Chronique d’une excrétion
Plus tu es heureux mieux t’acceptes les autres
si tu t’aimes un peu, alors t’aimes les autres
c’est pas question d’orgueil, c’est question de repos
si t’as envie de vivre, tu décourbes ton dos.
Morice Bénin
Dans la société de classe moderne, à l’époque où la classe du travail n’était que formellement subordonnée à la classe bourgeoise, les diverses expressions politiques du socialisme trahirent rarement leur camp : celui des luttes révolutionnaires anticapitalistes. C’est seulement lorsque le mouvement ouvrier fut devenu pour le capital une véritable société ennemie que le courant qui a donné corps aux partis socialistes s’est affirmé comme une alternative réaliste aux contradictions de la bourgeoisie. La iie Internationale constitua dès lors la matrice historique de la voie social-démocrate du capital, un compromis entre les intérêts des propriétaires et ceux des travailleurs. Un puissant mouvement ouvrier a alors pu se développer, à l’abri de ses organisations, comme une véritable contre-société. Pendant ce temps, ébranlées jusque dans leurs fondements par les rivalités inter-impérialistes et la crainte d’une fraternisation internationale des ouvriers, les bourgeoisies nationales n’eurent aucune autre défense que celle de la militarisation dans la guerre mondiale pour faire basculer les classes ouvrières européennes dans l’affrontement nationaliste. Ceux des prolétaires qui résistèrent aux massacres de la guerre de masse furent éliminés par la répression de classe (Craponne, emprisonnement des grévistes et des insoumis etc.). Pour les états nationaux vainqueurs un des bénéfices majeurs recherché dans le conflit mondial fut donc atteint : le début de l’intégration de leur classe ouvrière respective dans la communauté nationale.
En continuité avec la manifestation politique et théorique de ses origines, le communisme put représenter la voie révolutionnaire qui, refusant le compromis nationaliste, cherchait dans l’antagonisme des classes à s’affranchir des dépendances du mouvement ouvrier à la société industrialo-progressiste et ouvrait un front anti-capitaliste en Russie. La montée en puissance du mouvement prolétarien dans l’Europe des années 1917-21 accomplit la rupture historique entre socialisme et communisme, amorcée dès 1915 et réaffirmée en 1917. Le mouvement communiste international lutta dès lors contre deux fronts : celui du capital se restructurant (taylorisme, fordisme, autonomisation de la sphère de la circulation et de la spéculation financière) et celui d’un socialisme réformiste étatico-ouvriériste.
Après avoir neutralisé les fractions les plus révolutionnaires de la classe du travail et les fractions les plus conservatrices de la classe du capital, les capitalismes nationaux vainqueurs poursuivirent le compromis de l’étatisme social-démocrate et ils l’intensifièrent par l’intermédiaire de politiques d’inspiration keynésienne. Mais dans les pays vaincus, la crise industrialo-financière des années 20, la misère due à la défaite et les révolutions ouvrières nécessitèrent d’abord une féroce répression menée par la social-démocratie allemande, puis un élargissement de l’alliance de classe à des producteurs (artisans, ouvriers déqualifiés ou non qualifiés, petits paysans) jusque là tenus à l’écart. C’est ce programme que la social-démocratie des pays vaincus ne put accomplir et ce sont les fascismes et le nazisme qui réalisèrent un front interclassiste du capital et du travail, organisé dans une société autoritaire de type militaro-industriel.
Sous la domination étasunienne, l’issue démocratiste et antifasciste de la Seconde Guerre mondiale permit au compromis social-démocrate d’apparaître à nouveau comme une alternative politique au cycle de luttes de classe qui s’est ouvert dans la période de l’expansion économique. Versions molles (social-démocrates) et dures (staliniennes) du socialisme se partagèrent alors avec les républicains nationaux la direction de la modernisation capitaliste d’une société où le travail vivant représentait encore un moment essentiel de la valorisation d’un capital devenu de plus en plus impersonnel. Urbanisation, technologie et productivisme, décolonisation et « marché commun », scolarisation de masse et consommation pour tous furent au programme, contribuant à la fois à une homogénéisation des modes de vie (la fameuse « moyennisation » des rapports sociaux) et à saper ce qui était à la source de tout le processus, un travail vivant auquel se substitue toujours plus le « travail mort », cristallisé dans les machines et « l’intellect general », pour parler comme le Marx du « Fragment sur les machines » des « Grundrisse ».
