Les luttes : Quels fils historiques renouer ?
Si nous insistons, dans cette dernière livraison, sur des luttes (agriculteurs, ouvriers, enseignants) qui n'entretiennent a priori pas grand rapport entre elles, ce n'est pas dans le but d'agréger des luttes particulières et atteindre ainsi un niveau global assimilé au niveau politique. Si ces luttes ont bien un rapport, il est très indirect. Il réside dans le fait qu'elles signalent toutes la crise d'un monde qui s'est à un tel degré fabriqué une « seconde nature », qu'il ne sait plus ce qu'il doit produire et consommer, qu'il ne sait plus ce qu'il doit transmettre et comment le transmettre.
C'est peu dire que le système marche sur la tête, mais son irrationalité, qui parfois saute aux yeux, est dans l'ensemble couverte par le poids de conditions objectives ou ressenties comme telles. Ce sont ces conditions objectives (compétition économique mondialisée, développement techno-scientifique) qui finalement donneraient une logique d'ensemble au processus, les injustices, inégalités et scandales ne constituant que des bavures ou des effets pervers du système. La situation se caractérise, entre autres, par une absence complète de repères car le bilan de la crise et de la défaite des perspectives révolutionnaires de la fin des années 60 et du début des années 70 n'a pas été fait ou n'a pas connu grand écho, du fait de l'isolement de ceux qui ont pu en produire les prémisses.
Un fil historique constitué par les différentes périodes révolutionnaires nous rattachait à l'histoire des luttes de classes et particulièrement au mouvement prolétarien. Il faut bien reconnaître aujourd'hui que ce fil a été rompu alors qu'il nous indiquait une perspective, au-delà des divergences qui pouvaient opposer les différents courants communistes de gauche ou libertaires. L'ennemi était clairement désigné et l'analyse des contradictions donnait lieu à des réponses et positions tranchées et on pourrait rajouter, à sens unique ! Marx d'ailleurs, se moquait souvent de ce qu'il appelait la position petite-bourgeoise de gauche par excellence, celle qui énonce qu'il y a toujours deux côtés dans les choses, ce qui conduit à l'indécision et à la passivité ou à épouser successivement la position correspondant à chacun des côtés. Pourtant, nous sommes bien à nouveau dans cette situation même s'il est difficile aujourd'hui d'en imputer la faute à une « petite bourgeoisie » fut-elle de gauche, à une époque où les entomologistes de la classe en sont réduits à guetter ses soubresauts ou convulsions dans le moindre des conflits sociaux ou à l'inverse, à rechercher les signes définitifs de son intégration. Comme si le prolétariat pouvait encore avoir une existence, alors que tout ce qui le constituait a potentiellement disparu (travail productif, vie ouvrière, conscience et luttes de classe). Ce qui demeure encore, ce sont des ouvriers au sens sociologique du terme, ou des prolétaires au sens originel romain de « sans réserves » (les proles), c'est-à-dire des individus actuellement isolés et défaits (« les sans » comme les appellent les médias et les gauchistes citoyens). C'est ce que Marx appelait le lumpenprolétariat. Du fait du sens historique péjoratif qui a parfois été donné au terme vu l'usage que les fascismes ont pu faire de cette situation, il vaut mieux l'utiliser aujourd'hui, au sens premier d'individus qui, sur le modèle des paysans, ne peuvent pas (ici plus) constituer une classe. C'est d'ailleurs ce qui faisait le mépris de Marx pour la paysannerie.
Dans le même temps, la crise de la rationalité techno-économique et la critique du productivisme qui en découle ont atteint une grande ampleur à partir des années 60. Cette critique amorcée par les théoriciens de l'École de Francfort sera concrétisée et radicalisée par les luttes anti-capitalistes menées par les os (ouvriers spécialisés) contre « l'organisation scientifique du travail » (ost) de Taylor et Ford et par les étudiants. Mais c'est aussi un moment où des franges du capital rencontrent cette critique (le Club de Rome en 1970 avec sa théorie de la « croissance zéro ») en la détournant vers une sensibilité environnementale en direction des couches moyennes des pays capitalistes industrialisés. Toutefois cette entreprise n'est pas exempte d'une référence au Progrès, mais dans un sens tout différent de celui de l'époque bourgeoise. Le progrès ne désigne plus ici, pour le capital, que la tendance à s'affranchir de la détermination par le travail productif (inessentialisation de la force de travail), en laissant libre cours aux effets de l'intégration de la techno-science à son processus d'ensemble. Une manière de combiner certains aspects de ces deux pertes (la référence au prolétariat et la référence au Progrès) produit les idéologies de la « fin de l'Histoire » et de la fin de la modernité. Il faut donc chercher à retrouver ce fil historique, mais en évitant certains écueils. Ainsi, on ne peut pas compter sur des luttes qui se situent dans la perspective d'une humanisation de l'économie ( idéologie du groupe attac avec la taxe Tobin et la « pensée » Monde Diplomatique) ou dans celle de reconstituer une société civile à partir de la convergence des multiples vertus citoyennes. En effet l'État d'aujourd'hui est un État total. Il n'est pas simplement une structure politico-administrative aux mains d'une nouvelle oligarchie, comme le pensait par exemple Castoriadis, il est aussi l'expression du capital global. Il est à la fois État-capital et État-société, ce qui l'amène à dissoudre toutes les anciennes médiations (les syndicats sont aujourd'hui clairement des institutions). Il ne peut donc plus y avoir d'opposition entre État et société civile, ce que le pouvoir politique traduit maladroitement, quand il dit qu'il doit faire une place à la société civile au sein du gouvernement ! C'est cette forme d'État qui caractérise, pour nous, la société capitalisée.
