Temps critiques #8

Cette liberté qui nous subjugue

, par Yves Bonnardel

Cet article est extrait d'un travail en cours qui vise à mettre en évidence comment les idées de Nature et d'Humanité (et de liberté, puisque elle est censée être l'attribut distinctif des humains) forment une unité idéologique, et ont pour fonction, d'une part d'assurer les dominations par lesquelles des classes d'êtres sont appropriées par d'autres (comme ce fut le cas pour les esclaves, l'est bien souvent encore pour les femmes, et comme ça le reste pleinement actuellement pour les animaux non humains), et d'autre part, ont pour fonction conjointe d'affermir la subordination généralisée des individus à l'ordre social. Seuls des extraits sont présentés, l'intégralité du texte (concernant l'idée de liberté) est disponible à la revue, sur simple demande.

Contre l'idée humaniste de liberté et sa fonction

« L'humanisme, c'est ce qui a inventé tour à tour ces souverainetés assujetties que sont l'âme (souveraine sur le corps, soumise à Dieu), la conscience (souveraine dans l'ordre du jugement, soumise à l'ordre de la vérité), l'individu (souverain titulaire de ses droits, soumis aux lois de la nature ou aux règles de la société), la liberté fondamentale (intérieurement souveraine, extérieurement consentante et « accordée à son destin »).
[…] Le système de propriété privée implique une telle conception : le propriétaire est seul maître de son bien, il en use et en abuse tout en se pliant à l'ensemble des lois qui fondent sa propriété. »1

La liberté humaniste recouvre un grand nombre de sens distincts, politiques, juridiques, métaphysiques, etc., et ses implications concrètes sont omniprésentes et concernent tous les domaines de la vie sociale contemporaine. C'est en partie de cette polysémie et de ce flou que l'idée de liberté tire son attrait et son pouvoir : un pouvoir qui, comme on le verra, nous dessert quelque peu. Mais c'est plus encore du fait que la liberté procure une dignité, est une dignité, en étant un privilège. « Tout flatteur vit aux dépends de celui qui l'écoute » : c'est en premier lieu de ce qui nous valorise (nous flatte) qu'il convient de se méfier, et tout ce qui est socialement censé faire notre éminente dignité humaine m'est d'emblée suspect. C'est de toute façon pour moi un postulat de départ, que l'idée de liberté est une sorte de papier tue-mouches à multiples facettes, où viennent depuis trop longtemps s'engluer les humains : c'est dire si je suis impartial et objectif. J'omets donc sciemment de parler de tous les bienfaits dont les humains sont redevables à l'idée de liberté, et de combien elle leur est douce au sein des incessantes vicissitudes de la vie quotidienne : d'autres s'en chargent bien mieux que je ne le ferais.

1° – Considérations générales sur sa fonction sociale

« Ce que nous constatons aussi, c'est que ce sentiment de liberté ne permet généralement pas de refuser des comportements qui nous engagent à notre corps défendant ; il fait plutôt partie de leur contexte social. […] C'est ce sentiment là qui nous rend si vulnérables. »2

La liberté, don que Dieu ou Nature a gracieusement fait aux propriétaires, est devenue depuis l'Antiquité grecque leur caractéristique fondamentale.

J'entends par propriétaires ceux qui sont socialement reconnus et posés comme ayant la propriété de soi-même (et qui peuvent dès lors posséder des biens, y compris d'autres êtres, qui eux sont appropriés) : ce sont ceux qui ont statut de membres du corps social ; ceux qui sont propriété d'autrui (animaux, esclaves, serfs, femmes, enfants mineurs…) ont, eux, un statut d'outil du corps social, exactement au même titre bien souvent que les objets inanimés. La Modernité a été le mouvement par lequel, au cours des siècles, de plus en plus de catégories d'humains ont accédé au statut de propriétaires… C'est-à-dire, entre autres, à la capacité de commercer et de vendre leur force de travail, qui auparavant était directement appropriée puisqu'eux-mêmes l'étaient.

Historiquement, toujours la liberté est le privilège idéologique des propriétaires, la détermination naturelle, elle, s'appliquant exclusivement aux appropriés3. En fait, les propriétaires sont plutôt des usufruitiers, y compris d'eux-mêmes, et c'est la société dans son ensemble qui en est la véritable propriétaire, via l'État, puisque c'est lui (elle) qui en décide en fin de compte selon ses propres impératifs. Ceux que j'appelle donc improprement propriétaires (par facilité) sont donc également appropriés, mais directement par le corps social dans son ensemble (c'est ce qu'exprimé leur statut de membres), et non indirectement par certains humains (ce qui correspondrait à un statut d'outils, ou, pour reprendre le mot d'Aristote à propos des esclaves, d'instruments animés).

Notre fameuse liberté, apanage donc des propriétaires, est d'abord un outil de distinction et de valorisation.

Outre que par elle les dominants se différencient absolument des autres animaux et des autres appropriés humains et trouvent matière à se reconnaître entre eux comme des pairs et à se magnifier sans cesse dans une orgie de qualificatifs plus outrés les uns que les autres, elle permet(tait) une gradation efficace dans l'attribution à chacun de son humanité, c'est-à-dire en fait, de sa valeur : les Grecs se savent plus humains que les Barbares parce qu'ils savent user de leur liberté à bon escient, c'est-à-dire, en adhérant à un ordre de liberté, à un ordre conforme à leur essence d'êtres libres. De même, les chrétiens médiévaux se conçoivent comme une forme supérieure d'Humanité, en ce qu'ils reconnaissent librement la vraie foi, la véritable destination de l'Homme, et adhèrent d'eux-mêmes, toujours en toute liberté, à la Révélation. Le même schéma se répète tout au long de l'histoire occidentale : par la suite, les occidentaux seront civilisés (et on sait combien la civilisation est devenue dès la fin du Moyen Âge le critère d'humanisation4) par le fait qu'ils adhèrent à un ordre politique en suivant leur raison, etc.

