Temps critiques #4

Quelques réflexions sur l’éducation

, par Jean-Louis Rocca

Ce qui caractérise le plus sûrement la période actuelle, c'est non pas l'existence de conflits entre plusieurs philosophies et méthodes d'éducation mais bien plutôt l'absence de débat autour de l'éducation. On semble avoir abandonné toute velléité affirmative dans ce domaine2.

Pourtant, s'il est une époque où cette question se pose avec la plus grande acuité, c'est bien la nôtre puisque aujourd'hui les parents sont d'emblée réduits à un rôle subalterne. L'important se passe ailleurs, devant la télévision, la console-vidéo, la radio, dans la rue, dans les magasins et, de façon diffuse et mystérieuse, dans chaque rapport social et dans chaque moment de la vie. La perte de toute spécificité sociale des groupes et des individus, la massification des comportements, donnent à la socialisation un aspect automatique et comme immanent, rendant superflue, ici aussi, toute intervention individualisée, toute présence humaine. Ce phénomène, déjà noté par Adorno3, est de nature foncièrement totalitaire puisque la dépersonnalisation implique une impossibilité de résistance et de révolte contre les agents éducatifs. On ne se révolte pas contre ce qui paraît évident et objectif, et quoi de plus objectif qu'une cassette vidéo. Cette difficulté à « s'opposer » repose donc sur un aspect technique de la culture de masse : l'absence d'élément individualisé et repérable contre qui faire porter la critique. Cette culture ne s'appuie ni sur une autorité, source de conflits, ni sur des moyens coercitifs, source de rancœur. Au contraire, l'éducation devient source de passives jouissances.

Même l'adolescent, pourtant généralement considéré comme porteur d'une forte charge critique, loin de s'opposer aux sources véritables de l'éducation qu'il reçoit, dans une tentative de « se faire lui-même », a tendance au contraire à en redemander et à affirmer, plus que tout autre individu, la culture de masse dépersonnalisée contre les maigres oripeaux de la culture parentale. Aujourd'hui, l'adolescence est beaucoup plus un moment de soumission maximale que d'opposition maximale. Pour les parents, il ne s'agit pas tant de se poser des questions sur l'éducation que de choisir, d'abord, entre éduquer leurs enfants ou laisser ce soin à la grande machine sociale. Le problème des méthodes d'éducation est donc secondaire au sens premier du terme. Il vient après la décision éventuelle de ne pas laisser les choses aller là où elles veulent aller.

Éduquer ses enfants est fort logiquement perçu aujourd'hui comme une attitude autoritaire. Si la plupart des parents, restent attachés à la répression et à la violence lorsqu'il s'agit de mater certains comportements trop individualisés comme le refus de la discipline scolaire, le manque de tenue corporelle, l'expression de la sensualité ou de l'émotion, ou encore un goût trop prononcé pour l'humour, ils sont d'un total laxisme lorsqu'il s'agit de satisfaire des besoins supposés spontanés mais en réalité totalement dictés par les mécanismes de la séduction sociale : accès à la télévision, achat de jouets stéréotypés, consommation alimentaire macdonaldienne, etc.4.

On assiste donc à un retournement de perspective aux conséquences déterminantes. Alors que depuis le xviiie siècle, dans la grande tradition de l'individualisme bourgeois, la mission des parents était censée5 porter sur des éléments jugés aujourd'hui futiles — apprentissage du goût, de l'activité critique, de certaines valeurs — destinés à fonder une personnalité, l'important réside à l'heure actuelle dans l'insistance sur des éléments permettant la reproduction à l'échelle de chaque génération du processus de massification et d'atomisation qui est à la base de la vie sociale moderne.

Pour le reste, l'enfant a toute liberté. De la même façon que l'adulte peut librement organiser sa vie mais que matériellement rien n'est possible car les choix ont déjà été faits pour le plus grand nombre et qu'il doit bien s'en accommoder, l'enfant est libre de se comporter comme on veut qu'il se comporte. L'un et l'autre se sentent d'autant plus libres quand leurs choix correspondent à ce que l'environnement social leur demande. L'action autonome devient donc impossible non pas parce qu'une quelconque force s'y opposerait mais parce que ce choix déterminant suppose un certain accord collectif, et que la grande majorité des gens perçoivent l'autonomie comme une source de menaces.