Cet État qui n'est plus potentiellement État-nation enregistre la crise de ses institutions, comme le montrent les dernières luttes dans l'enseignement, au Trésor et aux Impôts et il tente de gérer les crises dans l'éclatement de ses réseaux : l'économie contre l'écologie (Total et elf), l'écologie contre l'emploi (la fermeture de sites nucléaires ou trop polluants), les agriculteurs contre l'écologie (subventions et droits à la chasse), l'agriculture contre les paysans (ogm), le social contre la finance (extension de la couverture maladie et maintien du système de retraite par répartition), la finance contre le social (baisse des impôts et promotion des fonds de pension), le local contre le global (la décentralisation et les régions), le global contre le local (le tgv et les fausses décentralisations).
On ne doit pas non plus théoriser une sorte de catastrophisme du capital qui nous amènerait à poser un nouveau « socialisme ou barbarie »…sans socialisme, avec des groupes humains qui se prendraient en quelque sorte par la main afin d'assurer leur survie. Cela repose trop sur un nouveau fatalisme des conditions objectives, mais cette fois ce ne sont plus celles du matérialisme historique et dialectique. Il s'agirait d'une crise de la civilisation industrielle elle-même, comme l'avancent Zerzan et Kaczynski1. Alors, de la même façon que certains ne voient dans le capital que son masque néo-libéral, d'autres n'y voient que l'aberration que représente la domination de la techno-science, l'idée que tout ce qui est possible du point de vue de la techno-science doit potentiellement pouvoir être mis à l'essai. Ce fatalisme des conditions objectives peut induire en retour un volontarisme qui réintroduit un peu artificiellement des éléments subjectifs pour la lutte, comme nous le développons à la fin du texte néo-luddisme et résistances ouvrières.
Mais à partir de quoi juger le processus techno-scientifique ? Sa prolifération est d'autant plus facile qu'il n'y a justement plus d'autre référent, comme nous l'avons déjà indiqué. Il n'y a plus de sens de l'histoire ou de perspective de classe qui indiquerait le chemin à suivre et on se retrouve justement dans une situation où se généralise ce que Marx critiquait, à savoir des positions qui oscillent entre « d'un côté » et « mais de l'autre ».C'est aussi pour cela qu'aujourd'hui ce que nous appelons les goûts tendent à remplacer la critique : pour la vitesse ou contre la vitesse, pour les tgv ou pour les automobiles et les camions, pour le nucléaire ou pour le charbon, etc.
Cela débouche parfois sur une critique primitiviste qui détruit par là-même tout fil historique et fait ressembler l'Histoire de l'Humanité à une errance absurde qui aurait débuté après l'âge d'or des communautés primitives (Zerzan) dont on ne pourrait sortir que par une vie en petits groupes (Kaczynski), ou encore par un appel à la Raison2. A un autre niveau, l'affirmation par certains d'un « Droit paysan », n'est pas exempt d'ambiguïté comme nous le soulignons dans l'article du no 12 : Les semences hors sol du capital. Dans ces conditions, le soutien aux luttes actuelles des agriculteurs des pays industrialisés ou aux paysans du Chiapas ou au mouvement des « sans terre » de l'Inde et du Brésil risque d'être complètement fantasmatique si on ne lui restitue pas sa dimension historique. Il faut pour cela casser le mythe du paysan réactionnaire parce qu'incapable de se constituer en classe et donc ballotté d'un pouvoir à un autre. Plus généralement, il faut prendre nos distances avec la position qui ne voit les individus que dans leur dimension de classe, car alors ce n'est plus le contenu des luttes qui importe, mais seulement de savoir si les luttes s'insèrent correctement dans un schéma de la lutte des classes défini une fois pour toutes. Le mouvement makhnoviste en Ukraine au moment de la révolution russe et le mouvement des communes agricoles de la révolution espagnole ne semblent pas avoir eu le bonheur de plaire à tous les révolutionnaires et pourtant leur expérience est un des éléments du fil historique que constituent les luttes révolutionnaires des paysans, au même titre que les luttes prolétariennes. Elles s'inscrivent donc pour une part dans le mouvement de la modernité et la référence au Progrès. Leur défaite ne doit pas nous conduire à une critique réactionnaire (au sens originel de : qui voudrait revenir en arrière), même si nous avons l'impression que le développement du capital brûle toutes nos bases arrières qui nous permettaient encore de penser un autre monde.
