Corps, documents et biopolitique
« Le passeport est la partie la plus noble de l'homme »
Cela commence avec une histoire de main, dans le dernier film de Chris Marker : une accro du deuxième monde s'identifie en présentant la paume de sa main à un écran, bien décidée à revivre in extenso la bataille d'Okinawa…1 Mais non, cela avait commencé bien avant : dès 1983, avec Never Say Never Again, un James Bond, où c'était l'iris de l'œil du président des États-Unis qui servait de « clé » à un système de haute sécurité. Une fois encore, le cinéma guide nos pas. Ici, il nous entraîne dans les dédales prometteurs de l'identification biométrique.
Qu'est-ce que cela ? C'est l'utilisation d'une partie du corps humain ou d'une caractéristique physique d'un individu comme identifiant, afin de lui permettre (ou non) l'accès à un espace réservé : un bâtiment stratégique, un réseau informatique, mais aussi bien, déjà, un territoire national, comme l'indique l'utilisation du système Inspass dans plusieurs aéroports américains2. Serviront à cet effet la forme de la main, la pression sanguine d'un poignet, la « carte » du fond de l'œil, etc. En somme, il s'agit d'utiliser un trait physique individuel comme l'équivalent (plus fiable, réputé infalsifiable) d'un document destiné à attester l'identité d'une personne. Les technologies les plus récentes s'avèrent très performantes3.
Mais qu'est-ce qu'un document, entendu dans ce sens particulier ? Un objet destiné à attester l'identité d'un individu face à une autorité. Qui a l'usage de ces documents ? L'autorité (l'État, une administration, une entreprise, un système de surveillance légitimé, etc.) qui l'émet, autant ou davantage que l'individu lui-même. Le document n'existe, dans ce sens, que comme objet mettant en rapport un individu et une autorité, et ceci sur un mode particulier où sont en jeu des procédures de contrôle, de surveillance, de vérification — bref un rapport asymétrique — dans lequel l'individu est placé sous la coupe de l'autorité. Le document n'est pas une « chose » comme une autre : c'est un élément signalétique, servant à désigner un autre que lui-même ; il n'existe que comme truchement ou « signifiant ». Un objet dont le seul usage est de signifier et signaler un être humain, dans sa différence d'avec tous les autres. Remarquons que la fonction du document est, en dépit de son nom, moins de définir positivement une identité particulière que de la dissocier d'avec toutes les autres. Les signes particuliers et les moyens identifiants (photo, âge, sexe…) qui y figurent servent surtout à attester des différences, donc à éviter que cet individu puisse être confondu avec un autre. Le propre du document dit « d'identité » est, à ce titre, de rendre le domaine de l'identité indissociable de celui de la différence : être « quelqu'un », dans l'esprit du document d'identité, c'est avant tout être distinguable de tous les autres, y compris les homonymes, les jumeaux et les sosies. L'attribution à tous de documents individuels adéquats à leur fonction d'identification est, dans les sociétés modernes, un aspect du processus de différenciation — homogénéisation, d'individualisation — globalisation y prévalant : chacun est identifié dans sa singularité par ses documents d'identité, mais tous sont astreints au même régime des papiers, rigoureusement normalisés en tant qu'identifiés par l'autorité, notamment l'État.
Par ailleurs, si la fonction du document d'identité est évidemment individualisante, l'identité qu'il exhibe est réduite à sa plus simple expression : une combinaison de signes censée être suffisante pour permettre la vérification de l'adéquation entre le document et la personne qui le détient. C'est au fond, en moins perfectionné, le même système que celui de la distribution des points permettant d'établir la singularité absolue d'une empreinte digitale4). Pour le reste, le document d'identité ne nous dit vraiment pas grand chose d'intéressant sur l'individu, en dépit de sa caractéristique d'attester ce trait quintessentiel de l'individu — son identité définie du point de vue de l'autorité. Il ne dit ni s'il est beau ou laid, intelligent ou stupide, instruit ou ignare, bon ou méchant, doué pour la poésie ou le bricolage, etc. C'est qu'il est purement fonctionnel et différentiel : un peu comme la langue est, chez Saussure, système des différences, le système d'identification reposant sur le document moderne (passeport, carte d'identité, titre de séjour, carte de sécurité sociale…) n'a d'intérêt que comme moyen d'attestation de la non-substituabilité d'une individualité à une autre. Comme chez Saussure, c'est le système qui compte, plus que les éléments — les papiers comme réalité matérielle.
Le développement de ce système de la production de l'identité de tous et chacun pour l'autorité recoupe étroitement celui du souci qu'a l'État (et, d'une façon plus générale, toute autorité moderne) des procédures d'individuation, de contrôle, de surveillance, de normalisation, d'homogénéisation individualisante, etc. Le souci de savoir, d'une manière toujours plus précise qui est qui, où est sa place, dans, quelle catégorie il se range, du point de vue des critères de l'État-nation ou de la production moderne. Gérard Noiriel rappelle que c'est depuis un peu plus d'un siècle seulement que les États ouest-européens sont concernés par la condition nationale de la force de travail et opèrent un partage, plus ou moins rigoureux selon les conditions du moment, entre travailleurs nationaux et étrangers5. Les papiers d'identité se situent au point de jonction de l'individuation-individualisation toujours plus rigoureuse des corps et de la prise en compte de la population (d'un État-nation) comme corps commun, global. Les documents servent à assurer cette prise de l'État (et d'autres figures de l'autorité) sur ces corps, ils sont un truchement du biopouvoir, la systématisation de leur usage relève au premier chef de la biopolitique.
