations qui faisaient d’homo sapiens un être relié à la nature extérieure devient, plus que jamais depuis son émergence au paléolithique, l’objectif principal de la capitalisation des activités humaines2.

d) « Autonomie  » et « libération  » ont été et restent les opérateurs de la « société émancipée »… du capital3. Cette inversion historique du sens de l’émancipation a jeté le trouble et la confusion dans les rangs des « anticapitalistes », qu’ils soient gauchistes, anarchistes, écologistes ou alternatifs. Cela s’observe dans les écrits de groupes ou individus qui, aujourd’hui prêchent l’émancipation et souvent se veulent eux-mêmes « émancipateurs ». Dans une brève revue des fervents de l’émancipation, on repère des versions savantes et des versions militantes de la « société émancipée ». Retenons deux exemples de versions savantes ; celle qui cherche un compromis entre le calcul économique et l’émancipation et celle pour qui l’exercice d’une « sociologie pragmatique de la critique » ouvre les voies de l’émancipation.

e) L’émancipation savante : deux impasses parmi d’autres

Réexaminant la formule de Marx à propos de la société communiste « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », un politologue marxiste4 en déduit que Marx a opéré « un tour de passe-passe » lorsqu’il a prétendu « aller au-delà de la commensurabilité marchande » (i.e. essentiellement le calcul économique), alors que « émancipation » et « commensurabilité » ne sont pas contradictoires, car la justice et la démocratie ont besoin d’établir des critères communs, acceptés et partagés par les citoyens. Il réhabilite donc la vaste opération de mesure que constitue le suffrage universel et conclue que si « Marx avait pu postuler le dépassement du politique une fois subsumé le conflit de classe, il faut affirmer à l’inverse qu’il n’est pas de politique de l’émancipation qui puisse se passer d’établir des critères de commune mesure pour résoudre les conflits sociaux et individuels.(… ) On ne saurait se passer de commensurabilité ». Bref, dans la société démocratique émancipée… il y aura toujours des élections !

Cherchant à dépasser le dogmatisme et le déterminisme de la sociologie critique de son maître Bourdieu, désormais attentif « aux flux de la vie quotidienne » et à l’expérience subjective de la critique des gens ordinaires contre la domination, L. Boltanski5 propose une « sociologie pragmatique de la critique ». Celle-ci doit abandonner la position d’extériorité et de surplomb que la sociologie critique adoptait vis-à-vis de l’illusion qui, selon elle, aveugle « l’acteur social » sur sa situation ; il s’agit pour le sociologue bourdieusien émancipé de prendre au sérieux les expressions du « sens commun ».

Non seulement, poursuit-il, la société à englobé la « critique artiste » portée par les mouvements des années 1965-1975, comme il pensait l’avoir montré en analysant « Le nouvel esprit du capitalisme6 », mais les formes contemporaines de la domination, les modes de gouvernance, brouillent l’identification claire de la classe dominante. Malgré cette dilution des formes de la domination, l’expression concrète de la critique à l’égard des institutions fragilise leurs anciennes assises, ouvre des brèches et permet aux individus de voir que ces institutions assurent mal leur fonction et que donc « la réalité sociale » n’est pas immuable.

Sans accorder à sa sociologie, désormais plus militante, plus impliquée, toute la puissance cognitive qu’il avait jadis attendue de celle de Bourdieu, Boltanski pense cependant qu’elle ouvre une perspective pour l’émancipation. Il reste attaché au processus de conscientisation des dominés, de dévoilement de l’aliénation comme n’importe quel progressiste. De plus, sa critique de la sociologie abstraite reste muette sur les implications institutionnelles et politiques de la sociologie. Certes il convient pour le sociologue de l’émancipation de s’affranchir de la sociologie académique-critique, mais pas jusqu’à l’autodissolution du savoir séparé des sociologues. La tâche du sociologue pragmatique de la critique le rapproche de celles et de ceux qui pensent « qu’un autre monde est possible »… mais qu’il fera encore une place aux sociologues.

En matière de sociologisation des luttes, Boltanski arrive bien tard : plus de quarante ans après ce que fut la critique historique de la sociologie menée par le dernier assaut révolutionnaire7, et plus de trente ans après la tentative d’un de ses pairs, A. Touraine, qui en instrumentalisant la sociologie d’intervention, avait tenté de laver ses costumes tachés des tomates reçues pendant ses cours à Nanterre dix ans plus tôt auprès des mouvements alternatifs des années 708.

Décidément, les partisans de la future « société émancipée » qui cherchent de nouveaux arguments pour la dégager de ses confusions et de ses méprises, ne trouveront pas dans ce Précis de sociologie de l’émancipation une référence majeure.

f) La société émancipée version militante et impliquée

Dans les discours des partis politiques, des organisations et des groupes politiques et syndicaux, mais aussi chez les individus qui y sont impliqués, les occurrences les plus fréquentes à une « société émancipée » sont étroitement reliées à l’approfondissement de la démocratie et à la valorisation de l’individu-citoyen.

