Temps critiques #11

La politique contre la morale

, par Jean-Louis Rocca

À la fin d'un article paru précédemment dans Temps critiques, j'ai esquissé quelques critères permettant de distinguer, dans les mouvements protestataires, l'action politique de la simple revendication sociale. Cette esquisse appelait un développement plus long et surtout un ensemble de justifications théoriques. Le texte qui suit vise à poursuivre la discussion et plus précisément à justifier le recours nécessaire à une médiation politique dans la réflexion critique. Toutefois, cette justification suppose trois étapes préalables. Il est nécessaire d'abord de préciser les termes employés : que faut-il entendre par moment politique ou domaine politique face à ce que l'on entend habituellement par politique ou par pouvoir ? Il s'agit ensuite de mettre en exergue la liquidation du domaine politique dans l'architecture générale de la société actuelle ? L'émergence d'un État entièrement socialisé apparaissant comme un élément déterminant d'analyse critique de la société contemporaine. L'objectif de la troisième étape est enfin de démontrer en quoi le refus du politique, commun à la plupart des analyses critiques, conduit ces critiques à une impasse : à une simple réaffirmation de l'État pré-socialisé pour certains, à un immédiatisme social n'engendrant aucune forme de critique véritable pour les autres.

L'avènement de l'État socialisé

Le terme politique tel qu'il sera utilisé ici renvoie au processus de détermination des conditions de vie en commun et à la façon dont le pouvoir public s'exerce sur l'ensemble de la communauté. Le moment politique est un moment de définition du « vivre-ensemble des hommes »1. Le terme est donc très éloigné de la politique telle que cette notion est communément utilisée. Nous le verrons, « la politique », comme domaine où s'organise la gestion et la reproduction de la société telle qu'elle est, est l'envers de ce que j'entends par politique, et sanctionne en réalité la disparition de tout moment politique.

Pour bien comprendre ce que sous-entend cette conception du domaine politique, il est nécessaire de revenir sur la façon dont Hannah Arendt distingue le privé du public en s'appuyant sur la démocratie grecque. Pour les Grecs, le domaine public où se prennent les décisions politiques s'oppose radicalement au domaine privé, celui de l'économie, du foyer, de la famille, de la nécessité2. La politique est le lieu de la liberté précisément parce qu'elle est située en dehors des préoccupations de la vie immédiate de la reproduction matérielle. Les relations sociales rapprochent l'homme de l'animalité, seules les relations politiques sont véritablement humaines. Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de la démocratie grecque. Non seulement elle excluait par principe les non-propriétaires mais les règles politiques empêchaient, de fait, les citoyens de condition modeste de participer à la chose publique. La démocratie grecque est un mythe mais un mythe fondateur de la conception moderne de la politique. Il s'agit d'utiliser cet exemple pour distinguer le privé du public et analyser l'évolution historique des relations entre ces deux domaines.

En effet, d'un point de vue historique, la modernité apparaît comme un processus de colonisation du domaine privé et du domaine public par le social, et en particulier par l'économique3. « Nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d'une gigantesque administration ménagère » (…) L'économie et tous les problèmes relevant jadis de la sphère familiale sont devenus des préoccupations « collectives »4.

Autrement dit, la question du pouvoir dans les systèmes démocratiques est devenue une simple affaire d'accumulation de richesse, de répartition des revenus, d'amélioration du confort de la vie. Elle perd toute transcendance (comme dans les États despotiques) et toute autonomie par rapport aux intérêts des individus et des groupes (comme chez les Grecs). Les décisions politiques et les processus qui y mènent sont fondés sur le principe de la confrontation des intérêts sociaux (et non des intérêts privés, nous verrons pourquoi) et de la production d'un intérêt « public » immédiatement à travers cette confrontation. La décision politique n'est pas médiatisée par le passage obligé à travers un moment de confrontation politique et d'interrogation publique (quel est l'intérêt commun ?).

Cette analyse est évidemment en contradiction avec l'a priori idéologique largement admis qui fait de l'apparition d'une « sphère publique bourgeoise » la quintessence de la modernité politique. Il est vrai que la modernité politique est directement liée à une affirmation de la société contre l'État.

« La sphère publique bourgeoise peut être d'abord comprise comme étant la sphère des personnes privées rassemblées en un public. Celles-ci revendiquent cette sphère publique réglementée par l'autorité, mais directement contre le pouvoir lui-même, afin d'être en mesure de discuter avec lui des règles générales de l'échange, sur le terrain de l'échange des marchandises et du travail social — domaine qui reste essentiellement privé, mais dont l'importance est désormais d'ordre public »5.

Par un raccourci historique assez saisissant, on considère généralement que, depuis le xvii-xviiie, les systèmes politiques des sociétés occidentales sont dominés par cette référence au raisonnement public — assimilable à la démocratie — qui « se fait de lui-même » car « commandé de manière spécifique par les expériences d'ordre privé qui ont pour arrière-plan la subjectivité corrélative du public et de la sphère d'intimité propre à la famille restreinte »6. C'est oublier un peu vite… la suite du livre d'Habermas dans laquelle il précise d'une part que cette sphère est d'emblée une sphère « non publique » car limitée au public bourgeois et, d'autre part, qu'elle décline dès le xixe siècle pour dégénérer totalement au xxe siècle. L'institutionnalisation de la sphère publique, sa reconnaissance par l'État marquent le début de son déclin7. Recours à la démocratie représentative et bureaucratisation contribuent à faire disparaître tout moment politique afin de limiter les conséquences de la montée de l'opinion publique. Extension progressive de la démocratie représentative et régression de la politique vont donc de pair et cette parité est le produit direct de la peur/fascination qu'exerce le peuple sur la bourgeoisie.

La « liquidation » de la politique se réalise à travers deux processus : une socialisation de l'État et une étatisation de la société.

« L'interventionnisme a pour origine le fait que des conflits d'intérêts se sont traduits en conflits politiques lorsqu'il n'a plus été possible de les régler sur le seul plan de la sphère privée. C'est ainsi qu'à long terme l'intervention de l'État au sein de la sphère sociale provoque également un transfert de compétences : certains domaines qui relevaient de l'autorité publique incombent alors à des organismes privés. Et l'extension de l'autorité de l'État à des domaines privés plus nombreux a pour corollaire le processus inverse suivant lequel le pouvoir social se substitue à l'État en certaines occurrences. La base de la sphère publique bourgeoise (la séparation de l'État et de la société) ne commence à s'effriter qu'à partir du moment où s'est enclenchée la dialectique d'une socialisation de l'État qui s'affirme en même temps qu'une étatisation de la société »8.

Aujourd'hui, le premier phénomène constitue un élément essentiel de la politique. Les questions de pouvoir sont entièrement dominés par les questions sociales et notamment économiques. On assiste à une mise en institution immédiate du social dans le politique. Les décisions politiques sont directement prises pour et par la société. Sous le terme de société, il faut évidemment entendre les blocs d'intérêts sociaux (syndicats, partis politiques, notables, associations diverses, lobbies, etc.) qui sont branchés ou qui visent à être branchés directement et institutionnellement sur les sources de pouvoirs institutionnels. Des canaux de communication apparaissent qui assurent un continuel flux d'informations entre le social et le pouvoir. Dans ce cadre, le domaine politique devient le lieu d'affrontements de logiques d'intérêts et non le lieu de détermination de l'intérêt public.