De ce point de vue, qu'introduit de nouveau l'identification biométrique ? Tout simplement, la suppression de la distinction entre le corps individuel vivant (les morts n'ont pas besoin de papiers) à identifier et le document destiné à le signifier ou le désigner. La dualité ou l'hétérogénéité ambiguë du signifiant et du signifié disparaît : ce n'est plus un objet (de papier, de plastique…) qui devient l'identifiant, mais un détail, une partie du tout ou de l'organisme vivant (humain) qu'il est. Une partie ou un détail (la main, la voix, l'œil) de son être animal. Ce qui s'instaure, c'est donc une autre prise de l'autorité sur ce corps — qui est aussi une personne, un être humain, un citoyen, etc. Disparaît le « jeu » (au sens du jeu dans un rouage) ou la non-coïncidence sans reste entre le signifiant et le signifié — une non-coïncidence aisément attestable : perdre ses papiers peut être un drame, ce n'est pas une mutilation ; même les plus infalsifiables des documents d'identité sont susceptibles d'être trafiqués, imités, prêtés, vendus ; l'identité « officielle » d'un individu peut varier — s'il se marie, est naturalisé, change de nom…
Avec l'identification biométrique, avec le « dépassement » du caractère toujours conditionnel de la coïncidence entre l'individu et ses papiers, on entre dans une autre configuration : celle d'un marquage sans traces. L'individu est identifié sans médiation par une ou des particularités de son être zoologique (zoon : un « vivant »), biologico-anthropologique. Le repérage de sa différence d'avec tous s'effectue directement sur son corps ou, du moins, son être animal : la voix (phoné), par exemple, par opposition au langage (logos), ce qui nous renvoie directement à la distinction entre l'homme et l'animal selon Aristote6.
L'individu est identifié par ce dont il ne saurait, par définition, se défaire, par ce qu'il ne saurait falsifier : sa main, son œil, sa pression sanguine, sa voix.
Ces nouvelles procédures d'identification font franchir un nouveau pas à la biopolitique : elles poussent à un point que l'on n'avait jamais atteint jusqu'ici l'identification entre l'individu comme personne et sa viande. Un pas est franchi, dont l'enjeu symbolique est décisif : ce n'est pas pour rien que nous identifions aux régimes totalitaires ou aux pratiques barbares du passé toutes les formes de marquage des corps humains, à des fins d'identification ou de différenciation, qui s'exercent directement sur leur corps : matricules des détenus des camps nazis, tatouages sur le visage des évadés des prisons ou bagnes tsaristes, fleurs de lys et autres signes d'infamie imprimés au fer rouge sur le corps des esclaves marrons, des bagnards, des galériens… La modernité qui définit le devenir-homme comme devenir autre-que-viande tourne le dos en ce sens à toutes ces sociétés traditionnelles qui valorisent le marquage des corps (tatouages, scarification, circoncision, excision…) comme signe cosmétique de reconnaissance et d'appartenance à une communauté, comme écriture de l'identité sur les corps7. Ce qui définit la modernité en tout premier lieu, c'est l'horreur politicomorale du marquage direct des corps par une autorité. Cette répulsion s'étend à des formes de marquage peu violentes : c'est pour nous signe irréfutable de sous-développement et d'arriération politique que les citoyens appelés à voter apposent sur le registre leur empreinte digitale plutôt que leur signature. La signature signifie ici la condition de majeur politique (qui, entre autres, sait lire et écrire), par opposition à l'identification passive de la personne par une partie de son corps. Il conviendra de se rappeler également qu'une des dispositions (censurée par le Conseil constitutionnel) qui avait le plus choqué l'opinion, dans la loi Debré, avait été la constitution d'un fichier d'empreintes des demandeurs d'asile.
Pour nous, les pratiques de marquage des corps humains sont dégradantes, car elles abolissent la différence entre l'homme et l'animal, entre les individus vivant en société, dans un État policé et le troupeau : on marque le bétail afin de l'identifier à son propriétaire, on donne des papiers aux personnes humaines, même aux enfants, même aux étrangers, même aux criminels. Ce sont les propriétaires d'esclaves des temps obscurs qui marquent ces derniers comme leur bien — mais précisément, la notion de l'être humain conçu comme bien privé, propriété, élément d'un patrimoine public ou privé révulse la modernité.
De ce point de vue, le propre de l'identification biométrique est précisément de rendre indistincte la frontière séparant la naturalité animale de la politicité humaine. Elle n'est pas la seule des nouvelles techniques d'identification et de surveillance à produire un tel brouillage : dans un esprit de protection et de préservation d'espèces animales menacées, on bague des animaux, on les munit de dispositifs émetteurs, afin d'étudier leurs déplacements, de les secourir au besoin. Dans un esprit d'humanisation des peines et d'allégement des dispositifs pénitentiaires, on a mis en usage dans certains pays l'incarcération à domicile de délinquants ou criminels condamnés à des peines légères, pratique rendue possible par le « bracelet électronique » attaché au poignet ou à la cheville de la personne et qui permet de s'assurer à distance du fait qu'elle ne quitte pas son domicile. L'analogie des deux dispositifs techniques est frappante, et ce d'autant plus que, dans les deux cas, ils s'inscrivent dans une perspective humanitaire ou dans un esprit de préservation et de sauvegarde, en rupture avec des pratiques répressives ou prédatrices de jadis et naguère : sur le versant éclairé de la biopolitique (la protection du vivant, une extension du « faire vivre » au rebours du « laisser mourir »).
