Temps critiques #11

Là où nous en sommes

, par Temps critiques

Comme les lecteurs attentifs de Temps Critiques ont pu s'en rendre compte, si nous continuons à développer notre activité critique d'une appréhension des transformations récentes de la société du capital, une inflexion de cette réflexion s'est produite depuis notre no 9 et le changement de quatrième de couverture, qui nous amène à développer une critique plus politique dans le sens où elle se met en position d'affronter les questions en cours et non plus simplement de décrire ces transformations. Bien sûr nous ne nous sommes jamais limités à cela, mais c'est ce qui constituait le premier objectif de notre projet de revue.

Ceci posé, nous développerons quelques points qui peuvent servir de « réponse » (ou de pièces à verser au débat) aux interrogations posées par divers courriers récents et notamment par celui de F. d'Eaubonne (lettre reproduite p. 83 de ce numéro).

I

Nous avons effectivement énoncé l'urgence politique et cela, pour plusieurs raisons :

– tout d'abord en affirmant une vision politique de la critique par rapport à une vision rationaliste de la théorie (cf. notre éditorial du no 10), ce qui ne va déjà pas de soi quand on peut avoir l'impression que la période ne se prête guère à une telle tentative.

– ensuite en constatant que des mouvements comme celui de 1995 ou celui des chômeurs, s'ils se dressent contre les diktats de l'économie et du pouvoir, n'aboutissent pas encore à une critique approfondie et en actes, des rapports sociaux de domination.

Ils ne font souvent que manifester l'existence de rapports sociaux (« Nous sommes la société » disaient les manifestants et grévistes de 1995) et la difficile reproduction de ces rapports (« Chômeurs pas chiens » disent nos amis belges), au sein de la société capitalisée. Sur cette base, il ne peut se produire aucune radicalisation des luttes. La dimension politique affleure (exigence d'égalité, « d'être-ensemble », de solidarité ou de fraternité dit Françoise d'Eaubonne), mais ne se développe pas.

L'appel à la politique et à l'intervention politique reste encore largement programmatique1) au regard de la situation actuelle. En effet, si cette nécessité politique est de plus en plus ressentie et fait de plus en plus « débat », c'est encore bien souvent dans les ternies classiques du politique qu'elle s'exprime (référence à la démocratie grecque chez Michel Abensour, à une sphère politique chez Arendt-Méda, à une politique citoyenne chez Régis Debray et bien d'autres). Or pour nous, cette conception de la politique est encore du domaine de l'hétéronomie, dans la mesure où elle renvoie à l'idée d'un pouvoir séparé et finalement à l'idée de l'État. Notre appel ne s'inscrit pas non plus dans une conception de la politique dont l'essence repose sur l'identification et la stigmatisation d'un ennemi. Dans cette optique, un mouvement ou un conflit acquiert sa dimension politique quand il contraint les individus à choisir leur camp.

Il semble que cela ait été un des caractères du gauchisme et des mouvements extra-parlementaires des années 60/70, de reprendre cette conception « droitière » de Carl Schmitt2, de façon non consciente bien sûr et ceci tout particulièrement à l'intérieur des groupes de lutte armée. Outre l'erreur éthico-politique qui consiste à chausser les bottes des autres, cette stratégie est de toute façon rendue impossible aujourd'hui par, justement, l'absence d'identification claire des ennemis dans la société du capital. D'où la facilité qui consiste à rechercher le fasciste (c'était déjà le cas dans les années 70 pour les « Maos »), l'espion et le manipulateur qui tirent les ficelles (cf. les positions de Debord et Sanguinetti sur les « Brigades rouges » italiennes) ou à chercher à mettre à jour un grand ordonnateur, une sorte de gouvernement mondial officieux, qui sans dire son nom, agirait en coulisses (F. d'Eaubonne). Quand nous parlons d'urgence de la politique, ce n'est pas pour ressusciter une dimension oubliée de la réalité qu'il faudrait rétablir au poste de commandement (position des maoïstes européens dans les années 70). En effet, cette position se situe toujours dans le camp de la domination et se manifeste concrètement aujourd'hui, soit par une demande de plus d'État (Bourdieu et le groupe « Raisons d'agir »), soit par une analyse du « déficit de démocratie » (la revue Esprit, entre autres, qui veut revitaliser la démocratie représentative contre le populisme de droite ou de gauche). Ce n'est pas non plus pour s'attaquer en priorité aux masques du pouvoir politique en place.

Il s'agit pour nous de porter la lutte d'abord au niveau de l'idée politique, au-delà des assignations particulières qui produisent et définissent les individus (cf. notre tract du 17/10/96 contre la fausse opposition de l'économie et du social), assignations particulières qui seront transformées et dépassées dans la pratique politique des luttes à venir.