Les seuls intérêts qui comptent sont les intérêts constitués, ceux qui sont suffisamment représentatifs et puissants pour être reconnus par l'État comme légitimes tandis que les individus atomisés, les intérêts incapables de se coaguler, de se représenter, ou les forces qui affirment un moment politique en dehors du social ne jouent aucun rôle. Dans ce cadre, le jeu démocratique est limité à l'influence de l'opinion publique. Pour le politicien, l'objectif est de convaincre qu'il est capable de représenter la plus grande masse d'intérêts atomisés ou coagulés. Certes, cette donnée laisse libre jeu à la manipulation à la représentation. et comme le note Habermas « "L'intérêt général" (…) a disparu dès l'instant que des intérêts privés privilégiés s'en sont emparé pour se représenter eux-mêmes à travers la publicité »9 ; néanmoins, le système est bien démocratique dans le sens où le discours et la pratique politique restent liés aux intérêts des individus à la fois en tant que travailleurs et consommateurs : satisfaction des besoins, préservation des statuts, garantie de la sécurité personnelle. D'où l'aspect intégrateur de la vie politique démocratique : n'importe quel intérêt social est légitime s'il fait la preuve de sa représentativité.

Ce mouvement de socialisation de l'État et de liquidation de tout moment politique contribue à dévaluer la valeur du détenteur de pouvoir. Il faut prendre au sérieux le « blues » de l'homme politique lorsqu'il se plaint de peser de moins en moins dans les décisions. Être ministre, ce n'est pas du tout être tout puissant tant les données sociales d'une décision politique sont nombreuses. À l'inverse, on ne peut pas dire non plus que les décisions politiques sont totalement bureaucratisées parce que l'éclatement des intérêts sociaux et les évolutions complexes de la lutte entre ces intérêts — sur le terrain du pouvoir classique comme du pouvoir médiatique — cassent constamment la routine bureaucratique. Ce qui domine, c'est bien plutôt le marchandage, les guerres de position, les alliances et les trahisons, les contraintes et les pressions, tout cela contribuant à une dépersonnalisation du pouvoir et à sa socialisation10. Les procédures proprement politiques sont devenues des techniques de gouvernement ; techniques de gestion mais aussi techniques d'équilibre des intérêts. Le choix raisonné a été remplacé par la pondération des opinions dans les processus de prise de décision11.

L'autre mouvement, l'étatisation de la société, est bien rendu par l'analyse de Hannah Arendt qui y voit en réalité un processus de disparition de la sphère privée au profit de la sphère sociale. Dans l'optique d'une société possédant une sphère publique, la vie privée apparaît comme une sphère essentielle. Certes, elle n'est pas véritablement humaine — pour Arendt l'humanité se définit par une participation aux affaires publiques, par un rapport objectif aux autres — mais elle n'en est pas moins la source de toute identité des individus. Dans la modernité politique que nous connaissons, et contrairement ici aussi aux lieux communs, cette sphère privée disparaît sous la pression du social. Comme le dit Arendt « la société de masse détruit non seulement le domaine public mais aussi le privé : elle prive les hommes non seulement de leur place dans le monde mais encore de leur foyer où ils se sentaient jadis protégés du monde12 ». « La contradiction entre privé et public, caractéristique des premières étapes de l'époque moderne, fut un phénomène temporaire qui annonçait l'effacement total de la différence même entre domaines public et privé, l'un et l'autre résorbés dans la sphère du social13 ». Les exemples de ce phénomène abondent. L'éducation des enfants dépend dorénavant presque exclusivement de l'action étatique (écoles, services sociaux), et de l'environnement social (les médias, les modes, etc.). La famille élargie et le voisinage qui jouaient jusque-là un rôle essentiel dans le processus de socialisation sont dépassés. C'est le social qui assure ce processus et sous des formes de moins en moins institutionnalisées et de plus en plus directes. L'école recule face à la puissance des médias, des modèles produits par la publicité, de l'identification à des archétypes sociaux (le top-modèle, la vedette, etc.). Les parents se satisfont très bien de cette évolution. Certains se réjouissent de se voir déchargés d'une tâche épuisante. D'autres renchérissent sur le phénomène en défendant une éducation « libertaire » au nom de la pureté de l'enfance, ce qui revient souvent à abandonner toute forme d'éducation et laisser ainsi la place à l'environnement social. En considérant les enfants comme des êtres « naturels » et « autonomes », ils les donnent en pâture à la culture sociale qui leur fournit des comportements et des besoins standardisés mais aucune arme pour se construire en tant qu'individu14.

La perte du caractère sacré de la propriété est une autre manifestation de la dégénérescence de la sphère privée. Les temps modernes ont commencé par l'expropriation des petits propriétaires et depuis lors aucune propriété n'est à l'abri. Les avoirs personnels (dépôts bancaires, salaires) sont saisissables en toute occasion. Parallèlement, la propriété a perdu toute forme tangible et tout lien avec son propriétaire. La propriété qui compte, celle qui porte réellement la richesse (les avoirs financiers) est immatérielle. On n'en trouve plus la preuve dans le monde sensible mais seulement dans la mémoire des ordinateurs. Ces avoirs ne sont la propriété de personne en particulier, ils sont détenus par des entités collectives, personnes morales ou bureaucraties, et n'ont pas de montant précis. Leur valeur sera énorme aujourd'hui mais demain, par le jeu de quelques changements d'indices, elle peut s'effondrer brutalement. Autrement dit, la valeur d'une propriété et jusqu'à son existence même dépend entièrement de décisions sociales, d'événements sociaux que personne n'est en mesure de contrôler, si ce n'est, dans une certaine mesure, les États et les multinationales.

Ces exemples montrent que l'avancée du social conduit à une perte quasi totale de contrôle de l'individu sur sa vie. Bien sûr, grâce au social, la domination toute puissante du chef de famille a reculé et le linge sale n'est plus guère lavé en famille. Néanmoins, l'impérialisme du social conduit aussi à la perte de tout espace propre pour l'individu, d'un lieu où il est à peu près maître de lui. Dorénavant, le privé et par voie de conséquence l'identité semble se réduire à l'intime, aux fonctions du corps : l'alimentation, la sexualité, bien qu'ici aussi, comme nous le verrons, l'influence sociale ne soit pas absente.

Contre une critique morale

La disparition de tout moment politique est une victoire de la démocratie achevée. En incitant à l'expression et à la défense des intérêts, elle désamorce toute critique politique. Elle empêche aussi toute action politique, non pas en l'interdisant explicitement mais au contraire en la poussant à se transformer en simple action sociale en faveur de telle ou telle population. Elle donne la possibilité aux intérêts sociaux de s'exprimer sans qu'ils remettent en cause la société telle qu'elle existe. L'intégration des intérêts ne se fait ni par manipulation (du côté de la démocratie), ni par trahison (du côté des anciens « contestataires »). Elle s'effectue dans le cadre d'une large ouverture du cadre étatique et du jeu démocratique aux points de vue sociaux divers à partir du moment où ceux-ci ne remettent pas en cause la perspective commune, c'est-à-dire la prépondérance du social.