Fondamentalement ce qui est posé par l'urgence de la situation, ce sont les conditions d'une articulation entre des luttes dont le caractère fragmenté est évident, en l'absence d'un sujet historique global, et une référence à un universel qui n'apparaît plus directement depuis que s'est dissoute l'image d'une classe émancipatrice universelle. Par passion pour la révolution et par fidélité à certains de ses moments antérieurs, nous donnons à cet universel le nom de communauté humaine, mais sans pouvoir le remplir d'un contenu concret, même si dans le mouvement de 1995, comme à un autre niveau dans celui des « sans papiers », affleure quelque chose qui n'est pas loin de remplir ce vide. Il s'agit pourtant de faire apparaître cet universel pour que puissent vraiment se développer des interventions politiques3, conditions premières d'activités intersubjectives futures.
Comme avant l'ère des révolutions, nous sommes à une époque où ce qui s'exprime le plus souvent est le fruit d'une révolte. Une révolte qui ne désire rien et qui ne peut que se faire menaçante à défaut de se faire politique. Les tentatives d'action directe (ogm, Mac Donald, Cellatex, contre le projet de tgv Lyon-Turin) ne sont pas négligeables, mais on a du mal à dégager la signification historique de leur violence ; elles ne sont d'ailleurs pas toutes de même nature puisque certaines reconstituent des avant-gardes de fait, d'autres cherchent à allier action directe et action « de masse » et enfin certaines sont la conséquence d'un grand désespoir.
Quant aux actions de protestation, par exemple contre la mondialisation, même si elles expriment parfois le retour d'une sensibilité subversive et le refus de certains aspects de la société capitalisée, elles sont aussi l'occasion pour certains groupes d'affirmer une opposition officielle qui vise à contrôler les États, dans une optique très keynésienne du point de vue économique et républicaine-citoyenne du point de vue politique. On retrouve aussi cette limite dans les dernières grèves de l'enseignement qui hésitent entre une lutte dure pour l'égalité et une lutte circonscrite au contrôle des dérives libérales d'un gouvernement et des provocations d'un ministre, sans qu'il y ait dénonciation, de la part des enseignants en lutte, du caractère foncièrement absurde du système actuel d'éducation et de formation4. Il ne s'agit pas de retrouver un certain sens de l'État, comme représentant de l'intérêt général, mais de fonder l'alternative à l'État et de réinscrire l'ensemble de nos activités dans la perspective d'une communauté humaine.▪
Notes
1 – Zerzan dans Futur antérieur, L'Insomniaque, 1998 et Kaczynski dans La société industrielle et son avenir, L'Encyclopédie des Nuisances, 1998.
2 – Cf. « Au nom de la raison », article signé EdN dans la revue No pasaran de février 2001. Cet article énonce qu'il faut combattre le rationalisme technologique au nom de la raison. C'est en fait toute la civilisation industrielle qui est attaquée et le gauchisme, incapable de saisir les enjeux actuels, y est accusé « de noyer tout cela dans sa vieille soupe des slogans anticapitalistes. »
Si ces remarques posent effectivement l'enjeu d'un au-delà du capitalisme, elles le font en dehors de toute perspective historique. Evanouies la richesse et la beauté de la ville, négligé le long processus qui a rendu possible que la question d'un au-delà du capitalisme se pose aujourd'hui dans des termes autres que classistes. Finalement c'est la notion même de capital qui disparaît.
3 – Dans le cas contraire et donc pour le moment, l'État peut très bien gérer ces conflits « au cas par cas » comme nous le disons dans l'article sur la lutte dans l'Éducation nationale.
4 – C'est ce qui se passe dans toutes les institutions de l'État. Elles connaissent pratiquement toutes une crise, dans le cadre plus général de la crise des médiations (voir l'article de J. Guigou sur « L'institution résorbée » dans le numéro 12 de Temps critiques), mais elles fonctionnent encore et certaines, comme l'école, avec un rôle politique et symbolique fort. Les salariés de ces secteurs restent pour le moment écartelés entre ces deux aspects et les efforts pour dépasser cette situation, sont soit marginalisés quand ils expriment une critique radicale (personne ne veut scier la branche…), soit clairement « collaborationnistes » comme peut l'être la position de la cfdt.