Le capital : une brève mise à jour
Ce texte constitue un nouveau bilan de notre parcours collectif quant à l’analyse du capital. Il actualise celui que nous avions produit dans la brochure Après la révolution du capital (2018). Que les choses soient claires, malgré nos références encore nombreuses au Marx anticipant certains développements du capital, qui nous paraissent plus que jamais d’actualité, placer Temps critiques dans la continuité des anciens débats internes aux marxismes n’est pas exact. Certes rompre avec toute la problématique de la « valeur » nécessite encore d’en parler et de dire pourquoi. D’où la récurrence toujours présente de notre emploi du terme « d’évanescence de la valeur ».
Du point de vue des sources théoriques, des auteurs comme Polanyi, Braudel, Keynes, le Castoriadis de la fin de la revue Socialisme ou Barbarie, la revue Invariance à partir de sa série II, sont aussi importants pour nous dans cette optique de saisie du rapport social de production capitaliste. Nous avons aussi précisé en 2019 « Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques ? » (brochure de mai 2019), tout en montrant, quasiment dans le même temps, par notre intervention et action dans le mouvement des Gilets jaunes, que pour nous, la rupture du fil rouge des luttes de classes, ne signifiait pas la fin des antagonismes sociaux et des révoltes.
État et capital : situation actuelle
Dans les idées et articles (rares1) qui circulent aujourd’hui sur le capital ou le capitalisme, il est à remarquer qu’il est peu question de l’État et, comme incidente, peu question non plus de la puissance en général et du pouvoir particulier qu’elle confère. L’accent est le plus souvent mis sur le profit, notion passe-partout et sans vertu explicative au niveau microéconomique (pourquoi Elon Musk ou Jeff Bezos voudraient-ils faire encore plus de profit ?) et sans vérification probante au niveau macroéconomique du calcul d’un taux général et de ses variations (cf. l’improbable tendance à la baisse du taux de profit promise par Marx il y a bientôt deux siècles). Ce que beaucoup appellent le néolibéralisme impliquerait cette quasi-disparition actuelle d’un État qui ne conserverait que ses fonctions régaliennes. Ce qu’il faut bien appeler une « vision » plus qu’une perception est mise en avant jusqu’à la caricature, afin de mieux l’opposer à un État d’avant et, in fine, à un capitalisme d’avant, tout aussi caricaturalement envisagé et par conséquent peu défini. Ainsi, on a parfois l’impression que, pour la gauche française d’aujourd’hui, le programme du CNR, ce n’était pas du capitalisme, mais le socialisme à visage humain !
C’est pourtant ce rôle de l’État, certes changeant, et de la puissance publique qui permet de comprendre le lien contradictoire qu’entretiennent économie de marché et capitalisme. En effet, l’économie de marché ne peut exister et a fortiori fonctionner en tant que telle, c’est-à-dire selon les principes libéraux, que lorsque le marché a été institué par l’État (cf. Karl Polanyi). Là où il ne l’a pas été, c’est que, quel que soit le niveau technique atteint, il n’a pas encore dégagé de « forces productives » en vue de l’accumulation et de la reproduction élargie ; l’État est soit encore sous sa forme embryonnaire (les proto-États comme dans l’Athènes de l’Antiquité ou la République romaine), soit il est encore ce que nous appelons un État du premier type (Chine, Égypte pharaonique, etc., ce que Marx qualifiait de « mode de production asiatique »). C’est en effet l’État de deuxième type dans sa forme nation qui a accéléré le mouvement de dissolution des formes communautaires d’une part et favorisé d’autre part l’essor des villes. C’est lui qui a non seulement permis l’éclosion puis le développement des échanges et leur extension, mais a contribué à l’institution du marché, préalable à toute « économie de marché ». Aujourd’hui, dans la tendance des États-nations à se restructurer sous la forme réseau, cette intrication de l’État avec les grandes firmes, au niveau du capitalisme du sommet, fait que ce dernier échappe presque totalement à l’« économie de marché ».
