Temps critiques #11

L’existence du capital

, par Yves Dupeux

À première vue, l'existence du capital semble ne poser aucun problème. Il n'y a pas besoin, comme jadis à propos de l'existence de Dieu, de preuves de l'existence du capital. On ne peut que constater son existence, et même la « vitalité » de son existence depuis la chute du mur de Berlin, à tel point que dans son actuelle mondialisation le capital règne sans partage, totalement. Ce n'est donc pas le défaut, mais à l'inverse le surcroît d'existence du capital qui pose problème. On ne peut alors que vouloir le dépasser, faire en sorte qu'il n'existe plus, comme dans l'espoir qui anime le mythe d'une révolution fictionnant un au-delà du capital, au détriment d'une analyse du sens de son existence.

Éviter le piège de la révolution comme mythe ne revient pas à s'accommoder du capital, à la manière d'une position social-démocrate qui, au fond, admet son existence comme indépassable. Ce faisant, la position social-démocrate n'analyse évidemment pas davantage le sens de l'existence du capital que la position « révolutionnaire », sans doute parce que tel n'est pas son problème. Mais ces deux positions ont malgré tout en commun de présupposer ce sens, en se rendant du même coup imperméables aux mutations du capital. D'une position à l'autre, le passage devient alors possible, de telle sorte que la position « révolutionnaire » s'en tient le plus souvent à une radicalisation de la position et des préjugés sociaux-démocrates : là où l'État, dans sa version social-démocrate, se plaint d'être débordé par une mondialisation du capital au sein de laquelle plus rien ne pourrait être maîtrisé, on en vient à défendre l'État contre le capital, ou du moins un autre sens de l'État. Cette opposition de l'État et du capital, qui depuis les grèves de décembre 1995 s'est cristallisée dans l'idée du « service public », se dispense de faire l'analyse du « service » comme nouvelle forme du travail. Mais elle s'en dispense à tort, car l'existence du capital s'y joue : le surcroît d'existence du capital qui se manifeste alors, c'est nous. Ainsi, plutôt que d'en rester à la conscience humaniste qui s'en offusque idéologiquement, il s'agit de penser comment il peut ne plus y avoir le capital.

L'opposition de l'État et du capital

Pour ceux qui, d'une manière ou d'une autre, adoptent une position critique vis-à-vis du capital, l'opposition de l'État et du capital s'est réellement marquée depuis les grèves de décembre 1995. S'il n'est sans doute pas juste d'en déduire que cette opposition n'existait pas auparavant, il convient pourtant de remarquer que ces grèves ont unanimement posé la question du rôle et du sens de l'État dans une économie mondialisée. Ou encore, comme on l'a souvent dit, les grèves de 1995 ont constitué la première grande crise d'une « économie de marché » qui, parce qu'elle est mondialement dominante, entraîne une dérégulation débordant les États qui dictaient autrefois à l'économie ses règles — et qui, bien sûr, devraient les lui dicter à nouveau. S'il y a ici le constat d'un changement historique, reste à savoir comment le penser.

Dans son dernier livre Misères du présent. Richesse du possible1, Gorz dresse ce constat dès le titre du premier chapitre, au travers de la formule suivante : « De l'État social à l'État du capital ». Et en effet, ce chapitre explique comment on passe de l'État-nation qui aurait pour essence le social (le fordisme), à un État supranational qui aurait pour essence le capital (le post-fordisme). Ce passage lui-même s'effectuerait par autonomisation du capital vis-à-vis des États-nations, aussi bien au moyen de firmes transnationales pour la production qu'au moyen de la bourse. Seulement, les termes que Gorz utilise pour dresser le constat du changement actuel ne vont pas de soi. Tout d'abord, en définissant le fordisme par l'apogée d'un État-nation ayant pour essence le social, il semble refuser de penser la dimension sociale du capital, comme si, hier autant qu'aujourd'hui, le capital ne pouvait s'accommoder du socialisme et/ou de la social-démocratie. Gorz idéalise donc le social, oubliant non seulement que le capital ne s'oppose pas au social, mais qu'il produit du social, de l'association, de la société (c'est la société civile), bref, que le capital est capital social. Ensuite, imaginer qu'à l'époque du post-fordisme on passe à un État ayant pour essence le capital ne saurait signifier « qu'avec l'État supranational du Capital apparaît pour la première fois un État émancipé de toute territorialité et dont le pouvoir (…) s'impose de l'extérieur aux États territoriaux ». Car, s'il y a évidemment des pressions du capital sur les États, il n'y a cependant pas un « État du capital », ou mieux, un « État-Capital » au sein duquel l'État et le capital se confondraient. On doit en effet tenir que le capital se définit par ce qui ne relève pas de l'État. C'est pourquoi Gorz se trompe en présupposant que « l'omc (ex-gatt), le fmi, la Banque mondiale, l'ocde » sont « ses institutions »2, dans la mesure où de telles institutions ne sont justement pas étatiques. Dès lors, le capital ne peut donc pas davantage relever d'une organisation d'États, exemplairement l'onu, parce que le caractère international de cette organisation implique de facto qu'elle demeure tributaire d'intérêts nationaux, ceux des États-nations. Et telle est au fond l'erreur d'analyse de Gorz : en pensant encore « l'État supranational du Capital », il rate la spécificité du capital (qui est mondial et non supranational) et reste en même temps attaché à l'État comme unique façon de comprendre le capital. En d'autres termes, parce qu'il présuppose un « État-Capital », il est contraint de lui opposer l'État, ou un autre sens de l'État. Alors, si on peut concéder qu'il y a bien un changement historique dans le passage de l'État-nation à autre chose, comment définir cette « autre chose » ? On répondra avec évidence : c'est l'économie capitaliste mondiale. Mais l'évidence de cette existence du capital devient pour nous problématique, car on ne peut plus penser le capital à partir de l'État.