Mais cette valorisation qu'opéré par contraste la notion de liberté n'est certainement pas sa fonction principale ; celle-ci est plutôt de permettre aux individus de se soumettre activement à ce qu'on attend d'eux, à ce que la société, ou leur groupe d'appartenance, exige d'eux. La valorisation que procure l'idée qu'on est libre concourt alors elle-même à cette tâche : elle est même un aspect nécessaire du processus d'adhésion. Dans l'idéologie humaniste, la liberté s'oppose à la détermination naturelle, et oppose ainsi l'Humanité (valorisée) à la Nature (dévalorisée) : elle est même le point de distinction fondamental et c'est toujours finalement d'elle que l'on parle lorsque l'on met en avant la raison, l'intelligence, le langage, la capacité à faire des outils…

Le fin fond de l'idéologie générale de la société (et pas seulement la société humaniste) consiste en ceci : les choses naturelles sont immédiatement leur nature, et ne peuvent être autre chose. La nature des humains (des membres du corps social, plus exactement) est, elle, au contraire à conquérir : elle n'est pas donnée, elle est à réaliser — ou à retrouver, ce qui revient au même5. Être libre, pour un dominant, signifie donc qu'il est investi d'une dignité dont sont dépourvus les dominés (et tout particulièrement les animaux, qui sont tout en bas de l'échelle des dominés, et donc absolument dévalorisés), mais qu'il doit faire fructifier : la liberté constituant son essence, elle est cet essentiel en lui qu'il doit réaliser. Sa liberté est donc son devoir-être, ce qui peut naïvement sembler paradoxal : mais c'est que la liberté ne peut s'objectiver que par des choix, et tous les choix ne sont pas auréolés de la sainteté de la liberté et de l'humanité. Tous ne sont pas des « vrais » choix, tous ne respectent pas ce qui en moi est essentiel, tous ne sont pas « authentiques » : c'est ainsi que le prétendu anti-naturalisme humaniste s'associe toujours à un essentialisme plus ou moins élaboré, qui permet à chacun d'intégrer les normes et identités sociales. Comme on le verra à propos du jugement et des « circonstances atténuantes », et comme on l'a déjà vu à travers le bref historique ci-dessus6, la réalisation de la liberté de chacun passe par son adhésion aux formes religieuses ou politiques du moment, et plus immédiatement encore, par son adhésion aux multiples contraintes sociales du quotidien.

C'est si vrai que chez les Grecs de l'antiquité comme au siècle des Lumières, tout l'art des panégyristes du pouvoir est toujours de montrer que telle ou telle forme de gouvernement est dictée par la raison (la liberté), répond à ses exigences, et correspond ainsi à l'essence de l'Humanité. C'est ce que font encore les humanistes contemporains avec la démocratie : on est humain à condition de ne pas être du bétail, à condition que nul berger ou pâtre ne nous tienne sous tutelle. On est humain à condition de ne se soumettre qu'à son humanité, qui est aussi celle de tous les autres humains, et qui est l'humanité commune, le règne de l'égalité (pas de berger qui serait d'une nature supérieure) et de la liberté (pas de berger qui nous commanderait).

Dans l'ancien temps, sous ses formes les plus primitives (mais qui correspondent aussi au naturalisme moderne des tenants du retour à la Nature, des nouvelles mystiques…), la liberté est la possibilité reconnue et encouragée de s'accorder à l'Ordre (naturel ou social, c'est selon et ça ne change pas grand chose), et ainsi faisant, de renouer avec l'essentiel en soi-même, qui est sa nature en conséquence de quoi, en récompense, on accède à la vertu, à la sérénité, au bonheur : car, dans cet archaïque naturalisme, mon essence, l'essence de l'individu humain, n'existe que dans ma correspondance avec le Tout, Cosmos ou Bien Public, dont elle est une émanation. Correspondance à établir, donc, alors qu'elle est a contrario censée être immédiate pour tous les « êtres naturels ».

Avec la Modernité, la liberté devient la possibilité reconnue (qui n'est reconnue, elle aussi, que pour être encouragée) de s'accorder, directement cette fois, avec soi, avec ce qui en soi est essentiel, théoriquement sans idole ni modèle. C'est, par exemple, le pathos de l'authenticité de Sartre et des existentialistes. « L'existence précède l'essence » : autrefois, l'existence découlait de l'essence, désormais c'est l'inverse. Seul hic : il y a toujours une essence qui est là, qui attend. Autrefois, il suffisait de la respecter, de ne pas s'en écarter ou de la retrouver ; aujourd'hui, il faut la construire ! Hardi les gars, œuvrez à la construction de votre essence, demain c'est elle qui fera votre grandeur !

La géniale trouvaille de l'humanisme moderne est donc que mon essentiel réside… dans ma liberté ! Mais la liberté est indétermination et est donc par définition incernable, indiscernable. On ne peut la pointer que par ses effets, que par les comportements qui sont censés l'objectiver : et tous les comportements, hélas, ne l'expriment pas de la même façon. Si je me laisse emporter par la colère ou autres « bas instincts » je bafoue ma liberté et, si par contre je sais rester modéré, raisonnable, voilà que j'affirme ma liberté, etc. Je suis désormais censé, dans la théorie, me construire moi-même : mon essence est à inventer, et moi seul peut le faire, me dit-on. Mais les idoles et les modèles sont omniprésents, et chacun autour de moi, en général, se charge de me convier à les adopter. Seulement, ils ne sont pas reconnus comme de modernes devoir-être et ils restent l'implicite de ma liberté. Ils ne sont pas (pas trop, pas toujours) définis officiellement par un pouvoir d'État ou autre qui m'apparaîtrait aisément comme étranger, mais ils sont plutôt disséminés partout dans toutes les relations que je peux nouer autour de moi et s'expriment de façon diffuse et informulée (alors que ma liberté, elle, est formulée plutôt deux fois qu'une).

Avec ce moderne humanisme, il n'y a plus besoin du mythe selon lequel il existerait une Nature comme Ordre duquel mon essentiel tiendrait son essentialité mais il y en a encore tout autant besoin comme Ordre sur lequel, à l'encontre duquel, se définit mon essentiel. Qui est alors, on s'en doute, ce qui me permet de ne pas être réduit à un maillon de cet Ordre, de ne pas être réduit à une pure immédiateté, une pure immanence, une pure fonctionnalité, comme sont par contre censés l'être les autres animaux au même titre que les autres objets naturels.

Ainsi, l'Ordre de l'humain, en tant que Règne de la liberté, ne peut être pensé que par le biais d'un Ordre naturel, que par le biais d'une croyance en une nature des choses sur laquelle il fait relief d'une part (par lequel il se procure de la valeur à son détriment) et qu'il s'efforce paradoxalement d'atteindre d'autre part7. Le règne de la liberté étant l'idéologie nécessaire (qui peut par contre dans d'autres civilisations rester implicite et informulée) de toute vie humaine sociale en tant qu'elle est fondée sur l'adhésion, on ne peut concevoir de société qui ne sécrète d'une façon ou d'un autre une idéologie naturaliste (ou essentialiste).

Et la liberté, qui est mon essence, me permet donc d'autant mieux d'ancrer en moi mes soumissions, les transformant en adhésions selon ce que j'appelle le processus Terreur-liberté-amour : contraint de plier, me déclarer que je suis libre de le faire ou non me permet de le reprendre à mon propre compte et d'ainsi rester « accordé » à mes faits et gestes : c'est ce que des psychosociologues contemporains appellent la « soumission librement consentie », dans un cadre de « soumission forcée8 » !

Mais la liberté légitime en outre, de façon extrêmement efficace, la répression sociale, divine ou naturelle : la sanction qu'exercé l'entité légitime à mon encontre (car moi, n'étant évidemment pas le Tout, mais n'en étant qu'un membre ou un outil selon mon statut, ne saurait être « légitime9 »).