Le débat autorité ou liberté dans l'éducation est donc un faux débat puisque les deux vont de pair. Les parents autoritaires et violents se trouvent justifiés dans leur recours à la violence par leur libéralisme ponctuel et comme « sans importance » lorsqu'il s'agit de marchandises. À l'inverse, les critiques des méthodes éducatives libérales, dont les jugements sont souvent pertinents, se contentent de revenir aux « méthodes classiques » qui, disent-ils, ont fait leurs preuves. De ce point de vue, l'école est un lieu caricatural. On a d'abord vu de sages inspecteurs d'académie très Troisième République se transformer en chantres de l'éducation hédoniste et spontanée. Ce fut à la fois risible et tragique : en bons bureaucrates ils étaient prêts à commettre n'importe quelles aberrations puisque tels étaient les ordres. Aujourd'hui, le retour à la « tradition » qui, dans le meilleur des cas, prend l'aspect du simple bon sens, s'accompagne d'une inextricable contradiction. L'école, sous sa forme traditionnelle, a perdu sa place centrale dans la socialisation et ne peut donc aller au bout de sa restauration. Créée à l'origine pour servir les visées d'unification culturelle et politique de l'État national français, l'école devient superflue à partir du moment où les frontières nationales sont devenues superflues, et où les hommes eux-mêmes sont devenus superflus. Comme pour les parents, on voit donc coexister dans la même institution des références à la ferme discipline et une volonté de renchérir sur la culture de masse, valeur dominante, pour coller « à la réalité des petits ». Exemple extrême : certains instituteurs se vantent d'avoir rapidement permis à leurs élèves de 3-4 ans de distinguer les unes des autres les enseignes des principales chaînes de grands magasins.

Les instituteurs ou les professeurs n'ont donc pas « changé » comme on le dit souvent, c'est l'orthodoxie qui change sans cesse parce que l'école n'a plus ni modèle ni tâches précises. Mais il faut bien se rattraper à quelque chose, et aujourd'hui chacun se vante de l'efficacité de ses « trucs », garanties d'une certaine sécurité.

Il est clair que l'école n'est plus un lieu où s'acquièrent (aussi) des connaissances et surtout où l'on apprend à les organiser, même si c'est d'une manière orthodoxe et pour une minorité sociale, mais un lieu où s'acquièrent, de manière assez inefficace car inadaptée au monde moderne, des réflexes sociaux : la soumission à l'autorité, la compétition, la dénonciation, etc. Ce rôle, l'école l'a toujours eu mais il n'a sans doute jamais été aussi exclusif et dérisoire : on y a encore besoin d'êtres humains. Même l'aspect « sélection sociale » a largement reculé puisque les références à l'individualité bourgeoise ont reflué au profit de la recherche de la carrière et que la norme de reconnaissance sociale est l'adaptabilité aux normes. Certes, la réussite scolaire reste une sorte d'exigence pour la plupart des parents, mais pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'école elle-même. D'une part parce qu'il faut bien « placer » les enfants et d'autre part parce que l'enfant est un objet de fierté (ou de honte) dans le cadre de la compétition pour la reconnaissance sociale. L'école est la première arène où l'enfant doit faire ses preuves de battant. Chacun sait toutefois que l'on peut réussir sans réussir scolairement, à condition d'être malin, sans scrupule ou de faire partie de la bonne tribu, et donc de s'identifier totalement non pas aux valeurs proclamées mais aux us et coutumes sociaux dans leur aspect le plus matériel. À l'inverse, une réussite scolaire ne garantit rien en regard de l'inessentialisation du travail.

Bien entendu, l'attitude face à l'école n'est pas unanime et, suivant les milieux, diverge même assez nettement. Pour l'élite, l'école reste un passage obligé — la sélection jouant encore ici un rôle non négligeable — mais sans prestige : le prof y est largement méprisé, seule la réussite en tant que telle est favorisée. Pour les autres milieux, c'est l'inverse : chacun sait que l'école ne sert à rien sur le plan de la réussite sociale, mais elle garde encore un vague prestige. Les parents se souviennent de l'époque encore pas si lointaine où elle était respectée et surtout où elle était source de crainte.

Donc, de la même façon que les « méthodes modernes » d'éducation cohabitent très bien avec le maintien de la violence parentale, la perte d'influence de l'école n'exclut pas le maintien d'une certaine soumission à son égard. Car l'école, même affaiblie, reste une autorité, et en tant que telle chacun doit la craindre. C'est d'une crainte un peu superstitieuse qu'il s'agit, typique de l'attachement des masses à la sécurité, la même qui lui ferait accepter les pires crimes en échange d'un peu de tranquillité. Le prof a donc à la fois toujours tort et toujours raison. Toujours tort car c'est dorénavant un guignol qui n'impressionne plus, toujours raison car ce guignol incarne tout de même un lieu de pouvoir.

La valse des méthodes est au cœur de ce phénomène d'inessentialisation de l'école, et empêche de saisir l'aspect à la fois simple et complexe de l'éducation dont l'objectif est surtout de donner envie d'apprendre et présuppose donc un ensemble de valeurs et de principes, une implication personnelle et individuelle, et une volonté d'accepter et de stimuler la critique y compris à l'égard de l'« éducateur6 ».

*

Avoir un enfant est une forme de défi. Non pas que l'enfant doive être une occasion d'expérimentation de je ne sais quelle théorie, mais parce que l'éducation d'un enfant donne pour une fois la possibilité de ne pas tricher. Et d'abord de ne pas tricher avec soi-même. Car la tentation est toujours présente de céder au confort de la reproduction de sa propre enfance. Ce qui t'énerve chez ton enfant c'est ci qui t'énerve chez toi et ce qui énervait ta mère chez toi. Comment ne pas retrouver ces mêmes réflexes et refuser l'auto-justification d'avoir fait ce qu'il fallait faire « pour son bien » ? L'autorité ne se justifie que si elle porte sur des choses que l'enfant peut retourner contre les parents. Plus les valeurs seront fortes et affirmées, plus le regard de l'enfant scrutera avec attention la propre attitude des parents, et plus ceux-ci devront être à la hauteur.