Structuration par niveaux et mise en réseaux
Dans cette nouvelle structuration, le capitalisme du sommet représente le niveau I de la domination capitaliste. Il regroupe les États comme puissance politique, mais aussi économique, avec l’importance prise par les « fonds souverains », les grandes firmes multinationales, les organisations internationales, y compris certaines ONG, les grands syndicats. C’est là que sont censés se régler les grands problèmes de reproduction globale du monde capitaliste et capitalisé : la question de l’environnement et du climat, celle de l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies, la question des paradis fiscaux, la lutte contre le trafic de drogue. À ce niveau du capitalisme du sommet, il y a une indifférenciation des sphères politique et économique : elles sont unifiées ou plutôt totalisées sur la base de la priorité donnée à la fois à la domination (plutôt qu’à l’exploitation), à la puissance (plutôt qu’au profit) et à la capitalisation (plutôt qu’à l’accumulation ; nous y reviendrons). Le personnage d’Elon Musk est le meilleur représentant/symbole de ce capitalisme de la puissance, pour qui le profit au sens traditionnel du terme n’est qu’un élément secondaire (Tesla est un échec de ce point de vue là). Pour paraphraser le Hegel de la Philosophie du droit, Musk est la figure qui « rend effective la réalité substantielle » (transhumanisme, conquête de l’espace). Et Trump est son « digne » pendant politique, mais pour les deux il est clair que cette distinction entre politique et économie n’a plus de raison d’être.
Le niveau II est celui de la spécificité nationale ou régionale de reproduction des rapports sociaux (rapport capital-travail et niveau de salaire minimum, fiscalité respective, éducation/formation/ recherche, plus ou moins grande intervention économique et sociale de l’État, rapport à l’immigration, choix stratégiques, énergétiques et militaires), poids des médias. L’État y persiste encore dans sa forme nation, mais avec d’importantes distorsions comme celles qui président à la résorption des institutions. Il en résulte une tendance à l’indistinction des sphères publiques et privées avec, entre autres, une privatisation partielle de la fonction publique et territoriale réorganisée en mode réseau, la disparition de la séparation société politique–société civile. C’est à ce niveau que se trouve l’essentiel de ce qui reste de l’« économie de marché », celle qui subit les prix plus qu’elle ne les fixe (cf. actuellement le prix du gaz). En effet, les liens de dépendance se sont durcis entre donneurs d’ordre et sous-traitants, les franchises avalent les indépendants, la plateformisation gagne du terrain, tout comme le commerce électronique qui concurrence certes l’activité traditionnelle, mais ne repose pas lui-même sur les principes de la concurrence.
Le niveau III est, pour sa part, là où dominent les zones grises de l’emploi entre travail déclaré et non-déclaré dans des secteurs comme le bâtiment, la restauration, le nettoyage et l’aide à la personne, ainsi que la variété des statuts : contrat de travail relevant du droit commercial et non plus du droit du travail, auto-entrepreneuriat, déguisé ou non, se distinguant de l’artisanat, ubérisation des conditions, chômage de longue durée, qui entraînent des réponses politiques en termes de « traitement social » (RSA, CMU). Il comprend aussi l’économie informelle ou de subsistance dans les pays pauvres, dont l’activité de trafic au niveau local, national et international qui irrigue les deux autres niveaux à travers les pratiques de blanchiment.
Ces trois niveaux ne forment pas trois mondes étanches comme cela pouvait être le cas à l’époque où Fernand Braudel cherchait à cerner les premiers développements du capital entre le XVIe et le XVIIIe siècles, car ils sont à la fois hiérarchisés et articulés au sein du procès de globalisation. Le premier fonctionne principalement à la puissance, le second au profit, le troisième au rapport direct/immédiat de pouvoir encore bien souvent personnel. Mais il y a interaction entre eux : le niveau I organise, investit, rentabilise grâce aux grandes quantités produites (les « majors »), le second innove (les start-ups) et produit en quantité limitée par manque de surface financière en attendant de passer la main, le niveau III sert de base arrière, alternative ou souterraine.