La liberté est ainsi une notion d'un intérêt social immense : si je suis libre de mes faits et gestes et, s'il existe effectivement un ordre légitime, une morale légitime, alors je suis responsable de mes actes et coupable si je ne me conforme pas à ce qui est légitime, juste, normal.

Très vite, l'idée de liberté, qui initialement (pour les premiers sophistes grecs, par exemple) s'appliquait à la collectivité et à elle seule, s'est accordée aux humains en tant qu'individus. Depuis lors10, si l'on me dit « tu es libre de faire ceci ou cela », cela a non seulement le sens de « tu as le droit de faire ça » (au sens d'autorisation octroyée par une entité légitime), mais cela signifie aussi implicitement que « c'est vraiment moi qui décide » : déclarer ma liberté, c'est me dire que c'est moi, mon « vrai » moi, authentique, qui vais (va) agir, qui va être la cause première de mes actes, etc. C'est une façon de me faire porter le poids de ma responsabilité, de me mettre (de m'imposer d'être) seul face à mes actes : c'est une façon de m'engager dans mon acte. Dans le cadre de relations de pouvoir, « Tu es libre de décider à ta guise… » signifie toujours en fin de compte : « je t'ordonne de prendre une décision en toute responsabilité ». Si ma liberté est censée me permettre de gagner mon essentiel en s'objectivant alors en agissant librement, c'est bien mon essentiel, ma véritable nature, que je suis censé révéler. Mon acte libre pèse alors de tout son poids, tant dans mes rapports avec les autres que dans mon propre rapport à moi-même.

En étant basée sur l'adhésion (et le mérite), toute vie sociale suppose donc un essentialisme, suppose de définir socialement ce qui en moi est essentiel et me procurera de la valeur à mes propres yeux et à ceux des autres, ce à quoi je dois me conformer. Et si l'éducation (conformation sociale) des petits enfants, tout comme celle des adultes, est en fait un dressage, en ce qu'elle fait appel exactement comme pour le dressage des autres animaux aux systèmes de récompenses et de punitions, elle offre une spécificité de taille : elle est d'autant plus efficace que la liberté de chacun est proclamée11, et que la contrainte est tue et oblitérée12. C'est ce qui ressort on ne peut plus clairement de nombreuses expérimentations de psychologie sociale13. C'est ce qui explique que l'idée de la liberté de se conformer soit si fondamentale dans tous les types de société où des individus sont proclamés individus et propriétaires d'eux-mêmes, et où il leur est demandé de participer activement à la reproduction sociale.

2° – Liberté, normalité et responsabilité dans le jugement

« La liberté impliquée par la loi pénale signifie la liberté qui permet d'échapper aux déterminations de l'hérédité et du milieu social. […] Si nous nions que les actions humaines sont déterminées par des causes d'ordre matériel, ou bien nous devons leur substituer des causes d'un autre ordre, ou bien renoncer à expliquer quoi que ce soit. La négation d'un ordre de causes naturelles crée un vide qui ne peut être rempli que par l'hypothèse d'un ordre de causes surnaturelles ou supranaturelles. En bref, le concept de la responsabilité criminelle implique l'existence d'un ordre surnaturel : ce n'est pas un concept juridique, c'est un concept théologique. »14

Au niveau du discours, le jugement est basé sur l'idée que les humains sont libres et responsables de leurs actes, qu'ils peuvent d'une part, et doivent, d'autre part, en répondre. Je ne suis d'accord ni avec le « pouvoir », ni avec le « devoir », et cela pour des raisons respectives indépendantes.

Pour ce qui est du « devoir », je n'accepte pas (si ce n'est en égard au rapport de force, lorsque je n'ai pas d'autre issue — et là encore, ce n'est pas de l'acceptation) que quelque entité que ce soit (société, tribunal, opinion publique, individu…) régente ma vie et ainsi se l'approprie.

Pour ce qui est de « pouvoir » rendre compte, d'être responsable de mes actes, je ne l'accepte pas non plus ; ce n'est qu'une hypothèse, et il est hors de question que j'adopte une hypothèse qui m'est aussi défavorable en étant aussi peu argumentée (à la vérité, c'est même d'un véritable dogme qu'il s'agit). Le fait est que, peu solide, cette hypothèse est plus recommandée justement dans l'esprit des gens par ses diverses fonctions sociales que parce qu'elle s'imposerait d'elle-même par raison.

La Justice elle-même (en tant qu'institution), lorsque ça l'arrange, cesse de considérer les humains comme libres ; c'est le cas pour les enfants, comme ce fut le cas en d'autres temps et autres lieux pour d'autres appropriés, les serfs, les femmes, les esclaves : seuls les propriétaires, je le répète, sont censés être libres, posséder cette « dignité ». Les autres (les appropriés), eux, n'ont généralement droit qu'à un dressage sans fards. Les « fous » aussi sont irresponsables : c'est censé être leur « folie » qui les détermine à agir, bien que « folie » ne soit qu'un mot magique qui n'explique rien, qui n'éclaire rien.

Mais il y a aussi toutes les « circonstances atténuantes », qui peuvent l'être parfois suffisamment jusqu'à enlever toute responsabilité propre à l'auteur d'une violation de la loi15. Ce sont des circonstances qui sont admises comme ayant une part — tout ou partie — de responsabilité, c'est-à-dire qu'elles sont bel et bien perçues comme ayant déterminé l'individu à agir de telle façon et pas autrement. Ainsi, dans son Éloge de la liberté16, Isaïah Berlin ne craint pas de constater et de reprendre à son propre compte que si : « tel vol est dû à la kleptomanie nous déclarons que le voleur ne doit pas être puni mais soigné ; de même, si un acte de violence est attribué à une cause spécifique, psychologique ou sociale, nous pouvons estimer, si l'explication nous convainc, que son auteur est irresponsable et relève davantage de la médecine que de la justice » C'est-à-dire que si l'opinion courante et la loi rejettent à première vue le déterminisme des actes, elles ne dédaignent pas l'utiliser sous certaines conditions, fonctionnelles socialement : lorsqu'elles peuvent trouver une raison suffisante à un acte délictueux, qui soit autre que son auteur, c'est-à-dire lorsqu'une raison peut (à tort ou à raison) se détacher de l'ensemble des raisons qui poussent quelqu'un à agir et peut ainsi être mise en relief, montée en épingle, et attirer sur elle l'attention, en étant précisée, isolée et nommée : elle peut alors, dans le domaine de toute façon imaginaire de la responsabilité, se substituer à l'auteur de l'acte : celui-ci perd sa responsabilité (ouf, de quel fardeau est-il déchargé !) et c'est cette raison précise et montrée du doigt qui l'endosse alors : « circonstance », « atténuante » qui plus est. Une telle raison (la kleptomanie, par exemple) apparaît alors tout d'un coup comme ce qui a déterminé l'individu à agir (comme responsable) et non plus comme ce pour quoi l'individu se serait lui-même déterminé à agir. De but, motif, mobile, elle devient soudain détermination.