Jusqu’en 1968, les gauches socialistes, le parti communiste, les syndicats « progressistes » affirmèrent leur appartenance au « camp des travailleurs ». Cette filiation historique avec le mouvement ouvrier paraissait crédible puisque le travail humain productif, bien que déjà en partie rendu inessentiel dans la réalisation du profit au cours des « conversions industrielles » qui liquidaient des secteurs entiers de la force de travail des pays dominants (agriculture, textile, mines, métallurgie, etc.), se manifestait encore collectivement dans les « forteresses ouvrières », les « campagnes roses » et les « banlieues rouges ».
Dans le moment révolutionnaire de mai 1968 une majorité d’insurgés et de contestataires affirmèrent encore le pôle travail de la révolution afin de pouvoir l’émanciper du rapport social capitaliste. Mais le prolétariat — à l’origine classe négative du rapport social capitaliste devant devenir classe de sa négation, c’est-à-dire sujet de la révolution — ayant été largement englobé dans le système de reproduction de toute la société, le versant syndicaliste gauchiste1 du mouvement se rallia, de fait, au compromis des accords de Grenelle qui consacrait la liquidation du programme révolutionnaire prolétarien en accordant aux syndicats ouvriers un statut de « partenaire social ». Cet accord devait rester, à ce titre, une référence pour tous les futurs gestionnaires de « la crise » lorsque, quelques années plus tard, sonna l’heure de la grande dévastation, celle de la valeur sans le travail2. Il s’agissait, en somme, d’expulser les reliquats de la classe du travail et son identité ouvrière en transformant une partie des « travailleurs » en une variété de fonctionnaires et en se proclamant leurs représentants3 ! Ce subterfuge de Grenelle, mis en place avec l’aide de la cgt et de la cfdt, permit progressivement au capital de s’affranchir d’une de ses contradictions : le caractère antagonique du pôle travail et du pôle capital dans l’exploitation du travail. Mais seule la gauche gouvernementale et son masque de « parti des travailleurs » pouvait lui permettre cette excrétion, déjà en germe dans le « Programme commun » de la Gauche au milieu des années 70. Là fut sa seule fonction pendant vingt et un ans de social-capitalisme.
Le vote du 21 avril 2002 n’a fait qu’exprimer la fin de ce processus et aujourd’hui le masque est tombé : les individus prolétarisés, lorsqu’ils se contraignent à voter, le font pour des partis qui osent encore se référer au travail (fn et lo notamment). En effet, les mots de la nouvelle détestation : ouvrier, travailleur, ne sont plus guère employés que par Laguiller et depuis les résultats du premier tour, par Le Pen. La première rejoue pour l’énième fois le Programme Prolétarien avec un nombre de spectateurs qui augmente en proportion du déclin de l’identité ouvrière. Semblant en prendre acte cette fois, elle ne parle plus, comme en 1995, de construire un grand parti ouvrier, bref de transformer les électeurs en militants. Quant au second, il essaie de redonner force, dans son appel « aux métallos et aux paysans » à un nouveau corporatisme national qui refonderait la légitimité des producteurs. Cette détestation n’est pas seulement le fait de l’excrétion du travail par la social-démocratie et le pcf tendance Prada ; elle est largement partagée par une frange de la jeunesse issue des milieux populaires. La critique du travail s’y manifeste en dehors de toute perspective collective et dans les quartiers où prédominent les jeunes issus de l’immigration récente, c’est même le travail manuel qui fait l’objet d’un rejet en bloc, comme le montre l’enquête de Beaud et Pialoux sur les ouvriers de Peugeot-Montbéliard4 : le travail ouvrier y est perçu comme « un travail de bâtard »5.