Il s'agit donc de partir de l'individu, même s'il s'agit d'un individu déterminé socialement. C'est une prise de position politique qui se réfère à une perspective de non domination (Loïc Debray, articles des nos 9 et 10) qui ouvre sur un « en-commun » universel engendrant égalité et liberté, dans la production d'individus liés à la singularité.

De tout cela, nous ne dégageons pas un programme politique, ni même une juste parole à propager. Nous ne sommes pas une nouvelle avant-garde et d'ailleurs il n'y aura plus d'avant-garde (cf. R. Lourau, Auto-dissolution des avant-gardes, Galilée, 1980).

La difficulté c'est qu'il ne doit pas y avoir de volontarisme inconséquent, mais qu'en même temps on ne peut s'en remettre à un pur déterminisme des conditions objectives. Il n'y a pas de loi générale qui fasse que l'on passe d'un mécontentement diffus, de mini-luttes ou résistances quotidiennes à un vaste mouvement d'ensemble de contestation et de refus comme en 1968 en France ou dans l'Italie et l'Allemagne de la fin des années 60. Si, le plus souvent, les mouvements récents paraissent purement réactifs, c'est parce qu'ils sont, en partie, le produit d'une crise de la reproduction des rapports sociaux. Il y a bien là une détermination qui décide du mouvement et lui dicte le cadre de son action, mais cela n'empêche pas une possible autonomie de la lutte qui fait l'imprévisibilité de tout mouvement. Cette dimension autonome peut éventuellement lui donner son caractère historique quand il en vient à dépasser ce caractère réactif d'une lutte qui se résigne rapidement à accepter le simple statu quo ante (ce fut une des limites du mouvement de 1995).

Il ne peut y avoir d'intervention politique produisant des effets importants à partir d'un seul pôle ou à partir d'actions isolées qui, à un certain moment viendraient converger dans une sorte d'agrégation des luttes (les femmes, les homosexuels, les immigrés, les sans-papiers, les salariés…), car alors on retombe sur l'affirmation, sous forme de revendications, de particularités qui développent des différences et ne peuvent dégager un quelconque « en-commun » universel. L'aspect politique que peuvent prendre ces luttes n'est alors que superficiel : il consiste à unifier ce qui est diversité. C'est le retour du politique en tant que domaine séparé, d'un politique qui ne vit que de ces séparations (c'est le rôle actuel de groupes comme la lcr et sud).

Enfin, nous ne partageons pas l'idée récurrente, largement exprimée et partagée par divers groupes d'extrême-gauche ou associatifs, selon laquelle l'intervention politique primordiale consiste à trouver des victimes et voler à leur secours. Cette pratique va parfois jusqu'à les désigner et les constituer en catégories particulières. Il ne s'agit pas ici de nier qu'il y a des individus qui se trouvent dans des situations inacceptables, mais il s'agit de tout faire pour casser ces réalités et situations, quitte à ce que l'objet même de la lutte cesse. Or ce qui se passe souvent, dans le désert politique actuel et face à la présence constante de l'intolérable, c'est que certains groupes sont tentés de vivre de ces situations, de les reconduire, afin de faire des victimes les porteurs d'un hypothétique mouvement de transformation3. Ainsi la victimisation fonctionne dans une contre-dépendance à l'État, lequel désigne alors lui-même la victime et qui est victime. Parmi les victimes on trouve celles qui peuvent obtenir un soutien légal qui par là-même devient légitime et celles qui sont exclues du champ démocratique de la défense. Le soutien de « victimisation » qui se présente comme une forme d'intervention politique n'existe paradoxalement pas ou difficilement, en tant que soutien politique réel sur des idées et des actions, lorsque la lutte contre la répression constitue un enjeu politique au niveau de l'État et pour l'État (cf. la pauvreté des luttes contre les lois d'exception en rfa et en Italie surtout, pendant les années 70/80).

II

Le travail salarié a été le cœur du capitalisme ; c'est pour cette raison que la contradiction du travail a englobé toutes les autres contradictions à partir de la prédominance de la production matérielle qui dicte à la fois un certain type de rapport à la nature extérieure (exploitation des richesses « naturelles ») et de rapport à la nature intérieure (tôle subordonné de la femme du fait de cette prédominance).