Subtile rhétorique !

Mais alors, si, lorsqu'une « circonstance » s'impose ainsi comme déterminante d'un acte au juge et à la population, parce qu'elle semble apparaître clairement et fait relief sur notre lot commun à tous, qui serait la normalité, pourquoi ne pas admettre dans tous les autres cas que les individus agissent mus par une foule de forces (raisons, causes) diverses, qui peuvent éventuellement, elles, ne pas être précisables, mais qui seraient pareillement déterminantes de nos actes que ne l'est, par exemple, cette dite kleptomanie ?

Mais, voilà, la kleptomanie n'est de toute évidence ici retenue que parce qu'elle est une « circonstance » isolable et isolée, et, surtout, qu'on peut « pathologiser » à loisir, qu'on peut dénoncer et vilipender en lieu et place de l'individu auteur de l'acte délictueux ; la morale sociale y trouve son compte, qui cherche qui accuser et condamner avant toute autre chose. D'une part, accepter l'existence de déterminations « atténuantes » mais qui resteraient obscures car non isolables (identifiables et dénonciables) laisserait sur sa faim (fin) toute volonté de clouer qui que ce soit, ou quoi que ce soit, au pilori. D'autre part, il ne saurait être socialement question d'invoquer comme « circonstances atténuantes », c'est-à-dire, comme déterminations, ces circonstances qui sont la normalité elle-même, et qui sont par exemple la recherche d'un pouvoir d'achat supérieur, la valeur de standing accordée à la consommation (pour les vols), les rapports sociaux de domination de sexe (pour les viols…) Et pourtant, que ces facteurs jouent un rôle déterminant dans les vols, viols et meurtres, personne ne le nierait : mais attention, ce ne seront pas des déterminations, ce sont des mobiles ! Devient détermination ce qui est perçu comme individuel (kleptomanie, enfance malheureuse) et devient mobile tout facteur qui concerne l'ensemble de la société ! Ah ! c'est que tout le monde vit dans une même société et n'est pas voleur ou criminel ! Mais quel sens cela a-t-il de dire que tout kleptomane vole, lorsque cela est compris dans la définition même de la kleptomanie ?

Revenons à la Justice et à ses présupposés : il s'avère donc qu'est déclaré responsable (libre) celui qui est agi par des conditions normales, par des causes trop diffuses pour être isolées, ou trop dans la norme pour que ce soit souhaitable, causes qui sont alors niées (oubliées) comme déterminantes, ou, ce qui revient au même, qui sont implicitement subsumées sous la notion d'individu libre.

L'individu est alors si bien considéré comme libre qu'on considère comme preuve de sa responsabilité personnelle le fait que, placé dans les mêmes conditions que les :autres (ses « semblables »), il a agit différemment, c'est-à-dire qu'on suppose alors implicitement que, déterminé pareillement que les autres, il aurait dû agir comme eux ! C'est là, finalement, faire la place belle aux déterminations sociales, et nier de belle façon la spécificité de chacun, de son expérience et de ce qu'il en retire !

Ainsi, grosso modo, la normalité n'est pas censée déterminer l'individu (en fait, l'idée sous-jacente est plutôt qu'elle ne devrait le déterminer qu'à rester dans la normalité, et non à en sortir), elle est au contraire censée le laisser libre de ses actes (entendez : soumis à la normalité) : et inversement (on ne saurait sous-estimer l'importance de cette inversion logique), ce sont ses actes qui, en retour, en restant normaux, expriment la liberté de l'individu (c'est là une logique implicite dans les démocraties, mais devient explicite dans les régimes dits totalitaires, puisqu'on y hésite encore moins qu'ici à psychiatriser les déviants de tout ordre).

C'est que par contre celui qui est déviant apparaît soit comme responsable (lorsque les « circonstances » étaient normales : on ne saurait les incriminer, elles), soit comme déterminé par des circonstances anormales (telles les mauvaises influences…) : les dénonciations morales restent toujours fonctionnelles.

On remarquera que le jugement n'est pas celui des actes, mais celui de l'individu : on ne dit pas seulement que tel acte a des conséquences condamnables en fonction de tels ou tels critères, on pose que c'est l'individu lui-même qui est à condamner. Ainsi, l'accent est mis sur le fait que les individus doivent se conformer, et sur l'exercice de la terreur à leur encontre qui en découle, et non sur les mesures que pourraient être prises pour éviter que de tels actes se reproduisent ou pour éviter qu'ils aient des conséquences désagréables pour quiconque. Mettre l'accent sur la responsabilité de l'individu, c'est l'isoler arbitrairement de son environnement (social, notamment), mais c'est aussi isoler en lui certains aspects, au détriment d'autres (la « conscience », isolée de l'« inconscient », par exemple).

L'idée de liberté est utilisée pour construire celle de responsabilité individuelle : c'est déjà ce qui était à l'œuvre dans l'Antiquité gréco-latine, mais c'est le christianisme qui, plus que toute autre religion ou philosophie, a posé l'absolue liberté de la volonté, et indissociablement, le caractère purement individuel du salut. C'est que l'idée de liberté a permis de penser un individu autonome, indépendant des conditions et des situations qui l'ont engendré. Inutile de souligner à quel point une telle conception de soi est éthérée et étriquée, mais c'est cette idée d'un individu autonome qui permet de livrer chacun pieds et poings liés à sa responsabilité et à sa culpabilité.

Dans l'antiquité païenne, il y avait bien, comme dans toute société, une punition infligée par l'ordre social au fauteur de trouble pour rétablir l'ordre et l'harmonie de la Communauté et du monde (pour socialiser le crime, le faire rentrer dans l'ordre des choses), mais sans que la culpabilité ait la même emprise sur le « criminel ». Celui-ci, et éventuellement sa Communauté, était souillé par le crime et devait être purifié par le châtiment. Mais avec cette histoire de liberté individuelle le crime devient avant tout l'affaire du criminel qui est alors entièrement responsable. C'est lui-même, désormais, le fatum, le Destin, la Fortune, le Sort : il n'a plus d'échappatoire à ses actes, et doit, plus encore qu'auparavant, devenir son propre censeur, flic et curé.

Combien la notion de responsabilité nous livre bel et bien à la mainmise sociale, c'est ce que nous montre l'analyse de ce qui est déclaré être un choix, et de ce qui est déclaré être un acte : car, c'est de nos choix et de nos actes que nous sommes censés avoir à rendre compte à la société en général, c'est-à-dire, à chaque sociétaire en particulier. Or, ce qu'on considère comme choix ou comme non-choix, comme acte ou comme absence d'acte, relève de la plus pure fonctionnalité sociale ou individuelle. Cela apparaît particulièrement clair lorsqu'on parle avec quelqu'un de ses relations avec un enfant ou avec un animal, qui eux, en tant qu'appropriés, ne sont pas censés avoir le choix, ne sont pas censés décider ni donc véritablement agir.