S’il y a bien une rupture, c’est une rupture d’avec le fil historique des mouvements ouvriers anticapitalistes et il faut en tirer des conclusions, aussi bien au niveau théorique que pratique, ce que nous ne pouvons faire ici et tout seuls. Mais le moment actuel n’est en rien « historique » au sens où nous l’assénent le « front républicain » et les médias. Tout d’abord, l’accident de la substitution de Le Pen à Jospin pour le second tour ne signale pas une nouvelle aggravation d’une situation qui a été produite, à la fois par les retombées de la crise économique des années 70/80 et par la tactique politicienne du ps. Il est plutôt la résultante d’un trop bon fonctionnement de la démocratie représentative. Demain, il suffira d’empêcher légalement les petits partis de se présenter et l’incident sera clos. Les mêmes Besancenot et compagnie qui descendent dans la rue faire barrage à Le Pen, devront alors descendre dans la rue avant les élections s’ils veulent se faire entendre. Plus sûrement, ils se reconvertiront, électoralistes convaincus depuis 1968, dans la création d’un grand parti de « la gauche de la gauche ». En effet, ce que révèle aussi le résultat du premier tour, c’est que la démocratie représentative ne fonctionne que lorsqu’elle s’éloigne le plus des formes démocratiques (à l’exemple des États-Unis et de l’Angleterre où deux grands Partis rendent impossible l’éclosion des autres). Pour éviter un éparpillement des voix au premier tour et un plébiscite bidon au second, il faut donc que la classe politique s’autoreproduise dans le consensus d’une pensée unique, laissant ainsi aux médias les discussions d’orientation politique. Sinon c’est « l’anarchie » et les télévisions, journaux et instituts de sondage sont alors cloués au pilori par les politiciens. Une partie de la leçon semble avoir été retenue puisque depuis les dépôts de candidature pour les législatives, les médias tirent à boulets rouges contre la multitude des listes.
Seule une mise en scène de la dimension historique a eu lieu. Dans la forme plébiscitaire du second tour des présidentielles et aussi dans une certaine restauration des dimensions historiques des anciennes luttes de classe : défilés étatiques du 1er mai du type de ceux des démocraties populaires des années 50, appel volontariste et décalé à la grève générale contre un résultat électoral, antifascisme imaginaire, etc. C’est comme si, face à l’abstraction du rapport social, la réaction citoyenne voulait répondre à un même niveau d’abstraction, convoquant pour ce faire le mythe de la grève générale et la symbolique du premier mai. Les rapports sociaux sont négligés.
Ce qu’a produit la restructuration du rapport social capitaliste, long processus qui remonte à la deuxième moitié des années 70 et qui, pour l’instant, n’est ni achevé ni triomphant, contient à la fois la perte de toute identité de classe et particulièrement de toute identité ouvrière, ainsi que la crise des anciennes institutions médiatrices, parmi lesquelles les institutions politiques et la forme démocratique. C’est sur cette crise que vient se greffer une critique des dysfonctionnements du « système » qui peut prendre plusieurs formes.
Dans cette société capitalisée, où il n’y a plus d’espace pour une quelconque « société civile », les individus particularisés tentent de se donner des identités aussi multiples que factices. Il en est une des plus cocasses et des plus à la mode : la citoyenne. Le mouvement citoyenniste n’a pu apparaître dans la mouvance des « nouveaux mouvements sociaux » des années 90 qu’à la condition de nier son origine révolutionnaire, celle des clubs des bourgeois radicaux de 1789. La réactivation contemporaine du mouvement des citoyens cherche alors à se légitimer en s’imaginant pouvoir rejouer ce qu’a été « la société civile » de la bourgeoisie par rapport à l’État royal puis impérial. Mais, placé face à la fiction actuelle de cette puissance, le citoyennisme revendique finalement la « vraie démocratie », notamment celle des « réseaux », des « interactions » et de la « communication », ce qui revient à cautionner la délégitimation des institutions de l’État-nation et donc à scier la branche contre laquelle il voulait s’appuyer6.
Comme les mouvements citoyens, les mouvements antimondialisation et les divers particularismes ont eux aussi participé à la défaite de la gauche. Car ces mouvements sont éminemment modernistes, en ce qu’ils poussent à un décentrage par rapport à la question du travail. Ils entérinent la disparition de l’identité ouvrière et cherchent à se substituer au mouvement ouvrier dans le cadre des nouveaux mouvements sociaux qui revendiquent de nouvelles identifications (communautaires, sexuelles, de modes, d’intérêts, etc.)7. La défaite des social-démocraties dans le sud de l’Europe provient de leur non-choix entre la voie hyper-capitaliste à la Blair et la voie plus traditionnelle de la gauche de gouvernement. Ainsi, pour ce qui est du ps, ses efforts néo-modernes (Pacs, régularisation partielle des sans-papiers et acceptation de la segmentation de la force de travail par le développement des précarités, acceptation assez large des thèses multiculturalistes et de la discrimination positive, déclaration de Jospin au cours de sa campagne disant que « son programme n’est pas socialiste », etc.) n’ont pas entraîné une rupture complète avec la pensée socialiste du compromis interclassiste, même si dans la pratique il s’est essayé à diverses modalités de reconstruction d’un bloc de classes autour des « classes moyennes ». La social-démocratie ne se résout pas à apparaître pour ce qu’elle est : qui trop embrasse, mal étreint !