S'il n'est pas question de négliger les luttes féministes, certains points doivent être éclaircis. Très souvent on entend dire dans les milieux féministes, que les femmes et les hommes seraient déterminés par leurs rôles et n'y échapperaient pas. Les conditions objectives de cette détermination s'imposeraient. Dans cette volonté de poser les rôles comme déterminants, il y a, consciemment ou non, une volonté d'assigner une positivité à un des pôles du rapport : le pôle féminin. Seul celui-ci serait actif au sens ou une subjectivité pourrait s'exprimer dans un mouvement et des luttes à partir de ce pôle (cf. par exemple, le texte d'Ilse Bindseil dans Temps critiques no 6-7).

Dans une version plus moderne et plus « mode », les « féministes radicales » nient toute possibilité d'interaction subjective entre les hommes et les femmes. Le pôle dominé doit se retirer du rapport afin de s'affirmer et développer sa conscience propre. L'interaction homme/femme n'est guère vue que comme détermination du capital et ne peut être l'objet du mouvement.

Cette position rappelle tout à fait celle de la théorie du prolétariat, qui en son temps voulait affirmer un des pôles du rapport social capitaliste, là encore, le pôle dominé, sans comprendre que ce pôle ne peut lui-même exister que dans son rapport à l'autre pôle justement. De la même façon que la théorie du prolétariat niait les autres formes de conscience et d'expression de soi (l'art, la psychanalyse), dans la mesure où elles n'étaient pas réductibles à des formes classistes, il y a maintenant des théories féministes qui affirment que les luttes des femmes doivent radicaliser leur mouvement à l'extérieur du rapport des sexes, dans l'intersubjectivité des femmes. Et si par hasard des hommes manifestent le refus de leur propre rôle, on leur laisse alors la possibilité d'être « pro-féministes » ! En fait, la position selon laquelle « les problèmes individuels sont en réalité des problèmes politiques » est extensive à l'infini et conduit à une psychologisation des analyses qui perdent ainsi rapidement toute objectivité et tout contenu politique. Le souci de la forme et le souci des autres en viennent à prévaloir sur ce qui est vraiment dit. L'art de la parole est perçu comme manipulation ; une critique construite et argumentée est ressentie comme agressive et donc machiste !

C'est aussi dans cette perspective que l'on peut placer des luttes spécifiques comme celle de la « grève des ventres » dont nous parle F. d'Eaubonne. Consciente du caractère particulariste de la pratique féministe, F. d'Eaubonne a voulu tenter une synthèse en créant le mouvement « éco-féministe » qui assimile domination sur la nature et domination sur la femme, de la part des hommes. Il y a là, nous semble-t-il une assimilation abusive. Opposer homme et nature conduit à en faire deux entités distinctes qui se font face, comme sont censés se faire face les hommes et les femmes, alors que les hommes n'existent justement pas sans les femmes et sans la nature. Ces entités ne sont concevables qu'à l'intérieur d'un rapport, rapport à la nature que l'être humain des hommes et des femmes entretient aussi bien avec lui-même (sa « nature intérieure »), qu'avec la « nature extérieure » (ce qu'on appelle communément la Nature). La Nature, en dehors de ce rapport n'existe pas ; elle est juste le produit d'un nominalisme.

Le rapport à la nature intérieure est très différent du rapport à la nature extérieure. Il n'y a pas seulement un rapport de fait mais il y a surtout un rapport qui est conscience commune du rapport comme le montre l'exemple du rapport femme/homme. Il n'y a pas simplement action et réaction, mais interaction des pôles du rapport dans la relation entre des individus qui ne sont pas que des sexes et des représentations de ces sexes. On ne peut donc parler de domination en général. Il y a bien des rapports historiques de domination, mais qui, au long des transformations produites par l'individualisation, laissent émerger des rapports singuliers qui incluent amour, amitié, haine, conflits, luttes… Comme l'indique d'ailleurs Françoise dans sa référence à la « grève des ventres », la tension entre les sexes est un élément de leur égalité, égalité qui suppose une intersubjectivité que l'on ne retrouve justement pas dans le rapport à la nature extérieure.

III

Dans le cheminement historique de la plupart d'entre nous, le point de départ fut, il est vrai, la théorie du prolétariat et la critique du travail. Notre a priori est aussi de partir de l'universalité. Nous opposons universalité et particularités, ce qui ne veut pas dire que nous dénions à toute lutte particulière ou catégorielle la possibilité d'atteindre l'universalité. Une universalité en actes qu'ont visée des « orgasmes de l'histoire » comme La Commune et la Révolution espagnole de 1936. Ce qui y était en jeu n'était pas seulement la fin d'une domination particulière qui amène le plus souvent, dans un premier temps, à affirmer violemment cette particularité (cf. la trop fameuse « dictature du prolétariat ») ou à revendiquer des droits quand un mouvement réel comme le fut « le mouvement des femmes » produit un féminisme officiel. L'affirmation éventuelle de particularités doit viser dans un même mouvement à son dépassement. Toute fixation est régressive. L'aliénation n'est donc pas dans la particularité, mais dans sa séparation d'avec l'universel.