Dans cette nouvelle structuration, c’est aussi le rapport public-privé qui se transforme. Avant-hier, la puissance des Rockefeller et autres Carnegie ne concernait essentiellement que le secteur privé (la division économique-politique dont parle Fraser) ; hier avec Ford cela commença à changer (le mode fordiste de régulation), mais aujourd’hui il y a confusion des secteurs. Cela se remarque particulièrement avec la puissance que développe ce que Yannis Varoufakis appelle le cloud capital2. Elle confirme l’obsolescence de la distinction entre société politique et société civile, en conséquence de quoi ces notions n’ont plus grand sens dans la société capitalisée. Évoluant au niveau du capitalisme du sommet, les grandes entreprises contournent les marchés ou vendent directement en dehors de tout marché. La transformation progressive des grands médias qu’on appelait auparavant médias d’opinion (sous-entendu politiques) en médias tout-terrain fouillant les cœurs et les corps (sous prétexte de visibiliser ce qui ne l’était pas) brouille aussi et de plus en plus la frontière avec les « réseaux sociaux ». Ce qui était à la modernité finissante de l’ordre de la « tyrannie de l’intimité » comme disait Richard Sennett, et donc plutôt de l’ordre de la domination et de la dépendance, est aujourd’hui dans la postmodernité de l’ordre de la subjectivisation nécessaire à la capitalisation. Les entreprises de services ne sont pas en reste, puisque les professionnels du marketing envisagent de développer ce qu’ils appellent « l’intimité à long terme avec le client » et s’emploient à perfectionner diverses techniques et procédures de création de « liens communautaires ». Le capitalisme, qui a détruit progressivement toutes les formes de communautés qui lui préexistaient ou qui y résistaient tant bien que mal, produit maintenant, dans la société capitalisée, de multiples communautés, à telle enseigne que la question de l’existence même d’une « société3 » ne peut que se poser en bout de processus, et cela sans que pointe, en retour et en échange, la perspective d’une communauté humaine.
Nous avons souvent parlé de l’institution historique du marché par l’État ; eh bien, là nous assistons à sa désinstitutionnalisation. Qu’elle soit partielle ou totale dépendra des rapports de forces entre fractions du capital, États inclus. Pour exemple récent, sur les 70 milliardaires de la Silicon Valley, très peu ont soutenu Trump en 2016, 20 l’ont soutenu en 2024 (encore que beaucoup d’autres s’y sont ralliés après sa victoire), mais ce sont ceux qui bousculent les anciennes séparations et participent à la capitalisation de toutes les activités. La création d’un département de l’efficacité gouvernementale, avec le soutien du Wall Street Journal et la nomination de Musk comme super-consultant du président, vont dans le même sens d’une totalisation du capital, avec une mise en réseau des différentes fractions de puissance et de pouvoir en lieu et place de leur séparation. D’où le paradoxe que ce redéploiement, et particulièrement aux États-Unis, puisse apparaître comme « anti-système » (le « système » étant alors assimilé à l’administration fédérale). Dans la forme réseau de l’État, la bureaucratie au sens wébérien du terme voit sa fonction d’organisation réduite à la transmission et l’application tatillonne des ordres. La puissance publique cède le pas à la gestion, tantôt publique, tantôt privée car, d’une manière générale, la question de la propriété perd de son importance4. En effet, si au premier abord la concurrence semble partout s’exercer, c’est plus un effet d’optique qu’une réalité. Au niveau des grandes métropoles et plus généralement de tous les centres-villes, le commerce « indépendant » n’existe pratiquement plus qu’à l’état résiduel, liquidé à la fois par des évolutions structurelles tel le développement des petites et moyennes surfaces des grands distributeurs, des évolutions technologiques telles l’utilisation et la diffusion du commerce électronique et des facteurs conjoncturels comme la crise sanitaire. C’est ensuite l’ensemble des services qui s’est plateformisé, par exemple avec les plateformes virtuelles chinoises (Alibaba, Tencent, TikTok, JD.com, DiDi), qui se sont développées dans l’information, les transactions commerciales, les applications pour mobiles et pour l’industrie ; et aussi avec la création de grands cabinets pour chaque profession libérale (Doctolib, etc.). L’agriculture, elle, est pour la plus grande part sous le régime des prix garantis, parce qu’administrés en Europe par la PAC. Dans la banque et l’assurance, les établissements n’arrêtent pas de s’associer ou de fusionner parce que, comme dans l’industrie, il y a un changement d’échelle géographique et de taille de la « concurrence ». Et qu’elles se redéploient sur des bases multifonctionnelles (la banque-assurance).