Ainsi, actuellement, ne pas envoyer « son » enfant à l'école passe pour être une décision, un choix, un acte qu'on lui impose. Envoyer son enfant à l'école ne passe pas pour une décision ou un acte imposé à l'enfant parce que ça ne passe ni pour un acte ni pour une décision (bien que, bien sûr, s'il s'agit par exemple de se défendre, ce pourra au contraire être hautement revendiqué comme un choix). De la même façon, ne pas donner de viande comme nourriture à un enfant est perçu comme un acte (et non comme une abstention, une absence d'acte) et « un choix qu'on lui impose alors qu'il n'est pas en âge de décider ». Lui en donner ne serait, dans les mêmes circonstances, aucunement lui imposer un choix17.

Autres exemples : aller en « médecin du Monde » dans le Tiers-monde est un acte et une décision mais travailler dans des usines d'armement n'est pas une décision, n'implique aucune responsabilité en bien ou en mal. Tuer quelqu'un dans la rue est un acte et une décision mais ne pas tuer quelqu'un dans la rue n'est ni un acte ni une décision : c'est une absence. Actes et décisions ont donc statut d'acte ou de décision lorsque ça arrange et se le voient refuser dans le cas contraire.

Ce dont je serais responsable et ce qui, à l'inverse, n'est pas de mon ressort, sont généralement fixés à l'avance par les mœurs, la norme. En fonction d'intérêts qui ne sont pas nécessairement les miens mais qui sont en tout cas bien ceux du maintien de la norme. La notion de responsabilité implique d'avoir une idée précise et prédéterminée de ce qui est moi et de ce qui ne l'est pas. Ainsi, la décision est censée être consciente, participer de l'être conscient et la non décision, non.

Généralement, on isole de « soi » ce qui reste inconscient et on décrète que c'est sa conscience qui décide, que c'est elle qui est « soi » (« je »), que c'est elle qui agit. Comme si « conscient » et « inconscient » n'étaient pas en étroite interdépendance et relation, comme si on pouvait réduire ce qu'on est au « conscient » en faisant abstraction de l'« inconscient ».

On m'a fait remarquer, autrefois, que lors des repas, je m'asseyais systématiquement en bout de table, ce qui avait pour effet judicieux que je n'avais pas à assurer le service ni à prendre le sel (on devait au contraire me le passer), etc. Je ne m'en étais pas aperçu et j'ai d'ailleurs nettement senti être peu favorable à cette « nouvelle » connaissance. Je me suis finalement, après pas mal de temps et de résistance, rendu à l'évidence des faits ; et à l'évidence aussi que, si je ne m'étais pas aperçu auparavant de cet état de fait, c'est que j'avais soigneusement évité de m'en apercevoir. Inconsciemment, j'avais évité d'avoir conscience de mon acte et ce qui en aurait vraisemblablement découlé, de mes motivations. Mais c'était bien « moi » qui agissait ainsi, inconsciemment ou non — et l'inconscience ou la conscience de mes actes dépendait bien de l'intérêt que j'avais à en être conscient ou non.

Dans les circonstances banales de la vie quotidienne, les humains actuels votent massivement pour une perception d'eux-mêmes comme conscience : d'abord, parce que leur environnement leur enseigne que c'est là le nec plus ultra de l'Humanité mais aussi parce que cela leur évite de dévaloriser trop facilement leur image d'eux-mêmes (en effet, les humains ne sont pas des saints) en se sentant responsables : « ce n'est pas moi, ce n'était pas voulu, non, je n'y ai pas pensé… » Parce que tout le monde adhère à cette histoire de responsabilité qui est valorisante et de toute façon imposée, mais qui est inextricablement liée aux notions de culpabilité ou d'innocence : on aimerait bien avoir les avantages sans les inconvénients et le fait de jouer, à travers les notions de choix, de décision, d'acte et de conscience ou d'inconscience, sur la notion de responsabilité personnelle permet de gagner le beurre et l'argent du beurre — du moins dans des circonstances de peu d'importance. Dans des circonstances que l'ordre social considère comme importantes, il n'est plus question que ce soient les individus qui déterminent eux-mêmes leur « part » de responsabilité, et c'est lui qui s'arroge définitivement le droit de définir jusqu'où portera leur responsabilité : la notion est élastique à souhait et c'est celui qui a avec lui la force (le droit, la norme, le nombre…) qui en profitera : « L'accusé est considéré comme innocent jusqu'à ce que la preuve de sa culpabilité soit faite et la charge de la preuve incombe à l'accusation. Mais il est considéré comme responsable, c'est-à-dire comme disposant d'une volonté libre, à moins qu'il ne soit prouvé qu'il n'est pas en possession de sa raison. Dans ce cas, mais dans ce cas seulement, la charge de la preuve incombe à la défense18. »

À l'inverse, on considérera que les enfants19, comme autrefois les esclaves et les femmes, ne sont pas responsables, qu'ils n'ont pas les moyens « physiques » (naturels) de l'être : ils sont censés être encore trop imparfaits pour cela, leur raison, leur appréhension du monde, en un mot, leur liberté, sont encore immatures, à l'état de balbutiement (il ne vient évidemment que rarement à l'idée que le fréquent infantilisme des enfants viendrait plutôt de leur mise sous tutelle permanente, de leur sujétion incessante à la volonté des adultes). N'étant pas libres intérieurement, ils ne sauraient l'être politiquement, socialement. À eux non plus, on ne laisse pas le choix de se déclarer responsables ou non : ce sont les dominants qui en décident, selon leurs intérêts — l'enfant qui désobéit devient subitement responsable, celui qui argumente son insoumission redevient illico irresponsable, etc.

