Temps critiques #8
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Pensée de la situation, théorie critique et événement

, par Philippe Coutant

Les événements récents sur Nantes ne peuvent être coupés de leur inscription dans une histoire temporelle et spatiale. S'ils ont des particularités, ils ont aussi des caractéristiques générales qui peuvent se retrouver ailleurs. Si nous les examinons maintenant c'est justement pour profiter de l'histoire immédiate. Nous nous exposons aux critiques de particularités, de non-objectivité ou de non-distance critique. Tant pis, nous avons été acteurs et nous ne le regrettons pas. Nous écrivons pour défendre cet engagement et transmettre aux autres acteurs notre expérience de sujet. Nous refusons le fauteuil du spectateur distant et froid, nous pensons avant tout aux personnes militantes ou en passe de le devenir.

Si le titre peut surprendre c'est à dessein. En effet c'est un angle de vision qui peut permettre de comprendre pourquoi ce mouvement a été un succès et aussi pourquoi il est à la fois banal et spécifique.

Banal puisqu'il n'est pas en soi étonnant que la jeunesse se révolte contre le monde que lui lègue les « anciens ». Banal aussi parce que en fait c'est la non-révolte face au cip qui aurait été surprenante ; car comment penser que l'on puisse se soumettre à devenir une marchandise au rabais alors qu'on rêve à la vie devant soi. Au moment où on pense aux possibles et à la « vraie vie », on vous propose encore une fois un présent morne et un avenir que d'un point de vue quantitatif avec de surcroît un pourcentage négatif. Peut-être que la nomination « solidarité » contenu dans le vocable C.E.S. a aidé à ce qu'il soit perçu positivement au moment où il a été lancé.

Banal aussi parce que à force de trop vouloir nous faire croire que ceci c'est déjà bien, qu'il ne faut pas que l'on se plaigne, que nos vies sont déjà décidées pour nous et qu'au nom du bien on n'aura pas mieux, parce qu'à force de vouloir nous faire prendre des vessies pour des lanternes les gestionnaires s'illusionnent avec leur propre aveuglément.

Chaque personne peut voir, comprendre et ici beaucoup de personnes ont vu, ont réfléchit et ont agi. C'est pour cela que nous parlons de pensée de la situation, de théorie critique et d'événement. La situation est devenue claire, la critique s'est affirmée et développée et les actes étaient au rendez-vous.

S'il y a quelque chose de spécifique dans cette affaire, c'est la conjonction efficace qui s'est opérée entre ces trois termes. La pensée de la situation, c'est cette articulation incertaine et mouvante entre la théorie critique et les événements qui a fait la force de ce mouvement. Les révoltes sont imprévisibles dans leurs formes et leurs lieux ou leurs dates.

Alors en plein dans l'action la presse, les télés, les dirigeants convoquent des analystes pour tenter de comprendre comment de l'amorphe quotidien surgit cette contestation. Le « malaise » des jeunes est ausculté dans sa dimension psychosociologique : initiation, besoin de repères, structuration mentale et sociale, intégration de la violence, besoin de « communication », etc.

Les sciences humaines font leur travail, les R.G. surveillent et se renseignent, les hommes bleus (pas les touaregs !) répriment avec leur brutalité coutumière, les robes noires de la « justice » condamnent, les médias parlent des « casseurs », etc.

Pourtant le message était clair et ce des deux côtés :

 — refus de la logique marchande qui exclut pour un très grand nombre de personnes, refus du cip strictement pour certains d'un côté ;

 — gestion du Kapital et répression de l'autre.

Dans le mouvement la théorie critique a été recherchée spontanément par beaucoup de personnes, là le travail entrepris antérieurement par les divers regroupement locaux a été fondamental. Celui-ci a permis de préparer le terrain. Si au début Novembre 93 les A.G. ne comprenaient pas pourquoi nous mettions en question la notion de « rentabilité », les débats qui ont eu lieu dans la suite de ce premier mouvement ont quand même été importants et ce malgré le peu de perspectives de l'époque. Idem pour la critique que virus mutinerie avait portée l'année précédente sous une forme plus ludique. La mise en cause de la vie étudiante dans sa tristesse, les tentatives de réflexion sur le but des études ou le rôle des diplômés ont été des germes qui se sont développés petit à petit.