Mais le problème est évidemment que, sur un plan symbolique, cette parenté est une manifestation, parmi de nombreuses autres, de l'indistinction croissante entretenue par les pratiques étendues du biopouvoir, entre domaine d'humanité et domaine d'animalité : ainsi, les cigognes noires qui migrent tous les ans en Éthiopie seront éventuellement mieux « protégées » que les Éthiopiens eux-mêmes ; ainsi, les punis à domicile, dans les pays les plus avancés en matière d'innovation et d'humanitarisation pénales (Suède…) n'en porteront pas moins une laisse ou un collier électronique — dociles toutous post-pénitentiaires surveillés sans fin par l'œil électronique…
L'identification biométrique réactive la figure révoquée par la modernité du marquage des corps humains — signe de dégradation dans le monde pré-moderne et signe du pur et simple redevenir-viande de l'être humain dans la version nazie. Elle réactive cette figure en identifiant rigoureusement corps vivant et identité de la personne, en faisant d'un détail physique un passeport. Mais en même temps, elle procède à cette réactivation dans un esprit entièrement nouveau : en rendant neutre ou en objectivant absolument cette naturalisation de l'identité personnelle, en supprimant toute destination infamante ou dégradante du marquage, en le concevant simplement comme un moyen pratique, utile, efficace, rapide, etc.. Donc en ne le concevant nullement comme tourné contre les individus, mais au contraire en quêtant leur consentement et leur collaboration ; grâce à ce procédé, des habitués des franchissements de frontières vont gagner du temps et, au reste : qui, travaillant sur un site où s'élaborent les technologies militaires du troisième millénaire, pourrait objecter à la mise en place de dispositifs de protection maximale ? Tend donc à prévaloir une indistinction croissante entre zoe et bios entre vie naturelle et vie qualifiée, individualisée8. La fleur de lys sur l'épaule, le tatouage sur les joues, le matricule sur l'avant-bras, du moins, signalaient un extraordinaire, un statut de criminel particulièrement dangereux — ou bien, dans la version anti-moderne des nazis, de sous-homme. Ils signalaient le seuil séparant l'humanité ordinaire de ces catégories excentrées ou dégradées. Ici, au contraire, le devenir-viande de la personne humaine se produit sans franchissement de limite visible ni transgression — puisqu'il ne relève que de l'utilité pratique, de la volonté, nécessairement louable de gagner en efficacité, en sûreté. Du coup, Le Monde peut consacrer, dans une rubrique d'actualité, une page entière à l'authentification biométrique, présentant ces dispositifs comme intéressante innovation, dans le registre habituel de la béatitude journalistique face à la permanence du progrès scientifique et technique. Une nouvelle occasion de vérifier la façon dont l'idéologie technicoscientifique, comme discours rituel du « toujours mieux, toujours plus fort, toujours plus loin », rend constamment indétectables les enjeux symboliques et politiques des pratiques qu'elle célèbre. Le rôle du journaliste scientifique apparaît ici clairement : il parachève la dépolitisation de l'enjeu des savoirs pratiques et usages de la science à des fins biopolitiques en entretenant le frisson de la découverte et de la novation. Cet enjeu pourtant se discerne aisément dans sa dimension politique : il est celui d'une inquiétante « naturalisation » du rapport entre personne humaine (citoyen) et autorité.
Dès les années 1880, Alphonse Bertillon et Francis Galton ont mis au point les techniques de l'anthropométrie. Celles-ci consistent, pour l'essentiel, à identifier un corps humain particulier par un système de mensurations et de repérages : en somme, une mathématisation du corps humain. On est déjà en plein dans la « -métrie » appliquée au corps vivant des êtres humains. Ces techniques vont s'organiser autour de l'usage de la photographie du visage (de face, de profil, avec et sans couvre-chef…), et des empreintes digitales (points et lignes). Mais aussi, elles mettront à profit un certain nombre de signes comme la forme du lobe de l'oreille, l'implantation des cheveux, etc. Comme le note Carlo Ginzburg, l'invention de ces moyens d'identification signale la rencontre, sous l'égide de l'enquête policière, entre le paradigme ancestral du chasseur et celui, moderne, du savant9.
Relevons ici quatre « détails », en passant. Premièrement, la rencontre avec le nom de Francis Galton : tout à la fois le neveu de Darwin et le fondateur de l'eugénisme. Deuxièmement, la destination de la mise au point de ces techniques nouvelles : l'identification des criminels, l'identification judiciaire. Leur horizon, leur utilité, c'est le crime, sa répression et, sur fond des théories alors en vogue, la recherche, éventuellement des hérédités ou, du moins, des régularités criminelles attestées par des traits physiques ou biologiques. Troisièmement : les techniques et la passion anthropométriques trouvent un emploi tout naturel avec la colonisation la mensuration, sous toutes ses coutures, du corps du colonisé comme corps racialement inférieur est l'un des aspects de la prise que s'assure sur lui l'homme blanc comme conquérant, civilisateur et maître de la science. Le pied à coulisse de l'explorateur-missionnaire assigne sa place à l'indigène aussi sûrement que le missel et le travail forcé. Quatrièmement, enfin : ces techniques ont connu leurs débouchés les plus massifs dans les régimes despotiques et totalitaires du xxe siècle : la Gestapo, le nkvd (etc.), dans le rôle de collectionneurs de millions de fiches anthropométriques de « suspects » et coupables. On détecte ici un rapport insistant entre anthropométrisation, biométrisation des corps humains et devenir-coupable explicite ou implicite de la masse, des personnes humaines, omnes et singulatim, qui coïncident avec ces corps.
Ceci étant, se décèle une différence majeure entre anthropométrie et biométrie. L'anthropométrie travaille sur des signes visibles ou du moins détectables comme caractéristiques physiques : dessin des lignes papillaires des doigts, forme du visage, proportions des parties du corps, etc. Elle conserve des attaches, en ce sens, avec ces fausses sciences tant en vogue au xixe siècle, la craniologie, la phrénologie, qui prétendaient discerner les caractéristiques morales et intellectuelles des individus en examinant la forme de leur crâne. Mais elle s'en détache dans la mesure où elle s'amarre, elle, profondément, dans le domaine des sciences exactes : elle ne se contente pas de palper les crânes (Renan), elle mathématise, elle scrute au moyen du microscope, elle classe scrupuleusement, elle accompagne la naissance de la police scientifique. Elle s'installe au carrefour des sciences exactes et des sciences humaines ou sociales : elle organise la rencontre entre la race, le crime, les mathématiques et la médecine.