C'est sans doute cet épuisement de l'État dans l'économie mondiale qu'ont manifesté les grèves de décembre 1995, du moins pour les grévistes qui renvoyaient dos à dos l'État et le capital. Car enfin, le sens de ces grèves ne fut pas toujours clairement tenu, surtout si on songe à l'omniprésence de la défense des « services publics ». Pour beaucoup de grévistes, le « service public » représentait un secteur d'activités échappant au capital, dans la mesure où il ne produit pas de biens matériels. Seulement, entre le « service public » et le « secteur d'activités » qui lui correspond, la confusion a été maintenue, de telle sorte qu'il s'est bien souvent agi d'une défense du « secteur public ». Or, défendre ainsi le « secteur public » revient inévitablement à défendre l'État contre le capital. Mais si, malgré cela, cette défense de l'État fut acceptée, voire revendiquée, c'est parce qu'aux, yeux des, grévistes les « services » ont pu définir l'essence de l'État, d'un État-social qui devrait rendre des « services sociaux », par différence avec l'économie. Le « service social » est alors assimilé au « service public », sous la forme d'une fonction « d'utilité publique ». Il s'ensuit que persiste au coeur même de l'État une conception du « service » correspondant au fait d'aider, comme quand on rend service à quelqu'un, par exemple. Cependant, pour qu'une telle conception du « service » tienne, il faudrait que le public soit l'origine et la fin du « service ». Or, si on pense à la façon dont la publicité définit le public, à savoir comme un espace au sein duquel les entreprises s'adressent aux individus dans le but de vendre leurs produits, on aura compris que le public est devenu une simple somme de consommateurs. Et c'est bien à ce public qu'ont affaire les « services publics », puisqu'on n'y parle plus d'usagers, mais de clients. « Rendre service » reste donc une conception naïve du « service », parce que si le « secteur public » est concurrentiel, comme on dit, alors les « services publics » le sont aussi.

À rebours de cette conception naïve du « service », il s'agit de comprendre que les « services publics » constituent un enjeu majeur de la mise-en-forme économique du social. C'est ainsi que France Télécom assure la circulation des informations, c'est-à-dire de ces informations qui, selon la formule de Gorz, concourent à l'autonomisation du capital par rapport aux États-nations. C'est également ainsi que les transports publics assurent la circulation des marchandises, mais aussi la mobilité des producteurs-(de) marchandises, en installant du même coup la flexibilité dont le capital a besoin. C'est encore ainsi que l'école publique forme les élèves à un savoir qui devient non seulement la source première du capital, mais qui est lui-même du capital. (On y reviendra.) Alors, à partir de ces exemples, est-il besoin de souligner que les « services publics », et par conséquent le « secteur public », font partie du mode de production capitaliste ? Évidemment non, et c'est pourquoi il ne suffit pas de considérer les « services publics » comme improductifs, un peu à la façon de Smith3, ni surtout comme a-productifs, ce qui relève vraiment de la naïveté. Avec les « services publics », il ne devient donc plus possible d'opposer le public au privé, ou le social à l'économie,, ou encore l'État au capital, parce que le « secteur public » de « l'État-social » prend le sens économique du « secteur privé » du capital. Tel est le sens de la mise-en-forme économique du social. Mais le dire ainsi pourrait encore laisser croire que le « secteur public » de « l'État-social » a uniquement pour mission de concurrencer le capital. Or, bien au contraire, les exemples fournis précisent suffisamment que la totalité du secteur de la production, sous la forme traditionnelle de l'usine, dépend aujourd'hui de ces « services » comme de sa condition de possibilité. En fait, l'enjeu des « services publics » consiste en une réorganisation de la totalité du mode de production capitaliste. C'est pourquoi, loin de se réduire à une mise-en-forme économique du social, les « services publics » constituent également une mise-en-forme sociale de l'économie, par-delà les oppositions public/privé, social/économique et État/capital qu'elle rend ainsi caduques4.

Mais ce double sens de la mise-en-forme n'implique-t-il pas que l'on puisse parler d'un « État-Capital » ? En effet, d'une part les « services publics » supposent que dans la mise-en-forme économique du social l'État devienne un État capitaliste, qui agit sur le mode même du capital, en mettant ses agents au service du capital. D'autre part, puisque cette mise-en-forme est également sociale, le caractère capitaliste de l'État lui devient inhérent, dans une forme qu'il réalise comme État. Ne se réduisant plus seulement au sens d'être « au service de », les « services publics » désigneraient alors le capital comme État, comme forme sociale, et la boucle serait bouclée, si on peut dire. Toutefois, on ne peut boucler ainsi cette boucle que si le caractère social de la mise-en-forme est attribué à l'État, parce que le social définirait l'essence de l'État. Or, si le social circonscrit cette forme dans laquelle le capital se produit aujourd'hui effectivement, alors l'État-social devient, qu'il le veuille ou non, un État capitaliste : le social définit l'État capitaliste, c'est-à-dire l'État dont le sens politique est déjà devenu économique. Autrement dit, le social est le nom économique du politique, ou encore l'économie devenue politique. Le social est par conséquent « l'économie politique », c'est-à-dire le capital lui-même, jusque dans ses principes théoriques. Ces principes deviennent ainsi ceux du politique en se substituant à lui, de sorte que les pseudo-penseurs du politique ne sont que des économistes.

L'histoire de la pensée politique moderne ne dit pas autre chose. À partir du moment où, chez Machiavel, la nature de l'homme ne détermine plus, comme chez les grecs, une essence politique, la nature devient en quelque sorte ce qu'il partage avec l'animal — c'est « la loi ("naturelle") du plus fort ». Cette « nature animale » de l'homme, désormais non-politique, fournit alors le modèle d'un « état de nature » antérieur à tout « état civil », et donc à toute pensée de l'État. Les théoriciens du pacte et/ou du contrat social qui succéderont à Machiavel tenteront alors de trouver une forme politique qui puisse conjurer « l'état de nature », mais qui pourtant, en le supposant, engendre le social comme sens du politique. Le social — ou la société (civile) — désigne en effet l'association de ceux qui ont « l'état de nature » pour origine. Il indique par conséquent que l'association n'est qu'une somme d'individus, ayant leur sens en eux-mêmes, et non dans un être-en commun. Certes, il faudrait distinguer le « pacte social », dont la figure paradigmatique reste Hobbes, du « contrat social », exemplairement représenté par Rousseau : comme le sens du mot le souligne, le « pacte » a pour unique but la paix, c'est-à-dire la suppression des conflits de « l'état de nature » qui sont présupposés persister5, sous la conduite suprême d'un mythique Léviathan, alors que le « contrat » insiste davantage sur la rupture avec « l'état de nature », et donc sur l'institution du politique comme tel. (On y reviendra.) Néanmoins, même dans le « contrat », le passage à « l'état civil » ne s'effectue qu'en préservant « l'état de nature », donc dans une continuité renforçant le caractère non-politique du politique : c'est le social dont la forme étatique consiste encore simplement aujourd'hui, au moyen des « services publics », à réaliser un « état de nature » légal. Les « services publics » signifient donc « être au service de » cet « état de nature », tout comme l'est l'État, c'est-à-dire « être au service » des principes du capital. Seulement, comme le social a pour principe le capital, c'est à partir de la manière dont le capital organise ce social que la signification des « services » pourra s'éclaircir, et le sens de l'existence du capital aussi. Or l'organisation sociale du capital, c'est le travail.

