Lettre à la revue A contretemps
Deux ou trois remarques en dehors de l’intérêt certain du texte de Daniel C.
– Daniel parle de la faculté sans jamais préciser de quelle faculté il s’agit. Or il est évident, pour qui connaît le mouvement de l’époque, qu’il se réfère à la faculté du quai Claude Bernard et particulièrement à celle des Lettres qui abritait les seconds cycles d’études et donc les étudiants les plus âgés dont il faisait d’ailleurs partie. Outre l’imprécision cela occulte le fait que le mouvement étudiant lui-même, sans parler donc des groupes politiques plus ou moins formels qui s’agitaient depuis 1967, en dehors des gauchismes officiels dans des activités qui n’avaient pas l’université comme centre, est parti du campus de la Doua qui présentait un peu les mêmes caractéristiques territoriales (campus de banlieue en chantier, environnement de quartier à forte composante immigrée) et politico-revendicatives (problème de la liberté de visites dans les résidences universitaires, contestation des cours magistraux par des mandarins, du contenu des cours, de sociologie par exemple) que Nanterre. D’où peut être l’influence immédiate qu’y eut la brochure du Mouvement du 22 mars de Nanterre que nous allions immédiatement diffuser le plus massivement possible. Un autre élément fut décisif au début mai, c’est la présence, sur ce campus de la Doua, de l’école d’ingénieurs de l’INSA qui fut la première à lancer la grève et l’occupation des locaux (votée en AG dès le 4 mai suite à la première nuit des barricades parisienne du 3 mai). L’INSA était une école d’ingénieurs un peu particulière dans la mesure où elle était la seule grande école à admettre, du fait de ses modalités de recrutement sans concours, de jeunes élèves venant des classes populaires et d’autres plus âgés, venus des mêmes milieux, mais ayant déjà une expérience professionnelle. L’INSA était connue pour être l’école d’ingénieurs des « pauvres » par opposition à « Centrale », qui existait aussi à Lyon et où l’agitation fut plus le fait d’une avant-garde militante que de la masse des étudiants.
Ce n’est que dans un second temps que le mouvement s’est déplacé vers le centre ville et les facultés du quai Claude Bernard qui abritaient surtout les seconds cycles d’études.
Cet « oubli » de la part de Daniel ne lui est évidemment pas imputable puisque son entretien n’est pas sur le mai 68 lyonnais mais sur « son » mai 68 lyonnais. Toutefois, ce biais n’étant pas véritablement perceptible, cela le conduit à quelques généralisations un peu trop rapides à relativiser dans la mesure où elles caractérisent beaucoup plus la situation à Lyon-centre, alors que le campus et les cités universitaires étaient plutôt à Villeurbanne.
– ma première remarque à ce propos est qu’il y avait bien des Comités Vietnam nationaux (CVN) à coté des Comités Vietnam de base pro-chinois (CVB) il est vrai dominants. Ces CVN étaient animés par des militants du PSU et quelques JCR minoritaires purement trotskystes, par opposition à ceux formant le groupe autour de Françoise Routhier (dont moi-même), pour qui les luttes « tiers-mondistes » n’étaient pas le terrain d’activité privilégié (Guevara ça passait à la limite, mais quand même pas Ho Chi Minh), occupés que nous étions par la mise en place des CAL lycéens, la diffusion de la brochure de Karol Modzelewski et Jacek Kuron dont parle Daniel, etc. La concurrence entre les deux types de comités était d’ailleurs forte dans le cadre de la pêche aux jeunes militants débarquant sur le campus puisqu’ils servaient finalement de relais politique « de masse » à côté du relais syndical que constituait l’UNEF.
– la seconde est que les « pro-chinois » de la Doua participaient bien plus activement au mouvement que ceux du Quai Claude Bernard et que l’un des frères Ch. (Alain) par exemple, un des leaders maos, servait souvent de passerelle avec les anars ou ultra-gauche ; de même, J-F. R de l’UJC, étudiant de philo et fort érudit sur l’histoire du mouvement ouvrier français et les écrits de Monatte, se faisait un malin plaisir critique de rappeler aux tenants de la ligne pour « une CGT rouge » qu’en fait de maoïsme l’UJCml faisait tout bonnement du syndicalisme révolutionnaire sans le savoir.
Bref, les mots d’ordre de repli sur les ouvriers donnés par la direction de l’UJCml face à un mouvement globalement taxé de « petit bourgeois » passaient mal et nous avions de longues discussions avec leurs militants de base sur le sens du mouvement ou le sens à lui donner. Elles revêtaient un caractère plutôt ouvert et amical car au-delà de leur rigidité groupusculaire et disons-le stalinienne, ils sentaient bien qu’il se passait là quelque chose d’exceptionnel. Ces discussions étaient possibles parce que le campus existait et fonctionnait comme un gros village avec même des cortèges internes alors que les membres de l’UJ n’avaient pas le droit de participer officiellement aux manifestations strictement étudiantes ou plus exactement non qualifiées d’ouvrières. Ce n’est qu’une fois déplacé le centre du mouvement vers les facultés du centre ville et à partir de l’occupation de celle de Lettres que les tensions allaient se faire jour et se radicaliser entre les maos et nous, Jacques Flaurot dont parle Daniel, était devenu par exemple complètement obsédé par la présence des maos1 et cherchait finalement à nous entraîner dans une lutte entre sectes au moment des décisions à prendre dans des réunions plus restreintes que celles des AG. Ce qui est paradoxal et Daniel fait bien de le signaler, c’est que ces petites machinations inter-groupes se déroulaient souvent en coulisse et ne se retrouvaient pas vraiment dans les AG justement où l’unité naissait ou se recréait à partir d’un souffle qu’il faut bien dire révolutionnaire qui recouvrait tout comme le dit bien encore Daniel à propos de sa première intervention publique.