Cette caractéristique de la démocratie achevée rend fort impuissantes ses critiques qui, il faut le reconnaître, semblent, de leur côté, « jouer le jeu » avec détermination. Il est en effet tout à fait frappant de remarquer que la plupart des points de vue critiques, qu'ils soient nostalgiques (les partisans du retour à l'État producteur de la société pour aller vite) ou alternatifs (féminisme, antispécisme, écologisme, chantres de l'ethnicité contre la globalisation) se rejoignent dans un commun rejet de la politique au sens que je lui donne ici. Non pas que ce refus soit revendiqué. Bien au contraire, la tendance est bien plutôt d'affirmer soit « un retour au politique » soit que « tout est politique ». Les thèses du « retour du politique » sont assez connues et médiatisées et finalement assez caricaturales pour ne pas mériter de trop longs développements. Derrière ce « politique » il s'agit en fait d'un retour à l'État. À l'État national contre la globalisation, à l'État favorisant la production contre le tout financier, à l'État républicain contre l'État socialisé. Bien entendu, on propose aussi le retour à la sacro-sainte citoyenneté, mais il ne s'agit que d'un détour par le mythe ; cette figure du citoyen impliqué dans la vie de la cité n'a aucune réalité historique et n'est qu'un habillage idéologique de la domination de l'État-nation. Le retour du citoyen c'est soit le retour du civisme — une morale de l'État — soit une implication plus grande des individus dans les questions qui les touchent à titre privé (le quartier, les crèches, etc.), et donc une affirmation encore plus grande du social. Paradoxalement, ceux qui critiquent les errances de l'État socialisé s'en font donc parfois ses laudateurs et en aucun cas il ne s'agit de formuler une véritable participation , aux décisions politiques en dehors du suffrage universel. L'État apparaît donc comme un acteur extérieur aux processus qui ont mené à la situation actuelle, comme un arbitre auquel on peut avoir recours même s'il est lui aussi influencé par les forces du mal. Pour Dominique Méda, la solution à la crise du travail passe par une « réforme de l'État », pour d'autres il faut que l'État s'impose par rapport aux puissances d'argent ou qu'il rétablisse les services publics… après les avoir remis en cause. C'est un peu comme si tout le monde avait intégré le fait que « l'État c'est nous » (la socialisation de l'État) tout en refusant de voir que cette socialisation est hiérarchisée, que les groupements d'intérêts n'ont pas la même puissance et donc que l'État n'est pas seulement un arbitre. S'il est en charge (avec d'autres structures comme les entreprises) de la reproduction des individus, s'il incarne apparemment l'intérêt général par son rôle dans les services publics, il est avant tout l'enjeu des luttes d'intérêts. Comment demander à l'État de défaire ce qu'il contribue chaque jour à construire et qui correspond grosso modo à l'équilibre des intérêts dominants ? Promouvoir l'idée d'un intérêt public passe aujourd'hui par une critique de l'État et non par l'appel à son retour.

Pour les tenants du « tout est politique » que l'on retrouve pour la plupart dans la mouvance libertaire, tout ce qui est du domaine privé, de l'intime — la sexualité, les modes d'alimentation, les habitudes culturelles — recèle un élément politique. Un choix sexuel n'est pas qu'un choix sexuel c'est avant tout un choix politique car être lesbienne ou homosexuel ce n'est pas politiquement la même chose qu'être hétérosexuel. Autrement dit encore, être lesbienne ou homosexuel implique un changement dans les rapports de pouvoir entre les individus. De la même façon, je ne crois pas me tromper en disant que les antispécistes considèrent que ne pas manger les animaux doit changer les rapports sociaux. On se retrouve ici dans l'immédiatisme social qui postule l'automaticité du changement social à partir de la conversion des individus à leur nature véritable (c'est le cas de la mystique écologique) ou à un stade supérieur de conscience antipatriarcale ou antispéciste15. Abandon du consumérisme, respect de la nature, renoncement au patriarcat, sont autant d'autres conversions qu'il s'agit de déclencher, ensemble ou séparément. Pourtant, rien ne garantit qu'un homo ne puisse être macho, qu'une lesbienne ne puisse entretenir des rapports de domination de nature « patriarcale » avec sa partenaire. Rien ne garantit non plus qu'un végétarien soit moins autoritaire ou violent qu'un mangeur de viande ou encore qu'un consommateur de produits biologiques soit plus ou moins critique vis-à-vis de la société actuelle qu'un consommateur lambda16. Cela revient en fait à juger les hommes sur leurs goûts et sur leurs intérêts (par exemple intérêt pour leur santé ou non) et non sur ce qu'ils sont -leurs actes, leurs pensées, etc.

Pour moi, cet immédiatisme est bien au contraire la marque de l'abandon de la politique comme moment charnière de détermination du « vivre-ensemble » en dehors des intérêts et des goûts personnels. Dans ce cadre en effet, les goûts et intérêts personnels devraient être renvoyés à la sphère privée, à partir du moment bien sûr où ils n'interfèrent pas sur les règles de la vie commune. Les questions de pouvoir ne peuvent concerner que la sphère publique, celle qui, par définition concerne l'ensemble des hommes. En réalité, dire que tout est politique c'est dire qu'il doit exister pour tous les domaines de la vie sociale des normes sociales que le pouvoir institutionnel doit établir en fonction des intérêts sociaux existant et que ces normes doivent être imposées à la société. C'est ni plus ni moins ce que fait le pouvoir institutionnel dans un État socialisé. Le fait d'aborder systématiquement les questions de goûts et d'intérêts personnels comme des problèmes politiques et donc comme des problèmes de pouvoir empêchent en réalité ces critiques de porter une charge politique et en font en général des alliés inconscients du pouvoir, c'est-à-dire de l'ensemble des structures institutionnelles de domination (États, entreprises). Loin d'être attaqué, l'État apparaît même souvent comme un allié dans le processus de conversion. En effet, les pouvoirs auxquels s'attaquent les entreprises de conversion étant sociaux et non politiques (pouvoirs des hommes sur les femmes, des consommateurs et des viandards contre les ascètes et les végétariens, des hétéros contre les homos, etc.), ceux qu'il s'agit de convertir ce sont « les gens » et non le pouvoir. En visant les multiples pouvoirs qui cohabitent — pouvoirs des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants, des blancs sur les noirs, des habitants des pays riches sur ceux des pays pauvres — la cible — le pouvoir institutionnalisé — est manqué. Les différences de nature entre les deux sont pourtant profondes. La liste des pouvoirs est sans fin17 alors que le pouvoir institutionnel comporte des logiques limitées, des lieux précis où elles s'exercent, des procédures définies. Ici il est nécessaire de faire une distinction entre les rapports sociaux qui constituent des structures plus ou moins stables et la multitude de relations sociales dans lesquelles « baignent » les premiers. Pour donner quelques exemples le salariat ou les rapports de classe ou de castes sont des rapports sociaux ; l'amitié ou l'amour sont des relations sociales. Les premiers possèdent, en raison de leur aspect structurel, un certain degré de prédictabilité alors que les relations sociales sont du domaine de l'incontrôlé et ils expriment toute la complexité de l'existence humaine. Bien entendu, les deux domaines ne sont pas étanches. Ce qui pouvait être considéré comme un rapport social — le rapport blanc/noir à l'époque esclavagiste (dans le monde occidental) — ressort aujourd'hui de la relation sociale : aucune structure n'oblige les blancs à mépriser les noirs, c'est même devenu un délit. À l'inverse, un rapport social peut être circonvenu par les relations sociales. Fort heureusement, les relations sociales permettent aux individus d'échapper au pouvoir institutionnel, y compris dans les systèmes totalitaires. L'idée d'un exercice purement formel du pouvoir, à travers des procédures et sans considération des relations sociales relève de la fiction. Il n'en reste pas moins vrai que les deux domaines restent séparés. On peut considérer que dans les relations sociales l'espace est ouvert, il existe d'emblée une certaine créativité, alors que dans le domaine des rapports sociaux, l'existence d'un pouvoir institutionnel rend la marge de manoeuvre beaucoup plus faible. Il est difficile d'échapper au pouvoir institutionnel puisqu'il ne repose pas entièrement sur le pouvoir d'individus.