Laïque9, ouverte, démocratique, soucieuse du « vivre ensemble10 », féministe11, révolutionnée par les réseaux sociaux12, affirmant « la solidarité du social et de l’esthétique13 », libérée du « refoulement de ses désirs14 », la future « société émancipée » à bien du mal à se différencier de l’actuelle société capitalisée.

Les descriptions du communisme15 ayant quasiment disparu de tous leurs discours, lorsqu’ils osent une projection vers l’avenir en termes de « société émancipée » les courants politiques anticapitalistes et anarchistes nous offrent-ils autre chose qu’une pratique moins « barbare » de l’émancipation anthropologique du capital ?

 

Montpellier, mai 2011

 

Notes

1 – Question n5 de l’enquête « Quelles orientations théoriques pour quelles pratiques ? » conduite par les organisateurs des Journées critiques de Lyon en mars 2010 et mai 2011. Cf. le blog des Journées critiques : http://journcritiques.canalblog.com/

2 – Émancipation de la naturalité de l’homme célébrée à l’envie par tous les réseaux planétaires d’imageries. Ainsi, sur une chaîne de télévision nommée Planete no limit (on ne saurait mieux dire, malgré le franglais !), ces « Chroniques d’une société émancipée » qui présentent, parmi d’autres performances émancipatrices, un reportage sur cinq candidates à une grosse opération de chirurgie esthétique ou bien encore ces greffes de nanotechnologies sur des dauphins et des hommes afin de tester les « capacités osmotiques » de communication entre mammifères et humains…

3 – Cf. Guigou J., La cité des ego, L’impliqué, 1987, réédition L’Harmattan, 2009. Cf. aussi la revue Temps critiques.

4 – Yves Sintomer, « Émancipation et commensurabilité », in E. Couvélakis (ed.), Marx 2000, Paris, PUF, 2000, p. 111-12. Disponible en ligne : URL : http://sintomer.net/file/sint-Marx2.pdf

5 – L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, 2009.

6 – L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

7 – On peut en lire quelques traces dans R. Lourau, Le gai savoir des sociologues, 10/18, 1977.

8 – J’avais, à l’époque, dits quelques mots sur ce coup de bluff. Cf. « Les génuflexions de l’auto-analyse collective à la Touraine », in, J. Guigou, L’institution de l’analyse dans les rencontres, Anthropos, 1981. Disponible en ligne :
http://www.editions-harmattan.fr/mi...

9 – Cf. : « Peut-on militer pour une société laïque émancipée en ayant peur du débat démocratique ? ». Site de Riposte laïque
http://ripostelaique.com/Peut-on-mi...

10 – Les jeunes communistes du PCF annoncent la venue d’une « société émancipée » grâce aux vertus du « Vivre ensemble ». Cf. « Vivre ensemble dans une société émancipée » cf. http://www.jeunes-communistes.org/V...

11 – D. Méda et H. Périvier, Le deuxième âge de l’émancipation. La société, les femmes et l’emploi, La République des idées / Seuil, 2007.

12 – Dans un texte intitulé « Anarchisme, force d’émancipation sociale » en page d’accueil d’un site anarchiste fréquenté, on lit que chaque internaute doit choisir son camp dans « la nouvelle guerre de sécession » qui s’engage contre « quelques puissantes entreprises (Google, Facebook) qui ont réussi à virtuellement recentrer le réseau et à en phagocyter la créativité ». Dans cette bataille les combattants pour l’émancipation ne doivent jamais oublier que « la plus grande structure créée par l’humanité, celle qui lie aujourd’hui deux milliards d’humains, Internet, est le fruit d’un fantastique processus d’auto-organisation ».
Cf. URL : http://owni.fr/2010/02/15/anarchism...

13 – J. Rancière, Le spectateur émancipé. La Fabrique, 2008.

14 – Réhabilitant le tourisme sexuel qui a été condamné par une « morale sexuelle » qui ne serait qu’une forme de « contrôle des populations » et de « refoulement des désirs », l’anthropologue S. Roux voit dans les conversations et les cadeaux échangés entre le client touriste sexuel et les masseuses thaïlandaises une « dimension émancipatrice ». Pour lui il y a là « une dimension émancipatrice du travail sexuel ». On le vérifie encore une fois, le Arbeit macht frei étend son ombre bien au-delà du portail d’Auschwitz. Source : Le Monde du 6 mai 2011 article de Gilles Bastin qui présente un compte rendu du livre de l’anthropologue Sébastien Roux, No money, No Honney. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande. La Découverte, 2011.

15 – Je parle bien d’une description du communisme et non d’une invocation-incantation au communisme.