Division sexuelle de la théorie chez Krisis ?
Des informations, récentes et disparates, font état d’un conflit théorico-libidinal qui a divisé le Groupe Krisis et qui a conduit à une scission. Au-delà des classiques luttes internes pour le pouvoir dans l’organisation et des tensions interindividuelles qu’elles engendrent, il apparaît que cette division porte sur la reconnaissance ou non d’une détermination sexuelle de la valeur. A la lecture des numéros de la revue et de l’ensemble des textes traduits en français, on avait, certes, perçu des divergences sur cette question, mais celles-ci n’avaient pas entamé le consensus minimum permettant aux membres du Groupe de poursuivre leurs activités politiques en commun. Ce n’est plus le cas. Pour qui s’attache à la critique des théories communistes de la valeur cela mérite quelques remarques.
Pour R. Scholz et R. Kurz, « la valeur c’est l’homme »1 c’est-à-dire que les formes patriarcales de domination masculine ne sont pas abolies dans ce que Krisis nomme la socialisation capitaliste par la forme-valeur (dont le contenu est le travail abstrait). Cette « identité masculine » de la forme-valeur ne peut donc pas être dépassée par les luttes contre la « société du travail » puisqu’elle est constitutive de la société patriarcale, pré-capitaliste certes, mais qui perdure dans le capitalisme contemporain. La séparation sexuelle (Abspaltung) constitutive du patriarcat l’est aussi du monde de la valeur et le restera tant qu’une révolution n’aura pas dissout à la fois la « société marchande fétichiste » et les « structures sexistes » qui lui sont consubstantielles.
Pour d’autres membres de l’ex-Groupe Krisis (dont Lohoff, Trenkle, Schandl) les femmes comme les hommes ont été historiquement englobés dans l’activité productive et ceci aussi bien dans les « sociétés primitives » et dans les sociétés antiques, notamment en Grèce que dans la société capitaliste moderne. Pour eux, les féminismes ne sont jamais parvenus à penser le rapport entre la critique du patriarcat et la critique du capitalisme. L’entrée des femmes dans le travail productif et dans les activités valorisées pour la reproduction du système manifeste cet englobement des anciennes activités féminines toujours laissées en dehors de la sphère de l’économie (maternité, entretien domestique, vie « privée », sensibilité, don, etc.)
Il est tout d’abord intéressant de remarquer que, dans ses analyses du capitalisme moderne comme accomplissement du patriarcat, R. Scholz en vient à abandonner la théorie de la forme-valeur qui est pourtant au centre de l’effort théorique de Krisis depuis ses débuts. Elle avance l’idée que cette forme « est devenue obsolète ». On comprend que pour les besoins de la cause de l’Abspaltung et de sa conséquence transhistorique, le despotisme patriarcal, Scholz doive se débarrasser d’une théorie selon laquelle il n’y a pas de sujet de la valeur. Car, ne l’oublions pas, la théorie du fétichisme de la marchandise est neutre du point de vue de la position des genres. Si « la valeur c’est l’homme » on retrouve certes un sujet et un contenu concret à la valeur mais cela devient contradictoire avec la théorie de la forme-valeur. Toutefois cet abandon de la forme-valeur ne conduit pas Scholz à renoncer pour autant à une théorie de la valeur ; elle lui donne seulement un sujet : le despotisme masculin. Pour elle, la valeur comme le patriarcat définissent toujours le système capitaliste contemporain. Or, ces deux puissances encore opérantes dans la société de classe moderne, celle où le travail est formellement dominé par le capital ne le sont plus aujourd’hui. Nous avons réfuté les prétentions des particularismes, y compris celui de l’affirmation d’un genre, à rendre compte de la dynamique actuelle du système dans un ouvrage récent2 et puisque, dans le cadre de ces brèves notes, nous ne pouvons reprendre ici ces développements, nous y renvoyons le lecteur. Le présent livre explicite les raisons pour lesquelles il n’est plus possible d’interpréter la société capitalisée d’aujourd’hui en terme de valeur.