Dans le cadre de cette distinction, il apparaît clairement aujourd'hui que ce que l'on appelle les pouvoirs de domination ressortent pour l'essentiel au domaine des relations sociales. Du point de vue du pouvoir institutionnel antisexisme, antihomophobie, antiracisme, anticruauté envers les animaux sont devenus des normes qui permettent d'échapper aux pouvoirs. On peut résister au pouvoir des sexistes, des homophobes ou des racistes parce que ces attitudes sont devenues personnelles, inscrites non plus dans des structures (elles sont au contraire illégales) mais dans le corps des relations sociales. La question est alors celle d'une confrontation entre individus au quotidien et la ligne de partage entre les bons et les méchants devient beaucoup plus difficile à faire. Il existe des femmes anti-féministes et des hommes non sexistes. Et l'existence de telles attitudes tient à la pesanteur des relations sociales que l'on ne peut jamais instituer ou rayer d'un trait de plume — au contraire des rapports sociaux.

La critique moraliste rejoint la fonction de l'État socialisé qui est d'intégrer et de hiérarchiser les différents intérêts qui ont la capacité de s'affirmer. Les exemples foisonnent du caractère avant-gardiste des pouvoirs. C'est le gouvernement qui soutient les différents projets de « mariage » des homosexuels contre les préventions de la France profonde. En fixant des quotas de femmes pour les emplois, les États et les grandes entreprises sont souvent beaucoup plus féministes que le français moyen. Les initiatives visant à la protection de l'environnement de l'air et de l'eau proviennent de l'État — une fois bien sûr que celui-ci ait reconnu leur utilité sociale — et des grandes entreprises — une fois bien sûr que celles-ci aient reconnu leur utilité économique — et non de la masse du corps social qui est devenu la plus grande source de pollution18. Comme le montre le succès du gay business, les homosexuels sont sans doute beaucoup mieux acceptés (et craints mais pour leur efficacité et non pas pour leurs mœurs) dans le milieu des affaires que partout ailleurs.

Les pouvoirs institutionnels n'ont sans doute jamais été aussi près des besoins et des intérêts de la société. Toute critique visant à la reconnaissance sociale d'un intérêt, d'une minorité ou d'une pratique sociale conduit donc à s'appuyer sur le pouvoir institutionnel en s'imposant à lui — par le recours au lobbying et par les actions médiatiques — comme une force sociale légitime. Vis-à-vis des autres groupements d'intérêts, les relations sont complexes, faites d'oppositions irréductibles, de diabolisations de l'ennemi, d'absolutisation des différences (tous les homos contre tous les hétéros, toutes les femmes contre tous les hommes) mais aussi d'alliances, temporaires ou à long terme (féministes et antispécistes par exemple), ce qui manifeste une reprise, telle quelle, des pratiques actuelles de la concurrence entre puissances économiques.

La dépolitisation de la critique conduit celle-ci à justifier in fine le recours au droit comme mode de régulation des relations sociales. Cette tendance tient elle-même au rôle déterminant de la morale dans la genèse de ces critiques. Il s'agit de convertir les individus à une nouvelle éthique de la vie. Morale antispéciste, morale non patriarcale, morale écologiste, sont censées être les éléments permettant une rupture sociale. Toutefois, cette position morale se révèle rapidement intenable. D'une part l'application de cette morale aux circonstances de l'existence pose des problèmes inextricables19, d'autre part les tâches de la conversion apparaissent hors d'atteinte des forces en présence. Pour finir, le recours à une norme objective s'impose ou en tout cas se profile à l'horizon de la critique, démontrant a contrario le caractère indispensable d'un moment politique destiné à déterminer les règles de la vie commune. Le paradoxe étant ici que dans les critiques actuelles, ces règles de la vie commune concernent l'ensemble des relations humaines. Il s'agit, semble-t-il, de définir un cadre permettant de fixer toutes les attitudes à adopter dans toutes les situations de la vie sociale. Le phénomène n'est pas nouveau, toute l'histoire de la philosophie morale (à commencer par Kant) démontrant que toute politique basée sur la morale débouche sur le droit et la réconciliation avec le pouvoir institutionnel. On pose a priori une définition de ce qui est bon de faire d'un point de vue rationnel et l'on essaie ensuite de l'appliquer aux relations sociales. Mais, par la suite, comme la tâche se révèle trop complexe, on délaisse la pure morale pour s'appuyer sur le droit et définir des attitudes jugées rationnelles du point de vue du pouvoir institutionnel.

Face aux paradoxes du moralisme, il apparaît nécessaire d'affirmer le caractère individuel de la morale, ou pour le moins qu'il est impossible de déterminer des normes morales valables pour tous et en tous lieux. Autrement dit, la morale sociale doit être distinguer des principes politiques, des principes de vie en commun. Il apparaît tout aussi nécessaire d'affirmer le caractère négatif de la course aux droits précisément parce que les droits sont les vecteurs essentiels des pouvoirs et notamment des éléments déterminants de la hiérarchisation des individus et des groupes sociaux20.