Il s’agit, sur des marchés mondialisés, d’atteindre ce que les économistes appellent la « taille critique ». La théorie de la concurrence parfaite développée par les économistes néoclassiques n’était en effet qu’une idéologie ayant peu de rapport avec le terrain, puisqu’elle supposait, entre autres, qu’aucune firme ne puisse influer directement sur le prix. Devant cette absurdité théorique, qui néglige l’effet de taille et donc de puissance, même les États-Unis libéraux durent mettre en place les lois anti-trust (introduites au tournant du XIXe et XXe siècles pour encadrer le « capitalisme sauvage »). Le capitalisme naît certes de la concurrence (cf. la loi Le Chapelier contre les corporations pendant la Révolution française), mais dans sa dynamique, il porte le monopole comme la nuée porte l’orage. C’est d’ailleurs ce que craignait Schumpeter qui voyait le plus grand risque de crise dans la tendance monopolistique du milieu du XXe siècle, puisque si elle favorise le profit (en l’occurrence le surprofit), elle permet aussi de maintenir des positions rentières dites d’innovation. Les néolibéraux y voient, eux, aujourd’hui, une tendance au maintien d’un prix élevé qui pénalise le consommateur5.
Aujourd’hui, cette tendance à la concentration prend couramment la forme de la fusion-acquisition. Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : quand la croissance est forte, leur rythme s’accélère, quand elle est faible comme aujourd’hui, il ralentit. Schumpeter s’inquiétait aussi du risque que cette tendance faisait courir à la recherche et à l’innovation, mais les marchés oligopolistiques d’aujourd’hui pensent avoir réglé le problème en sous-traitant implicitement l’innovation au secteur encore concurrentiel des start-ups. Le fait qu’aujourd’hui l’innovation doive être plus disruptive que « rentable » renforce la tendance au monopole de fait et au prix arbitraire.
Valeur et prix
Nous avons abandonné, après avoir beaucoup écrit dessus, de 1990 jusqu’au début des années 2000, toute théorie de la valeur. Plusieurs éléments nous y ont entraînés. Notre analyse de la perte de centralité du travail vivant dans le procès de valorisation menait mécaniquement à la critique de la « valeur-travail ». L’importance de l’amont et de l’aval du processus de production stricto sensu nous a conduits à la notion d’évanescence de la valeur à partir du moment où elle ne peut plus être rapportée à la production et au travail productif, mais qu’elle parcourt tout le procès de l’amont à l’aval et que l’imputation de sa source devient hautement problématique6. Accessoirement, nous avons réfuté l’idée d’une « valeur » de la force de travail : nous ne la pensions plus comme une marchandise puisqu’elle n’est pas « produite » au même titre que les autres ; elle ne l’est que politico-socialement, par le fait que la capacité de travail humain est transformée en force de travail. Marx lui-même en parlait souvent, et Polanyi plus tard, comme d’une « quasi-marchandise ». Elle n’a donc pas de « valeur », mais seulement un prix, ce qui détruit la base de bien des calculs économiques de Marx. Celui-ci s’est évertué progressivement à faire passer ses résultats pour des lois économiques (cf. son rattachement à la loi d’airain de la baisse des salaires théorisée par Ricardo), abandonnant ainsi sa position préférentielle de critique de l’économie politique bourgeoise pour celle, positiviste, de la « science économique7 » (plus-value et taux d’exploitation8, baisse tendancielle du taux de profit, loi de paupérisation, etc.). En revanche, pour des théoriciens aussi différents que Keynes, l’aristocrate anti-bourgeois (« la question de la valeur est aussi vaine que celle sur le sexe des anges »), Castoriadis (la valeur comme « signification imaginaire sociale » ou représentation à partir du no 31 et surtout 35 de Socialisme ou Barbarie) et surtout les opéraïstes italiens dans les luttes d’usine des années 1968-1975 (le salaire « variable indépendante » de Sraffa et Tronti, puis le « salaire politique » de Negri), la « valeur » de la force de travail n’est fonction que du rapport de forces entre les classes sociales dans une conjoncture déterminée spatialement et temporellement. Une bonne prémisse pour abandonner la problématique de la valeur pour celle des prix. La lutte en Guadeloupe sur cette même question des prix avec le Manifeste sur les produits de haute nécessité (février 2009) semblait aussi ouvrir des perspectives. Le capital en tant que rapport social est un rapport de subordination et donc de pouvoir.