Le(s) « service(s) » comme forme du travail

Que le travail social puisse actuellement prendre la forme générale d'un « service » suppose que le travail a pour sens « d'être au service de ». Par-delà la signification naïve de ce sens du « service », le travail devient une « servitude », comme finissent souvent par l'avouer ceux qui travaillent. Or, on le sait, le caractère « servile » du travail ne se limite plus aujourd'hui à la contrainte que représente inévitablement la forme sociale du travail, et pas davantage à sa dureté qui en fait un labeur. Ou bien, si contrainte et dureté du travail il y a, c'est à cause du chômage qui, par la pression qu'il permet au patronat d'exercer sur les salaires, entraîne que les gens sont contraints de travailler dur pour gagner peu. Tout cela est vrai, et le chômage peut donc réellement être perçu comme la cause du fait que le travail est devenu un « service ». Seulement, on masque ainsi que le chômage pourrait n'être que l'effet d'une mutation du travail, relevant elle-même d'une mutation du capital qui transforme le travail en « service ».

De fait, Gorz explique qu'au sortir du fordisme « la compétitivité ne devait plus dépendre des économies d'échelle obtenues, dans le passé, par la production en grande série », mais qu'elle « devait être obtenue, au contraire, par la capacité de produire une variété croissante de produits dans des délais de plus en plus courts, en quantités réduites et à des prix plus bas », et qu'ainsi, « de quantitative et matérielle, la croissance devait devenir « qualitative » et « immatérielle »6. En d'autres termes, on assiste donc, dans le passage au post-fordisme, à une mutation du mode de production capitaliste qui touche son être ou son essence, c'est-à-dire la productivité de la production elle-même. En effet, il ne s'agit plus de « produire plus » dans le minimum de temps possible, mais de « produire mieux », toujours bien sûr dans le minimum de temps possible. « Produire mieux » souligne alors cette mutation qui concerne la production, et permet du même coup de parler de « qualité » de la production. Seulement, cette « qualité » ne se rattache pas uniquement au produit, à la façon dont on a pu jadis considérer la production allemande, en estimant que ses produits étaient de « bonne qualité », solides. Par « qualité » et « produire mieux », il faut entendre la productivité de la production elle-même, c'est-à-dire la façon dont le travail et son organisation sont de « meilleure qualité ». Ou plutôt, car sinon il n'y aurait qu'une différence de degré, il faut entendre que la « qualité » de la production est radicalement différente dans le post-fordisme, au point qu'il y ait une mutation dans la façon de penser le travail.

Dans son livre Penser à l'envers,7 Coriat analyse les textes de Ohno qui est à l'origine de l'organisation du travail chez Toyota. Il explique comment le processus de production est pensé à l'envers, justement, c'est-à-dire de l'aval vers l'amont, c'est-à-dire encore à partir du produit fini, ou même, plus précisément, à partir de la commande du produit fini dans un magasin. Un tel renversement permet de mettre en évidence la mutation du sens de la production pour le capital, et du même coup, comme par répercussion, la mutation qu'elle entraîne pour le sens du travail. Successivement, donc :

1 – Que le travail comme acte de production dépende de la commande du produit fini signifie que le capital s'intéresse plus à la vente de la production qu'à la production elle-même. Dès lors, s'il ne suffit évidemment pas de dire que la productivité de la production vient du fait que l'on « produit plus » dans un minimum de temps, il ne suffit pourtant pas davantage de dire que la productivité vient du fait que l'on « produit mieux » dans un minimum de temps. En fait, il faut désormais vendre dans un minimum de temps le maximum de marchandises, quitte à seulement les produire ensuite. Autant dire alors que tout ce qui concerne la production en atelier, ou dans ce qui ressemble à l'usine, est aujourd'hui secondaire. Si donc, comme on l'affirme souvent, le travail productif (au sens classique du terme, comme le travail de l'ouvrier) ne produit plus de valeur, c'est d'abord parce qu'au sein du mode de production capitaliste la valeur ne dépend plus du travail. C'est pourquoi le travail de l'ouvrier dépend du travail du vendeur qui vend le produit de l'ouvrier. Mais le fait que le vendeur doive vendre implique que l'importance de la consommation augmente d'autant plus que celle de la production diminue. La vente se situe en effet entre la production et la consommation, de telle manière que la production dépend de la consommation, et non plus l'inverse. Il ne faudrait cependant pas en déduire que le consommateur verra ses désirs réalisés par la production, comme s'il pouvait décider de ce qui sera produit. C'est évidemment la publicité qui décide pour lui, car, comme chacun le sait, c'est la publicité qui fait vendre, et le travail du vendeur consiste justement à faire de la publicité pour un produit. Au moyen de la publicité, la vente de la production permet donc de faire croire au miracle de la présence des marchandises dans le magasin, comme dans un rêve, sans travail.

