Fin de l’internationalisme et dimension d’universalité
Nous situons l'origine de l'internationalisme non pas dans l'internationalisme prolétarien, mais dans l'internationalisme humaniste-révolutionnaire de la révolution de 1789, celui qui a vu les révolutionnaires de toutes nationalités participer à ce premier grand « orgasme » de l'his-toire. Internationalisme premier qu'on retrouvera dans les révolutions de 1848. La marque de cette universalité se retrouve dans le fait que ce n'est pas la nationalité qui définit la citoyenneté, mais la participation au mouvement révolutionnaire1. À la limite on peut dire que le terme d'internationalisme ne convient pas puisqu'il y a une dimension à la fois pré-nationale dans le projet révolutionnaire qui n'est pas encore clairement et seulement celui de la bourgeoisie nationale et de son État-nation et une dimension post-nationale dans l'énoncé des principes universalistes de ce même projet révolutionnaire. Cette forme d'inter-nationalisme se situe immédiatement dans la contradiction que représente une révolution isolée de par sa spécificité géographique et politique (son aspect national) et pourtant contrainte à s'étendre pour ne pas être étouffée (son aspect international). Cette extension peut prendre la forme de l'universalité quand elle est reconnue partout comme la voie à suivre ou celle du nationalisme impérialiste et du colonialisme (l'exemple de la conquête napoléonienne) quand elle s'impose artificiellement et par la force brute. Une fois assises les bases d'une correspondance entre État, nation et marché, c'est-à-dire progressivement et suivant les pays, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, les internationalismes de la période de la société de classe et de ses contradictions, se sont formés contre les nationalismes des bourgeoisies européennes et de leurs États et ont pris la forme de l'internationalisme prolétarien. Contre ces nationalismes bourgeois donc, mais sur le même modèle politique, celui d'une association d'intérêt communs (les intérêts de classe) et d'espoirs partagés. Le « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » répondant au « Le capital ne connaît pas les frontières ».
Si on laisse de côté les courants sociaux-démocrates présents dans les internationalismes (qui furent surtout pacifistes et réformistes) il reste que le courant prolétarien ne peut pas être réécrit comme un échec et seulement un échec. La succession-régression des trois Internationales ne doit pas masquer les dimensions d'universalité manifestées par le second assaut prolétarien, celui des années 1917-21. Il y a bien eu ébranlement du monde et amorce d'un devenir-autre pour l'humanité. Que ce mouvement historique fut vaincu à la fois de l'intérieur par l'adhésion des classes ouvrières aux intérêts de leurs bourgeoisies nationales (en France, « l'Union sacrée ») et de l'extérieur par la répression anti-ouvrière massive et par l'assassinat des leaders prolétariens (Jaurès en France, Luxembourg-Liebknecht en Allemagne) est incontestable. Le fil de l'internationalisme fut rompu, un cycle de lutte s'achevait et cela ne fut pas infirmé par la résistance ouvrière anti-fasciste qui commence avec la guerre d'Espagne pour finir en 1947 avec « l'internationalisme » de l'armée rouge qui se répand dans tout l'est de l'Europe…
Le dernier assaut révolutionnaire manifesté, celui de la fin des années 60-début des années 70, est déjà au-delà de l'internationalisme prolétarien dans la mesure où il n'est plus limité à la dialectique des classes. La révolte qu'il exprime pose l'exigence d'une communauté humaine à travers la résurgence d'un pacifisme alternatif et non plus réformiste, le développement d'une critique qui se porte plus contre l'aliénation que contre l'exploitation, une critique du travail et de sa classe, l'émergence d'une conscience de l'unité de la planète.
Imaginer une reprise de l'internationalisme dans les conditions d'aujourd'hui reviendrait à refouler à la fois les échecs de l'internationalisme dans son époque et les transformations et ruptures historiques que nous venons de mentionner.