Cette soumission du vivant humain à l'emprise de nouvelles procédures scientifico-techniques se retrouve dans la biométrie ; c'est l'informatique, cette fois, qui est au cœur de l'investigation : ce sont des ingénieurs en informatique qui travaillent sur l'identification biométrique de la voix, par exemple, mais aussi bien, ces techniques mobilisent les recherches de bio-physiciens, de bio-chimistes, de docteurs en médecine… La différence entre anthropométrie et biométrie est que cette dernière plonge plus profond dans l'investigation du vivant : au-delà des signes visibles, dans la profondeur des corps, dans la texture même du vivant : pression sanguine, fond de l'œil et, pourquoi pas, un jour, « carte génétique » utilisable comme passeport ou sésame… On passe de la surface ou de l'enveloppe extérieure des corps, toujours susceptible de modifications (le grand criminel se fait « refaire le portrait » par un chirurgien esthétique) à l'infalsifiable même, l'empreinte biologique. À noter au passage : ce sont les mêmes procédures techniques qui permettent d'établir irrévocablement l'identité du père et celle du criminel, lorsqu'il est fait recours à l'identification génétique… Le trouble généralisé qui affecte aujourd'hui le rapport de filiation (Pierre Legendre) rencontre le devenir-coupable diffus et multiple de la masse10.
Il vaut la peine de s'arrêter sur cette notion de l'infalsifiable. Ce sera pour soutenir que la falsifiabilité est, dans les sociétés modernes, la marque signalétique de la politique. La non-coïncidence absolue, sans reste, entre un individu et ses « papiers » (qu'atteste notamment la possibilité toujours maintenue que lesdits documents soient « faux ») manifeste l'irréductibilité d'une personne humaine (dotée d'une constitution juridico-politique) à son être biologique. La falsifiabilité est l'indice de modernité par excellence : elle balise le désajustement permanent de l'individu non seulement d'avec sa constitution animale, mais aussi bien d'avec toutes les identités adjugées. Pas d'être moderne sans ce déplacement permanent de l'identité à l'intérieur d'elle-même, sans ce jeu du même et de l'autre à l'intérieur même du même, sans cet être-soi-même dans son autre-même qui dément infiniment toutes les passions taxinomistes des distributeurs d'identités absolues, insécables et non-partageables11.
Ce qui définit un individu comme moderne, c'est non seulement qu'il est une personne, un sujet, un citoyen ainsi qu'on le répète jusqu'à l'écœurement, mais surtout cette aptitude à se déplacer vers l'autre à l'intérieur du même, à produire de l'identité dans l'activation de la différence et la diversité et, surtout, la production d'une « auto-altération » (auto-falsification) aléatoire : n'est-il pas évident que, pour un intellectuel français (« de souche », comme dit l'autre…bûche, précisément) d'aujourd'hui qui ne vit pas la tête dans le sable, la Shoah, mais aussi bien les massacres d'hier et aujourd'hui en Algérie ne sont pas simplement « le problème de l'autre », ni même une part entre autres de son « souci » du monde d'aujourd'hui, mais, davantage, du rapport de soi à soi, c'est-à-dire à l'autre-dans-soi ?
En ce sens, donc, la falsifiabilité peut s'énoncer comme la pure et simple capacité de ne jamais coïncider avec ce que l'on est au regard de l'autorité, bien sûr, mais, davantage encore, de brouiller la logique implacable des distributions d'identité en vigueur dans nos sociétés : identité nationale, professionnelle, politique, sexuelle, etc. Le paradigme du « traître », chez Sartre est un bon exemple de falsification salutaire de l'identité léguée ou adjugée12. Falsification ou falsifiabilité ne signifient pas non-appartenance ou non-adhésion, mais irréductibilité et non-coïncidence : avec l'être-viande ou gène, avec l'être-national, avec l'être-mâle ou femelle, avec l'être bourgeois ou prolétaire, etc. Or, ce qui est en jeu dans l'identification biométrique, ce ne sont pas seulement des dispositifs pratiques destinés à rendre infalsifiable une identité individuelle présentée à l'autorité dans des conditions données, c'est un paradigme général de l'infalsifiabilité. Ou bien encore, un idéal de transparence de l'individualité humaine qui s'articule sur les nouvelles figures du panoptisme universel : non plus moyen de surveillance économique et efficient de populations ou lieux particuliers (la prison), mais phare balayant toute la surface du social. Passage du fermé à l'ouvert, de la cellule du prisonnier à la rue : caméras urbaines, dispositifs électroniques (téléphones cellulaires ou non, points-argent, paiements par cartes bancaires, séjours sur réseaux informatiques, passages dans les centres commerciaux, les hôtels… tout ce qui multiplie des empreintes ou des traces, attestant des passages individuels vérifiables). Se forme un idéal post-répressif de la transparence : ce n'est pas qu'on vous surveille constamment pour vous punir, mais bien plutôt pour vous protéger (discours sécuritaire) et rendre plus lisse la surface sociale. Et aussi bien : auriez-vous quelque chose à cacher, c'est-à-dire à vous reprocher ? Le perfectionnement incessant et la généralisation du panoptique permet de passer de l'idéal de la surveillance infaillible à celui de la transparence maximale : la visibilité potentielle de toutes les conduites urbaines se substitue au contrôle sélectif des agissements de certaines catégories supposées dangereuses. Comme le pressentait déjà Baudelaire, relayé par W. Benjamin, tout passant (recyclé par l'idéologie libérale en usager et client) est susceptible de devenir, sous le regard du panoptique, un coupable. On rejoint là les nouveaux usages disciplinaires qui, de plus en plus, spéculent sur les potentialités criminelles (certaines banlieues comme milieu naturellement criminogène) autant qu'ils traitent les illégalismes constatés13.
La presse annonçait, en août 1997, qu'un village allait être soumis à des tests génétiques systématiques afin de tenter de confondre le violeur et meurtrier d'une jeune touriste, un an auparavant : tous les hommes de quinze à trente cinq ans seront « invités » (mais se dérober serait déjà un quasi-aveu) à se prêter à cette procédure sans précédent. Le Monde, une nouvelle fois, ne trouve rien à redire à cette transformation de la totalité des membres d'un groupe en coupables virtuels. Constatant que « les empreintes génétiques ne sont que la version moderne de la technique médico-légale des empreintes digitales, mise au point par Alphonse Bertillon en 1901 » et qu'elles ne font « que (sic) permettre la visualisation, sous forme de codes à barres, des caractéristiques génétiques des êtres humains, caractéristiques qui sont toujours uniques », l'auteur anonyme de son éditorial du 16 août 1997 pose la question toute rhétorique : « Faut-il craindre la mise en œuvre systématique (de ces techniques) dans les affaires criminelles, comme c'est le cas dans l'affaire de Pleine-Fougères ? A priori la réponse est non ».