2 – La mutation du travail correspond à ce déplacement de la production vers la vente de cette production, ainsi qu'à l'exigence du « produire mieux » comme sens de la productivité. On n'insistera donc plus sur les cadences toujours plus rapides afin de gagner du temps de travail, selon une organisation du travail imposée, mais on laissera les travailleurs eux-mêmes réorganiser « au mieux » cette organisation. En un sens, on fait alors confiance à la capacité d'auto-organisation des travailleurs, et on les juge donc capables de penser leur travail et son organisation, voire d'innover en créant de nouvelles formes d'organisation du travail8. Ce faisant, les capacités requises pour le travail se distinguent de celles qui caractérisaient les métiers, et qui consistaient essentiellement dans le fait de s'y connaître dans la tâche isolée que l'on accomplissait, souvent grâce à une longue expérience. À la place de ce savoir-faire, l'innovation demande une capacité d'adaptation aux autres travailleurs et à des situations nouvelles, ce qui suppose entre les travailleurs une circulation de l'information et une (bonne) communication, et bien sûr le savoir qui permet de mettre tout cela en oeuvre. Toutefois, dira-t-on, si la production est secondaire par rapport à la vente et aux formes de travail qui lui correspondent, à quoi bon cette mutation du travail productif ? Mais poser une telle question souligne que l'on ne s'est pas départi du modèle fordiste, car avec la vente de la production comme principe, la production elle-même change de sens, tout comme le travail. Et de fait, le travail de vente suppose les mêmes capacités que le travail en atelier : il faut innover face au client, le surprendre, ce qui engage des qualités de communication pour (bien) faire circuler l'information. Au total, l'impératif de la vente met donc en évidence une nouvelle forme générale du travail, par-delà l'ancienne différence entre un travail productif et le travail de vente qui ne le serait pas. Alors, contrairement à l'ancienne forme du travail qui reste liée à la production matérielle de la marchandise, cette nouvelle forme du travail peut être nommée « immatérielle ». Mais si le travail peut devenir immatériel, c'est parce que le capital fonctionne par réseaux d'entreprises qui supposent les mêmes capacités immatérielles que dans le travail au sein de ces entreprises. Mais si la totalité du mode de production capitaliste est immatériel, c'est parce que la marchandise elle-même est immatérielle — le fétichisme n'indique pas autre chose. Et si la marchandise est immatérielle, c'est parce que le capital est immatériel : le capital n'existe donc pas, du moins pas matériellement.

On appellera « service » cette forme générale du travail immatériel. On l'appelle d'abord ainsi en référence aux « services » désignant le secteur tertiaire de l'économie qui seul fournit aujourd'hui des emplois. On l'appelle ensuite ainsi parce que cette terminologie permet de dépasser la différence entre privé et public : les « services publics » sont à comprendre à partir du sens des « services » en économie. Mais on l'appelle surtout ainsi parce que, en conjuguant privé et public, le(s) « services » autorise(nt) à penser ensemble la réorganisation économique du social et la réorganisation sociale de l'économie. Il ne faudrait cependant pas croire que cette réorganisation est imposée d'en haut, à partir d'un commandement transcendant, et sous la forme du travail comme « service ». Il n'y a pas de mise-en-forme à partir d'un commandement transcendant, parce que le travail comme « service » est en lui-même cette réorganisation. Autrement dit, la réorganisation se fait à partir du travail comme « service », comme ce travail lui-même, en travaillant, et c'est pourquoi le social est produit. Ou encore, dans le travail, l'économie se produit socialement et le social se produit économiquement. Dès lors, puisque cette réorganisation s'accomplit dans le travail de chacun, il n'y a pas d'incompatibilité entre cet aspect global du socio-économique et le fait que soient requises des capacités absolument singulières. En effet, en faisant appel à des capacités de communication, le capital fait aussi appel à la capacité de convaincre par la parole, ou à la capacité de détendre l'autre par la douceur ou le rire9. Mais si de telles capacités singulières peuvent faire partie de l'économie, c'est avant tout parce qu'elles sont sociales, et cela implique que la totalité des relations sociales que chacun d'entre nous peut avoir en dehors du travail constitue des capacités économiques. L'intimement privé est donc bien public, et vice-versa. Certes, en se fondant sur des capacités singulières, l'inégalité va inévitablement se marquer entre ceux qui sont doués (ceux qui sont « beaux » ou qui parlent bien, par exemple) et les autres. Mais ces derniers peuvent malgré tout être au service des premiers, que ce soit pour faire leur ménage, supporter leurs injures, ou vendre leur corps, car de telles relations ont une dimension sociale. En d'autres termes, ces « prestataires de services » accomplissent un travail qui, parce qu'il est socio-économique, ou économico-social, ou encore privé et public à la fois, fait partie des « services ». Il devient alors clair que le(s) « services(s) » désigne(nt) une forme générale du travail qui est l'existence même de chacun et la co-existence de tous. Ou encore, le(s) « service(s) » désigne(nt) une forme générale du travail signifiant que les possibilités du capital sont les possibilités de l'existence elle-même.

Ainsi, le sens des « services » comme « servitude » peut désormais être précisé. Car, parler de « servitude » suppose une finalité « au service » de laquelle on travaille, et qui nous « asservit » dans ce travail lui-même. Cette fin (ou « cause finale », en termes aristotéliciens), c'est le capital. Mais l'analyse des « services » a montré que dans sa réorganisation le capital prend une forme économico-sociale correspondant à l'existence singulière et la co-existence de tous. Il s'ensuit que le capital ne désigne plus une fin extérieure à nous-mêmes, mais qu'il s'inscrit en nous, et c'est pourquoi il n'y a pas « d'État-Capital ». Avec les « services », le travail n'est plus une forme générale abstraite : il devient notre existence, et cette existence, c'est le capital.

Capital et existence

Avec les « services », il devient donc possible d'affirmer que « nous sommes le capital ». Telle est la proposition à laquelle nous arrivons. Et pourtant le problème reste entier : doit-on se contenter d'arriver à un telle proposition, ou ne doit-on pas plutôt en partir, en repartir pour penser le politique autrement ? Le choix entre ces deux possibilités est aujourd'hui crucial, et il implique à chaque fois des positions politiques totalement divergentes. Ce choix ne va cependant pas de soi, parce qu'il dépend de la façon dont on comprend la proposition « nous sommes le capital ». Cette proposition peut en effet vouloir dire que si, avec les « services », le capital est une fin inscrite en chacun de nous, alors nous sommes tous, en nous-mêmes, soumis à cette finalité. On reconduit du même coup une fui transcendante, qui serait seulement divisée en autant de parties qu'il y a d'hommes : « nous sommes le capital » signifie « nous sommes du capital », et il s'ensuit que le capital existe partout, qu'il est un tout, comme sujet et/ou substance, auxquels même l'homme est asservi. Mais cette proposition peut aussi vouloir dire que lorsque le capital est une fin inscrite en chacun de nous, il n'y ajustement plus le capital (ou le Capital), c'est-à-dire le capital comme sujet et/ou substance. On tient alors compte des mutations du travail et du capital, et il reste à trouver, face à elles, une solution politique.