Contrairement à ce que pensent les diverses composantes de « la gauche de la gauche », il ne peut y avoir de « recentrage à gauche » autour d’une nouvelle idée d’un socialisme des travailleurs, comme le montre à contrario l’effondrement du vote pour le pcf et le vote ouvrier pour Le Pen. Ce double comportement consacre l’atomisation de la classe ouvrière et confirme le fait que s’il reste encore des ouvriers, la classe ouvrière a disparu. De plus, ces ouvriers sociologiques et statistiques n’ont plus rien à voir avec ce que furent les ouvriers historiques, ceux du fordisme, ceux du travail dans les grandes « forteresses ouvrières ». S’il y a bien encore, en comptant les femmes de la catégorie « employés », environ 40% de ménages « ouvriers », la tertiarisation des activités a profondément changé leurs conditions : à l’entretien, conducteurs d’engins ou routiers, livreurs, manutentionnaires du commerce, ils évoluent souvent dans un environnement plus artisanal qu’industriel dans lequel les antagonismes sont gommés par la difficulté qu’il y a à démêler les différences d’intérêts (les conflits chez les routiers sont exemplaires de cette nouvelle situation). S’ils vivent souvent des conditions très dures dans leur travail, cela ne les pousse malheureusement pas à une solidarité vis-à-vis de ceux qui vivent des conditions très dures du fait de la privation de travail. Ainsi, le devenir que Marx, dans son analyse des luttes de classes en France redoutait le plus pour le prolétariat, à savoir son atomisation et pour une part sa lumpen-prolétarisation, est en train de se dérouler sous nos yeux.
Tout ce qui est en rapport avec le pouvoir est dominé par les forces de cette néo-modernité et elles pénètrent jusqu’aux milieux de l’anti-mondialisation dont les slogans politiques sont contredits bien souvent par des modes de vie et des activités ultra-branchées. Le relatif succès des votes Besancenot-Taubira-Mamère (les trois candidats les plus « modernes ») en fournit une illustration. Dans l’assommoir du deuxième tour, la mise en scène de « la France qui gagne » (sportifs et artistes furent convoqués pour avouer leur ferveur républicaine !) n’a fait que renforcer ce courant d’hyper-modernité qui renvoie dans les cordes la France des profondeurs, celle des zones rurbaines, des travailleurs manuels, des salariés des pme et des sociétés de nettoyage ; la France seulement irriguée par la télévision, les magazines et les supermarchés discount. atac contre attac en quelque sorte !
Les manifestations lycéennes d’avril sont une autre expression du même phénomène.
Ce que montrèrent les jeunes ne relève pas d’une révolte éthique comme l’ont seriné les médias, mais d’une envie de vivre pleinement leur hyper-modernité. Depuis 1986, c’est-à-dire depuis la scolarisation longue et pour tous ou presque, la jeunesse exprime son caractère de communauté scolaire, communauté scolaire objectivement « black-blanc-beur » dans les collèges et les lycées, ce qui la pousse à lutter contre l’exclusion et les discriminations, mais non pas contre les inégalités structurelles et leur reproduction ; une telle perspective nécessiterait, en effet, une critique politique du type de celle de mai 68, critique d’autant plus éloignée de leurs perceptions et de leurs pratiques qu’elle est contradictoire avec une identification complète à cette communauté.