Prend corps ici, avec la bénédiction de la presse, une alliance de la science et de la Justice mal distinguée de la police, dont le propre est de supprimer le temps de la délibération contradictoire autour des motifs, des indices et des preuves au profit de la simple présentation du verdict du test. Maniant l'euphémisme, le journaliste poursuit en effet : « La découverte d'une "preuve" génétique ne constitue jamais la panacée : cette "preuve" est un élément essentiel sur lequel se fondera l'intime conviction du tribunal ».
Lorsqu'on sait comment et sur quels indices nébuleux se fonde souvent l'« intime conviction » des tribunaux d'assises en France, on peut en effet imaginer de quel poids essentiel pèsera la « preuve » génétique. Or, il faut une nouvelle fois révoquer en doute toute notion d'une preuve infalsifiable — fût-elle scientifique, ne serait-ce que parce que l'administration de la preuve est toujours l'affaire d'êtres humains, éventuellement faillibles, intéressés, manipulés, corrompus, etc. On ne voit pas très bien pourquoi l'élément d'incertitude attaché à toute « expertise » scientifique se trouverait ici à coup sûr suspendu. Le propre de l'administration d'une « preuve » scientifique, dans une telle configuration est non pas de mettre le public en présence de l'irréfutable vérité des faits mais de représentants d'une autorité s'en portant garante. L'oubli du politique est également tramé là où l'autorité se rend invisible comme telle, se présentant comme le pur et simple porte-voix des verdicts de la Science14. Et cette dernière n'est pas moins entraînée loin de ses bases lorsque la généralisation des recherches d'empreintes génétiques dans le cadre d'enquêtes judiciaires donne lieu à la mise en place de fichiers divers (plusieurs pays européens ont d'ores et déjà mis en place ce type de banque de données concernant les crimes et délits à caractère sexuel, et sa constitution à l'échelle de l'Union européenne est envisagée). Grâce à ces fichiers, le délinquant sexuel trouve sa place au jardin des espèces criminelles, une place que lui assigne jusqu'à sa mort son enregistrement comme code barres dans cette catégorie de nuisibles et dangereux. La notion du crime purgé par la peine s'efface au profit d'une autre : celle du zoo électronique où se conserve « pour l'éternité » la marque des différentes espèces criminelles.
Le propre de l'infalsifiabilité, c'est de supprimer l'instance du langage, le logos, c'est-à-dire la politique. Même dans un banal contrôle d'identité par la police, quelque chose passera par le langage, fût-il le plus abrupt, qui met en scène le rapport entre l'individu et l'État ; demeurera ouverte la porte à une explication, une discussion, à la mise en action d'une réciprocité, même si elle n'est pas celle à laquelle nous aspirons le plus. Avec le contrôle biométrique, on passe à un autre modèle du rapport entre l'individu et l'autorité, dont le propre est d'éliminer l'instance du langage : non plus un modèle autoritaire ou répressif (la « force publique »), mais un modèle machinique. Le policier qui vous contrôle représente effectivement et symboliquement une autorité, une instance ; il incarne la sanction potentielle si vous n'êtes pas en règle, il est puissance de violence ou de compréhension — il représente la puissance étatique dans toute son ambivalence.
Le contrôle biométrique, c'est autre chose : c'est une machine, un dispositif automatique qui donne ou ne donne pas accès, ne pose pas de questions, ne dit ni « oui » ni « non », mais laisse passer, ou pas, comme des feux de circulation. Comme agent de l'État, le policier représente une position dans la communauté, il y est inclus. La machine qui contrôle occupe une situation différente. Elle neutralise la relation à l'autorité, la rend indétectable comme telle, supprime tout élément d'indétermination dans le rapport de l'individu à celle-ci. Pendant l'Occupation, il arrivait (trop rarement) que des policiers n'arrêtent pas des Juifs ou des résistants porteurs de faux-papiers et que, pourtant, ils avaient éventés. Ce faisant, ils s'inscrivaient dans un espace juridico-politique. Ils faisaient prévaloir la loi « humaine », morale, sur des dispositifs répressifs et terroristes d'État en vigueur. La machine, elle, est rigoureusement apolitique, hors-politique — pire qu'un animal philosophique, dirait-on. L'autorité représentée par une machine renvoie à une figure de la « nature » inhumaine reformée sur les ruines de la communauté. Le rapport à cette autorité devient purement behaviouriste : il ne s'agit que de se conformer à des procédures réglées. La question de la légitimité, de la violence cachée, de la justice et l'injustice qui, souvent, est pourtant inscrite au cœur de ces procédures de vérification (sans papiers, irréguliers) devient indétectable.
La bureaucratie moderne est, dit-on couramment, une machine — mais une machine formée de matériau humain, dont les rouages, du moins, sont des êtres humains. Cette caractéristique créé les conditions d'une certaine indétermination, les conditions de l'exception possible à la règle bureaucratique : il y a la majorité des gendarmes qui dira « Je n'y peux rien, je fais mon boulot (mon devoir), j'obéis aux ordres, ce n'est pas moi qui décide » — et qui remplira son quota de Juifs à déporter15. Mais il y aura, parfois, celui qui renoncera à faire ouvrir par le serrurier une porte qui demeure fermée, qui oubliera sur sa liste un enfant ou un adolescent, qui fera prévenir de la rafle imminente… Là où demeure cet écart possible entre le flic borné qui obéit comme un automate aux ordres iniques et celui qui traîne des pieds ou sabote, subsiste quelque chose de la communauté humaine et de la Cité. Mais la machine, elle, est installée par delà le juste et l'injuste, le cruel et le bienveillant, l'exception et la règle : elle établit le vrai ou le faux de ce que vous prétendez être en auscultant votre viande. Elle supprime toute politique à ce titre, dans l'instant même où elle réalise le paroxysme de la politisation de la vie nue ou de la renaturalisation de la politique.
