Temps critiques #3
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A propos de la RAF selon Joachim Bruhn

, par Françoise d’Eaubonne

Il est intéressant de suivre la polémique à propos du texte de Joachim Bruhn, Le corps alerte rouge. En gros, je suis totalement (ou presque) d’accord avec la réponse critique de Loïc Debray qui reste un des derniers défenseurs du groupe de sujets révolutionnaires — car ils furent tels, n’en déplaise aux contempteurs — de cet Occident fin de siècle. Et c’est également la position que je partage, dans le déplaisir d’entendre donner des leçons à ceux qui payèrent de leur sang cette ultime tentative.

Ma réserve au texte de Debray est que j’approuve cependant une constatation faite par J. Bruhn : la langue de bois de la raf (du moins dans presque tous les derniers textes) est bien la conséquence logique de l’isolement et de la privation sensorielle infligés aux scripteurs. Et il va de soi que ce n’est nullement un grief à faire aux victimes, pas plus qu’on ne peut se scandaliser de la malpropreté des gens si on les a jetés dans la boue concentrationnaire. Tous, du reste, n’ont pas succombé à cet affaiblissement de l’expression, si l’on se souvient du superbe écrit d’Ulrike Meinhof sur ladite privation sensorielle, que du reste cite Loïc Debray. Il faut se souvenir que Baader a donné cette dernière en exemple d’une des plus exceptionnelles résistances à la « torture blanche ». Au point qu’on peut supposer que son assassinat maquillé en suicide fut dû à l’impatience des bourreaux devant la lenteur que cette si haute intelligence mettait à se dégrader. Lorsque en 1978 j’écrivis « on vous appelait terroristes », c’est cette opinion que j’y développais.

Mais le fond du problème est ailleurs. Les critiques et les réserves, la condescendance, les griefs que les proclamés « terroristes » ont suscités auprès des théoriciens de la révolution (qui ne sont bien souvent que des théoriciens de l’union entre praxis et théorie…) reposent tous sur la même assertion : des révolutionnaires qui échouent ne peuvent qu’avoir tort, ils prouvent qu’ils étaient « coupés des masses », et leurs actions ne brillent que de la douteuse auréole du don Quichottisme.

Est-il donc sûr, sûr et certain que l’échec historique prouve la fausseté ? Et donc que la victoire soit critère de vérité politique ? À ce compte-là, la Commune et les Brigades Internationales d’Espagne avaient tort, et les Versaillais, comme Franco, avaient raison. Je crois qu’il faut répudier carrément ce « réalisme » qui, par crainte du trop fameux romantisme révolutionnaire aux relents de siècle barbichu ne nous inciterait qu’au plus parfait mépris d’une éthique pourtant inséparable de la formation, tentée encore et toujours, du sujet révolutionnaire — ainsi que du projet révolutionnaire.

Lorsque j’ai tenté de dépeindre la « restauration 1990 » et annoncé le fracas futur d’une boîte de Pandore prête à s’ouvrir, croit-on que cette phase inévitable puisse faire l’économie de ce sujet, et de ce projet ? Et qu’il suffise d’attendre le bouleversement millénariste comme on épierait, à la lunette, le prochain cycle de la lune ?

Ceux qu’a broyés le tournant historique des années 70 ne sont pas tombés « par erreur » mais pour le malheur d’avoir eu raison trop tôt. Certes, il ne s’agit pas ici d’examiner en détails l’analyse proprement dite de leurs écrits et réflexions qui peuvent comporter autant d’inexactitudes que les exégètes en discerneront. Ce n’est pas sur ce damier-là que se décideront leurs échecs. Il suffit de tenir compte de leurs actions, particulièrement de leur attentat de Heidelberg qui sauva la vie de milliers de Viêt-namiens contre celles de quelques policiers et d’un colonel américain, et de garder en mémoire le courage et l’espoir, le martyr, l’exemplarité de ces jeunes Allemands si profondément conscients d’avoir à se racheter d’une origine qui aux yeux du monde évoquait encore le fascisme ; il suffit de garder devant les yeux la participation égalitaire des femmes à cette tentative de libération de l’humanité tout entière, elle, en tant que moitié du ciel ? — pour refuser d’entrer dans des analyses pointues au point d’en être pointilleuses, et de s’inscrire en faux contre cette perpétuelle tendance à rejeter aux poubelles de l’Histoire ceux dont le crime fut d’être écrasés par l’Histoire elle-même.

C’est en cédant à ce faux et dangereux raisonnement de Realpolitik qu’on se trouve tout soudain confronté à ce qui semblerait le déni de toute notre lutte, le triomphe du consensus et de la social-démocratie en tant que « seul chemin possible » dans un monde privé de son bienheureux Satan, donc de son contrepoids et de son équilibre ; ce monde mercantile et impérialiste qui, privé de ses révolutionnaires sans révolution commence à s’inquiéter de devoir être jugé sur ses résultats, et non plus sur ses ennemis ! Quand donc les derniers de ceux-ci comprendront-ils que leur méfiance des héros « inutiles », leur « attachement au concret », etc. n’est pas seulement une insulte aux exemples du passé, mais ne peut que conforter le masque pourtant si lézardé du consensus ?