Il faut insister là-dessus, sur cette liberté de paroles que nous avions littéralement prise à l’époque, car aujourd’hui, le mouvement de 1968 est tellement critiqué et même haï que tout le monde y compris des médias alternatifs ou même des individus participant à Nuit debout en transportent des images déformées aux allures d’évidence. Ainsi de l’idée que les groupuscules gauchistes et des grandes gueules militantes auraient empêché tout le monde de s’exprimer ou auraient manipulé les débats sans souci du respect de la démocratie. Il est vrai qu’il n’y avait pas ce souci parce que justement c’est la liberté qui prenait la parole et qu’on ne ressentait pas le besoin de la réglementer par un formalisme démocratique. On était comme emporté et nul ne songeait à évaluer le degré de verticalité ou d’horizontalité des AG, nul ne songeait à mesurer et minuter les tours et temps de paroles et à instituer des codes suivant des signes kabbalistiques caractéristiques de l’entre soi. Le médiatique Romain Goupil, un défroqué de la révolution, en a rajouté récemment en prenant son cas comme exemple de manipulateur à l’époque (on ne se refait pas même si on n’est plus au service de la même cause !) alors qu’aujourd’hui la pureté de Nuit debout serait remarquable. Exit Lordon, Fakir et autres, il n’y aurait que des oies blanches sur les places. Refaisant sa petite histoire il en oublie même qu’avant de devenir un soudard en chef de la Ligue communiste il avait été un JCR dans son lycée (Condorcet) discutant et menant des actions avec des militants de l’AMR et aussi avec le petit groupe anarchiste qu’il côtoyait à l’époque dans ce même établissement.
– la troisième est que Daniel parle parfois de mai 68 avec le langage de l’après-mai. C’est particulièrement net dans son emploi récurrent du terme de « libertaire » qui n’était guère employé à l’époque autrement que dans le sens idéologique de « communisme libertaire » pour se distinguer des différentes formes de socialisme ou de communisme « autoritaires », mais pas comme d’une identité qu’il est devenu depuis au détriment, finalement, du terme politique d’anarchiste/isme, se fondant ainsi dans une bouillie culturelle qui couvre jusqu’aux « libéraux-libertaires ». Cet englobement dans une sensibilité libertaire qui triomphe aujourd’hui en ratissant le plus large possible, ne tient pas compte du fait que les oppositions de l’après mai, au sein même de ce qui avait été le mouvement, étaient très virulentes et que l’enjeu n’en était pas de se regrouper autour d’une « sensibilité » de type affinitaire, mais bien bien une question politique.
Ces oppositions intervenaient à plusieurs niveaux. Tout d’abord dans le fait qu’un des acquis du mouvement semblait être la faillite commune des orthodoxies marxistes et anarchistes et de leurs organisations officielles respectives devant un événement s’apparentant à un orgasme de l’Histoire. Ce même événement avait par ailleurs montré in vivo le caractère dépassé de l’opposition entre ces deux pôles révolutionnaires historiques. Une constatation que Daniel Guérin et aussi la revue Noir et rouge avaient effectué avant 1968 et que seuls peut être les frères Cohn-Bendit ont tenté de poursuivre, mais de façon plus individuelle avec leur livre Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme (Seuil, 1968). D’une certaine façon et puisque Daniel en parle, les Cahiers de mai constituèrent eux aussi une tentative de dépasser ce vieux clivage vu les cursus très différents de ces protagonistes. Nous y reviendrons.