Si on se contente d'arriver à la proposition « nous sommes le capital », on maintient inévitablement le capital comme finalité extérieure, fût-ce en nous-mêmes. La forme du travail comme « service » n'est qu'un moyen en vue de cette fin, et du fait que le(s) « service(s) » concerne(nt) la totalité de l'existence, c'est alors au moyen du (des) « service(s) » comme « servitude » l'existence elle-même qui est asservie. Ainsi, on pourrait logiquement en arriver à voir dans la situation actuelle un régime de type féodal, ou en remontant plus loin encore, une nouvelle « domesticité », à la manière des grecs ou des romains de l'antiquité. Cependant, le statut actuel du travailleur n'est pas comparable à celui de l'esclave qui, limité au domaine privé de l'oikos ou du domus — la « maison » ou plutôt la « maisonnée », et les tâches « ménagères » qu'elle implique —, ne pouvait par essence pas avoir accès au domaine public des citoyens constituant la finalité du travail qu'il accomplissait10 Autrement dit, l'économie — littéralement la loi (nomos) de l'oikos — devenant politique ne met pas en place un État assurant une différence de nature entre les citoyens et les autres, c'est-à-dire, en l'occurrence, entre les capitalistes et les autres. Par conséquent, penser les « services » en référence à l'esclavage antique revient à accomplir un geste double :

1 – Oubliant que « l'économie politique » correspond uniquement au social, on confond « social » et « politique » en plaquant l'idée de l'État sur l'économie devenue politique, sur « l'économie politique ». Ce faisant, on postule un « État-Capital » auquel on prête une finalité, ce qui veut dire qu'on postule du même coup qu'il y a le capital, comme nature, essence ou idée, sous la forme du sujet-substance.

2 – Corrélativement, face au Capital qui l'asservit, l'homme ne trouverait le sens de son existence qu'à partir de lui-même, de son « soi », dans l'autonomie. On postule alors que l'homme aurait un « soi » propre, et on postule du même coup le sens de l'existence de l'homme, également comme nature, essence ou idée, et toujours sous la forme du sujet/substance. En d'autres termes, le capital désignerait le régime de l'hétéronomie au sein duquel le « soi » de l'homme, l'homme lui-même, serait perdu et comme déshumanisé : c'est l'aliénation11. Certes, il n'est pas question de nier l'aliénation, ni que le capital est présenté par les théoriciens de l'économie politique comme naturel, ce qui, justement, est destiné à masquer l'aliénation du travail dont le capital résulte12. Mais il faut pourtant se demander si ce caractère naturel — présupposé naturel — du capital ne relève pas davantage de l'idéologie capitaliste qu'il ne fait réellement du capital une nature, au sens du sujet-substance. Car enfin, une fois de plus, l'économie ne devient politique que sous la forme du social qui ne constitue plus une nature comme sujet-substance, et n'offre donc pas non plus de nature de l'homme. C'est d'ailleurs ce que signalent à leur insu les théories du contrat, car entre la fiction de l'homme à « l'état de nature » et l'accès à « l'état civil », l'homme est précisément sans nature. Il en résulte que le concept d'aliénation joue un rôle ambigu, puisque sa fonction est à la fois anti-idéologique et idéologique. Il permet en effet, d'une part, de pointer le capital comme idéologie, justement parce que le capital masque l'aliénation en se présentant comme naturel (c'est la propriété privée comme « fait » qui ne résulterait pas d'un processus matériel, historique), afin d'assurer sa domination. Mais d'autre part, il permet également, du même coup, la constitution du capital en une nature, comme sujet/substance, qui masque la présupposition du sens de l'existence de l'homme. Ce qui est ainsi masqué l'est idéologiquement, et c'est l'idéologie humaniste. Au bout du compte, penser qu'il y a le capital relève de l'humanisme, et le combat politique qui en découle devient purement idéologique, en raturant aussi bien la question de l'existence de l'homme que celle du capital.

Et tel est bien, au fond, le problème de l'idéologie. Car, si l'idéologie désigne, selon la définition de Hannah Arendt, « la logique d'une idée », il faut savoir que pour autant, « l'idée » d'une idéologie n'est ni l'essence éternelle de Platon, saisie par les yeux de l'esprit, ni le principe régulateur de la raison selon Kant : elle est devenue un principe d'explication. (…) Ce qui habilite « l'idée » à tenir ce nouveau rôle, c'est sa « logique » propre, à savoir un mouvement qui est la conséquence de « l'idée » elle-même et qui ne requiert aucun facteur extérieur pour la mettre en mouvement. »13. En d'autres termes, « l'idée » de l'idéologie ne renvoie pas à un ciel des idées séparé du devenir historique. En d'autres termes encore, on pourrait dire que « l'idée » de l'idéologie ne constitue pas l'essence de l'existence, séparée de l'existence, mais l'existence elle-même comme essence, c'est-à-dire l'existence exposée et s'exposant elle-même à partir d'un sens qu'on lui présuppose. En d'autres termes enfin, on pourrait donc dire que l'idéologie désigne l'existence présupposée, c'est-à-dire justement le sujet/substance ou l'idée, voire l'idée comme sujet/substance, qui a en elle-même sa propre logique. C'est pourquoi Hannah Arendt soutient plus loin que « la pensée idéologique s'affranchit de toute expérience, dont elle ne peut rien apprendre de nouveau », qu'elle « s'émancipe de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens, et affirme l'existence d'une réalité "plus vraie" qui se dissimule derrière les choses sensibles, les gouverne de cette retraite »14. L'existence affirmée par l'idéologie se distingue donc de l'existence réelle pour devenir une existence vraie, si on peut dire, et la vérité de la réalité de l'existence définit la logique de l'idée elle-même. Ainsi, le capitalisme masque la réalité de sa propre existence en se présupposant sous la forme d'une nature (ou d'une « idée ») constituant la vérité de l'histoire que lui seul détiendrait. À cet égard, la mondialisation du capital fournirait la preuve de cette vérité que l'histoire elle-même révélerait : le capital serait la téléologie de l'humanité, sa finalité qui serait en même temps la fin de l'histoire. Mais de la même façon, l'humanisme prétend détenir la vérité de l'existence de l'homme en présupposant le sens de cette existence, et pour que cette vérité s'affirme il a besoin de la présupposition de l'existence du capital, comme Capital : le Capital devient la perte de l'homme, son existence asservie, et contre lui l'homme doit donc retrouver et s'approprier son « soi » perdu, indépendamment du fait que, aujourd'hui, « nous sommes "réellement" le capital ».