Puisqu’il est légitime de s’interroger sur la portée politique d’une théorie, nous pouvons conseiller de se pencher sur le rapport entre la théorie opéraïste italienne (la théorie communiste de son temps ?) et les luttes italiennes des années 1960-19709. Défendre aujourd’hui la théorie de la valeur-travail ne permet pas de comprendre le rapport entre accumulation et capitalisation10 et elle débouche le plus souvent sur l’opposition entre économie réelle et finance. L’accumulation est essentiellement définie comme augmentation du stock de biens d’équipement réels. Sont alors négligés les stocks d’actifs financiers eux-mêmes accumulés, par exemple par l’achat d’actions et d’obligations, qui vont être considérées au mieux comme une façon indirecte d’acheter des biens d’équipement. Les flux financiers sont encore plus négligés, puisqu’ils vont être compris comme étant en dehors du circuit économique. En effet, le « capital fictif » n’est considéré, par les économistes orthodoxes comme par les économistes « atterrés », que sous sa forme spéculative ou de crédit et non comme avance en capital ou anticipation du profit futur11, par exemple sous la forme financière du « capital-risque », qui a constitué la part la plus importante du financement privé des nouvelles technologies de l’information. On peut être tenté de faire le même constat quant à l’indignation morale plus que politique devant l’essor des produits dérivés, comme s’ils étaient le signe d’une « économie de casino » déconnectée de l’« économie réelle » (il y en aurait donc une « irréelle » ?), alors qu’en dehors de leur fuite en avant dysfonctionnelle, ils ont pourtant joué un rôle clé dans la stabilisation des marchés des changes à la suite de la disparition du régime des taux fixes12.
Plus concrètement, nous avons d’autant plus facilement abandonné, au niveau théorique, les théories de la valeur pour les prix que, sur le terrain économique, la distorsion entre « valeur » et prix s’est faite plus évidente. Si on a pu dire jusqu’aux années 1970 que le capitalisme, c’est « la valeur en procès », aujourd’hui, après ce que nous appelons la révolution du capital13, nous pouvons dire, si nous gardons ce même vocabulaire — pourtant non pleinement satisfaisant parce que la valeur apparaît encore ici comme liée à une substance (le travail concret ou abstrait, peu importe14) —, que le capital domine la valeur. Le capital, ce n’est plus la valeur en procès dans la production et le travail, mais le propre procès du capital dans lequel la valeur se perd dans un mouvement plus large. C’est ce nous essayons de rendre avec notre notion d’évanescence.
Le capital domine la valeur en affirmant ses propres catégories : prix et coûts de production à la place de valeur, profit à la place de plus-value. Le procès de valorisation est vidé de sa substance : la plus-value, parce qu’il se pose en source à travers la domination du travail mort (immense accumulation de capital fixe) sur le travail vivant. Il se fait force productive comme Marx l’anticipait avec son analyse du general intellect15, ce qui entre en contradiction avec la plupart de ses textes « économiques », dans lesquels le capital fixe ou travail mort ne fait que transmettre une partie de sa valeur sans en créer. De la même façon, le travail productif peut difficilement être considéré encore comme seul producteur de plus-value à une époque où il représente un pourcentage fortement décroissant du travail dans son ensemble. Il n’est plus qu’une partie du travail en général. Dans cette forme indéterminée, il devient productif, parce que, in fine, producteur de profit. C’est pour cela qu’on peut encore attendre longtemps la baisse tendancielle du taux de profit.
Pour les rapports sociaux de production capitaliste, peu importe la forme (capital), que ce soit celle de la finance, de la publicité, de la production sidérurgique ou de la conquête de l’espace, l’organisation de la puissance nucléaire, le crédit, pourvu que soit produit un incrément de valeur. La loi de la valeur (travail) n’est donc plus une représentation adéquate pour le capital, même si l’économie bourgeoise de l’époque de la révolution industrielle (Ricardo) s’est appuyée dessus dans sa lutte contre les théories mercantilistes et les grands propriétaires terriens. Mais dès l’origine, elle a été une vision réductrice, qui ne voit pas dans le capital la réalisation d’un projet humain, « l’utopie-capital », pour reprendre une expression centrale chez Giorgio Cesarano et Jacques Camatte, même si celle-ci se poursuit dans la séparation et l’aliénation. Avec le capital, les hommes pensent échapper à la nature, à l’animalité et même à l’humanité.
La révolution du capital
Le propre de la révolution du capital, c’est de tout faire cohabiter, donc tout et son contraire, sans rien dépasser (tout le monde s’est moqué du « en même temps » de Macron et pourtant16...). Ainsi, aujourd’hui l’intelligence artificielle n’est pas une simple continuité augmentée du general intellect (GI). Alors que Marx percevait le GI comme un élargissement des stricts rapports de production à l’ensemble des connaissances scientifiques et techniques, une valorisation qui restait fixée à la production, l’IA intervient dans la circulation et la reproduction des rapports sociaux et contribue à la capitalisation de toutes les activités humaines et non humaines.