L'omniprésence des déterminations naturelles dans les analyses critiques, n'est pas due au hasard. L'intime, tout ce qui touche au corps semble être devenu le dernier rempart qui résiste encore à la socialisation de la société et qui peut d'une certaine façon servir d'un point d'appui critique. Les différentiations sociales claires entre dominants (les bourgeois) et les dominés (les prolétaires) ont disparu au profit de différentiations éclatées et de logiques d'exclusion qui ne peuvent pas servir de supports à de véritables groupements d'intérêts. Par ailleurs, la socialisation du pouvoir, l'avant-gardisme de l'État débouche sur une confiscation de la critique par le pouvoir. Tout ce qui apparaissait comme déterminant dans la dénonciation du pouvoir (la, soumission juridique des femmes, la censure, etc.) a disparu et l'État apparaît pour l'essentiel comme un lieu de gestion de l'injustice et des différences. Sur ce terrain proprement social, la contestation n'est donc que temporaire, toute critique est rapidement intégrée. La traditionnelle distinction radicalité-récupération perd de sa valeur. Comme le pouvoir est à l'écoute de la société et multiplie les canaux institutionnels de communication, il est à même de tout considérer. La radicalité des luttes diminue alors en proportion non de leur affaiblissement mais de leur efficacité. En réussissant à se faire reconnaître par la Communauté européenne — qui la finance — la lutte anti-sexiste triomphe et perd toute valeur critique dans le même mouvement21. Il ne sert donc à rien de critiquer la normalisation de la critique écologique ou de la critique féministe, via les compromissions des Verts ou des féministes officielles. Au contraire, ces compromissions sont la manifestation du succès de la critique. En devenant véritablement sociale c'est-à-dire reconnu par le pouvoir, elle gagne la possibilité de changer de peser sur les rapports sociaux.

Dans ce cadre, l'intime apparaît donc à beaucoup comme la dernière frontière de la critique. Défendre les déterminations naturelles22 (l'homme comme être naturel, la femme comme irréductiblement femme, et l'homme comme irréductiblement homme) est à la fois un retour à l'individu fondamental non socialisé et un retour à l'espèce comme entité collective rassemblant les individus « naturels ». On ne peut qu'être frappé par l'adéquation entre ce retour intellectuel et l'évolution de la société moderne. La disparition des grandes structures de différenciation et de hiérarchisation sociales comme les classes, l'affaiblissement de la notion politique d'État-nation, la globalisation des pratiques culturelles et des échanges, conduisent à une situation dans laquelle l'atomisation des individus renvoie à une socialisation de tous les aspects de la vie. L'individu n'a plus de terrain propre sur lequel il peut peser (sa sphère privée), tout se traite au niveau des intérêts sociaux coagulés qui nient toute valeur aux relations sociales non médiatisés/reconnues par la société. Les individus atomisés ont donc tendance à ne se déterminer qu'à partir de ce qui fait qu'ils sont encore quelque chose en dehors de leur existence abstraite, leur corps, et à ne créer de liens sociaux qu'à partir de leur spécificité corporelle. Par corps, il faut entendre le corps physique (le sexe, l'alimentaire, la conscience d'être une simple partie de l'univers) mais aussi le corps pensé, le corps référencé à des racines biologiques (la race, l'ethnie). On retrouve ici, dans cette absolutisation des déterminations naturelles, beaucoup des philosophies traditionnelles et notamment des philosophies orientales : la vie, comme cycle naturel sans cesse recommencé, le destin des espèces à être toujours ce qu'elles sont et en même temps l'importance de l'expérience purement atomisée de l'individu pouvant atteindre à un autre niveau de conscience par la conversion mentale23.

C'est chez les critiques moralistes qui se définissent comme « féministes radicales » que le travers totalitaire — au sens d'une définition totale des individus en fonction de déterminations fondatrices — est le plus clair. En affirmant les différences de genres comme indépassables et en défendant le principe de non-mixité, elles renvoient les individus à une altérité fondatrice. Elles rejoignent en cela les tentatives de définition des frontières de classes en fonction des antécédents familiaux, telles qu'elles ont pu se développer en Chine ou au Cambodge. La conception maoïste des classes mettait en avant le caractère pour ainsi dire héréditaire des comportements sociaux. On était bourgeois ou prolétaire par héritage. Le caractère inné des statuts de classe ne pouvait être dépassé que par une lente éducation qui devait amener le fils de bourgeois ou de propriétaire foncier à traquer ses mauvaises tendances et à se soumettre totalement au « pouvoir du peuple ». La même conception préside aux pratiques de « non-mixité », un homme ne peut pas ne pas avoir de tendances dominatrices et doit donc être écarté afin de laisser la parole se libérer. Il faut qu'il reconnaisse cette position de dominant « malgré lui », et traque à tout instant ses penchants naturels. Fort heureusement, et c'est la grande différence avec la Chine maoïste, les hommes qui se soumettent à cette auto-culpabilisation le font de plein gré et non contraints par une puissance policière. Quoi qu'il en soit, l'échappée par l'intime est une illusion puisque l'intime est lui-même en passe d'être socialisé24 non plus seulement sous le mode de la contrainte mais aussi de la reconnaissance des désirs. Loin d'empêcher l'expression des désirs, la société actuelle en fait un de ses moteurs. L'État socialisé est ouvert à tous les goûts à partir du moment où ceux-ci sont socialisés c'est-à-dire représentatifs et légitimes. Bien sûr, certains désirs ne sont pas permis, non seulement parce que tout pouvoir joue sur la dialectique satisfaction/frustration mais aussi parce que toute société limite fort heureusement les désirs de ses membres. Mais ce qui caractérise les États socialisés, c'est une détermination « démocratique » des désirs au sens où la légitimité des désirs passe par le jeu de la lutte entre intérêts sociaux. Il n'est pas exclu qu'à partir du moment où certains goûts, aujourd'hui interdits, deviendront représentatifs, ils acquièrent à l'avenir un statut de respectabilité ou tout du moins de légalité. Autrement dit, les désirs individuels, même organisés dans un collectif, ne peuvent servir de référence à une critique. De même que la morale ne peut servir de base à une réflexion politique au risque de se perdre dans des arguties sur la valeur des différentes morales en jeu, de même, les désirs (par définition infinis, changeants, parfois dangereux), ne peuvent constituer une fin en soi dans la question du « vivre ensemble ». Entrer dans la querelle des désirs c'est ici aussi entrer dans une espèce de mathématique morale pesant les bons et les mauvais désirs à partir de critères internes (qu'est-ce que par nature un bon désir) et non à partir de considérations extérieures aux désirs eux-mêmes (le bien commun).