Au début Mars 94 certaines A.G. ont été très virulentes en paroles surtout après le second affrontement avec les flics au rectorat, mais en même temps elles étaient assez stériles et de ce fait avaient un aspect décourageant. Elles ne concernaient qu'une ou deux centaines de personnes.

Puis après le 17 Mars (date du premier affrontement de rue avec les ers suite à une répression brutale d'une manifestation anti-cip) il y a eu comme une explosion. La lutte avait pris une autre dimension, la prise de la rue, la répression et la résistance assez massive à celle-ci avaient changé bien des choses. Les A.G. se déroulaient en présence de 1500 à 2000 personnes, voire plus et le contenu des débats s'était radicalisé très nettement. Ce n'était plus un critique abstraite sans perspectives, l'événement (sous des formes variées) avait donné une nouvelle impulsion.

La rencontre avec les autres forces sociales, l'affirmation concrète et la répression policière avaient changé le cours de choses. La critique n'était plus une parole en l'air mais une réalité vivante, les actes vérifiaient les dires. Il n'y avait plus cette coupure entre les « agités » de service et la masse moutonnière qui est indifférente ou se méfie ou, au mieux, écoute de manière bienveillante.

Cette liaison entre la théorie et l'événement, entre les « engagés » du militantisme et le grand nombre a pu s'opérer parce que la situation institutionnelle elle aussi s'était clarifiée. Nous n'avions plus besoin de perdre notre énergie à lutter contre les stratégies d'appareils. Les syndicats du type Unef-Id ou Unef n'ont pas pu faire barrage à la vague du mouvement ou le canaliser. Le discrédit qui pesait sur eux était tel que la radicalité a pu s'imposer très rapidement sans obstacle.

Les personnes encartées syndicalement ou politiquement ont participé de façon individuelle au mouvement et à leurs instances. Même le débat national/local qui avait été si pénible en Novembre 93 n'a pas dégénéré. La situation avait changé et le fait que la province était une partie importante du mouvement était une donnée nouvelle de la situation, ce qui nous était favorable.

L'horizon était donc ouvert à l'auto-organisation et aux critiques de fond ainsi qu'à des modalités d'action plus rudes. D'emblée la lutte contre l'exclusion a été centrale tant dans le domaine de la vie professionnelle que dans celui du sort fait aux personnes étrangères ou d'origine étrangères. La connexion avec les réseaux associatifs locaux a permis que s'expriment des chômeurs, les Restos du coeur, le Gasprom (l'Asti locale) et le Comité Précaires et Solidaires. Ceci a permis de concrétiser la mise en évidence de la logique à l'œuvre dans notre société. Le débat s'est focalisé assez clairement autour des deux termes suivants : politique de rupture ou gestion répressive. Le terme « politique » avait encore pour beaucoup une connotation négative au début Mars 94, mais un grand nombre de personnes ont assumé ouvertement cette dimension au fil du temps et en particulier face à la qualification de « casseur ».

En clair la pensée de la situation permet d'appréhender la lutte non pas sous l'angle de la promesse ou du sacrifice mais dans un engagement de vie où le sujet peut advenir. On constate alors que le mouvement radical ne se décrète pas, il se prépare, se construit sans garanties ni certitudes, quelque chose se passe, la nouveauté peut apparaître, le sens de la vie est alors évident. En abordant ceci en « situation » on peut éviter les effets fâcheuses de certaines outrances de forme ou de fond. Si le combat rencontre souvent de fait la critique des thèses social-démocrates, le sectarisme est aussi un danger dont il faut se méfier. À trop chercher la pureté révolutionnaire on s'isole et on se coupe de personnes susceptibles d'évoluer, ce qui permet après, de les disqualifier facilement et de les insulter en se disant qu'on avait raison, la solitude procure ainsi un certain confort.

Ici les thèses anticapitalistes, antifascistes, le refus des exclusions ont été repris sous diverses modalités de façon majoritaire et c'était très bien ainsi. Au niveau des modalités d'actions l'auto-organisation a été largement utilisée, l'occupation, le déménagement, les concerts à la fac sont devenus la normalité. Mais tout le monde n'est pas devenu révolutionnaire ou militant pour autant, même si la participation active était un phénomène majoritaire. En deux heures le mobilier a changé de bâtiment très joyeusement, le retour de Mouloud et D'Abdel était une revendication ferme, l'affrontement avec la police était spontané et l'identification de l'ennemi était claire.