Souvenons-nous : dans I984, il y avait tous ces dispositifs de surveillance machiniques, télécrans dans les appartements privés et autres éléments perfectionnés du panoptique totalitaire. Mais, néanmoins, l'inhumanité du pouvoir conservait figure humaine : lorsque Winston Smith est démasqué comme individu non-conforme, non plié aux règles de la novlangue, c'est-à-dire encore pensant, c'est à un humain, le redoutable O'Brien, qu'il a à faire : la terreur même passe par le langage ; la mise en condition discursive précède le supplice qui va faire craquer Winston, celui de la cage aux rats. La mort de la politique demeure encore inscrite dans le langage — via le chantage ignoble d'O'Brien. Le leurre, le mensonge, l'artifice, la dissimulation — la falsification et la falsifiabilité — persistent comme des enjeux de la relation entre l'individu « à l'ancienne » et l'autorité totalitaire et non simplement tyrannique. La machinisation et l'automatisation biométriques de cette épreuve véridictionnelle par excellence qu'est la vérification d'une identité individuelle présentent l' » idéal » d'une vitrification sans retour de la politique. « Qui je suis ? » — Ce qu'en dit la machine, qui ne connaît que deux réponses : une personne autorisée ou une personne non-autorisée. La machine ne menace pas, ne réprimande pas, ne sanctionne pas, elle est pure positivité et déclenche simplement un signal d'accès ou de non-accès à tel lieu. Elle est le truchement d'une règle de compatibilité ou d'incompatibilité qui se situe clairement au-delà (ou en deçà) de la figure de la loi. Elle ne nomme pas l'interdit, le délictueux, le criminel, elle dit le compatible et l'incompatible : si oui ou non un corps donné est compatible (« branchable ») avec une institution ou un territoire donné. Non seulement, elle réduit le social et le politique au vivant comme nature renaturée, mais de plus, elle machinise le vivant. Dans les systèmes totalitaires, le modèle qui se substitue à celui de la Cité et de la communauté aristotélicienne, c'est celui de l'organisme vivant héroïsé. Ici, c'est un nouveau modèle qui vient prendre le relais de la politique traditionnelle : celui des machines informatiques : les actions licites ou illicites, morales ou immorales s'estompent au profit des opérations possibles ou impossibles ; le partage du bien commun (ou au contraire le non-partage — le différend) s'efface au profit des branchements possibles ou impossibles.
Dans le terrible apologue de la Colonie pénitentiaire, le corps du criminel se transformait en surface d'inscription de la loi à la faveur d'un interminable supplice machinique. Mais du moins, dans cette figure, la loi demeure-t-elle l'horizon de la terreur, si « inhumaine » celle-ci paraisse-t-elle. Ce qui frappe, avec l'identification biométrique, c'est la disparition d'un tel horizon. Le rapport de l'individu comme corps simple à l'autorité ne passe plus par la loi mais par la conformité au dispositif machinique. On peut voir cette machinisation de la norme comme le stade terminal de la normalisation-normativisation générale qui, pour Foucault, est inséparable de la biopolitique et se situe distinctement hors de l'institution du droit.
Dans les sociétés modernes, nous l'avons vu, l'identification de l'individu grâce à des documents officiels, établis par l'autorité (il est stipulé, sur le passeport français, que celui-ci est propriété de l'État) est rendue nécessaire par le développement de l'État-nation et du système différencié de production. Elle renvoie, notamment à l'intensification des contraintes d'appartenance et d'emplacement : nationalité, résidence, emploi… Elle renvoie à l'intensification du maillage du territoire, de la densification de la surveillance, de la normalisation, l'homogénéisation, la disciplinarisation. Mais elle présente un autre aspect aussi : le rattachement à une identité propre d'un statut juridico-politique, d'un système de droits, d'une condition de citoyenneté. Avoir des papiers et s'identifier à ses papiers, les percevoir comme son bien propre, en faire un lieu d'investissement symbolique (d'où l'angoisse liée à la perte des papiers — les égarer, c'est un peu se perdre soi-même, ce n'est pas s'identifier soi-même comme bien de l'État). Avoir des papiers, c'est surtout, dans les démocraties modernes, s'éprouver comme une personne à part entière. Hannah Arendt l'a montré : dans nos sociétés, l'individu, même défini comme sujet du droit de par sa simple nativité, n'est proprement constitué qu'à la condition de son appartenance à une communauté juridico-politique, de son inscription (comme citoyen et ressortissant) dans un espace commun. Inversement, celui qui se trouve dépossédé de cette condition est voué à une irréparable déperdition de sa personnalité humaine. C'est le chemin qui conduit les Juifs allemands de la déchéance de la citoyenneté à la chambre à gaz — inexorable enchaînement des « pertes ». D'où l'enjeu décisif, enjeu politique avant d'être humanitaire, noué autour des papiers, tel que, par exemple, Brecht l'expose sarcastiquement dans ses Dialogues d'exilés16.
Mais c'est, aussi bien, le « problème » des « Sans papiers » d'aujourd'hui. À travers eux, l'on redécouvre la condition spécifique de celui qui est dépourvu de papiers ou n'a pas les papiers qu'il faut : il n'est pas quelqu'un à qui manque « quelque chose » mais bien une non-personne, un humain en voie de désolation. Revendiquer des papiers, dans cette situation, c'est tout simplement revendiquer d'exister comme une personne humaine. D'où le renversement paradoxal dont procède la présentation du scandale de leur situation par les occupants de l'église St Bernard et les différents collectifs qui se sont rattachés à leur lutte : nous allons vous montrer notre aptitude politique, c'est-à-dire notre inclusion dans la Cité et notre capacité citoyenne (polis, politeia, politis…) en dépit de notre condition a-documentaire. Une citoyenneté sans papiers présente le différend autour de la citoyenneté et de la démocratie létales d'aujourd'hui, par la médiation de ce « quand même » : nous n'avons pas de papiers et nous sommes ici comme des personnes quand même, et pas seulement comme des corps en trop.