On peut également mettre en doute, pour les même raisons, le rapport directement proportionnel que R. Scholz établi entre le patriarcat et le capitalisme. Même si nous partageons avec elle et bien d’autres anticapitalistes l’analyse qui voit dans la mise au travail des femmes un redoublement de leur exploitation (à la maison et au travail), on ne peut plus la suivre lorsqu’elle interprète exploitation et domination des femmes comme un accroissement du patriarcat. Pour nous le rapport est au contraire inversement proportionnel. Au fur et à mesure de la capitalisation d’un nombre toujours plus grand d’activités humaines notamment celles qui étaient restées en dehors de la valorisation dans la société bourgeoise les résidus de l’ancien patriarcat tendent à disparaître. S’il subsiste des machistes dans tous les milieux, les derniers patriarches ont disparu quant à eux de la surface du globe. De plus, ce machisme est combattu par le système : politiquement correct, droits de l’homme, démocratisme, exaltation de l’autonomie de l’individu, égalitarisme, etc. tendent à homogénéiser un individu social immédiatement genrisé par les rapports sociaux de domination au point qu’on en oublierait la dimension naturelle de la détermination sexuelle.
Observons en outre que si le capitalisme a été réalisé par des hommes, il ne défend pas de « position » sur la division sexuelle du travail comme le montrent les premières périodes de la révolution industrielle. Ce sont les nécessités de la production (prédominance de la production matérielle) et de la reproduction (nécessité de stabiliser une forme familiale adéquate à son organisation) qui lui dictent son action. Aujourd’hui, comme le souligne J.-P. Baudet sur le site Les amis de Nemesis, la division sexuelle du travail représente plutôt une limite pour le capital. D’où, par exemple, le rétablissement du travail de nuit pour les femmes. Cette tendance n’est pas véritablement contredite par les initiatives des fractions modernistes et démocratistes pour maintenir une sphère privée et familiale quelque peu stabilisée, puisque ces combinatoires opèrent désormais en dehors même des sexes qui composent ces « familles » (famille homoparentales, choix de descendants sans procréation naturelle, congés parental de naissance, etc.).
Solidaire de Scholz dans la dissidence, Kurz semble chercher dans la singularité du féminin un substitut au prolétariat et à son ancienne mission historique. Il y voit « l’intériorité d’un rapport social », celui du capital, qui n’aurait pas su ou voulu devenir externe, c’est-à-dire réaliser sa négation. Il utilise un oxymore pour définir cette dimension féminine et il parle alors d’une « extériorité interne » qui poserait le féminin comme l’autre du capital, sa « part maudite ». Pour nous, cette résurgence politique d’une subjectivité féminine spécifique que nous avons critiqué il y a plusieurs d’année3 ne présuppose pas nécessairement un échafaudage théorique autour de la notion de patriarcat. Que les femmes soient plutôt moins bêtes que les hommes en l’état actuel du rapport social appartient au sens commun critique si l’on peut dire, mais on ne peut édifier un système de pensée autour de cela. De plus, on voit mal ce qui peut réunir Kurz et Scholz puisque la seconde parle d’abolition de l’identité féminine alors que le premier reconnaît que la dynamique globale du capital avance vers une sorte de « féminisation du monde » ! Trenkle semble se situer dans une position intermédiaire puisque s’il ne critique pas explicitement la thèse sur la substance masculine de la valeur, du moins en nuance-t-il la portée universelle. La critique de Lohoff est, elle, plus fondamentale puisqu’il refuse la notion de patriarcat et surtout l’idée que le travail serait une catégorie éternelle qui permettrait de classer les genres dès l’origine de l’humanité dans ce qui est donné comme le cadre immuable de la division sexuelle du travail. Cela est en effet parfaitement concevable dès l’instant où l’on se réfère à un travail concret d’avant le monde de la valeur et non pas au travail abstrait et à la forme-valeur dont Krisis a fait son credo.▪
Notes
1 Selon le titre même d’un article de R. Scholz paru dans la revue Krisis en 1992.
2 Cf. J. Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan, 2002.
3 Cf. « L’individu, le sujet, la subjectivité », dans le volume I de l’anthologie de Temps critiques, L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998, pp. 213-216.