Alors que certains groupes ou individus « révolutionnaires » se complaisent encore à affirmer, avec suffisance, les principes de l'internationalisme comme s'ils étaient en dehors du temps et de l'histoire, le mouvement altermondialiste, malgré toutes ses contradictions et insuffisances théoriques, semble percevoir cette caducité de l'internationalisme dans sa forme classiste et tenter de trouver des dimensions d'universalité même si nombre de ses partisans se réfèrent encore aux anciennes valeurs de l'internationalisme.
Dans sa note 1, Yves Coleman fait référence aux analyses fouillées du groupe italien Lotta Communista, qui dévoileraient un nouvel impérialisme, européen cette fois. Le fait que le travail de ce groupe soit fondé sur des statistiques ne nous semble pas une garantie à partir du moment où il a déjà fait le choix théorique de l'existence d'un impérialisme européen, qu'il cherche à vérifier a posteriori. Pour nous, la puissance des États nationaux à l'époque de l'impérialisme, reposait sur l'existence d'un marché national éventuellement élargi par des possessions coloniales créant autant de petits marchés captifs. On en a encore des retombées aujourd'hui avec ce que certains appellent la « Françafrique ». Mais ce sont les derniers soubresauts.
Le captage n'est plus que du pillage ou du piratage lié à une sorte de rente de situation des ex-États coloniaux, mais cela devient de plus en plus périphérique quand il n'y a plus de centre de rapatriement ou que ces centres sont multiples. La puissance se déterritorialise et échappe en partie aux États. Les réseaux s'y substituent et dynamisent l'ensemble quand les flux, l'immatériel et la circulation prédominent sur la propriété et l'accumulation. Les États n'en sont pas exclus, mais ils ne sont que des relais, parmi d'autres, du système d'ensemble2.
Pour ne prendre que quelques exemples qui contredisent la vision de Lotta Communista, on peut se référer à diverses décisions de la Commission européenne visant à empêcher toute fusion entre grandes entreprises européennes, au prétexte que cela risquerait de constituer une situation de « position dominante » incompatible avec l'idée de libre concurrence (cela s'est passé par exemple dans le secteur de l'aviation civile). Comme l'ont fait remarquer des économistes, cela revient paradoxalement à nier l'existence d'un marché mondial dans lequel une grande entreprise européenne n'est qu'une composante de « l'oligopole mondial ». C'est pourtant sur la base de ce principe que des pans entiers de l'industrie des pays européens ont été liquidés (informatique, micro-électronique) ou ont fait le choix d'une alliance avec des non européens (cf. Renault et Nissan, Fiat et General Motors). Mais on n'arrête pas le progrès et la Commission européenne vient d'accorder à la General Electric us, le projet européen de construction d'éoliennes ! On est bien loin ne serait-ce que d'une ébauche de stratégie européenne. Le fait que des entreprises européennes se redéploient maintenant vers les nouveaux marchés de l'Europe de l'est n'est pas le signe d'une stratégie offensive, mais au contraire un signe de la prise en compte de cette impossibilité d'atteindre un niveau stratégique qui demanderait la résurgence de un ou deux États-nation forts au sein de l'Union. Or l'Allemagne et la France qui, depuis 40 ans formaient le moteur de l'Union, semblent maintenant noyées dans la masse des 22, 23 (personne ne sait plus vraiment à la vitesse ou ça va !). Le projet d'une Europe politique (et a fortiori d'une Europe impérialiste) n'a pas de raison d'être à l'époque des États-réseaux et la France et l'Allemagne, dans ce qu'elles conservent encore de caractéristiques de l'État-nation, en sont réduites à jouer leur partition en solitaire comme on a pu le voir au moment de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie.▪
Notes
1 – Des « non français » se retrouveront ainsi à la tête de « l'armée révolutionnaire » pendant la révolution puis pendant La Commune. Un dérivé de cette conception se retrouve dans la conception bourgeoise française de la citoyenneté par association volontaire et contractuelle instaurée à l'époque par Sieyès.
2 – Ainsi, la désaccumulation n'empêche pas l'Angleterre de jouer son rôle dans la circulation financière et l'absence d'accumulation primitive significative n'empêche pas l'Irlande d'avoir trouvé sa place dans l'économie de réseaux.