Ceux qui font de la nature et des élans du désir les éléments ultimes de la critique contribuent, sans s'en rendre compte à la socialisation de l'intime. Ils ne peuvent en effet rester au niveau des références naturelles sans s'aligner sur les théories vitalistes les plus radicales. Absolutiser la nature conduit à justifier la lutte pour la vie et le règne des plus forts, à recourir à l'instinct comme vecteur d'organisation sociale, ou à l'inverse à prôner la disparition de l'homme, animal en trop, capable de détruire la nature (Deep ecology). Pour échapper à ces dérives, il est nécessaire d'injecter du social dans la critique sous la forme de la morale, du jugement des actes et des désirs en fonction d'une certaine nature humaine ou d'une certaine idée de ce que devrait être l'homme. Mais, comme le moment politique, la construction d'une norme objective, située en dehors des intérêts individuels et sociaux, est nié, le seul recours devient la norme légale qui s'appuie toujours sur des intérêts particuliers. Dans ce processus, l'intime, loin de préserver son autonomie, apparaît lui aussi intégré au jugement social. La libération des désirs, l'expression de la nature aboutit à une comptabilisation sociale, à des querelles sur le bien et le mal, le droit et le non droit. On en vient donc à essayer de définir tous les éléments de l'intime. Dans les affaires de harcèlement sexuel, il s'agit de savoir ce qu'est un regard ou un geste déplacé, de faire la différence entre un sourire à caractère sexuel et un sourire à caractère amical. Il faut, à l'inverse, éviter les attitudes provocantes en s'habillant comme un sac. Doit-on caresser un chien, acte de soumission par excellence, doit-on avoir des enfants étant donné que la procréation engendre un rapport de domination ? Autrement dit, il est nécessaire de surveiller chacun de ses gestes, chacune de ses paroles (ah ! ces « e » ou ces « E » dont l'absence traduit, paraît-il la nature perversement sexiste du locuteur), chacun de ses regards, chacune de nos nourritures pour rester dans la norme, elle-même toujours impossible à définir clairement. On en vient à nier ce qu'il y a d'humain dans les relations sociales, le fait que ce soient des relations entre des êtres humains, imprévisibles et complexes. Ce qui fait la valeur de ces relations, leur caractère ambigu, évolutif, multiforme disparaît au profit d'une économie morale de la relation. Cette économie morale de la relation sociale, on ne la retrouve pas seulement dans les critiques de la société démocratique, on la retrouve à l'oeuvre dans cette société elle-même. Le moralisme (le politiquement correct) et la juridicisation sont deux tendances contemporaines25.

Au bout du compte, la référence à la nature renvoie donc paradoxalement à une humanisation totale de la nature. Tout rapport à la nature, tout rapport à la vie devient un rapport à l'homme, à la nature humaine. Le parallèle avec les théories utilitaristes saute aux yeux26. Les utilitaristes font de la recherche du bonheur pour le plus grand nombre (les plaisirs moins les peines) l'objet de toute activité humaine. Le ressort fondamental de la nature humaine et de la vie en général serait la propension à la recherche du bonheur car tous les êtres ont des joies et des peines, recherchent les joies et évitent les peines. Autrement dit, comme le remarque Arendt, dans l'utilitarisme ce que les hommes ont en commun ce n'est pas un monde, c'est une nature. Il contribue ainsi à faire de l'homme, de la vie humaine l'étalon de toute chose. La critique perd alors toute force puisque l'utilitarisme est pour ainsi dire le fondement de la société socialisée. Il s'agit bien aujourd'hui de maximiser le bonheur, non pas le bonheur des individus pris isolément mais le bonheur de l'espèce à travers des critères essentiellement biologiques (mortalité infantile, espérance de vie, confort du corps). Ce bonheur « officiel » et « abstrait » est quantifié ; la participation plus ou moins intense des individus à ce bonheur dépendant de leur capacité à lier leur intérêt à celui des intérêts sociaux dominants.

Les conditions d'une critique politique

Face à ces pseudo-critiques, il est indispensable de montrer les aspects à la fois modestes et ambitieux de l'affirmation d'un nécessaire moment politique. Modestes car une activité politique véritable ne vise pas à résoudre tous les problèmes de la vie humaine. Si, par chance, un nouvel espace politique se crée, ni la complexité et les souffrances de la vie amoureuse, ni les peines de la vie quotidienne (faire les courses et le ménage) ne disparaîtront. L'ambivalence de toute activité humain, à la fois source de plaisirs et de peines (et souvent de peines dans le plaisir et vice versa) n'a aucune raison de laisser la place à un nirvana quelconque. Le plaisir le plus fort ne provient-il pas souvent de l'arrêt de la douleur ?

La difficulté des relations sociales (des adultes entre eux, des parents et des enfants, des hommes et des femmes, etc.) se maintiendra sans aucun doute. Heureusement d'ailleurs, car résoudre les ambiguïtés et les contradictions de la vie serait se référer à une transcendance porteuse d'unification et de contrainte. L'espace politique doit se situer en dehors de ce cadre personnel et ne pas prétendre « gérer » la vie privée. Ce qui touche à l'individu, à ses relations privées avec ses amours, ses enfants, ses amis, ne doit pas être administré par le social ou le politique. Le politique ne doit intervenir dans ce domaine qu'à partir du moment où la participation de chacun à un espace de décisions en commun sur les questions communes est remise en cause.

D'un autre côté la référence à un espace politique est très ambitieuse car il ne s'agit plus de revendiquer l'intégration d'une minorité ou d'une pratique sexuelle, il ne s'agit pas de promouvoir des intérêts sociaux qui, jusque-là, n'ont pas été jugés représentatifs par le pouvoir institutionnel. Il s'agit de remettre en cause la base même du pouvoir, autrement dit le principe même de représentation des intérêts sociaux. Il faut s'opposer à la constitution de groupes d'intérêts défendant la satisfaction des besoins de leurs membres, et favoriser une pensée et une action en terme d'intérêt commun. Ainsi, lutter pour l'égalité des conditions, contre la ségrégation sociale ou géographique c'est encore être en deçà de la critique politique car exiger que ceux qui ont moins aient autant que les autres implique une reconnaissance de la logique des intérêts sociaux et donc de la logique du pouvoir. Si l'on prend le secteur de l'éducation comme exemple, la revendication de postes ou de crédits supplémentaires (comme dans le cas de la Seine-Saint-Denis ou du mouvement lycéen) sacrifie à la revendication sociale puisqu'elle n'est que la manifestation d'une volonté de voir être reconnus des intérêts sociaux jusque-là méprisés. On a d'une certaine façon continué à jouer le jeu de la bagarre pour les « moyens » en vue d'une « fin » (la réussite scolaire) qui, de plus, devient chaque jour plus mythique. Les véritables questions politiques comme le principe de hiérarchie sociale inscrite dans l'objectif de réussite scolaire n'ont pas été abordées.