Logiquement, tout cela aurait dû déboucher sur une remise en question plus complète mais on resta à mi-chemin, peut être parce que notre défaite et le fait d’en prendre conscience assez rapidement bloqua le processus ou en tout cas il fut enrayé. Dans le milieu marxiste cela se limita principalement à faire resurgir des textes hétérodoxes oubliés ou méconnus et côté anarchiste par exemple à troubler le congrès des Fédérations anarchistes à Carrare et à reposer la question du pouvoir et de la liberté, mais il n’y eut pas véritablement de convergence entre ses différentes démarches. Les marxistes type conseillistes ou ceux influencés par la revue d’origine bordiguiste Invariance, s’isolèrent dans un travail principalement théorique ou qu’ils panachèrent (c’est mon cas) avec un activisme à l’université et une activité plus ou moins opéraïste au sein des Cahiers de mai. D’autres tentèrent de dépoussiérer ICO. De leur côté, les anarchistes se disputèrent sur les questions organisationnelles puisque la FA avait failli et ceux qui ne s’intéressaient pas à cet aspect ou du moins ne le privilégiaient pas allaient, par exemple à Lyon, vers la consolidation d’une mouvance libertaire autour du IRL seconde formule comme le présente bien Daniel. Mais même si ces deux courants du mai lyonnais pouvaient se retrouver dans leur opposition aux gauchistes et particulièrement aux lambertistes et aux prochinois, la coupure était belle et bien là. Ensuite, dans le fait de vouloir recomposer quelque chose. Dans les différentes tentatives d’IRL il y avait à mon avis cette idée de réunir une composante particulière de mai et donc de ne pas tenir compte du fait que le mouvement de mai, dans ses forces vives, était lui-même une tentative d’unification des composantes, par exemple au sein des différents types de Mouvement du 22 mars, qu’ils portent officiellement ou non ce nom à Paris, Lyon et Toulouse par exemple et ensuite que désormais, l’heure était plutôt celle de la décomposition que celle d’une recomposition. Nous étions défaits et ce qui pouvait être recomposé ne pouvait l’être qu’artificiellement et en rupture avec mai parce que le mouvement y avait posé autre chose, malgré ses limites. Aucune tentative de sauvetage ne pouvait sauver le navire qu’elle soit d’origine trotskyste au nom d’une théorie du repli prenant le nom de « répétition générale » (la LCR) ou anarchiste (ce que j’appellerais la régression libertaire). Dans ces conditions, constituer un « milieu » m’apparaissait comme la chose la pire.
Je fais à ce niveau une différence entre l’initiative à la base de la formation des Cahiers de mai2 qui malgré tous ses défauts était dans la continuité de Mai et des tentatives comme celles des différentes formules d’IRL. Sans mythifier notre activité de l’époque qui conduisit l’aile plutôt ultra gauche du mouvement à un repli vers le travail théorique, un repli de plus en plus souterrain au fil des années et donc à un splendide isolement pour ceux qui n’accompagnaient pas cela d’autres activités, nous fûmes certains à réagir de façon virulente au second projet d’IRL, ce que ne mentionne pas Daniel. C’est d’autant plus étonnant qu’il cite dans son entretien les noms de Norbert B et de JW qui ont été parmi les quatre personnes (avec Bernard D et J-Louis J) à écrire un texte public contre ce projet dont le titre est tout un programme : « IREEL ou de la misère en milieu lyonnais ». Un texte que Norbert finalement ne signa pas à cause d’une phrase sur « la bande des Tables claudiennes » qu’il jugea inacceptable, mais qui ne remettait pas en question son accord global sur le contenu d’ensemble du texte. Un texte qui n’a pas grand intérêt en lui-même car il cédait à la mode provocatrice et au ton péremptoire de l’époque (finalement un style « pro-situ » qu’on retrouve dans le titre et que, paradoxalement, nous condamnions par ailleurs sans pouvoir y échapper complètement), mais il garde le mérite de marquer un désaccord politique profond qui perdurera pendant presque vingt ans entraînant non seulement une nouvelle coupure entre anarchistes (redéfinis comme libertaires) et communistes radicaux3, mais une coupure affective qui détruira pendant de nombreuses années les liens d’amitié que Daniel et moi entretenions (entre parenthèse et pour son information, je faisais partie des occupants de sa voiture dans l’équipée du procès de G. Nicoud à Grenoble). D’où aussi, comme le signale Daniel, le rapport ambigu que nous entretenons encore (Norbert et moi) avec les « libertaires ».
En espérant que ces précisions seront utiles.▪
Bien amicalement,
Jacques W
Voir dans A contretemps :
D’un mai 68 lyonnais : entretien avec Daniel Colson
Notes
1 – Il faut dire que la situation était compliquée par le fait que les maos du campus avec qui nous avions le plus de rapports, y compris donc cordiaux, désertèrent peu à peu l’université pour se mettre « au service du peuple », alors que les maos à qui nous eûmes à faire par la suite étaient ceux du PCmlf, certes favorables au mouvement mais ultra-staliniens et sectaires avec qui toute discussion s’avérait impossible.
2 – Sur l’expérience des Cahiers de mai, qu’il me soit permis de citer le « Bilan critique de l’activité des Cahiers de mai », co-écrit avec J-Louis J. et disponible sur le site de Temps critiques à la rubrique « Archives » ou en brochure sur demande contre frais postaux. Si Daniel ne le mentionne pas dans l’entretien de 2009 c’est je pense parce que je n’en avais pas fait encore d’édition publique, mais j’ai eu l’occasion récemment d’en parler avec lui et il me semble qu’il ne manifeste pas d’opposition particulière à son contenu.
3 – Une revue comme Théorie Communiste fut par exemple interdite un temps à la librairie La Gryffe, sans doute suite à ses dissensions, sans doute parce que certains d’entre nous entretenaient des relations avec des membres de cette revue.