Tout dépend donc de la façon de comprendre la proposition « nous sommes le capital ». Car si, aujourd'hui, « nous sommes "réellement" le capital », alors cette proposition signifie que le capital n'est plus une finalité transcendante, même inscrite en nous. Telle est d'ailleurs la conséquence des analyses auparavant menées sur les mutations du capital et du travail. En effet, le capital comme finalité suppose l'idée de l'accumulation du capital, qui serait l'origine de la richesse, par différence avec la valeur produite par la « simple » circulation du capital. Or, dans le procès de production, l'accumulation est issue soit de l'achat — mais cela ne fait pas du capital, puisque la dépense engagée exclut la plus-value ou survaleur —, soit du résultat de la vente. S'il n'y a alors rien d'étonnant à ce que le capital soit défini par la vente, c'est non seulement par différence avec l'achat, mais également parce que la vente est la condition de possibilité du résultat de la vente, de son « re-vient » ou son « re-venu » déterminant la formation de la survaleur. La vente comme principe implique alors la circulation du capital, ou même, plus précisément, le capital comme circulation. Et de fait, l'accumulation qui peut toujours se présupposer comme finalité du processus de circulation est sans cesse différée par la nécessité de la vente. Dès lors, même si le capital se présente comme finalité du procès de production, la nécessaire circulation infinie du capital, comme capital, en fait une finalité sans fin. De la même manière, même si le capitalisme se présuppose idéologiquement comme finalité de l'histoire, les nécessaires circulation et communication des gens et des idées, comme capital, en font également une finalité sans fin — mutatis mutandis, l'ordre économico-social ne constitue pas un État. Le capital(isme) comme finalité sans fin caractérise donc la mutation capitaliste de l'accumulation à la circulation15, et elle signifie qu'il n'y a pas le capital(isme), comme sujet-substance. Qu'il n'y ait pas le capital(isme), ou qu'en définitive il n'y a peut-être jamais eu réellement le capital(isme)16, signifie du même coup que le capital(isme) n'est pas l'essence de l'existence, séparée de cette existence, et pas davantage l'existence comme essence. Le capital(isme) est notre existence même, et il ne peut l'être que dans la mesure où, justement, il n'est plus en « soi », comme sujet-substance. Alors le capital(isme) est simultanément l'existence de tous et de chacun, et aussi de chaque chose. Une telle extension du capital à tout ce qui est lui confère évidemment une portée ontologique. Cette dernière a déjà été reconnue par Granel, du fait que « production est (…) le terme qui désigne le sens même de l'être »17, c'est-à-dire du fait que tout étant n'est que produit, et que cette production définit le capital lui-même. Seulement, plus que le terme de « production », qui peut sembler encore trop lié au fordisme, c'est le capital lui-même qui devient le sens de l'être, l'être de tout étant (homme ou chose), non pas en tant que sujet/substance, mais comme cette existence que nous vivons aujourd'hui avec la mondialisation. Et en effet, peut-être par différence avec la « globalisation » dont l'horizon semble demeurer économique et financier, la mondialisation pourrait désigner, par delà l'humanisme, le capital comme existence du monde. Mais l'existence du monde n'est alors rien d'autre que chaque existant (homme ou chose) qui, parce qu'il est le capital, circule et communique avec tous les autres. (Si, dans la mondialisation, le capital comme existence du monde permet de dépasser l'humanisme, puisque l'homme et la chose sont tous les deux le capital, reste le problème du politique. Le politique a en effet toujours été compris comme une « affaire d'hommes », à l'exclusion des autres existants.)

Cependant, affirmer même en ce sens que « nous sommes le capital » ne suffit pas, parce que l'équivoque de cette proposition donne encore trop de prise à des idéologies tenaces, dont les conséquences sont destructrices. Il y a ainsi l'exigence d'un excès sur une analyse qui, en ne tendant pas infiniment vers ce point de non retour que l'idéologie ne peut rattraper, risque de seulement dresser un constat toujours contestable. Cette exigence de l'excès, cet excès comme exigence, définit sans doute le politique, en marque la « position ». Cette « position politique » est alors le réel de l'existence lui-même, lorsqu'il n'est plus l'objet d'une pensée dont il relève, parce que la pensée présuppose qu'elle en est « l'idée ». Il faut donc « que le « réel » devienne, expressément, le sujet de la pensée, et non son objet. Ou encore : que le « réel » s'explicite en tant que « sujet » de la pensée »18. Que le réel devienne le « sujet » de la pensée implique certes que « nous sommes le capital », mais surtout que « le capital, c'est nous ». Ce faisant, il n'est plus question d'opposer idéologiquement notre « soi » perdu au capital, c'est-à-dire à l'idéologie du capital dont on dépend encore, en masquant qu'elle dépend de l'humanisme. Il s'agit plutôt de poser et d'affirmer cette existence que nous sommes devenus, et qui est le capital. C'est alors nous-mêmes que nous posons, nous-mêmes qui existons, en excès sur le capital lui-même19.

