État islamique ou communauté despotique ?
En 2003, à propos d’Al-Qaïda, nous montrions1 que la notion de proto-État déjà avancée par certains pour qualifier cette nébuleuse du terrorisme islamiste n’était pas appropriée. Trop dépendant au modèle de l’État-nation, alors que celui-ci est partout non seulement affaibli mais souvent décomposé par la globalisation économique et la puissance mondiale multipolaire du capital, il apparaissait déjà nettement que les actions d’Al-Qaïda et de ses alliés régionaux n’étaient pas celles d’un « proto-État » en ce sens qu’elles ne cherchaient pas à établir un futur État souverain, reconnu internationalement, identifié à une population et à un territoire. Elles visaient davantage, disions-nous, la création d’un vaste ensemble politico-religieux hors des anciennes frontières nationales et qui exerce sa domination sur des populations diverses et souvent en conflit entre elles. L’unité de l’ensemble étant certes fondée sur l’islam mais sans pour autant en faire non plus un futur État théocratique au sens historique du terme.
C’est d’ailleurs en quoi le « Califat » auto-proclamé par l’EI ne fait qu’ajouter une confusion supplémentaire aux déjà nombreuses représentations qu’il entend se donner. Quoi qu’il en soit, cette alliance de groupes djihadistes — disparates et souvent antinomiques — qui exercent leur tyrannie sur les populations vivant dans les régions du Moyen-Orient qu’ils contrôlent, ne saurait être assimilée à un quelconque néo-califat. Ce n’est, tout au plus, qu’une réactivation imaginaire de ce que fut l’histoire millénaire des divers califats islamiques. Ces califats, selon Georges Gurvitch, sont à ranger dans les anciennes sociétés globales de type « théocratie charismatique » comme le furent les États-empires mésopotamiens, babyloniens, assyriens, hittites, égyptiens, perses, chinois, etc. Rien d’analogue ni d’équivalent ne peut exister de cet ordre aujourd’hui.
Notons toutefois ici — cela confortera notre thèse — une certaine relativisation de l’emprise de la religion dans les sociétés anciennes de ce type. Gurvitch relève que la théocratie n’y était « qu’un paravent officiel commode […] et que sous le couvert de la structure théocratico-charismatique qui n’en représente qu’une expression officieuse et très limitée, les phénomènes sociaux totaux ont une vie bien plus riche et bien plus agitée qu’il n’y paraît à première vue2 ». Certes, mais lesquels ?
C’est à propos de cette « agitation » de la vie collective — si l’on peut utiliser ce dernier vocable tant elle y est aujourd’hui nihiliste et mortifère — que toujours à propos d’Al-Qaïda, nous parlions d’une combinaison de forme communautaire et de forme sociétale. Nous entendons par là des formes de vie collective qui conjuguent des appartenances familiales, claniques, tribales, locales, avec des rapports sociaux plus abstraits, plus distancés, plus organisés et plus ou moins hiérarchisés ; ces ensembles n’étant pas surplombés par une unité supérieure étatique séparée de la communauté-société.
Le processus d’étatisation de la communauté-société existe mais il n’aboutit pas à la formation d’une entité supérieure, d’une puissance dominante séparée. C’est ce phénomène historique que Jacques Camatte a désigné comme l’État3 sous sa première forme ; sachant qu’il ne s’agit pas pour lui d’un « proto-État » qui contiendrait un État en devenir, mais d’une unité supérieure de type étatique mais non séparée de la communauté-société. En référence à cette approche nous avons récemment développé4 une analyse comparative et critique de l’actuel État-réseau et de l’État sous sa première forme dans les époques sumériennes et babyloniennes de la Mésopotamie.
Compte tenu de ces phénomènes à la fois historiques et actuels, déjà à propos d’Al-Qaïda, nous avions proposé la notion de communauté despotique comme étant la plus appropriée pour caractériser les formes et les contenus à l’œuvre dans ces mouvements islamistes terroristes.
Avec l’apparition dans les années 2010, d’une organisation militaro-religieuse qui se réfère explicitement à la forme-État : « l’État islamique », notre analyse est-elle encore fondée ? Nous répondons Oui. Disons pourquoi.
Le document publié récemment par un journal allemand5 sur la stratégie de création et d’implantation de l’État islamique n’invalide pas notre critique de la notion de proto-État à propos des puissances islamiques dans cette région. En quoi peut-il conforter notre approche en terme de communauté despotique ?
Il s’agit de l’écrit d’un ex-colonel des services secrets de l’armée de l’air du régime de Saddam Hussein, qui a élaboré un plan général de « construction de l’État islamique ».
Si l’on considère ici seulement les modalités internes de l’organisation projetée et non pas ses déterminations géostratégiques mondiales (notamment une volonté de reconquête de l’Irak et une revanche sur les Américains), ce qui est visé, ce n’est pas l’ancien État arabo-nationaliste irakien qui serait alors converti en État islamique. C’est davantage une sorte de communauté despotique (sans unité supérieure) dans laquelle la religion est un moyen de domination et non une fin. Cette stratégie ne préfigure pas un État-théocratique au sens historique et traditionnel.
Si nous avançons le terme de communauté (ou de communauté-société), c’est que la manière dont est conçu, dans ce plan, le contrôle politique et idéologique des populations passe par les rapports familiaux (familles larges que l’on doit infiltrer par des mariages ou autres alliances), claniques, tribaux, cultuels. C’est par l’entrisme dans ces groupements qu’opère cette stratégie ; une stratégie du renseignement combinée à l’intervention de brigades-commandos répressives et terroristes. L’autorité supérieure (le calife : une réactivation imaginaire) s’exerce de manière diffuse et ne se constitue pas en unité supérieure séparée de la communauté-société. Elle est organisée dans des corps de féodaux-fonctionnaires-policiers-militaires. Donc n’apparaissent ici pas des indicateurs de ce qui serait un proto-État qui préfigurerait un futur État de type Empire-État ou État-royal ou, bien sûr encore moins État-nation. On serait davantage proche d’une communauté despotique fonctionnant en réseaux formels, autoritaires et militarisés combinés avec des sociétés plus ou moins secrètes, religieuses bien sûr, mais aussi mafieuses.
Déterminant tout cela, il y a bien sûr, les dimensions géo-politiques internationales et les modes de financements mais ces aspects sont davantage développés ailleurs.
Jacques Guigou, mai 2015
Notes
1 – cf. « Al-Qaïda, un proto-État ? Confusions et méprises » disponible sur le site de Temps critiques http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article181
2 – in Gurvitch G. « Les sociétés globales et les types de leurs structures », Traité de sociologie, Tome I, PUF, 1962 (p. 219).
3 – cf. « Émergence d’Homo Gemeinwesen », Invariance série IV. Disponible sur le site de cette revue : http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/Homo.4.1.htm
4 – cf. Jacques Guigou « État-réseau et genèse de l’État », Temps critiques no 16, printemps 2012. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291
5 – cf. Christophe Reuter, in Der Spiegel, traduit et publié dans Le Monde du 28 avril 2015 sous le titre « Comment l’État islamique a progressé en Syrie ».