Dans un autre domaine, si la lutte des chômeurs débouche sur la reconnaissance par la société via l'État de la légitimité des intérêts des chômeurs, elle n'est plus qu'une lutte sociale particulière et ne présente plus aucune charge politique. Ce qui serait politique serait d'affirmer la nécessaire remise en cause du travail comme système de soumission à une autorité, que ce soit celle du patron (hier) ou de l'État protecteur aujourd'hui. De manière générale, toute revendication visant à la défense d'un droit ou à l'obtention d'un droit est non politique. En effet, le droit est par définition un système de hiérarchisation donnant des privilèges (des droits) à certains au détriment d'autres. Ainsi, les droits des nationaux excluent les non-nationaux. D'autre part, l'application du droit est extérieure au droit et dépend pour l'essentiel de l'influence des intérêts sociaux. Le caractère objectif de la situation (juger un acte) est un mythe. Chacun sait que les plaintes sont classées ou enregistrées en fonction de la personnalité du plaignant ou du suspect et des considérations politiques du moment (équilibre des intérêts sociaux, échéances électorales, etc.). L'extension et la complexification du droit vont de pair avec la personnalisation et la complexité (tenir compte des intérêts multiples) de son application. L'exemple américain révèle de manière caricaturale une tendance de la justice à devenir un simple lieu de médiation. Beaucoup d'affaires ne sont pas jugées ou rapidement jugées car négociées au préalable entre les juges et l'accusé. Il est courant de diminuer la gravité du crime en échangeant d'aveu complet. Évidemment, l'issue de la négociation dépend beaucoup de la personnalité de l'accusé et de ses moyens financiers. Le droit perpétue donc les inégalités en les sectionnant (en permettant à certains exclus d'être intégrés), en en supprimant certaines pour en récréer d'autres. Il faut considérer les droits pour ce qu'ils sont une reconnaissance par l'État de la représentativité d'un groupement d'intérêts, souvent d'ailleurs contre l'avis de la société27. Ils révèlent une volonté de limiter l'imprévisibilité des relations sociales en instituant des rapports sociaux favorables à des intérêts sociaux particuliers. Il ne s'agit pas ici de considérer ces actions revendicatives avec mépris ou condescendance en leur refusant l'étiquette « révolutionnaire ». D'ailleurs, elles le sont parfois, révolutionnaires, car elles peuvent changer radicalement la situation de certaines personnes. Il s'agit simplement d'affirmer leur caractère non politique. Elles visent à assurer la sécurité des individus et en tant que telles participent de leur intégration. Elles permettent28 à chacun de mieux vivre ses relations sexuelles et amoureuses, de survivre financièrement, d'améliorer son cadre de vie. Ces actions revendicatives touchent donc à ce qui fait une part importante de la vie de chacun, y compris des plus révolutionnaires, cette part qui permet à chacun de jouir d'un certain nombre de plaisirs malgré « l'aliénation ». Au risque de se couper de la vie, nul ne peut être totalement tourné à tout moment vers l'action politique ou la réflexion critique. Au contraire, toute action politique, toute réflexion nécessitent de participer étroitement à la vie c'est-à-dire d'avoir une vie privée, d'avoir des préoccupations matérielles29. Ce qui est indispensable par contre, c'est de considérer ces préoccupations vitales comme un simple fondement permettant d'avoir une réflexion et une pratique politique dépassant ce fondement.

On peut bien entendu se contenter de cet espace propre, mais alors il faut perdre toute velléité politique et profiter de la vie telle qu'elle est. Non seulement revendiquer un changement radical et se limiter à une action purement sociale apparaît comme totalement contradictoire mais une telle démarche manque manifestement d'efficacité. Pour promouvoir l'égalité des sexes ou même améliorer le statut des étrangers ou des chômeurs mieux vaut militer au sein du Parti socialiste et constituer un lobby, autrement dit agir au coeur même de l'État socialisé que de s'agiter dans quelques groupuscules radicaux. Il ne s'agirait pas d'une trahison mais d'une prise de conscience du fait que la volonté de changer la vie passe par une action sur la vie. Bien entendu, dans ce domaine là tout n'est pas à mettre sur le même pied. Certaines revendications — comme la disparition de la ségrégation géographique — peuvent apparaître à un moment donné comme un élément de remise en cause politique parce qu'elles mettent en lumière la domination de certains intérêts sociaux et l'aspect purement incantatoire de l'égalité républicaine. D'autres, comme le pacs visent seulement à sanctifier des intérêts déjà bien implantés.

À l'inverse, vouloir changer le monde — au sens où il s'agit de créer un autre monde entre les hommes, une autre façon d'organiser la vie commune — nécessite le passage par une action politique. Il ne s'agit plus de donner à l'individu une valeur absolue, de partir des déterminations individuelles pour fixer ensuite un cadre social mais au contraire de considérer que le fondement de l'existence de l'individu (c'est-à-dire le fait qu'il existe pour les autres) repose sur ses relations sociales. Autrement dit, c'est grâce au regard des autres que l'on existe véritablement. Certes, la vie intérieure propre de l'individu existe mais il ne concerne que cet individu ; dans ce cadre étroit il n'existe pas pour les autres. La seule réalité c'est ce qu'Hannah Arendt appelle les réseaux de relations sociales. Comme on l'a vu cette matière première est d'une telle complexité qu'elle ne peut être « administrée » par un espace politique et qu'elle ne peut donner naissance immédiatement à un espace politique. Prôner l'immédiatisme c'est courir le risque d'un changement perpétuel des règles sociales, d'une volatilité des équilibres entre intérêts sociaux, d'un diktat perpétuel de désirs particuliers toujours insatisfaits. Ce qu'il s'agit de fonder, ce sont des principes de vie commune et des procédures de décisions niant les intérêts sociaux et affirmant l'intérêt commun c'est-à-dire l'intérêt de chacun en tant qu'être défini par ses relations avec les autres. Quant aux désirs, aux plaisirs, aux intérêts individuels, l'espace politique ne s'en occupe pas, pour autant qu'ils ne mettent pas en péril l'intérêt commun.

Existe-t-il une possibilité d'action politique face à une situation dans laquelle le fait que les décisions politiques soient déterminées systématiquement par la confrontation des intérêts sociaux semble accepté par chacun ? J'avoue avoir du mal à donner une réponse à cette question. Néanmoins, il me semble que deux éléments sont à mettre en avant. Le premier c'est l'accroissement considérable de l'insécurité de la vie. Alors que la garantie d'une certaine sécurité apparaît comme une contrepartie essentielle dans les systèmes de domination politique, et surtout dans la société capitaliste classique de la période productive30, on assiste à une forte remise en cause de ce principe. L'insécurité touche à tous les domaines, les revenus, l'habitat, les perspectives de promotion sociale mais aussi les pratiques culturelles, les certitudes touchant aux relations sociales immédiates. Cette remise en cause des fondements mêmes de la vie immédiate qui ne peut s'appuyer que sur quelques certitudes peut conduire certains individus à critiquer les principes d'organisation sociale actuelle et non plus seulement à protester contre ses imperfections et ses injustices. Ainsi, le recul de la notion de service public dans les préoccupations de l'État peut amener certains à envisager la possibilité de la définition d'un intérêt public en dehors de l'État socialisé.

L'intérêt du mouvement de 1995 repose sur le fait qu'il regroupait un grand nombre d'intérêts sociaux (à côté d'un grand nombre d'intérêts non sociaux) et qu'il dépassait donc la revendication particulière. Mais il n'est pas exclu par ailleurs que des actions revendicatives classiques puissent déboucher sur une action politique. Ainsi, la prise de conscience par des chômeurs du caractère « auto-répressif » des revendications tournant autour du salaire pour tous ou de la « représentation » des chômeurs est un point extrêmement positif. Dans ce cadre, il est alors nécessaire d'empêcher les actions revendicatives de se transformer en groupement d'intérêts et finalement en lobbies. La médiatisation est un révélateur de ce glissement progressif, la capacité à « mettre en spectacle » étant aujourd'hui une source essentielle de pouvoir pour les lobbies. Le refus de la médiatisation n'est évidemment pas un refus de rendre visible, de rendre public un mouvement, mais les formes de « publicité » adéquates restent à trouver.

Notes

1 – Miguel Abensour, La démocratie contre l'État. Marx et le moment machiavélien, Paris, puf, 1997, p.13.

2 – « La capacité d'organisation politique n'est pas seulement différente, elle est l'opposé de cette association naturelle centrée autour du foyer (oikia) et de la famille », Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1961 pour l'édition originale), p. 61.