Ce que certains (par exemple Nancy Fraser) appellent le « tournant historique majeur » des années 1980-2000, ou « néolibéralisme », est ce que nous appelons la révolution du capital et non pas une contre-révolution (il n’y a pas eu révolution, mais seulement insubordination prolétarienne et de la jeunesse dans la période). On est dans un processus de totalisation du capital — ce qui ne veut pas dire unification, car il existe différentes fractions de capital. La notion plus courante de globalisation est d’ailleurs assez appropriée à la description du processus (à condition de ne pas la réduire à la seule mondialisation des échanges). Mieux en tout cas que celle de financiarisation qu’emploie Fraser, qui amène en général à l’idée d’un capitalisme spéculatif ou parasitaire — une facilité qu’elle évite d’ailleurs. En revanche, elle emploie souvent l’expression « par nature, le capitalisme ». Or justement, le capitalisme n’a pas de « nature ». Il est labile, protéiforme, et il n’est pas plus financier que commercial ou industriel. Il n’est pas non plus la succession de ces formes en fonction d’une évolution au cours du temps qui se ferait sur le même modèle que celui de la succession déterministe-marxiste des modes de production, du moins évolué vers le plus évolué ou progressiste17.
Le développement du capital exige toujours un financement, mais c’est le mode de financement qui a changé. L’accroissement de la vitesse des échanges et leur extension ont exigé un accroissement correspondant des moyens de circulation par recours à la finance dite directe, celle du « marché » financier. Il comprend l’ensemble des institutions financières dont les banques ne sont qu’un élément qui coexiste désormais avec les investisseurs institutionnels (par exemple en France, Caisse des Dépôts et Consignations et Caisse d’épargne) et les fonds de pension par capitalisation, qui représentent une démocratisation du statut d’actionnaire. En effet, dans les pays anglo-saxons surtout, celui-ci n’est plus principalement un rentier au sens historique du terme, mais le plus souvent un salarié actif ou retraité. Pour être complet, on signalera également l’existence des fonds souverains des États, par exemple pétroliers, et enfin les fonds essentiellement spéculatifs (hedge funds et « fonds vautours »).
Ce processus de totalisation, malgré son apparence abstraite de « système », ne doit pas renvoyer à la thèse d’un « capital automate ». Il est en effet agi par des fractions de capital (les GAFAM n’ont pas les mêmes intérêts de court ou moyen terme que Walmart ou les compagnies pétrolières) et des forces sociales puissantes (grands syndicats réformistes et grands médias18), qui intègrent, ou du moins tentent de le faire, la crise comme une composante de la dynamique d’ensemble. Son existence n’est plus niée comme elle a pu l’être à l’époque où dominait une théorie néoclassique, pour qui la crise ne pouvait venir que d’obstacles extérieurs au libre marché (l’intervention de l’État, des syndicats, de la firme monopolistique, etc.). Elle n’est plus non plus considérée comme crise finale, sauf par les marxistes orthodoxes, ou dramatisée, hormis dans sa dimension finalement apolitique de mise en danger de la planète, sans que cela soit forcément relié au capitalisme lui-même19. La crise de 2008, par exemple, loin d’être une crise finale, a permis de purger certains aspects « sales » du marché financier et de mettre en place des pare-feux au niveau des banques centrales et des États. La dernière crise sanitaire a, elle, accéléré la plateformisation, le commerce électronique, le travail à distance. Ces crises ne sont certes pas auto-entretenues ou provoquées sciemment, selon un « plan du capital » qui supposerait son unité parachevée, mais elles fournissent des opportunités à certaines fractions ou forces en présence. Elles entretiennent une dialectique de transformation au sein du rapport social capitaliste qui n’épouse pas nécessairement ou essentiellement l’ancienne dialectique des luttes de classes, comme le montrent, pour la France, les luttes de Notre-Dame-des-Landes, contre les grandes bassines et autres grands projets, le mouvement des Gilets jaunes.