Contrairement à la proposition « nous sommes le capital », sur laquelle on peut s'arrêter et rester, avec la proposition « le capital, c'est nous », on peut repartir. Bien sûr, on ne va nulle part, puisqu'on y est, qu'on est là, qu'on existe, et que cette existence est le capital. Mais si « le capital, c'est nous », alors notre existence ne peut plus être seulement un moyen dont le capital constituerait la fin. À l'inverse, nous sommes nous-mêmes, en existant et comme existants, la fin du capital. La proposition « le capital, c'est nous » signifie donc, comme « position politique », qu'il s'agit de s'approprier ce capital que nous sommes devenus, qu'il s'agit d'être ce que nous sommes tous devenus. Et effectivement, ce capital, nous le sommes tous devenus, ensemble, et c'est justement pourquoi il n'y a pas le capital, comme nature, sujet ou substance. S'approprier le capital revient alors à s'approprier la fin du Capital comme nature ou sujet/substance, ce qui signifie en même temps que l'on s'approprie notre existence commune. « Le capital, c'est nous » définit par conséquent une position nécessairement politique, puisque l'appropriation de ce que nous sommes ensemble ne peut se faire individuellement, chacun à part soi, pour soi.

Pour qu'une telle appropriation soit possible, il faut que nous nous pensions nous-mêmes comme la fin du Capital comme nature ou sujet/substance, et non plus comme un simple moyen, à l'instar d'une matière première, d'un matériau dont le capital serait la forme. Mais il faut aussi et surtout que nous nous pensions au-delà du Capital lui-même, comme cette existence commune qui advient seulement lorsque le Capital n'est plus. Ainsi l'existence ne revient plus au Capital, mais le capital revient à l'existence, parce que l'existence excède le Capital. S'ouvre alors l'idée du « revenu d'existence », dont la signification première est donc que le capital — la richesse que nous sommes — revient à l'existence précisément quand l'existence n'est plus de l'ordre de la subsistance, de la survie, mais qu'elle excède cette survie dans laquelle le capital l'enferme. À ce titre, il va de soi que le « revenu d'existence » n'a rien à voir avec le « rmi » (« revenu minimum d'insertion »), parce que ce dernier réduit l'existence au « minimum » vital, pour une éventuelle insertion économique de chacun, individuellement. Le « rmi » suppose en effet que chacun, tel un atome, constitue une partie du capital comme tout, auquel il est contraint de participer sans pouvoir se l'approprier, ni a fortiori le dépasser. Mais c'est aussi ce que suppose le travail, et c'est pourquoi il ne s'agit donc pas davantage de travailler, si on ne travaille que pour subsister et qu'on subsiste uniquement pour travailler. En d'autres termes, si l'existence excède toute forme de subsistance, elle excède également toute forme de travail qui reste liée à de simples moyens de subsistance, sous la forme du salaire. Du même coup, elle excède aussi la différence entre travailleurs et chômeurs qui reste attachée à l'idée d'un « privilège » de la subsistance résultant de la peur du chômage — le salaire est toujours le « Salaire de la peur », comme dans le film de Clouzot qui porte ce titre (1953). Le travail appelé « travail socialement nécessaire », comme pour justifier la subsistance, constitue d'autant moins cette essence de l'existence à laquelle le Capital voudrait la réduire que c'est l'existence en elle-même qui est le capital, quelles que soient les formes de sa présence et de son activité. C'est donc l'existence elle-même qui travaille, ce qui implique que le « revenu d'existence » doit effectivement revenir à l'existence, et non seulement au travail. Par conséquent, puisque l'existence excède infiniment les formes du travail « socialement nécessaire » et du non-travail qui lui correspond (chômage), dans la mesure où elles la font seulement subsister, le « revenu d'existence » doit être maximal20.

Toutefois, même si on le distingue ainsi des « moyens de subsistance », le « revenu d'existence » doit pourtant s'articuler plus précisément à la proposition « le capital, c'est nous ». En effet, du fait que les possibilités du capital sont celles de l'existence, le capital peut toujours faire de l'existence un moyen dont il serait la fin, et rabattre du même geste la subsistance sur l'existence. Ce n'est pas parce que nous existons que le capital doit payer, car nous serions encore à sa merci, comme un simple moyen. Et ce n'est pas non plus pour que nous existions que le capital doit payer, car de cette manière nous renverserions simplement le rapport moyen/fin, en présupposant le dépassement du capital. S'il doit y avoir le « revenu d'existence », c'est justement parce que « le capital, c'est nous », puisque si nous le sommes, le capital ne peut plus être le capital. Affirmer « le capital, c'est nous » revient donc à nous affirmer nous-mêmes à la place du capital, non pas pour prendre sa place, mais pour faire place nette, si on peut dire. En d'autres termes, si « le capital, c'est nous », il n'y a alors plus que nous, ensemble, et cette existence commune qui revient à chacun.

Notes

1 – Paris, Galilée, 1997.

2 – op. cit., successivement p. 31 et p. 30. C'est nous qui soulignons.

3 – « Un peu » seulement, car pour A. Smith les « services » ne se réduisent pas aux « services publics ». Ils correspondent plutôt au secteur tertiaire de l'économie, à côté des secteurs primaire (l'agriculture) et secondaire (l'industrie), et ils sont improductifs dans la mesure où, contrairement à ces deux premiers secteurs, le travail fourni ne se matérialise pas dans une marchandise qui peut être vendue par le capitaliste. Mais peu de temps après, J. B. Say appellera « productif » le travail qui satisfait une demande, ce qui inclut les « services », y compris les « services publics ». — Du reste, parce qu'ils sont nommés « improductifs » par Smith, les « services » supposent déjà que l'idée de production guide le social : face à la production comme fondement du social, les « services » ne pouvaient donc constituer une forme privative ou négative (« improductifs »), et à ce titre préservée de la production, que pour une durée limitée.

4 – Cette mise-en-forme peut sans doute être comprise comme « reproduction », au sens que J. Wajnsztejn donne à ce terme (cf. « Quelques précisions sur le système de reproduction capitaliste », in Temps critiques, no 9, Montpellier, L'impliqué, 1996, pp. 11-42). Il faut toutefois préciser que dans la mesure où une telle « reproduction » articule la mise-en-forme économique du social et la mise-en-forme sociale de l'économie, elle est en même temps reproduction et re-production. En d'autres termes, l'idée de reproduction ne définit pas uniquement la généralisation et l'intensification de la domination du capital, comme s'il ne pouvait plus être à l'avenir que la copie conforme de ce qu'il a été, comme s'il avait déjà atteint sa fin pour seulement s'imposer de force et s'étendre mondialement. À l'intérieur de ce mouvement de « re-production » qu'il faut bien constater, le capital se régénère, si on peut dire, c'est-à-dire produit effectivement un nouveau sens du social, et se produit lui-même selon ce nouveau sens.