Sans une certaine idée abstraite de l'unité de l'humain, il n'y a pas d'universalité possible. L'universalité est ce qui permet de saisir la dimension de la communauté possible, même si historiquement l'universalisme a représenté une idéologie de la classe bourgeoise dominante ; l'internationalisme (jusqu'en 1914) représentant son pendant du côté prolétarien. Ce qui définit ces concepts, c'est qu'ils indiquent un processus, une tension, alors que l'affirmation des différences fixe des catégories, leur donne droit de cité.

Partir de l'universalité c'est aussi partir de l'égalité, alors que partir des déterminations naturelles et des particularités, c'est affirmer immédiatement une différence qui est en dehors du champ de l'intervention politique. Comme le dit trop bien Christine Delphy4, ce n'est que lorsque les femmes posent la différence sexuelle ou de genre que l'être social féminin peut garder son unité alors qu'avec l'égalité on retombe dans ce que Delphy appelle une problématique de classe car les femmes sont moins égales entre elles en tant que genre qu'elles ne le sont par origine, race, idéologie. Il leur faut donc poser une différence, qu'elle soit de nature ou d'oppression et pour cela il est nécessaire de faire sauter la distinction public/privé.

Il faut reconnaître que c'est aussi la crise de l'activité humaine qui fait craquer la séparation dans un sens qui n'est pas particulièrement celui que prévoyaient les révolutionnaires. (Re)trouver un pouvoir sur sa propre vie remplace une critique du Pouvoir en général. C'est un avatar « néo-moderne » de la « révolution » dans la vie quotidienne des années 1965/75. Deux conséquences en découlent :

– un développement de l'idéologie du « politiquement correct » qui transforme tout le privé en public, ce dernier étant conçu comme scène, comme mise en scène publique.

– l'appel constant à l'État et aux lois pour régler les « différends ». Dans un social éparpillé et diffus, ce ne serait que par l'État que se réaliserait l'unité, une unité autour du plus petit dénominateur commun. Et alors chacun pourrait affirmer son ou ses droits : droits de la femme, droit des enfants, des homosexuels, des animaux. Toujours plus de droits, toujours plus de statuts comme le montre encore la polémique autour du pacs.

Quand nous disons qu'il faut partir de l'égalité, nous ne concevons pas celle-ci d'une façon libérale/libertarienne, comme nivellement et donc dans une opposition à l'idée de liberté. Nous la concevons en tant que principe politique d'émancipation, ce qui ne préjuge donc en rien des mesures concrètes qui devraient être prises dans le mouvement d'abolition et de dépassement de ce monde. Si nous ne reprenons pas la notion de fraternité, c'est parce qu'elle a été comme surajoutée dans la trinité républicaine, pour ne pas laisser face-à-face là encore une fausse opposition entre liberté (individualisme) et égalité (collectivisme), comme l'a montré le premier le socialiste Pierre Leroux au début du mouvement ouvrier5. Pour éviter cette ambiguïté, il intercalait cette fraternité entre les deux autres principes ! Toutefois il semble plus juste de dire que liberté et égalité constituent une expression de l'être communautaire des hommes, ce qui élimine la question de la fraternité et impose la communauté comme tension entre les deux principes révolutionnaires.

Cette communauté ne renvoie pas à l'immédiatisme social de la volonté générale de Rousseau ou au Marx de « l'être immédiatement social » du communisme. Il y a bien nécessité de médiation. En l'occurrence, c'est la communauté (ou concrètement l'association) qui doit donner son sens aux principes qui autrement ne sont plus que des abstractions destinées à orner des frontons d'édifices publics. Liberté et égalité ne sont que des prémisses pour autre chose. Il s'en suit tout une série d'interrogations : une liberté pour quoi faire ? une égalité entre qui (égaux, inégaux) ? qui ne peuvent trouver de solutions que dans le mouvement de dépassement des conditions présentes.

Comme nous l'indiquions dans la quatrième de couverture du no 10, bien des thèmes utopiques révolutionnaires peuvent être repris, à condition de les extraire de ce qui les a constitués historiquement dans le processus des luttes de classes. Pour être plus concret et pour prendre l'exemple de l'égalité, il faut la sortir à la fois de la conception tocquevillienne d'une simple égalité des conditions, de la vision essentialiste de Marx de l'égalité comme unité générique des hommes, de l'égalité fondée sur le seul ressentiment de classe (ce qui recoupe toutes les variantes syndicalistes révolutionnaires, qu'elles soient anarcho-syndicalistes, soréliennes, fascistes ou doriotistes) et enfin de l'idéologie des besoins (l'égalité conçue comme le partage des richesses, tellement à la mode aujourd'hui dans les milieux libertaires et d'extrême-gauche)6.