D'autres encore sont d'emblée catégorisés comme non-libres : les déviants, les handicapés, les psychiatrisés. En démocratie, on ne psychiatrise pas pour délits politiques, seulement pour délits sociaux, les handicapés étant bien souvent handicapant pour un fonctionnement normal de la machine sociale. Catherine Baker le formule fort bien : « La tutelle qu'on exerce sur les enfants et les fous est, d'un point de vue tendanciel, la tutelle qui nous menace tous dès lors que nous vivons en critiques, en hors-la-loi, les rapports sociaux. »20 Et de citer comme exemple les rationalisations de S. Ropert, qui se donne tant de mal dans ses activités : « ce que nous voulons avant tout, ce pourquoi, d'ailleurs, on a prévu une école à l'intérieur de cet hôpital psychiatrique, c'est bien amener les enfants à accéder à ce "savoir" qu'ils refusent. Or, me direz-vous, "on ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif. […] C'est vrai. Mais ici, dans notre réalité quotidienne, les choses sont différentes : le cheval a soif mais, le plus souvent, il ne peut pas boire, sa "folie" l'en empêche. Il se peut qu'il ne "veuille" pas, mais cette volonté ne relève pas d'un libre choix, d'un libre arbitre. »21

Ce type de discours n'a rien d'original, il est au contraire le discours type des psychiatres : « On pourrait dire qu'on jouit d'un degré d'autant plus grand de liberté qu'on est moins agi par des fantasmes inconscients […] C'est le paradoxe des pédopsychiatres et des psychanalystes d'enfants que d'avoir à aider des sujets qui ne disposent pas du degré de liberté intérieure suffisant pour manifester cette demande d'aide. Il est vrai que ce paradoxe existe également au niveau des psychiatres s'occupant de psychotiques adultes. Sachant qu'il ne peut y avoir de demande psychothérapique spontanée de la part de l'enfant, ni même des parents, il faut bien que ce soit le psychiatre d'enfants ou l'équipe psychiatrique qui décide : cette décision ne peut en rien contrarier la liberté de l'enfant puisqu'au contraire elle vise à donner à l'enfant un degré de liberté intérieure plus grand22. »

Bref, l'idée de responsabilité non seulement ne m'est pas utile, mais bien au contraire, elle m'apparaît comme tout à fait nuisible. Lorsqu'il y a problème, ce qui m'importe, ce n'est pas tant de trouver un responsable (entendez : un bouc-émissaire), que de résoudre la difficulté, ou, si ce n'est plus possible, d'éviter qu'elle se reproduise. Ce que je recherche, ce sont les causes de ce qui m'importune, et pas toutes les causes (il y en a une infinité, évidemment), mais celles sur lesquelles je peux agir. Et lorsqu'un événement m'a été désagréable et a engendré en moi une agressivité qui cherche à se décharger sur un objet (et généralement, quelqu'un qui est lié dans ma pensée à l'événement, c'est-à-dire, souvent, son auteur), je ne cherche pas à légitimer ma volonté de lui faire mal par des histoires sur sa culpabilité.

Pour ce qui est de la violence, outre que la capacité à l'exercer sans avoir recours à aucune légitimation peut fort bien s'acquérir, la justifier en trouvant un responsable (coupable) — qu'il s'agisse d'un autre ou de moi-même — ne revient généralement qu'à la décupler, en lui donnant l'appui d'un illusoire (mais ô combien rassurant !) bon droit. Cesse alors la compréhension (compréhension n'est pas acceptation), et lui fait place la violence aveugle, fanatique et lâche de celui qui a derrière lui la Justice et le Droit, qui se sent porté par une Normalité blessée, face à laquelle celui qui devient dès lors le fauteur de trouble (celui qui a alors semé le trouble dans l'ordre rigide de la réalité normée) ne saurait plus guère faire valoir ses intérêts. Évacuée la notion de responsabilité, la soif de violence peut bien rester, mais elle ne se pare plus de la pseudo-légitimité de la vengeance : elle est agressivité qui cherche un objet pour s'épancher. Le prétendu responsable n'est plus alors que celui dont l'image est dans mon esprit associée à celle de l'événement désagréable, celui auquel me fait penser en premier lieu une violence elle-même associée à l'événement.

Je me souviens avoir un jour prêté les clés de chez moi à un ami, qui avait oublié de me les rendre, tout autant que j'avais oublié de les lui réclamer. Je suis rentré très tard dans la nuit, fourbu, épanoui à l'idée de mon prochain et délectable endormissement. Et, désagréable rupture de ton, la porte était fermée, je ne pouvais rentrer. La suite m'a pris quelques secondes. Premier mouvement (d'humeur) : maudire mon ami, l'accabler de reproches et de rancune, lui qui avait oublié de me rendre les clés alors qu'il aurait dû y penser. Envie de lui tordre le cou. Deuxième mouvement : ne disposant pas de cet ami à portée de la main, mais la frustration étant, elle, bien présente et générant une envie rageuse de violence, je donne un bon coup de poing dans la porte (et me fais mal, ce qui, pour mon bonheur, me calme instantanément). Troisième mouvement : calmé, je me reproche à moi-même de ne plus avoir pensé à ce problème de clés alors que j'aurais dû. Moi aussi suis responsable, à égalité avec mon ami. Quatrième et dernier mouvement : tout ça, c'est de la foutaise. Me « venger » sur la porte m'a mieux calmé que m'en prendre à mon ami ou à moi-même (parce qu'alors, je n'aurais certainement pas pu vider toute mon agressivité, je me serais au moins un peu retenu), et c'est la seule chose intéressante à retenir dans l'histoire. Non, autre chose : ne pas oublier de me préoccuper des clés la prochaine fois.

Il y a un problème tout de même : la soif de bouc-émissaire est quasi-instantanée dans des cas brutaux de frustration ou d'agression ; la faire disparaître demande un long travail sur ses propres représentations et désirs qui s'accomplit d'ailleurs (on s'en serait douté) mieux à plusieurs. Mais on a tout à y gagner : la violence ressentie, tout autant que celle exercée en retour, est moindre et l'on mobilise son attention sur un débouché pratique : comment éviter ce genre de situation ?

Éviter de se laisser poser comme responsable, tout autant qu'éviter de poser les autres comme tels, c'est éviter de poser des problèmes en termes douteux. La notion de responsabilité, c'est du n'importe quoi, mais ce n'est pas neutre. Sa fonction est de donner à chacun un pouvoir sur les autres pour les amener, par la manipulation de leur propre image, à agir selon son bon vouloir. Outre le besoin de chacun d'être accepté et reconnu par d'autres, la notion de responsabilité joue un rôle fondamental dans la sujétion des individus au collectif, aux autres en général et en particulier.

Je ne crois pas qu'il soit simple d'éviter d'avoir une volonté sur les autres, sur ce qu'ils sont et je pense par ailleurs, que nous exerçons nécessairement, activement ou non, un pouvoir sur les autres. Mais il vaut infiniment mieux alors poser les relations de pouvoir en termes de rapports de force, et non en terme de liberté : chacun y gagne en compréhension et en puissance de refus. C'est bien ce qu'aucune société ne veut se permettre, occupée qu'elle est (occupés que sont les sociétaires) à se reproduire comme corps doté de membres et d'outils.

Quels types de relations souhaitons nous ? Si n'existait pas cette volonté de me normaliser et fonctionnaliser, de me faire servir d'autres fins que celles que je me découvre, qu'est-ce que cela changerait pour moi, que je me considère comme libre ou comme déterminé ? Dans un cas comme dans l'autre, je ne saurais pas nécessairement à l'avance ce que je choisirais, je continuerais à vaquer à mes activités, à prendre des décisions, à m'y tenir ou non… La question de la liberté n'a plus alors aucun intérêt pour l'individu : elle fie lui apporte rien ni ne lui retranche rien, et semble dès lors une question sur le sexe des anges.