5 – Aujourd'hui, il est bien difficile de ne pas entendre dans le pacs (« Pacte civil de solidarité ») le mot latin « pax », qui signifie justement la paix déterminant l'essence du pacte. Résultant de la pression d'associations d'homosexuels sur l'État, qui avaient au départ élaboré le cuc (« Contrat d'union civile »), ce « pacte » devrait permettre d'assurer la paix sociale, puisqu'il donne des droits aux homosexuels tout en légitimant davantage le mariage. On sait en effet maintenant que si l'union d'homosexuels est légalement reconnue, on leur dénie pourtant le droit d'adopter un enfant, à l'inverse des couples hétérosexuels ou des célibataires. La famille au sens traditionnel du terme conserve ainsi ce privilège moral qui légitime à nouveau son statut de principe du politique.

6 – in Gorz, op. cit., pp. 51-52.

7 – B. Coriat, Penser à l'envers, Paris, Bourgois, 1991.

8 – C'est à partir de là que Coriat voit une possibilité, pour les travailleurs, de se réapproprier la totalité du processus de production, parce qu'ils ne sont plus cantonnés dans une tâche isolée et répétitive, à l'instar de l'ouvrier dans l'usine fordiste. Néanmoins, on oublie ainsi la dimension de « service » de cette forme de travail, dimension dont il va bientôt être question. D'une façon plus générale, c'est l'idée d'autonomie sous-jacente à cette position que l'on voudrait dépasser, et donc aussi le couple autonomie/hétéronomie. Par conséquent, c'est également l'idée politique d'autoproduction que l'on voudrait dépasser.

9 – On peut se référer ici à la revue Futur antérieur. C'est en effet elle qui a mis en évidence l'importance du travail immatériel, ainsi que l'importance du General intellect comme sens de la mutation du capital, à partir de la lecture des Grundrisse de Marx. Ce General intellect correspond à la réorganisation ici décrite, même si notre propos est différent. De la revue Futur antérieur, il faudrait citer beaucoup de noms et d'articles. Citons, entre autres, les noms de Negri, Lazzarato, Virno.

10 – Sur le travail en Grèce ancienne, cf. Vernant et Vidal-Naquet, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Paris, Complexe, 1988.

11 – Ce sens de l'aliénation a été comparé par Heidegger à « l'absence de patrie » chez Hölderlin, et il correspond, aujourd'hui, à la perte du « soi » de l'homme : « L'absence de patrie devient un destin mondial. (…) Ainsi ce que Marx, en partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l'aliénation de l'homme plonge ses racines dans l'absence de patrie de l'homme moderne. » (Heidegger, « Lettre sur l'humanisme », Questions III, Paris, Gallimard, 1966, pp. 115-116.) On notera en outre que souvent cette perte du « soi » de l'homme est dite relever également de la technique, et on en déduit une communauté d'essence entre le capital et la technique, qui assurerait la domination mondiale. Pour une part, cette assimilation entre capital et technique vient de Heidegger, puisque, dans ce même texte au moins (p.117), il comprend le travail comme techne, au sens grec du terme. On pourrait alors dire que le capital est lui aussi techne ou poiêsis (fabrication). Resterait à savoir ce que signifie techne ?

12 – Cf. Marx, « le travail aliéné », in Manuscrits de 1844, Paris, éditions sociales, 1968, pp. 54-55 surtout.

13 – in Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1995, successivement p. 216 et p. 217.

14 – ibidem, p. 219.

15 – « La richesse n'est plus donnée par l'accumulation de capital et la mise en oeuvre de travail mais par la maîtrise des flux. Non plus essentiellement création de richesse mais captation ou transfert. L'accumulation, l'épargne et l'investissement ne sont plus aussi essentiels. » (J. Wajnsztejn, op. cit., p. 15.) Aujourd'hui dépassée, l'idée du capital comme accumulation renvoie peut-être ultimement à la découverte des corps accumulés dans les camps d'extermination. Selon une telle hypothèse, il y aurait là une image ultime d'accumulation, et à vrai dire inimaginable, parce que l'accumulation déborde ce que l'image peut rendre, y compris sous la forme d'une accumulation d'images.

16 – « Mais il n'y a plus, il n'y a jamais eu le capital, ni le capitalisme, seulement des capitalismes — d'État ou privés, réels ou symboliques, toujours liés à des forces spectrales — des capitalisations plutôt dont les antagonismes sont irréductibles. » (Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, pp. 101-102.)

17 – Gérard Granel, « L'ontologie marxiste de 1844 et la question de la "coupure" », in Traditionis traditio, Paris, Gallimard, 1972, p. 221. Sur cette définition du sens de l'être comme production, cf. supra, note 11, sur l'être comme poièsis chez Heidegger.

18 – Jean-Luc Nancy, « La comparution (de l'existence du « communisme » à la communauté de « l'existence ») », in Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, La comparution (politique à venir), Paris, Bourgois, 1991, p. 72.

19 – Marx écrit en ce sens de Feuerbach que la grande action de sa pensée s'est accomplie « en opposant à la négation de la négation qui prétend être le positif absolu, le positif fondé positivement sur lui-même et reposant sur lui-même » (Manuscrits de 1844, op. cit., p. 127). Cette phrase, qui d'ailleurs pourrait être emblématique de la pensée de Marx lui-même, est ce que notre texte voudrait comprendre et expliquer, sachant que « la négation de la négation » définit l'idéologie et « le positif fondé positivement sur lui-même » l'existence, comme co-existence ou « politique ».

20 – Le mouvement politique « cargo » (Collectif d'agitation pour un revenu garanti optimal) a bien compris la nécessité du caractère « optimal » ou « maximal » du revenu, même s'il ne l'articule pas tant au « revenu d'existence » qu'à un revenu « social ».