Pour le moment, tout cela apparaît bien lointain, mais il ne s'agit pas d'attendre que tout survienne comme par magie après un long temps de lamentations et de récriminations qui semblent être les formes de « protestations » les plus constantes en l'absence d'un mouvement qui s'attaquerait vraiment à la racine des choses. Il s'agit, chacun dans son coin, de tenir bon, y compris sur l'impossible en se disant : « si je ne le fais pas personne ne le fera » (L. Debray), car l'individu n'est jamais pur atome ; il a en lui une grande part des potentialités des autres et dans chaque lutte il est nécessaire que se dégagent les « individus de la situation » (Ph. Coutant), qu'ils soient issus directement du mouvement de lutte ou qu'ils le rejoignent au cours de son extension/universalisation.

Il s'agit aussi de refuser d'assumer les conceptions communément partagées de la politique et de la démocratie, comme si elles étaient constitutives d'une action subversive ou même grosses d'une quelconque transformation du monde ; de repousser toutes les illusions possibles de la participation à la soi-disant « société civile », même si hélas nous y sommes déjà quand nous travaillons, quand nous pensons jouir de notre temps libre, quand il faut que nous supportions sa domination (Riccardo d'Este).

Il s'agit enfin de réaffirmer l'idée d'une tension politique individu/communauté (Ch. Sfar, J. Wajnsztejn) qui, tout en prenant en compte la richesse et l'histoire des différentes références communautaires ne tombe pas dans l'idéologie identitaire de « La Communauté » comme référence, mais s'appuie aussi sur les caractères actuels de l'individualisation.

Notre projet doit toujours s'ancrer sur des caractères régionaux ou nationaux qui constituent des dimensions utopiques sédimentées par des luttes historiques et des expériences, mais qui se trouvent pour l'instant détournées d'un possible usage subversif. Pour ce qui concerne les États-Unis, Murray Bookchin, dans Une société à refaire (acl-Lyon), cite la vision millénariste des communautés puritaines, le rêve individualiste des cow-boys, le mythe américain du tout est possible. De la même façon, en France, certains aspects du mouvement de Mai 1968 rappellent la Révolution française (libre parole des Assemblées générales, souci de la démocratie directe) ou les grèves de 1936 (le mouvement des occupations). À l'opposé, le peu de luttes dans les quartiers, malgré l'expérience de la Commune, indique une perte de la mémoire ouvrière et révolutionnaire et un changement de nature de la population qui y réside.

Certes nos positions ne sont pas toutes identiques, mais toutes doivent être entendues comme un appel à la critique politique, à une lucidité qui n'arrête pas l'activité mais qui ne sombre pas non plus dans l'activisme (Adorno, Castoriadis), ni dans les idéologies de la volonté et de la décision.

IV

Nous ne sommes pas sûrs que « la mise à plat des conditions de l'action révolutionnaire » (F. d'Eaubonne) soit chose déjà réalisée. De nombreuses indécisions persistent qui divisent encore la critique comme elles nous divisent nous-mêmes (cf. notre éditorial du no 10). Pour l'instant nous pouvons dire que ce qui nous est commun avec Françoise, c'est la critique de ceux qui font du « néo-libéralisme » l'ennemi à abattre, mais sur le reste les choses sont moins claires.

Il en va ainsi en ce qui concerne l'appréhension de la mondialisation. En effet, les deux articles du no 10 sur cette question impliquent le refus de voir dans ce processus, en lui-même déjà très ancien (Braudel) et très contradictoire, un projet conscient, de type impérialiste, visant à une domination capitaliste unifiée sur le monde de la part de forces ou de groupes bien déterminés J.-L. Rocca). Le monde est en effet beaucoup moins contrôlé aujourd'hui qu'à l'époque des deux blocs7, sauf à confondre unification des modèles économiques et unification stratégique et politique. S'il y a bien toujours des dominants et non pas un simple « capital automate » qui imposerait l'automatisme de ses structures, si parmi ces dominants on trouve bien des groupes politico-financiers, nul besoin d'aller en chercher un centre unificateur dans la Trilatérale, à Davos ou ailleurs. Il n'y a pas pour nous de « gouvernement planétaire » ou même de tendance qui irait dans cette direction. Les firmes multinationales et leurs États (c'est pour cela que nous récusons la terminologie de « firmes transnationales ») élaborent bien des stratégies, des stratégies de marketing et aussi des stratégies politiques. Dans cette optique, ils financent des centres de recherche qui élaborent des scénarios du possible. À partir de cet amas d'informations et de projections diverses, ils élaborent des projets, mais le problème reste entier puisqu'il n'y a pas qu'un seul centre, qu'un seul projet. On peut dire d'ailleurs que les rapports de force sont extrêmement changeants puisque La Trilatérale qui semblait appelée à un grand avenir dans les années 80, a subi de sérieux échecs depuis, au profit d'autres groupes dirigeants américains ou non8.