3 – Cette colonisation n'a pas pour sens une domination des lois économiques ou des lois du marché sur le politique ou le privé. Il est nécessaire de rappeler que ces « lois » n'existent pas et que le « marché » est une idéologie. Il faut plutôt envisager le rôle central que joue l'économique sous l'aspect d'une contrainte croissante des nécessités économiques sur les sphères de la politique et du privé. À partir du xixe siècle, les questions de production, de consommation, d'accumulation deviennent des éléments essentiels dans les formes de domination politique et dans les luttes entre forces rivales pour le contrôle politique.

4 – Arendt, op. cit. p. 66 et 71

5 – Jürgen Habermas, L'espace public, Paris, Payot, 1962, (édition française, 1992), p. 39

6 – ibid.

7 – La « société civile » est plus une création de l'État qu'une institution « spontanée » destinée à en limiter les excès.

8 – ibid. p. 150.

9 – ibid. p. 203

10 – La socialisation de l'État explique sans doute l'impression contradictoire qui ressort des analyses des places respectives de l'État et des multinationales dans le champ politique. D'un côté, l'État semble perdre en importance du fait de la déréglementation, de l'autre le fait que l'État soit la dernière réalité crédible face à la volatilité des échanges le place en situation d'être une valeur-refuge. Ainsi, depuis le début de la crise asiatique, les investisseurs concentrent-ils leurs avoirs sur les bonnes vieilles obligations profitant d'une garantie des États. Cette contradiction cesse d'en être une à partir du moment où l'on admet que les différentes sphères (étatiques, entrepreunariales) s'interpénètrent dans un processus général de socialisation. L'État n'a plus à réglementer de manière drastique puisque les puissances économiques intègrent pour une part -à travers notamment les relations constantes avec le pouvoir et les pressions syndicales- le point de vue de la société. L'importance grandissante des fonds de retraites dans la finance révèle par ailleurs une sorte de socialisation du capital. À la limite, on ?eut dire que chaque retraité sera bientôt un financier international.

11 – En France, la fin des années 1980 a correspondu à un affaiblissement des tendances étatiques autoritaires sous leur forme "bonapartiste" (le gaullisme, comme le mitterrandisme) comme sous leur forme technocratique (la décision politique comme décision technique pseudo-objective). Parallèlement s'affirmait une socialisation de la décision politique.

12 – op. cit. p. 99.

13 – op. cit. p. 110.

14 – D'autres encore résistent et persistent à voir dans l'école, contre toute évidence, une structure donnant à chacun, nonobstant son origine sociale, les mêmes chances de promotion sociale.

15 – La problématique « anti » est fondamentale. Il s'agit de dresser une ligne de démarcation la plus nette possible entre « nous » et les « autres ». Cela apparaît très clairement dans les formes très agressives d'interventions que prônent ces groupes : interruptions de réunions, tracts de dénonciation…

16 – Surtout à une époque où on peut acheter ses produits biologiques dans les magasins Carrefour. et où le biologique est en passe de devenir la norme.

17 – II existe aussi un pouvoir des enfants sur les adultes, un pouvoir des femmes sur les hommes — la séduction — et un pouvoir des faibles (résistance passive, recours à la compassion, etc.). Dans une relation sado-masochiste qui est le dominant, qui est le dominé ? On peut même jouir d'être dominé.

18 – Voir aussi la peine de mort ou la politique d'immigration.

19 – Faut-il encore rouler à vélo alors que l'on risque d'écraser des insectes ? pour labourer vaut-il mieux utiliser un tracteur polluant ou un boeuf dominé ? Qu'est-ce qu'un rapport sexuel sans domination ?

20 – Je reviendrai plus loin sur cette question.

21 – Cela ne peut étonner que ceux qui considèrent que cette lutte est une lutte contre les pouvoirs institutionnels. En réalité, ce que révèle ce phénomène, c'est plutôt le fait que les pouvoirs institutionnels sont partisans d'une disparition des déterminations naturelles comme fondement des déterminations entre les individus et les groupes, autrement dit d'une socialisation complète des inégalités.

22 – C'est bien cela qui est en jeu même si l'on parle par exemple de déterminations sociales (de genre) et non de déterminations naturelles. À partir du moment où l'on affirme le principe de non-mixité on affirme bien une identité. Que cette identité soit naturelle ou sociale ne change rien à l'affaire.

23 – Cela entre en contradiction avec le moralisme, ainsi les antispécistes précisent-ils que nous sommes une espèce mais morale.

24 – Voir Alain Brossat, « Corps, documents et biopolitique », Temps critiques, no 10, printemps 1998, p. 115-137.

25 – Ce qui est un peu étonnant, c'est que les réactions plus critiques par rapport à ces tendances ne proviennent pas des milieux « critiques » mais émanent des défenseurs de la démocratie qui y voient à juste titre un très grave danger. Voir à ce propos les analyses parues dans la presse à propos de l'affaire Lewinski.

26 – Les antispécistes revendiquent ce lien dans la plupart de leurs publications.

27 – Dans l'affaire du pacs, l'État est un allié du lobby homosexuel contre la volonté de la société. Dans ce domaine, la fronde des députés socialistes est symptomatique. Coincés entre leur base électorale, généralement hostile au « mariage homosexuel », et les pressions étatiques visant à une banalisation des modes de vie, les « représentants de la nation » ont séché la séance contribuant ainsi à repousser le texte sans s'y être opposés.

28 – Elles « permettent seulement ». Rien ne nous dit pour autant que les individus concernés voient « leur plaisir » s'accroître. La machine à mesurer le plaisir et la douleur, instrument indispensable à l'utilitarisme, est encore à créer. C'est là tout le problème que rencontrent les utilitaristes. Ainsi, si on peut accepter l'idée que les animaux souffrent quand on les bat et quand on les tue (en tout cas quand on les tue cruellement), au-delà on entre en terra incognita. Les vaches souffrent-elles de voir les hommes voler leur lait et les poules leurs oeufs ? Même laissés libres les poules fuient rarement les hommes. Peut-être alors sont-elles aliénées, ont-elles perdu leur nature ? Faut-il alors les réhabituer à devenir sauvages ? En l'absence de critères objectifs, on en est réduit à la casuistique.

29 – Vivre dans un quartier à problèmes conduit chacun à se poser le dilemme suivant : soit placer ses enfants dans une école où les difficultés s'accumulent, soit tricher avec le secteur, soit déménager, ce qui est la meilleure solution puisqu'elle permet à la fois de préserver ses enfants et ses principes politiques. Face à cette situation, il me semble essentiel de dire que la vie privée ne doit pas être sacrifiée aux principes.

30 – Tout au long du xixe siècle et jusqu'au milieu du xxe, une partie importante de l'activité de l'État et des grandes entreprises a été tournée vers la sédentarisation de la force de travail. Introduction du modèle de la famille bourgeoise dans le prolétariat, démocratisation de l'école, construction de logements sociaux, politique sociale, etc. constituent autant d'éléments du contrat social (sécurité contre intégration) entre le mouvement ouvrier et l'État capitaliste.