3° – Conclusion pour qui veut :
Pour une critique de l'économie sociale

Quand je critique l'idée de liberté, ce n'est pas pour affirmer pour autant que tout est déterminé au sens d'écrit d'avance. Que nous soyons d'ailleurs déterminés de part en part ou non, n'a aucune importance, justement parce que nous ne savons pas plus nécessairement, dans un cas comme dans l'autre, ce que nous allons faire à l'avenir. Je crois donc bien que l'idée de liberté correspond à une réalité, mais c'est alors une réalité tout à fait triviale : je ne sais tout bêtement pas nécessairement à l'avance ce que je ferais, ce que je déciderais. Hélas, impossible d'en faire un signe distinctif, un critère d'éminente dignité, exclusif et valorisant : tous les animaux sont dans le même cas et, ni plus ni moins que les humains, ne peuvent savoir à l'avance ce qu'ils feront pour peu qu'ils soient agis par des désirs contradictoires d'intensité similaire. La liberté ainsi conçue ne s'oppose même plus nécessairement au déterminisme ! Dès lors, quelle valeur lui reste-t-il attachée ? Elle redevient la simple description d'un état de fait banal et ne peut alors plus guère servir à la conformation sociale de chacun ni non plus fonder idéologiquement la mise sous tutelle des appropriés.

Cela dit, si une telle liberté est banale, elle n'est pas sans portée : car, dire que je ne saurais prévoir toujours mes réactions ni mes actions, c'est dire que je ne peux pas inférer de mes déterminations (pour peu que j'arrive à m'en faire une idée précise !) ce qu'il en adviendra, c'est dire, pour reprendre les mots de Jacques Wajnsztejn, que je ne suis pas nécessairement adéquat à ce qui me produit et que, bien qu'individu socialement déterminé, je ne suis pas pour autant réductible aux rapports sociaux !

Les contradictions au sein des individus ne sont pas le simple reflet des contradictions sociales : c'est de cette inadéquation possible entre les deux qu'il y a tant à espérer.

En tout cas, pour en revenir à la liberté des humanistes, les critiques de toutes obédiences devraient réfléchir plus avant, lorsqu'ils attaquent la démocratie comme insuffisamment ou faussement démocratique et lorsqu'ils cherchent à promouvoir des « pédagogies non violentes », « non directives », des « méthodes non autoritaires », la « démocratie du travail », la « participation et la concertation dans les entreprises, dans les lieux de vie, les villes ou associations », etc.

Les activistes de la révolution restent pris dans la nasse, pieds et poings liés face à l'ordre de la liberté, tout bêtement parce qu'ils partagent bien souvent ses fondements théoriques. Ne peut-on imaginer un anarchisme capitaliste, une pédagogie (formation) libertaire, etc. ? Ne restent alors que la soumission, librement consentie, des individus à l'économie, des enfants-appropriés à l'éducation, et de chacun à sa communauté. Darien l'avait dit au xixe siècle déjà, qui voyait par exemple dans l'anarchisme de son époque tout au plus un ultra-libéralisme.

C'est l'incapacité à attaquer de front l'idée de liberté, héritée des Lumières et du libéralisme, qui fonde l'incapacité à attaquer l'essence même de la démocratie, qui est tendanciellement « libre adhésion » des individus à l'ordre social : les gauchistes mettent systématiquement l'accent sur le caractère répressif de l'État ou du capitalisme alors que ce caractère répressif institutionnel, politique (existence des tribunaux, de la police, de l'armée…) est de plus en plus une simple toile de fond sur laquelle prend corps l'idée de liberté qui devient, elle, de plus en plus la réalité fondamentale des systèmes occidentaux, avec laquelle il faut compter en premier lieu, et qui est pourtant la moins critiquée. Critiquer la répression (et pas spécialement celle qui est institutionnelle, étatique, qui n'est que la partie immergée de l'iceberg !) n'a de sens que si l'on s'en sert pour critiquer aussi l'idée de liberté mais non pas en arguant qu'elle serait « fausse » du fait de l'existence conjointe d'une répression, mais au contraire en montrant quelle n'a de sens que dans un contexte de pression et quelle est alors sa fonction. Car, effectivement, dans un monde où l'on ne serait plus pressé d'être le moyen d'une fin autre que soi-même, ou bien, où chacun aurait appris à se défendre efficacement de ces pressions, quel intérêt y aurait-il à parler de liberté de la façon dont en parlent les Modernes (en tenant à ce qu'il s'agisse à tout prix d'une liberté-privilège, et en parlant de liberté dans l'absolu, au lieu de parler de liberté de quelque chose, d'être libre de quelque chose de particulier) ?

« Pour un monde sans liberté » : voilà alors un beau titre de programme ! Un peu provocant, peut-être ? Alors, pourquoi pas le mot d'ordre « se libérer de l'ordre de la liberté » ?

Ce sont les fondements mêmes de la pensée politique qu'il faut refuser. « La seule lutte profondément utile à mener, ce n'est pas contre l'autorité mais contre la soumission. Là seulement le pouvoir, quel qu'il soit, est perdant23. »

Ce n'est bien évidemment pas en glosant sur notre liberté que peut se mener une telle lutte, mais au contraire en mettant sans cesse plus l'accent, et plus finement, sur les contraintes qui pèsent sur nous et sur les moyens par lesquels elles acquièrent leur poids. C'est par une compréhension des processus qui nous déterminent et de leur finalité que nous pouvons espérer un jour nous donner les moyens de les rendre inopérants et d'en saper les bases d'existence. Pour que, toujours plus et toujours plus nombreux, les individus s'offrent une vie qui soit autre chose que le moyen de leur survie !

Aujourd'hui que, tendanciellement, le corps social n'a plus besoin de la médiation des classes pour socialiser les individus, on ne peut plus considérer l'État comme s'opposant à la « société civile » : bien au contraire, il apparaît qu'il n'est que la médiation entre individus et société (mais tous les individus et autres ensembles sociaux jouent également ce rôle, même si heureusement ce peut être de façon contradictoire), et que ce qui nous nie n'est pas l'État en soi, mais bien le pouvoir social, qui s'exerce de bien d'autres façons encore en vue de nous normaliser et fonctionnaliser.

« C'est l'idée même de société qu'il convient d'examiner. En quoi est-elle nécessaire à chacun de nous ? Ne pouvons nous créer des relations (pas seulement privées) autres que celles qu'on tisse autour de nous ?

La mystification vient de ce qu'on nous fait croire que, dans un régime quelconque, on peut toujours être dans l'opposition politique (en ce sens, la démocratie est plus perverse que tout autre type de gouvernement). Il est pourtant certain que la seule opposition réelle est l'opposition sociale24. »

Lyon, novembre 1994

 

Notes

1 – Michel Foucault, dans un entretien accordé au journal Actuel en 1970, publié en livre (avec d'autres entretiens, d'autres intellectuels) par ce même journal dans C'est demain la veille, éd. du Seuil, 1973, pp. 26-27

2 – Beauvois & Joule, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, 1987, pp. 222-223.