La difficulté théorique est grande : comment concevoir un mouvement du capital qui n'en fasse pas un sujet, qui puisse être défini comme la synthèse, la logique interne du mouvement concret des capitaux individuels, tout en maintenant l'idée qu'il y a bien des groupes qui assurent la domination et la reproduction du système ? La question reste ouverte même si nous avons donné quelques pistes dans le no 6-7 (Sfar et Wajnsztejn). En tout cas il faut prendre garde à ne pas forcer et simplifier l'analyse, ce qui amène souvent à rechercher un bouc-émissaire immédiatement discernable, qu'il s'appelle gouvernement planétaire, Europe de Maastricht ou Trilatérale ; nous sommes alors dans une démarche, peut-être de bonne foi, mais néanmoins proche des délires staliniens sur les « 200 familles » ou des phantasmes nazis sur les francs-maçons et la ploutocratie juive.

C'est parce qu'il n'y a plus d'ennemi clairement identifiable que tout mouvement d'opposition ou de résistance semble manquer de contenu politique, d'abord parce que tout le monde fait à peu près sienne, sans s'y référer explicitement, la définition du politique de Carl Schmitt selon laquelle le politique est désignation d'un ennemi. Toutefois cela n'empêche pas ces mouvements d'apparaître comme politiques puisqu'on réduit ou on assimile trop facilement politique et étatique, ce qui amène à considérer qu'un mouvement devient automatiquement politique du moment qu'il s'adresse à l'État. Il y a dans la volonté de trouver un grand ordonnateur mondial, une volonté de retrouver un véritable ennemi et donc une dimension politique, même si elle s'avère superficielle. La complexité du processus de domination étant difficile à saisir et surtout à déconstruire, on assiste à des tentatives de simplification abusives. Or si la simplification peut être une obligation pratique au cours d'une lutte (ce qui reste à prouver, comme le montrent les errements de ceux qui cherchent toujours prioritairement à « se faire comprendre »), cela constitue une erreur et un danger du point de vue de l'approfondissement théorique. En effet, c'est souvent le discours dominant qui nous impose sa vision des choses et nous fait croire à des entités qui seraient autonomes et dirigeraient le monde. Si elle n'y prend garde, la critique ne fait alors que légitimer involontairement le discours du capital comme le montrent les attaques actuelles contre le « néo-libéralisme » ou la finance9. Il est maintenant nécessaire de faire un détour par l'économie politique et sa critique10.

Historiquement, l'économie dominante part toujours du cadre national pour s'étendre ensuite vers l'extérieur. Ce qui est nouveau par rapport à la situation de l'Angleterre du xxe siècle ou des usa de la première moitié du xxe siècle, c'est que ce processus s'est généralisé à l'ensemble des économies dominantes dans le cadre d'un « système national/mondial hiérarchisé » (M. Beaud) où chacun cherche à produire son espace mondial (c'est le sens de la construction européenne). Bien sûr il y a dans tout phénomène d'internationalisation un aspect de centralisation politique. La conférence de Bretton-Woods en 1944 en fournit un exemple dans la mesure où la Deuxième Guerre mondiale fut imputée au protectionnisme, au nationalisme et à l'absence de véritable ordre mondial, malgré la mise en place de la Société des nations (sdn). La création du fmi et de la Banque mondiale devaient justement remédier à cette situation de pulvérisation de l'ordre économique en liaison avec une onu politique au pouvoir politique accentué par rapport à l'ancienne sdn. Mais on était loin d'un gouvernement planétaire comme l'a montré l'opposition qui se fit jour entre la position américaine autour du dollar et la position « européenne » autour de Keynes et du Bancor qui aurait dû être la monnaie unique des échanges internationaux. C'est le spectre d'une dictature mondiale qui fut agitée par les milieux financiers et d'affaires et le Bancor fut enterré avant de voir le jour.