Pour conclure provisoirement
Ce n’est plus la valorisation qui est le moteur de la dynamique d’ensemble, mais la capitalisation. Comme celle-ci est différentielle20, c’est en son sein que perdure la concurrence (il n’y a pas que des gagnants). Par ailleurs, la capitalisation telle que nous l’appréhendons n’est pas seulement affaire de capitalisation boursière (celle où prévaut le « capital fictif21 ») ou d’accélération de la vitesse de rotation du capital entre A et A’ en virtualisant le passage par la production (A-M-A’). Il s’agit aussi de capitaliser toutes les activités humaines sans obligatoirement passer par la marchandisation, par exemple avec l’apparence de gratuité22 que donnent les différentes possibilités et usages de l’Internet (les logiciels libres), le développement des associations bénévoles, l’engouement et la participation coopérative à de grands événements symboliques comme l’organisation des Jeux olympiques.
Voilà en somme le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Temps critiques, le 11 janvier 2025
Notes
1 – Cf. Nancy Fraser, « L’impossible démocratie de marché », in Le Monde diplomatique, décembre 2024.
2 – Cf. Yannis Varoufakis, « Les géants de la Big Tech se sont installés dans le bureau Ovale », in Le Monde, les 5-6 janvier 2025.
3 – Cf. Alain Touraine, La fin des sociétés, Seuil, 2013.
4 – Dans L’âge de l’accès, La Découverte, 2005, J. Rifkin, dit en substance : Aujourd’hui, il y a l’économie de marché, fondée sur la propriété. Demain, il y aura l’économie de réseau, fondée sur l’« accès ». Au lieu d’acheter des biens, on pourra louer des services, pour la durée désirée (cf. le leasing automobile, qui tend à dominer). La « valeur » sera dans les concepts, les images, les expériences, bien plus que dans le patrimoine matériel. Cette société de réseau, qui nous fait entrer dans la véritable « postmodernité », produira aussi un nouveau type d’être humain, à « personnalités multiples », à la recherche des expériences les plus diverses.
5 – C’est dans cette perspective que l’UE s’est opposée à toute politique de « champions européens » en ne tenant pas compte du changement d’échelle géographique des marchés, parce que la conception de l’Union qui l’a emporté à Maastricht a été celle de la séparation étanche entre relations économiques et politiques. En voulant maintenir une concurrence interne à l’Europe, elle a, par exemple, provoqué la disparition de l’électronique européenne. Mais on pourrait prendre l’exemple des batteries de la « réindustrialisation » européenne et la différence colossale de taille (en milliards d’investissements) entre ce projet et celui de l’entreprise phare sud-coréenne en ce secteur. Plus actuel encore, l’UE s’oppose actuellement à une possibilité de rapprochement entre Renault et Stellantis, malgré les difficultés spécifiques rencontrées par les constructeurs automobiles européens dans le passage à la voiture électrique.
6 – J. Guigou et J. Wajnztejn, L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004. Après un temps de parcours commun avec ce qui s’est autoproclamé par la suite « école critique de la valeur » (mais n’est pas école de Francfort qui veut), nous n’avons pu que constater notre différend, puisque leur analyse les conduit à l’opposé de l’évanescence à l’idée de triomphe de la valeur. Secondairement, leur critique de la valeur-travail au profit de la « forme-valeur », fondée sur le travail abstrait, s’est avérée inopérante puisque leur analyse (Anselm Jappe) de la crise de 2008 comme crise finale les a renvoyés mécaniquement, mais logiquement, à ressortir la valeur-travail des poubelles de l’histoire et à se référer positivement à l’économie réelle contre la « finance » (cf. la critique qu’en fait Jacques Wajnsztejn dans « Une énième diatribe contre la chrématistique », nov. 2011). Le capital fictif pour Jappe n’est qu’une phase de « crédit à mort » comme le titre un de ses ouvrages.
7 – Mais en voulant se transformer en science, la critique de l’économie politique a abandonné le terrain de l’entreprise et de la microéconomie, où pouvaient se mesurer les choses, pour le terrain macroéconomique des grands agrégats, qui devaient confirmer l’exactitude des hypothèses émises. L’exemple le plus célèbre de ces apories marxistes est celui de la transformation des valeurs en prix de production, que les plus grands mathématiciens marxistes (Italiens en l’occurrence) n’ont jamais réussi à résoudre ; et une baisse tendancielle du taux de profit qui n’en a jamais fini de « faire tendance » (elle serait indémodable). Ceux qui manient les statistiques du capital sur la « valeur ajoutée » ne se posent pas tant de questions.