À ce sujet deux faits sont significatifs, le doyen de la fac de lettres de Nantes a fermé la fac après le déménagement du mobilier et le doyen de la Sorbonne a fait garder sa fac par des vigiles pour empêcher l'occupation.

Le doyen de Nantes était chef d'une coquille vide et fermée, celui de la Sorbonne était gardien d'un temple du savoir et il lui fallait contrôler l'entrée des étudiants eux-mêmes. La fac était soit vide, soit une forteresse. Ah ! Le bel humanisme que voilà ! Que de beaux symboles messieurs les doyens !

Ces institutions censées amener la lumière au monde et libérer l'humanité de l'obscurantisme et qui étaient traditionnellement des lieux ouverts, des lieux d'asile sont devenus des lieux clos et vides ou hyper-surveillés, où les étudiants sont des suspects. Bravo ! Vive l'autogestion universitaire !

La notion d'événement acquiert dans ce genre de mouvement tout son sens, en effet s'il n'est pas facile de le prévoir ; s'il est là il a ses exigences, il demande présence et énergie. L'analyse concrète de la situation concrète est convoquée pour étendre la lutte, créer les connexions, ouvrir les perspectives, mettre en place des réseaux, fédérer des forces diverses qui avancent à leur rythme, ouvrir le champ des possibles, accepter les imprévus et les pluralités, impulser une dynamique, accepter l'écart entre les mots et les choses, coordonner les initiatives, accepter le hasard et l'incomplétude, comprendre ce qui est en jeu à chaque moment, etc.

Dans l'action on peut faire apparaître les stratégies des appareils qui ont des visées stratégiques pour l'avenir et le leur en particulier. La lutte radicale en s'affirmant se heurte souvent aux thèses social-démocrates et elle les contre mais son développement n'est pas identitaire. Il existe par ses actions, ses revendications et sa force propre. Ce n'est pas au travers d'un repoussoir que le mouvement acquiert sa légitimité mais dans le rapport de force avec le pouvoir. Alors le réel peut apparaître tel qu'il est, ne pas se voir tel que l'on souhaiterait qu'il soit et ainsi confondre une révolte et une révolution, un mouvement social un peu dur et assez bien politisé avec une insurrection.

En liant théorie critique et événement dans une pensée de la situation on évite de prendre ses désirs pour des réalités, on peut articuler la lutte à court terme et la réflexion globale sur le système capitaliste et son fonctionnement. Dans cette situation les forces sociales prennent position et le ciel s'est éclairci pour beaucoup de personnes.

C'est aussi pour cela que ce mouvement est banal, car dans son déroulement il répète ce qui s'est fait ailleurs ou ce qui a eu lieu dans le passé (en particulier dans son cycle mobilisation/répression). Pour cela, le travail de la théorie critique est à continuer, à renforcer et à transmettre. La mise à jour du pouvoir et de sa répression brutale se fait facilement dans l'action mais la conscience révolutionnaire a besoin d'arguments et de réflexion pour structurer sa légitimité dans la durée. La théorie complète de la conscience existentielle. Dans ce cadre la pluralité des approches est un facteur de richesse où la complémentarité pluridisciplinaire peut être efficace. La critique du capitalisme peut se faire par l'histoire, la géographie, l'ethnologie, la psychologie, la sociologie, l'économie ou la politique.

Il n'y a pas de limitation précise en la matière. Il faut se saisir du contenu critique des bibliothèques universitaires ou autres, il faut organiser des débats de réflexion, il faut oser lire et réfléchir.

Il faut aussi connaître la pensée de ses ennemis et bien sûr penser le temps présent ce qui est le véritable défi à relever.

Tout ceci ne fait pas en un jour, c'est certain, mais ce n'est pas parce que cela demande de l'énergie et de la patience qu'il faut faire confiance aux « prêts à penser » en circulation dans ce monde ou dans notre « mouvance ». Se défier de la notion de progrès, de celle de justice, du bien, de l'humanitaire demande une certaine régularité dans le questionnement des idéologies. Ce travail critique donne une certaine compréhension du monde contemporain, mais en lui-même il ne résout rien.