Aujourd'hui, le fmi, en tant qu'agent de la stabilisation économique mondiale pousse à une politique unique… mais pratiquée par des puissances particulières et le fmi est absolument incapable de sanctionner les grandes puissances (par exemple il ne peut pas taxer les pays aux balances trop excédentaires, ce qui serait pourtant nécessaire du point de vue du système d'ensemble). Dans la critique il y a en fait souvent confusion entre ordre mondial et gouvernement mondial, entre « pensée unique » et gouvernement mondial. De la même façon on cède facilement au pouvoir des mots qui font l'actualité… et définissent la réalité. Ainsi, parler de « firmes transnationales » est devenu à la mode et est censé rendre compte des transformations des fmn dans le processus de mondialisation, alors que ce sont les réseaux qui sont transnationaux (cabinets de conseil, associations d'industriels, agences de crédits à l'exportation, banques de développement multilatéral forment un club d'intérêt mais pas un gouvernement mondial !). La mondialisation est la forme moderne du développement inégal et les fmn restent très attachées à leur marché d'origine et à leur État national ; d'ailleurs la « globalisation » des économies favorise la tentation, pour chaque grande puissance, d'intervenir sur le comportement des firmes en situation oligopolistique. En l'absence d'État mondial le monde continue son unification, par le biais de l'économie et les fmn sont un agent de ce processus, mais il n'y a pas d'économie sans État ; « l'autonomie » de l'économie n'est due qu'à son irrésistible et séculaire tendance à se mondialiser. Si ce mouvement est bien d'essence politique, il n'est pas le produit d'une politique consciente. L'unification reste d'ailleurs très contradictoire comme l'indiquent les nombreux conflits récents entre États et fmn : la lutte engagée par la Justice américaine contre la firme de Bill Gates est peut-être le premier signe du déclin de la toute puissance des world companies. Les conflits d'objectifs ou de répartition du pouvoir entre le fmi, représentant financier des États et les banques privées nous fournissent un deuxième exemple des obstacles à cette unification. D'ailleurs la globalisation des marchés et l'accroissement de la concurrence se déploient dans un monde qui demeure fondamentalement hétérogène, aussi bien au niveau des contrôles financiers que des normes professionnelles de branches (Fourquet). En fait, c'est surtout la concurrence industrielle qui s'homogénéise, même si l'idée d'une « usine globale » (Porter) qu'accompagnerait un gouvernement mondial s'est trouvée dévalorisée par l'avènement d'un système triadique et d'une « concurrence systémique »11. Si la compétitivité externe des États-Unis leur assure un certain leadership et les pousse toujours, en tendance, à développer une domination totale et une sorte de « superimpérialisme »12 les pays autres qui prétendent à un rôle important, ont une puissance qui repose sur une compétitivité structurelle interne (Japon et Allemagne) qui forcément les éloigne de toute idée de convergence et d'unicité d'un modèle. Les attaques actuelles du Japon contre le modèle américain, dans les tentatives de résolution de la crise asiatique nous en fournissent encore un exemple à chaud. R. Boyer a bien analysé cette diversité dans sa théorie des quatre modèles13. C'est parce que les temps courts de l'économie et l'absence de stratégie politique à long terme (nous dirions l'absence d'une vision consciente du monde comme a pu l'être, à une époque, la vision de la bourgeoisie) s'imposent, que la complémentarité des quatre modèles ne peut apparaître et déboucher sur un projet d'une nouvelle régulation globale. À partir de là, triomphe (injustement semble penser Boyer) un modèle anglo-saxon fondé sur l'efficacité à court terme, déstabilisant ainsi les autres modèles qui se reproduisent sur un autre rythme. Malheureusement la critique a souvent tendance à épouser ce même mouvement en faisant une lecture à courts termes des processus actuels… et en en déduisant des projections à longs termes qui sur-légitimisent le discours dominant. La critique ne prenant pas le temps du recul nécessaire à la saisie d'un monde révolutionné, abandonne son contenu révolutionnaire tout en croyant radicaliser sa position par une critique d'un futur triomphe qui n'en est pas encore un et qui n'en sera peut-être jamais un. Là encore on retrouve ce syndrome du « parachèvement » qui a pour conséquence de liquider toute contradiction au sein du processus de mondialisation, puisqu'on y découvre un nouveau sens de l'histoire, celui de la fatalité économique. Or c'est exactement ce que l'on veut nous faire croire.

C'est souvent parce que l'on ne voit le système de reproduction capitaliste que comme une économie de marché ou bien comme le produit unique de la domination d'une techno-science affectée à ce marché que l'on tombe dans des tautologies qui n'ont aucune valeur heuristique. La perspective faussée transforme alors la description d'une tendance en un advenu (court-circuitage involontaire du temps et des contradictions).

La conséquence politique ne peut-être que l'impatience politique, ce qui n'est pas la même chose que l'idée de l'urgence politique !

Notes

1 – Par « programmatisme », nous n'entendons pas ici, une intervention qui reposerait sur un programme défini, mais bien plutôt l'intervention conçue comme programme immédiat des luttes présentes ou à venir.