8 – La notion d’exploitation peut très bien restée opérante aujourd’hui sans pour cela que l’on fasse sien le taux d’exploitation de Marx, correspondant à un calcul mathématique dont les facteurs sont discutables.
9 – Jacques Wajnstejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, À plus d’un titre, 2021.
10 – Ce concept se soucie moins d’une origine que d’un mouvement et d’un résultat : la transformation de capital en flux financiers. Marx disait déjà : « Constituer du capital fictif s’appelle capitaliser » (Œuvres, Gallimard, p. 1755) et il se posait la question d’un capital qui fructifie tout seul (ibid., p. 1965, 1973-1974) sans donner de réponse sur le caractère particulier ou structurel de la chose. Mais pour nous, 150 ans plus tard, est-ce encore une question ? Le concept de capitalisation nous paraît plus pertinent aujourd’hui que celui de valorisation, à partir du moment où on critique la théorie de la valeur-travail… et toute théorie de la valeur. Enfin, et ce n’est pas le moins important, parce qu’il rend compte de la tendance à étendre cette capitalisation à toutes les activités humaines et non seulement à celles liées à la production et au travail (cf. notre notion de société capitalisée).
11 – Cf. le « mystère » de la cotation en Bourse des TIC et de la valorisation à plus d’un milliard de dollars, hors cotation et chiffre d’affaires, des licornes.
12 – Cf. l’article de Larry Cohen, « Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral », in Temps critiques, no 22).
13 – En parlant de révolution du capital, nous restons en partie fidèles à la vision de Marx d’un mode de production capitaliste révolutionnaire ; mais sans lui accorder le moindre sens progressiste et a fortiori sans lui accorder une portée politique pour un possible devenir-autre.
14 – À travers la mode, la publicité, le phénomène des marques, la consommation de concepts et non seulement de produits, le prix retrouve le sens d’une « valeur » et exprime une richesse, certes aliénée. Cela renforce l’idée que le prix est la vérité de la valeur et non pas son masque, qui dissimulerait l’essence des choses sous le voile de l’apparence. Cela suppose l’abandon de la théorie du fétichisme de la marchandise et aussi de celle de la fausse conscience. La valeur n’est plus qu’une représentation. La multiplicité des valeurs et la tendance à leur équivalence dans la société capitalisée constitueraient un phénomène nouveau dans l’histoire du capitalisme. Notre concept d’évanescence de la valeur accompagne bien ce mouvement si on ne le circonscrit pas au champ de l’économie.
15 – Dans le « Fragment sur les machines » in « Grundrisse » 3. Chapitre du Capital, UGE, coll. 10/18, 1968, p. 323-351. Pour une édition plus récente, voir Le Fragment sur les machines, Éditions Entremonde, 2024.
16 – C’est la dialectique à la petite semaine qui lui fait reconnaître qu’il n’y a aucune synthèse qui dépasserait thèse et antithèse.
17 – La finance est en effet présente aussi bien au XVIe siècle, pour participer au développement des « villes-monde », qu’aujourd’hui pour le financement des nouvelles technologies (« capital-risque ») ou à travers le développement du capital fictif.
18 – En 1984 déjà, Yves Montand disait : « Vive la crise » et Libération, ce journal de la révolution du capital, en faisait son titre de première page.
19 – Cf. d’un côté la deep ecology, de l’autre, la critique anti-industrielle, qui peut parfois se doubler d’une critique anticapitaliste.
20 – Le fait de mettre en avant cet aspect différentiel de la capitalisation permet de ne plus privilégier l’analyse en termes de dévalorisation générale et encore moins en termes de « décadence », mais de « reproduction rétrécie » par différence avec la notion marxienne de « reproduction élargie », qui caractériserait le capitalisme sur la longue durée. Voir Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Le capital comme pouvoir, Max Milo Éditions, 2012, p. 530 et seq.
21 – Avec le développement du capital fictif, le capital global tend à se présupposer en dehors d’une valorisation par le travail (vivant). Et aussi : « Le capital ne part plus de présuppositions pour se développer, mais il se présuppose lui-même ; il part de lui-même et crée les conditions de sa conservation et de sa croissance » (« Grundrisse » 2. Chapitre du Capital, p. 280, UGE, coll. 10/18, 1968).
22 – Un nombre croissant d’entreprises offrent gratuitement leurs produits pour attirer les consommateurs, auxquels elles font ensuite payer le service et les extensions qui accompagnent le produit.