« Donner » des papiers aux sans papiers ne sera dès lors pas un acte de bienveillance libérale mais le simple établissement légal de ce qui s'est affiché dans la lutte : que ces personnes ne sont pas seulement ici, mais « d'ici » (A. Badiou). Il en va de même, toutes choses égales par ailleurs, pour les SDF : celui qui a perdu ou s'est fait voler ses papiers et est incapable de faire les démarches nécessaires pour en obtenir de nouveaux franchit un seuil dans la désolation, devient un peu plus invisible et absent au monde des vivants. D'où l'importance, soulignée par les associations, de l'accompagner dans ces démarches de ré-identification faisant pièce au processus automatique de désamarrage des naufragés de « la crise ». Celui qui a tout perdu doit avoir des papiers quand même, attestant son rattachement quand même à la communauté et à la sphère du droit, dans l'abandon le plus complet.
Les papiers, du coup, révèlent leur double face : ils manifestent la prise biopolitique que l'État (l'autorité) s'assure sur l'individu, mais, d'un autre côté, ils sont perçus par les individus, dans les sociétés démocratiques comme attestation de leur condition de sujets du droit et de la politique ; ils sont conçus à ce titre comme leur bien propre et non comme celui de l'autorité ou de l'appareil bureaucratique. Ils ont une valeur de certification de la condition non purement biologique (ou subalterne) des individus modernes. Une carte d'identité, un passeport, une carte d'électeur, de sécurité sociale, un permis de conduire, une autorisation de séjour, ce n'est pas la même chose qu'une bague autour de la patte d'un pigeon ou une balise Argos greffée sur le crâne d'un phoque…
Dans l'espace ouvert entre le désassujettissement constant des personnes aux identités adjugées et l'appropriation de l'identité attestée par le document comme le propre de chacun, se déploie la politique. Les individus peuvent contester ce que l'autorité déclare qu'ils sont, refuser de devenir ce qu'elle entend qu'ils soient ; ou bien ils peuvent exiger, avec une identité attestée, des droits et du respect : dans les deux cas persistent les chances du langage, de la parole, de la présentation du conflit — de la protestation, du coup de gueule, de la revendication, de l'argumentation, de la pétition, du cahier de doléances, etc. La double nature des documents d'identité ouvre sur un jeu de réciprocité conflictuelle : à travers eux, l'État dit à l'individu : « tu m'appartiens ! » et, par leur truchement, l'individu rétorque : « Je suis qui je suis, je suis moi-même, tel que je me sais, me dis et me fais ! ». Qu'est une carte de Sécurité sociale, une carte d'étudiant d'autre qu'un matricule (un numéro apposé par l'État sur tin individu) — plus des droits ? On ne saurait mieux dire la double nature des documents personnels dans les sociétés modernes.
C'est tout ce jeu qui disparaît lorsque être-pour-l'autorité et être-pour-soi en viennent à coïncider absolument sous la forme de l'identification sans reste de la personne humaine à son être animal. À Winston demeurait, dans le roman d'Orwell, une certaine capacité de dissimuler et de mentir à l'autorité — au Moloch totalitaire. Il conservait ainsi, jusqu'à une certaine limite (le supplice des rats) cette capacité ulysséenne qui allie ruse et mensonge face aux monstres chauds ou froids (Polyphème) — et qui est l'un des fondements de la politique. L'identification biométrique élimine tout espace du mensonge : on n'abuse pas la machine. H. Arendt opposait le mensonge traditionnel qu'elle voyait comme une condition de la politique au mensonge totalitaire déréalisant qui arrache toute politique au terreau de la vie. Le biopouvoir à la manière biométrique propose une nouvelle figure de l'oubli de la politique : celle du mensonge exposé au musée des mondes perdus.
Il n'y aurait aucun sens, bien entendu, à entonner une énième fois, à propos de ces nouvelles techniques, le couplet du Meilleur des mondes. Le défi que nous lance l'identification biométrique, comme bon nombre d'innovations techno-scientifiques qui trouvent sans tarder leur emploi dans les dispositifs de la domination et du pouvoir, est le suivant : comment articuler une critique de cette dimension du présent qui soit radicale (qui aille à la racine), sans rien céder pourtant à la rhétorique du déclin ou de l'apocalypse ? Comment penser la part effectivement menaçante et dangereuse de ces innovations sans succomber aux automatismes d'un mode de problématisation de l'avenir où celui-ci se présenterait nécessairement comme le pire du présent et s'opposerait de fait comme une figure malade, décadente ou pervertie à un passé-refuge, enluminé par cette atavique et indistincte nostalgie qui colle à la peau des gens de culture (Adorno, Horkheimer…) ?
Notre difficulté est, semble-il, de nous rendre lucides face aux menaces et dangers qui pèsent sur le présent en formation, tout en rejetant radicalement toute notion (et, plus difficile, toute sensation) d'une santé, d'une normalité ou d'une beauté particulières du passé. Nous sommes aussi naturellement enclins à problématiser la nouveauté, l'inédit, l'à-venir — notamment tout ce qui touche à la politique — sur le mode de l'aggravation que Condorcet était porté à penser le changement, l'Histoire, l'avenir sous le signe ensoleillé du Progrès. Le pire tend à devenir la catégorie centrale de notre représentation du rapport du présent au passé et du présent à l'avenir. La rhétorique apocalyptique d'un Virilio ou d'un Baudrillard trouve là son support — à vrai dire impensé, tout comme un certain discours post-heideggérien du déclin, voire telle insistante annonciation de la mort de toute politique.