3 – Colette Guillaumin, Sexe, race, pratiques du pouvoir et idée de Nature, éd. Tierces, 1992.

4 – Cette civilisation de mœurs, ou l'humanité exige la correction, la domestication de son corps, bref, des manières civilisées, s'opère dans un contexte général où les dominants entreprennent de se distinguer dans tous les actes de la vie quotidienne, et des classes populaires, et des sauvages nouvellement découverts, et des animaux auxquels ils s'essayent à identifier les humains décrétés inférieurs, en construisant corrélativement l'appartenance d'espèce. Cf. Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973 et Keith Thomas, Dans le jardin de la Nature, Gallimard, 1985, etc.

5 – Cf. l'analyse qu'en fait, d'un point de vue marxiste, Bernard Chariot dans La mystification pédagogique : réalités sociales et processus idéologiques dans la théorie de l'éducation, Payot, Paris, 1976.

6 – Survol historique non publié ici.

7 – Car les gens biens ont une nature d'honnêtes hommes, et les méchants de méchants… L'ordre contemporain diffuse auprès de ses élites un discours relativement anti-naturaliste, mais immerge tout un chacun dans un bain essentialiste incessant ; il n'est que de voir la quasi-totalité des films où s'affrontent bons et méchants, forts et faibles, beaux et laids, intelligents et imbéciles, hommes et femmes…

8 – Cf. Beauvois & Joule, Soumission et idéologie, P.U.F., 1981 et Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, P.U.G., 1987.

9 – Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry est intéressant en ce que, pressé par la volonté d'exclure les animaux de la sphère morale des êtres dont il est pertinent de prendre en compte les intérêts, il est amené à dévoiler ce qu'est l'humanisme : « Si Ferry et les spécistes en général attribuent une "liberté" et donc une dignité particulière à chaque humain, ils ne les lui attribuent pas en propre, mais en tant que membre d'un groupe. Le respect que Ferry a pour les individus humains s'adressent en fait non pas à ceux-ci, mais à travers eux, à l'humanité. Les individus humains, selon lui, sont respectables en tant que porte-signes, en tant que représentants. Ainsi, à propos des êtres humains "réduits à l'état de légume", il nous enjoint à "respecter l'humanité, même en ceux qui n'en manifestent plus que les signes résiduels". […] L'individu, pour lui, n'est rien ; c'est le groupe — l'humanité — qui est tout, qui est le tout qu'il s'agit de respecter à travers les individus. » (citation de David Olivier, « Luc Ferry ou le rétablissement de l'ordre », Cahiers antispécistes, no 5, décembre 1992, p. 31).

10 – En Grèce archaïque, la « responsabilité » ne s'appuyait pas sur l'idée de liberté de l'individu, ni même nécessairement sur l'idée d'individu : certains actes souillaient leur auteur ou même toute sa communauté, et faisaient planer un danger qu'il convenait d'écarter par toutes sortes de purifications (dont, éventuellement, l'exil ou la mise à mort de l'auteur de l'acte).

11 – « En fait, toute éducation, qu'elle soit guidée par des principes religieux ou, au contraire, purement pragmatique, tend toujours à installer dans l'esprit de cette espèce d'orchestre émotionnelle qui fait sonner le cor ou la trompette d'un jugement permanent, comme si toute action était libre. » Arthur Kœstler, « Volonté libre et déterminisme ou une philosophie de la potence », dans Réflexions sur la peine capitale, Calmann-Lévy, 1957, p. 97.

12 – Cela joue tout aussi bien dans d'autres rapports de domination ou de contrainte que l'éducation. Une femme violée analyse ainsi le rôle qu'a joué dans sa mésaventure l'idée de liberté (je ne cite qu'une petite partie du texte) : « Lorsque j'ai dit que ce n'était pas commode de prendre la voiture, je parlais en femme libre qui se pose un problème matériel […]. Ayant parfaitement compris le sens réel de ma résistance, il répondit à cette objection sous-jacente en invoquant lui aussi ma prétendue liberté, ce qui était nier le fondement de mon objection. L'illusion de liberté chez une femme (la négation de son oppression) devient pour la société un moyen de chantage contre elle pour la maintenir dans son état d'oppression. Son chantage consistait à ridiculiser ma crainte d'être traitée comme un objet sexuel. "Je ne vais pas vous manger", c'est à dire : ce sont des craintes de petite fille. Les hommes ne sont pas méchants. Autrement dit : vous êtes libre. Si vous montez dans ma voiture, vous réalisez cette liberté. Si vous ne montez pas, vous vous privez vous-même de cette liberté en obéissant à des tabous ridicules. » Le viol, texte signé Emmanuelle, paru dans Partisans, Libération des femmes, éd. Maspero, 1972, pp. 13-14.

13 – Beauvois & Joule, op. cit.

14 – Arthur Kœstler, op. cit., pp. 101-102.

15 – Les mots irrespect, crime et sacrilège ont un sens très proche du mot violation et désignent tous également un acte qui s'oppose au légitime et au sacré.

16 – Presses-Pocket, Calmann-Lévy, 1990, p. 126.

17 – L'enfant n'est de toute façon nullement pris en compte pour lui-même et on lui demandera rarement son avis ; mais, c'est vrai, il n'est pas en âge de décider et, s'il ne proteste pas, ce n'est pas pour autant que cela lui agrée : il n'a pas l'âge non plus pour cela. Quant à la préférence de l'animal, d'être mangé ou non… On ne cherche même pas à le nier, on ne lui accorde d'emblée aucune importance !

18 – Artur Kœstler, op. cit., p. 99.

19 – Et les animaux ! On rit beaucoup aujourd'hui en évoquant les procès des siècles passés (un chien en 1906 a encore été jugé et exécuté pour complicité de vol et de meurtre en Suisse), mais A. Koestler expose que la notion de responsabilité sur laquelle s'appuie, dans les années 50, la loi anglaise sur le meurtre, devrait, en toute bonne logique, s'appliquer aussi aux animaux. Réflexions sur la pendaison d'un porc, ou, qu'est-ce que la responsabilité pénale ?, op, cit., pp. 67 à 74.

20 – Catherine Baker, Insoumission à l'école obligatoire, éd. Barrault, 1985, p. 126.

21 – Suzanne Ropert, Écoute maîtresse, Stock,1980.

22 – P. Geissmann, « Libertés de l'enfant et choix thérapeutique », dans la revue Psychiatries françaises de juin 1980, publiée par le syndicat des psychiatres français. C'est moi qui souligne le texte.

23 – Catherine Baker, op. cit., p. 129

24 – Catherine Baker, op. cit., p. 278.