Les quelques jours d’effervescences lycéennes ont été traversés par des aspirations antinomiques qui en limitaient la portée politique. On y trouvait des formes d’expression propres au « jeunisme »8, mais on y trouvait aussi une volonté d’humaniser la mondialisation dans le respect des droits de l’homme et l’annulation de la dette des pays pauvres. Cette ambivalence s’observe aussi dans le rapport de ces jeunes à l’État : à la fois pour l’État comme médiation générale légitime et contre l’État comme contrôleur des transgressions et obstacle (mou !) à la consommation illimitée (ainsi en fut-il des agrégations de ravers ou bien encore des partisans de la dépénalisation du cannabis). De ce point de vue, la position des artistes et des sportifs, ces « toujours jeunes », très sollicités eux aussi pour exalter le système, a porté ces antinomies jusqu’à la caricature. De la même manière, cette mouvance jeuniste ne peut qu’être fort étrangère à tous ceux qui, en silence, « courbent le dos » et gardent pour eux un (national) socialisme du ressentiment. Tous ceux qui ne peuvent pas se reconnaître dans ces identifications médiatisées : identifications à des particularismes organisés en lobby qui obtiennent de nouveaux droits et de nouvelles « égalités », passent de nouveaux pactes. Pour ces réfractaires à une identité autre que l’identité nationale, il n’y a là que détournement de la chose publique, car pour eux, l’universalité ne s’accomplit qu’à travers la norme commune dont la Loi est garante. Or la diversité des particularismes affirmés conduit à de nouvelles lois, réglementations (contrats) qui leur apparaissent comme supprimant toute norme commune…donc toute possibilité de vivre ensemble. Cette contractualisation des rapports sociaux finit par leur faire apparaître tous ces résultats comme équivalents. Les luttes pour le Pacs, la parité, lutte des sans-papiers9, pour le droit au logement, le rmi aux moins de 25 ans, la cmu sont toutes mises au même niveau. Mais, alors que pour la gauche de la gauche ils apparaissent comme tous légitimes, pour eux ils deviennent tous illégitimes. Leur exigence d’universalité n’a pu alors trouver d’autre débouché que celui… du travail, de la famille, de la patrie ou du parti. Bref, tous les éléments qui sont le fondement de la communauté nationale.
En ce sens le vote Le Pen n’est pas qu’un vote protestataire ; il est aussi un vote politique. Ce poids de la référence à la communauté nationale — en tant que référence de substitution à la communauté du travail détruite — explique le vote ouvrier en faveur de Le Pen et aussi, dans une certaine mesure le « sursaut républicain ». Car que signifie en effet le sentiment, si souvent exprimé au soir du premier tour, de la « honte d’être français » si ce n’est la référence à une « exception nationale », cet « esprit d’un peuple » (Hegel) qui nous préserverait aussi du risque de devenir de moins en moins français ? (cf. « L’exception culturelle »). Car c’est bien cela que craignent pareillement les électeurs soi-disant fascistes de Le Pen et de sa « préférence nationale », à un niveau bien plus terre à terre évidemment, nous diront « les intellectuels ». Sur la base de cette unité de référence — unité qui n’est pas équivalence — il ne peut aujourd’hui se développer un quelconque antifascisme pas plus qu’il n’existe actuellement de fascisme, au sens historique du terme. En défendant des thèmes tels que la liberté d’entreprendre, la sécurité et la fin de l’État-fiscaliste, le fn se situe bien plus dans la filiation poujadiste que dans celle du fascisme historique et dans sa dénonciation de l’immigration on retrouve plutôt une xénophobie de type boulangiste qu’une théorie des races.
La France est écartelée entre deux conceptions de l’État : la conception révolutionnaire, d’origine bourgeoise, de l’État-nation et la conception capitaliste d’un État social et démocratique. La première se réfère aux moments de rupture avec l’ordre ancien et donc à ses valeurs et à sa violence fondatrices. Cérémonies, rites et symboles rythment son temps collectif : La Marseillaise (« qu’un sang impur abreuve nos sillons », il faut quand même le chanter pour des supposés antiracistes !) et le drapeau tricolore, aussi ignobles qu’ils soient dans leur signification historique impérialiste, sont aussi des expressions des moments révolutionnaires de 1793, 1848 et de la Commune10. La seconde conception correspond à une situation de pacification des rapports sociaux, situation à laquelle a largement participé la social-démocratie, même si des socialistes comme Jaurès, puis un pcf déstalinisé ont tenté de tenir les deux bouts de la chaîne.
Par temps calme la première conception est largement occultée, comme on a pu s’en rendre compte au moment de la commémoration sans émotion collective du bicentenaire de la révolution française et c’est la politique-gestion qui triomphe. Mais cette conception peut être réactivée quand « la République est en danger » et ce fut apparemment le cas lors du « sursaut républicain » entre les deux tours de l’élection présidentielle. Comme pendant la Résistance à l’occupant, on voit alors l’ensemble des forces démocratiques redécouvrir leurs valeurs originelles, même si elles conservent des formes d’intervention spécifiques (la rue pour la social-démocratie et sa fraction de gauche, les médias pour les « républicains »11).