Que faire d'autre aujourd'hui que d'affirmer des principes — ne pas considérer les autres comme des moyens, raisonner7 son plaisir, refuser la compétition, tenter de résister intérieurement et extérieurement à ce que la totalité voudrait que nous devenions. Ce « programme » n'apporte rien de nouveau par rapport aux visées humanistes maintes fois affirmées par le passé. C'est sans doute une des grandes victoires du monde moderne que d'avoir rendu ridicules ces visées au nom de la fin des religions et de l'idéalisme alors même que le monde moderne représente une espèce de réalisation caricaturale de ce même humanisme. À celui qui voudrait malgré tout conserver un peu de cet esprit, les enfants sont là pour lui rappeler son engagement.

 

Notes

1 – Ce texte n'est pas l'aboutissement d'une longue et documentée analyse de la place de l'éducation dans le monde moderne. Il se veut surtout l'occasion de quelques réflexions suite aux problèmes que j'ai rencontrés lors de l'entrée en classe primaire de ma fille. Il est donc d'une totale subjectivité, et en tant que tel, il est sans doute excessif sur bien des points. J'espère surtout qu'il sera à l'origine d'une réflexion plus large sur ce thème.

2 – Cette situation n'est évidemment pas propre à ce domaine. L'ensemble de la société est frappée de frilosité ; la peur et l'insécurité règnent. Autant de signes qui démontrent la réussite du projet de massification/atomisation de la modernité. L'éducation est toutefois un des domaines où ce phénomène a les conséquences les plus graves. C'est en effet la reproduction et l'extension du projet modernisateur qui est en jeu dans la socialisation, et donc la possibilité éventuelle d'une alternative. À chaque génération une nouvelle chance se présente pour une autre voie.

3 – « Alors que le Système subsiste dans son ensemble, ce n'est pas seulement l'agence la plus efficace de la bourgeoisie qui a disparu avec la famille, c'est aussi la résistance qui, tout en opprimant l'individu, le fortifiait. » « La mort de la famille paralyse les forces de résistance qu'elle suscitait. L'ordre collectiviste à la montée duquel on assiste n'est qu'une caricature de la société sans classe : la liquidation de l'individu bourgeois à laquelle il procède, c'est aussi celle de l'utopie que nourrissait l'amour maternel. (Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, p. 19). »

4 – Bien entendu, et l'on touche ici à une caractéristique essentielle du nouveau totalitarisme, la critique est possible mais elle est incluse d'emblée dans la totalité. Ainsi, le hamburger peut être critiqué mais de manière constructive (au nom de la rationalité alimentaire et non sur le plan proprement éducatif du goût où tout se vaut) et marginale (sous un aspect folklorique et isolé du reste). On reproche au hamburger d'être trop gras ou trop sucré, défauts que l'on peut corriger, et non tout simplement d'être. On évite ainsi de critiquer le type de société qui est responsable de son existence. Même chose en ce qui concerne les dessins animés japonais. On les trouve trop violents et non porteurs de valeurs positives ? Qu'à cela ne tienne. Dorénavant, le héros travaille pour la bonne cause, il lutte pour la protection de l'environnement contre les méchants pollueurs. De manière plus significative, la rapidité avec laquelle la critique écologiste est devenue partie prenante de l'apologie de la société qu'elle était censée remettre en cause est assez hallucinante. Sa charge critique est réduite aujourd'hui au rayon des « produits verts », et toute velléité de réflexion dans ce domaine est rapidement renvoyée chez l'interlocuteur moyen au folklore bébé phoque/lampe à huile/Green Peace.

5 – Cela ne signifie pas que cet idéal éducatif a été systématiquement réalisé, bien au contraire, mais que l'existence d'une telle utopie rendait le choix possible. Aujourd'hui, les conditions de la massification excluent ce choix puisque, comme nous le verrons, les parents ne sont plus des vecteurs déterminants de l'éducation, et que la société possède dorénavant les moyens de réaliser son projet éducatif pour tout le monde.

6 – C'est précisément au moment où, en Occident, un certain nombre de conditions matérielles et démographiques sont rassemblées qui pourraient permettre aux individus de jouer avec réflexion et sérieux le rôle d'éducateur que la possibilité même de jouer ce rôle est abandonnée.

7 – Non pas évidemment au sens de calcul pour mieux jouir, mais au sens d'utiliser sa raison face au plaisir, c'est-à-dire de saisir à la fois les implications de ce plaisir sur les autres et ses conséquences sociales : ce plaisir n'engendre-t-il pas chez moi une plus grande soumission à la totalité ? La force de l'hédonisme contemporain est précisément de laisser croire que le plaisir est gâché par la réflexion.