2 – Dans La notion du politique (Calmann-Lévy, 1972), Carl Schmitt définit justement la politique comme la capacité à désigner des ennemis et il fait de la décision politique une fonction essentielle de l'État qui relève de son ressort exclusif. Cette analyse inspirera nombre de théoriciens et hommes politiques classés à droite.

3 – Quelques exemples nous paraissent significatifs : L. Peltier qui est détenu aux États-Unis depuis plus de 20 ans est souvent présenté uniquement comme une victime par ses divers comités de soutien lors des réunions annuelles des organisations des Indiens d'Amérique. Il est avancé que si Peltier est en prison, c'est justement parce qu'il serait « indien » ; oubliant par là-même que Peltier a lutté les armes à la main au sein et en tant que dirigeant de l'a.i.m. dont il était une figure emblématique. L'État américain ne lui a pas pardonné de ne s'être jamais renié. Il en est de même pour Mumia Abou-Jamal qui se trouve dans le couloir de la mort dans une prison américaine. Son comité de soutien parle de racisme et si certains le croient vraiment, d'autres savent que ce n'est pas vrai ou pas le point essentiel, mais que cela peut être profitable d'un point de vue tactique. Dans les deux cas c'est une pratique faible qui désarme l'individu accusé de liens avec les « Black Panthers ». Il faut quand même prendre en compte le traitement que les États allemand et français ont réservé aux membres des groupes de la « raf » et d'« ad » et la répression infligée par l'État italien à des milliers de militants qui ne se sont jamais repentis de leur activité subversive des années 60/70. Dans tous ces cas il n'y a pas eu de question de couleur de peau et de processus de victimisation. L'État en a fait un enjeu majeur et pour être plus efficace, il a même été jusqu'à changer la loi ! Et le silence est tout à coup devenu assourdissant…

4 – Ch. Delphy, Avant propos à L'ennemi principal, Syllepse, 1998.

5 – Cf. le texte de Leroux : « De l'individualisme et du socialisme », reproduit dans la revue du « MAUSS » du ler semestre 97.

6 – Cf. tout le courant autour du réseau No Pasaran ainsi que les slogans des mouvements de chômeurs et de leurs souteneurs gauchistes. Cf. aussi la revue A contre courant d'août 1998 qui développe un argumentaire social-démocrate du début du siècle, argumentaire que le compromis fordiste des « Trentes glorieuses » avait fait disparaître en le reprenant à son compte en tant que pratique capitaliste (croissance continue de la part des salaires par rapport aux profits dans la valeur ajoutée produite).

7 – Cf. nos analyses sur la guerre du Golfe dans le no 3 de la revue.

8 – Cf. l'article de B. Schulze : « Des rôles respectifs de la théorie et de la critique » dans J. Guigou et J. Wajnsztejn (sous la dir.), L'Individu et la communauté humaine, L'Harmattan, 1998.

9 – Cf. La critique du type Monde diplomatique qui s'en tient à l'avant-scène où paradent les marionnettes du libéralisme ultra (cf. l'opuscule, Les maîtres du monde). L'ancienne fascination du marxisme pour le progressisme du capital qu'il aurait suffi de renverser dialectiquement ou de simplement le laisser s'épuiser dans sa contradiction : forces productives croissantes/rapports de production trop étroits (une façon mécaniste de définir le caractère de plus en plus social et collectif du capital), a laissé place à une fascination devant ce qui est perçu comme un parachèvement de la domination. Le système de reproduction capitaliste triomphe quand ses supposés adversaires volent au devant de sa victoire !

10 – Cette analyse sera développée dans le no 12 avec un argumentaire plus complet.

11 – La Triade définit comme oligopole mondial (K. Ohmae) est un espace de rivalité industrielle qui combine concurrence féroce et alliances occasionnelles. Ce système rejette à sa périphérie des pays qui ne sont plus simplement subordonnés, mais exclus. On parle aussi de « concurrence systémique » (Humbert) plutôt que d'oligopole mondial dans la mesure où les États sont étroitement associés aux stratégies de leurs fmn.

12 – La notion de « super-impérialisme » fut développée dans le mouvement socialiste par Kautsky, puis critiquée par Boukharine et finalement abandonnée. Depuis lors, la tendance dominante est d'accoler le terme impérialisme au nom du pays visé (ex. « l'impérialisme américain »).

13 – Boyer distingue un modèle anglo-saxon libéral, un modèle japonais à la fois libéral et très administré, un modèle social-démocrate et un modèle allemand d'économie sociale de marché (la France se situerait à mi-chemin des deux derniers modèles).