Mais si on admet que les résultats du premier tour sont bien le fruit d’une crise de la représentation politique et même le fruit d’une crise de la politique comme forme séparée d’intervention pour transformer le monde, alors comment peut-on comprendre le ralliement d’individus et de mouvements qui expriment, depuis une dizaine d’années, un contenu et une pratique critiques, même limitée ? Il nous semble qu’une des réponses possibles réside dans le développement, en lieu et place des formes traditionnelles de militantisme politique d’extrême gauche, de ce que nous avons appelé « le minimalisme politique »12, c’est-à-dire la tendance qu’ont ces individus et mouvements à se définir comme « acteurs de la société civile » et à s’autonomiser de l’État (cf. supra les déclarations d’Anselme) pour mieux le rappeler à ses devoirs ou bien encore, dans la version plus radicale de ce minimalisme, pour le mettre face à ses contradictions13. Malgré l’arrachement qu’a pu produire chez certains, le fait d’être « obligé » de voter Chirac, il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre le démocratisme des courants citoyennistes et le fait de voter pour quelqu’un qui, comme de Gaulle en son temps, s’est trouvé en situation de « dépasser » une position purement partisane et ainsi atteindre la vérité de l’État et de sa nature démocratique. Finalement les groupes d’extrême gauche et leurs électeurs et même des anarchistes transformés en électeurs — on a même vu un groupe qui se nomme « Bakounine » appeler14 à voter Chirac ! — ne lui ont adressé qu’un reproche moral, celui d’être un « escroc ». De la même manière des antiracistes s’offusquaient de la sensibilité de son odorat. Ces positions relèvent plus d’un réflexe politiquement correct que d’une position politique. Des « détails » donc, par rapport à leur « urgence citoyenne » pour la défense de la République !
Le fait de ne pas vouloir jouer le jeu politico-médiatique de la diabolisation de Le Pen et de l’exaltation d’un no pasaran qui se trompe d’époque, n’a toutefois constitué qu’une attitude minimale en l’absence de toute possibilité d’intervention autre. Nous ne pouvons donc nous réjouir totalement d’une situation qui voit les prolétaires dire adieu à une social-démocratie qui a réenglobé aujourd’hui son aile stalinienne. En effet, ce n’est pas en tant que classe que les prolétarisés se sont exprimés, mais en tant qu’électeurs ou abstentionnistes. Il ne s’agit pas de minorer, comme certains commentateurs ont pu le faire, un « vote protestataire » par rapport à un « vote d’adhésion », mais on ne peut non plus seulement en faire un vote radical, au sens où il y a pu y avoir, dans certaines périodes, un vote de classe pour les pc malgré tout ce qu’on peut penser des élections…et des pc ! Une bonne partie de ce vote15, quel que soit l’adjectif qu’on lui accole, a d’ailleurs rejoint le chemin de la plus grande pente au second tour, celui d’une allégeance16 au système, tout comme une partie du « vote abstentionniste » du premier tour d’ailleurs.
Il est donc aussi particulièrement difficile de faire de l’abstentionnisme l’expression d’une critique prolétaire de la démocratie représentative. Il faut se méfier du double langage, travers auquel n’échappe pas la critique la mieux intentionnée. En effet, on ne peut pas dire d’un côté que les élections ont peu d’importance, que cela ne signifie pas grand-chose, que c’est la lutte sur le terrain qui compte et donc ce que les prolétaires seront contraints de faire et d’un autre côté, dire que le nombre d’individus qui ne s’inscrivent pas sur les listes ou qui s’abstiennent de voter est révélateur d’un niveau de conscience et d’un rapport de force. Tout au plus pouvons-nous observer qu’une certaine résistance abstentionniste s’est manifestée au second tour, mais il est difficile d’en cerner les causes réelles.
Il est également difficile de faire des manifestations spontanées au soir du premier tour une « avancée politique » puisqu’il n’en sortit que le cortège étatiste du Premier mai dans lequel il était incohérent de vouloir s’insérer. Comme face aux manifestations lycéennes, plus qu’une position, nous avons été nombreux à ne pouvoir manifester qu’un malaise, fruit d’une certaine extériorité vis-à-vis de ce qui se passait17. Car, plus de 70 ans plus tard et bien qu’énoncée dans de toutes autres conditions historiques, il nous venait aux oreilles cette parole d’Horkheimer : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme, qu’il se taise à propos du fascisme ».▪
Notes
1 – Très présent dans la cfdt et dans la tendance Barjonet de la cgt.