Il peut se révéler inutile s'il se cantonne dans la seule théorie ou le savoir. Nous ne visons pas l'érudition ou l'encyclopédisme, il n'y a pas d'examen, seule la confrontation avec le réel peut donner des indications sur la validité de nos thèses. Il ne s'agit pas non plus de tout lire, l'efficacité peut être un bon critère même si nous devons nous méfier de l'opérationalisme technicien. Il est nécessaire d'articuler les trois niveaux ensemble dans une pensée de la situation qui lie théorie critique et événement et ainsi puisse déboucher sur la vérité des sujets (au niveau collectif ou individuel).

La théorie critique a souvent été utilisée pour passer à la seconde étape et dire comment cela doit être ou comment ce sera après, pour fabriquer des machines à bonheur. Maintenant nous savons que cette attitude est très dangereuse. Même sans savoir où on va, on peut quand même lutter efficacement et mettre en œuvre une praxis qui unit la théorie et la pratique de transformation sociale. Sinon on maintient la coupure entre ceux qui pensent et ceux qui agissent, ce qui est une des bases de la délégation façon bourgeoisie. Ou alors on se cantonne dans une critique qui ne va pas au delà de ce que le sens commun peut admettre, état de situation que le mouvement dépasse très vite par son développement et alors il se retrouve sans perspectives globales, à la merci de l'idéologie.

Ceci permet également de limiter les problèmes lors de la fin du mouvement : déprime paralysante, repli hautain et mépris des moutons, recours au terrorisme ou à l'action directe, transfert sur le mode de vie (« changer la vie »), etc.

D'autre part l'action pour l'action montre rapidement ses limites, structurer un mouvement demande donc des objectifs et une stratégie plus globale, même si souvent on n'obtient qu'une réforme ou un recul du pouvoir.

La situation politique joue un rôle évident, car s'il y avait eu une possibilité de remplacement de Balladur par une autre force politique peut-être que ce mouvement aurait pu prendre une nouvelle ampleur. Mais peut-être que l'aspect politicien nous aurait été défavorable, car l'espoir de changement aurait été détourné sur un objectif compatible avec cette gestion du système.

D'autre part si on peut se demander si le champ libre ouvert par le discrédit syndical n'est pas propre à la vie étudiante. Chez les salariés c'est plus compliqué de faire du neuf avec du vieux ou alors de le créer de toute pièce, l'expérience de la FSU ou du SUD-PTT sont là pour le prouver.

Par contre on voit aussi les possibilités que donne cet état de fait. L'énergie libre peut se porter sur des formes d'action et de réflexion plus larges et plus radicales. C'est un peu comme les élections, plus on passe de temps à s'en occuper, moins on en a à passer pour militer sur le terrain de la réalité sociale.

Ces caractéristiques surprennent beaucoup de gens influencés par les modèles de l'extrême-gauche ou de la gauche classique. Il n'y a pas d'interlocuteur clairement identifié, on ne sait pas qui représente qui, les réseaux traditionnels ne fonctionnent plus, c'est plus vivant mais moins encadré ou maîtrisé : le fameux aspect libertaire qui est tant valorisé ou qui irrite. Ici le refus du fonctionnement classique en collectif autour de la social-démocratie est une donnée nouvelle qui perturbe la militance un peu plus âgée. On nous reproche même de rester trop centrés sur la fac, même si dans la pratique c'était faux. Les A.G. étaient ouvertes et le thème de l'exclusion était un thème très largement repris. Mais les réformistes ou ceux qui croyaient avoir à faire à une révolution étaient surpris et sans prise sur le mouvement réel.

Nous devons donc essayer d'articuler dans une pensée de la situation, théorie critique et événement.*

 

Notes

 

Nantes le 15/11/94

* – Ce texte est paru dans sa première version inclus dans une brochure de Mai 94 du Réseau No Pasaran sur le mouvement anti-cip : « On a toujours raison de se révolter ! ». Document que l'on peut encore se procurer facilement à auprès du Réseau No Pasaran : 21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris.

 

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