Que la petite musique du pire puisse porter aussi bien des imprécations contre l'art contemporain, que des philippiques contre la démocratie consensuelle, des mises en garde alarmées contre « le fascisme qui vient » ou encore contre les perversions du « virtuel » (etc.) — voilà qui suffit à en manifester la fragilité : la sensation du pire rassemble (attroupe, plutôt) là, précisément, où la capacité conceptuelle est à bout de souffle. Le risque, pour ceux qui se perçoivent (et se légitiment) comme des irréconciliés avec le monde de la globalisation libérale, serait celui-ci : qu'ils se satisfassent du plat du jour de cette idéologie du pire, celle-ci se maintenant au même niveau que la philosophie décomposée du progrès réduite à la condition d'idéologie de la techno-science, à moins que ce ne soit celle de l'exaltante « liberté » du marché.
La rhétorique du pire réintroduit subrepticement l'élément du prophétisme — le virus du sacré — dans le travail philosophique sur le présent. Elle réenchante la politique, l'histoire (l'art, le sexe, le crime…) sur un mode paradoxal, celui de la catastrophe annoncée — tant redoutée ou tant désirée ? Mais, une fois encore, comment penser jusqu'au bout l'inédit, lorsqu'il nous paraît énoncer si catégoriquement la liquidation de la politique, le brouillage de la loi, le trouble sur la filiation, l'exténuation de la création artistique… — sans succomber aux sirènes du discours (intrinsèquement réactionnaire) de la décadence ou de la prédiction dérisoire de cette fin horrifique qui ne vient jamais ? Comment problématiser sobrement et philosophiquement menaces et dangers — sans vaticiner ?▪
Notes
1 – Level five, film de Chris Marker (1997).
2 – Depuis 1993 est mis en place à l'aéroport John-Fitzgerald Kennedy et à celui de Newark (New Jersey) le système Inspass : destiné à faciliter l'accès au sol américain des étrangers effectuant de fréquents séjours, celui-ci consiste à enregistrer la forme de la main des voyageurs qui le désirent. Ces paramètres sont enregistrés sur une carte remise à la personne concernée. Celle-ci peut ainsi éviter les files d'attente en entrant directement dans une cabine où elle présente sa carte à un terminal avant de placer sa main dans un scanner. L'appareil procède à la vérification de la conformité de l'une à l'autre en vingt secondes et déclenche un signal d'ouverture de la porte.
3 – « De nombreux dispositifs de ce type ont d'abord été mis au point pour les besoins de la police avant que le principe n'en soit repris pour des systèmes d'autorisation d'accès. Les erreurs sont rarissimes. Ainsi, la firme américaine Identix, dont un des produits, le Touchprint 600, a été, le premier, accrédité par le FBI, autorise une fois sur dix mille l'accès à une personne non autorisée, mais bloque une sur cent de celles qui le sont », « Le corps humain, clé d'accès aux systèmes de haute sécurité », in journal Le Monde du 7/05/1997.
4 – Différents systèmes automatiques d'identification des empreintes digitales existent aujourd'hui. Un spécialiste les définit ainsi :
« Ces appareils détectent les points spécifiques à chaque empreinte que sont les bifurcations ou les arrêts des lignes papillaires appelées aussi minuties. Ils attribuent ensuite à chacune de ces minuties des coordonnées spatiales, une orientation et un angle. Une centaine de ces points peuvent être enregistrés pour chaque doigt », in journal Le Monde, ibid.
5 – Voir à ce propos les remarques de Gérard Noiriel : « Auparavant, pour les classes populaires, en tout cas, appartenance nationale et activité professionnelle étaient deux questions totalement séparées. Désormais (à partir des années 1880, A. B.), un étranger ne peut plus travailler, en France que si les représentants de l'État l'ont autorisé à le faire. Pour mettre en œuvre cette "conquête sociale", la République a dû faire passer au sein du "peuple" une ligne de démarcation largement ignorée jusque là : la nationalité française. Si cette ligne invisible, fondée sur un concept juridique terriblement abstrait — l'appartenance à l'État — est rapidement devenue une frontière sociale, c'est parce que, dans le même temps, l'administration républicaine invente les techniques d'identification individuelle auxquelles nous sommes tous soumis aujourd'hui, fondées sur les papiers d'identité », « La République, l'extrême droite et nous » in journal Le Monde du 12/03/1997).
6 – « La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l'homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu'à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l'utile et le nuisible, et, par suite aussi le juste et l'injuste : car c'est le caractère propre de l'homme par rapport aux autres animaux, d'être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et des autres notions morales, et c'est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité », in La Politique, 1, 2, 1253a, trad. Tricot.
7 – Voir à ce propos l'essai de Martine Leveuvre-Déotte, L'excision en procès : un différend culturel, L'Harmattan, 1997.
8 – Je reprends ici la distinction sur laquelle Giorgio Agamben met l'accent dans les premières pages de Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997.
9 – Voir à ce propos : Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, 1989.
10 – Voir à ce propos les réflexions de Pierre Legendre, La fabrique de l'homme occidental, Mille et une nuits, 1996.
11 – Jacques Rancière, « La cause de l'autre », in revue Lignes no 30.
12 – Voir par exemple la préface de Jean-Paul Sartre, « Des rats et des hommes », à l'essai autobiographique d'André Gorz, Le Traître, Seuil, 1958.
13 – Voir à ce propos Robert Castel, Les métamorphoses du social, Fayard, 1995.
14 – « Bien souvent, les empreintes digitales récoltées sur le fameux lieu du crime s'avèrent trop partielles ou de mauvaise qualité pour servir de preuve au prétoire. En revanche, les empreintes génétiques sont sans pitié puisque la probabilité d'erreur s'élève à une chance sur… trois milliards » (Pierre Barthélémy, « L'empreinte génétique est le dernier outil en date des Sherlock Holmes modernes », in journal Le Monde du 04/09/97. L'éditorial du même journal consacré à l'affaire de Pleine-Fougères était intitulé « L'adn, auxiliaire de la justice ».
15 – Je pense ici aux souvenirs de Maurice Rajsfus, Quand j'étais juif, Mégrelis, 1982, et Jeudi noir, 16 juillet 1942, l'honneur perdu de la France profonde, L'Harmattan, 1988.
16 – Bertolt Brecht, Dialogues d'exilés, L'Arche, 1972.