2 – Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.
3 – Ce fut un des buts des nationalisations massives de 1981-82, ce qu’officialisèrent les lois Auroux.
4 – Retour sur la condition ouvrière, Fayard 1999. On se reportera particulièrement aux pages 161 à 283 sur l’école et l’orientation scolaire et professionnelle.
5 – On voit ici que la « racialisation » des rapports sociaux touche toutes les fractions de l’ancienne classe du travail.
6 – Le courant citoyenniste s’est bien autodéfini dans les termes suivants : « Il rassemble des gens à la recherche d’une nouvelle radicalité qui ont appris la démocratie directe. L’ensemble du système institutionnel — partis, syndicats, etc. — et l’idée même d’élections sont en crise. Le mouvement social est porteur d’une autre dynamique, un projet démocratique total dont il tire son invincibilité ». Déclaration de J.P. Anselme au journal Libération du 20 janvier 1998.
7 – Sur cette question, on se reportera à : Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût de J. Wajnsztejn. L’Harmattan. 2002.
8 – Semblables en cela aux manifestations d’il y a quelques années pour les chaînes nrj et m6 exigeant une sorte de droit à s’immerger gratuitement dans les médias ou bien encore prenant la défense anticipée d’une liberté, supposée menacée, pour la reconnaissance d’une identité particulière.
9 – La lutte des sans papiers comme d’ailleurs celle des chômeurs qui toutes deux comportaient une dimension d’universalité puisqu’elles critiquaient implicitement la réduction de la communauté humaine à la communauté nationale et la réduction de l’activité au travail exploité, n’ont pas pu affirmer ce contenu et sont apparues, après-coup, comme des luttes particulières parmi tant d’autres. Cette fragmentation toujours plus grande de la classe en dissolution est non seulement un obstacle pour des luttes futures, mais elle a aussi produit un effet électoral immédiat.
10 – Certains éléments « radicaux » du fn et du mnr ne se rendent-ils pas d’ailleurs régulièrement au « Mur des fédérés » ?
11 – Cela permet d’ailleurs à toutes les tendances de se proclamer à l’origine de la défaite de l’adversaire commun.
12 – Pour plus de détails sur ce sujet, se reporter à l’article de J. W dans la revue Lignes, no 31 de mai 1997, article qui sera repris dans le tome 3 de l’anthologie des textes de Temps Critiques, à paraître fin 2002.
13 – C’est la position, estimable, de ceux qui attaquent l’État répressif non pas pour montrer qu’il n’est pas démocratique, mais pour dévoiler la vérité de tout État.
14 – Il ne s’agit pas de se moquer ! Un des auteurs de « l’Appel à l’unité des anarchistes » a ainsi pu prendre la défense de ce groupe Bakounine en arguant du fait que les élections libres n’existaient pas à l’époque de Bakounine. Effectivement et de la même façon nous avons souvent fait remarquer, dans nos tentatives de discussion avec des anarchistes, que l’État d’aujourd’hui n’est plus celui de l’époque de Bakounine et qu’ils (nous) doivent en tenir compte et réfléchir à tout cela. Mais de là à appeler à voter et qui plus est à voter Chirac, il y a une marge. Soit les anarchistes ont une carte d’électeur dans la poche, toujours prête à servir lorsque survient ce qu’ils considèrent comme « un coup dur pour la démocratie » et alors il faut qu’ils le disent clairement, soit ils n’en ont pas et dans ce cas on ne voit pas à partir de quelle autorité et surtout quelle légitimité ils pourraient pousser ceux qui en ont une à voter. S’il ne s’agit pas d’adhérer comme des huîtres à des principes a-historiques, il s’agit tout de même de garder un minimum de cohérence.
15 – 76% des votes en faveur de Laguiller au premier tour auraient rejoint le vote Chirac au second tour.
16 – Au double sens du mot : celui, vieilli et littéraire de « soulagement, adoucissement, consolation » et celui, issu de la féodalité, de rapport de vassalité, « d’homme lige » dévoué à une puissance, obéissant à un pouvoir.
17 – Nous ne disons donc pas qu’il ne s’est rien passé.