De l’autonomie aux autonomies
Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)
Quelle que soit la forme prise par « l’Autonomie », elle est toujours liée aux mouvements de luttes des années 60-70, mouvements qui, à des titres divers, se sont constitués en rupture avec l’ordre existant, avec les valeurs dominantes, d’où qu’elles viennent : rupture avec l’American Way of Life, rupture avec les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, rupture avec l’acceptation d’un passé mal assumé.
Ces ruptures ont été aussi bien d’ordre théorique (revisitation et critique du marxisme) que d’ordre pratique (recours à des méthodes non conventionnelles : violence, illégalisme, dérision). Ce premier mouvement d’autonomisation s’est doublé d’un second par rapport au mouvement social lui-même. Si l’Autonomie a bien été le produit de luttes et non le simple effet d’une crise des valeurs, d’une crise de société, elle n’a été revendiquée ou ne s’est institutionnalisée qu’à partir des limites et du déclin du mouvement de lutte originel. L’Autonomie a pu apparaître alors comme une tentative de stabilisation des niveaux de rupture après une phase aiguë d’affrontements, comme le montrent les exemples de la RFA (« mouvement alternatif »), de l’Italie (mouvement de « l’Autonomie organisée ») et de la France (mouvement de dissolution de l’activisme gauchiste des années 69-75). Mais dans tous ces cas, l’Autonomie n’a pu fonctionner que comme particularisation : particularisation de la classe révolutionnaire pour « l’Autonomie ouvrière » italienne jusqu’au milieu des années 70 — particularisation des individus à l’intérieur de classes en dissolution (atomisation) pour la RFA et l’Italie à partir de 1977 (Bologne).
En France, on a une articulation intermédiaire, une sorte de synthèse entre les deux niveaux de particularisation, que l’on retrouve aussi bien dans la mise en avant de la notion d’autogestion (des entreprises comme de la vie quotidienne) que dans le succès du « situationnisme », surtout à travers les thèses de Vaneigem.
Ce mouvement de particularisations s’accompagne d’un fétichisme de la libération : libération du travail de son carcan capitaliste, libération de la force productive de ce travail, libération de la créativité, des désirs, libération par rapport aux institutions répressives (école, famille), par rapport aux rôles définis, par rapport aux normes. Ces mouvements de « libération », tout en marquant leur distance avec les idéologies bourgeoise et marxiste sont restées dans le cadre conceptuel de ce qu’ils critiquaient, c’est-à-dire un système qui cherche avant tout à exprimer des forces, de la puissance, qui cherche à « faire rendre » un maximum aux individus, que ce soit du travail, de la création ou du sexe. Le capital n’est donc pas saisi comme un rapport social contradictoire qu’il faut dépasser ou dont il faut sortir, mais comme un système qui oppose des forces et où il s’agirait simplement d’inverser un rapport de force en laissant s’exprimer une puissance jusque là brimée. D’où la stratégie de l’Autonomie…
L’Autonomie comme particularisation de la classe
Elle se situe pleinement dans le cadre de la définition des classes par Marx dans ses œuvres de jeunesse, à savoir qu’une classe ne peut être un sujet historique et éventuellement un sujet révolutionnaire que si elle atteint au double caractère de « classe en soi » et « classe pour soi ». Mais alors que la théorie du prolétariat marxiste-léninisée a tendance à liquider la seconde détermination comme trop hégélienne et gauchiste, « l’Autonomie ouvrière » (opéraïsme) aura tendance à l’hypertrophier dans un volontarisme exacerbé (« les subjectivités ouvrières »).
L’exemple italien
1 – De l’opéraïsme à l’autonomie
À l’origine, il y a reprise de la distinction faite par Marx entre prolétariat et classe ouvrière, ce que Mario Tronti appellera la caractérisation prolétaire de la classe ouvrière, mais, étrangement, cette dimension prolétaire disparaîtra alors qu’elle constituait pour Marx, la base de sa théorie de la fin des classes dans le communisme. C’est pourtant ce caractère prolétaire qui en faisait le double caractère, à la fois classe à l’intérieur du rapport social capitaliste et classe du négatif, classe qui devait se nier elle-même en tant que dernière classe de la « préhistoire humaine ».
Cette négativité potentielle (le prolétaire est celui qui n’a rien et qui n’a donc aucun intérêt particulier à faire valoir, ce qui lui permet de dépasser les limites de la conscience immédiate), n’est donc pas perçue comme étant la base de l’autonomie, celle-ci n’étant recherchée qu’à l’intérieur des rapports de travail, qu’à l’intérieur du rapport d’exploitation. Ce n’est donc pas par hasard si cette forme d’autonomie prend le nom d’« Autonomie ouvrière » (Autonomia operaia). Tronti corrige donc Marx : « Si les ouvriers se trouvent incorporés au capital en tant que travail productif et si les prolétaires, en tant que vendeurs de la force de travail continuent à s’opposer au capital, il n’existait pas pour la révolution d’autre voie que celle de précipiter la classe ouvrière dans les bras du prolétariat »1. Tronti s’oppose à cela car pour lui, le concept de prolétariat est inadéquat et c’est dans la lutte que la classe ouvrière exprime son caractère actif et finalement subversif. « L’ouvrier collectif » doit s’opposer à la fois à la machine en tant qu’elle permet la domination du travail mort sur le travail vivant et à la transformation de ce même travail vivant en marchandise. Tronti critique implicitement ici certains textes politiques de Marx et particulièrement certains passages du Manifeste.
Tronti cherche à fonder une sorte de science ouvrière qui se dégagerait à la fois de la sinistre « science prolétarienne » de Staline et d’une sociologie du terrain, basée sur l’enquête ouvrière et initiée par R. Panzieri dans les Quaderni rossi auxquels Tronti participa aussi2. Tronti, en mettant en avant la notion de subjectivité ouvrière peut-être considéré comme le fondateur de « l’Autonomie ouvrière ». Cette dimension subjectiviste sera encore accentuée chez Antonio Negri avec la notion de « composition subjective de classe » et plus généralement avec son ouvrage « Marx au-delà de Marx » sur lequel nous reviendrons.
Toutefois, l’opéraïsme ne dépasse pas le programme prolétarien et en résume même les contradictions de la période. Ainsi, quand Tronti avance que : « le saut du prolétaire à l’ouvrier comporte sur le plan de la violence sociale le passage de la révolte à la révolution sociale »3, il pose le nécessaire dépassement du prolétariat, défini dans les termes classiques de ce qui serait sa double détermination : sans réserve (dimension de révolte), mais aussi producteur et porteur d’une autre organisation productive et sociale (dimension révolutionnaire). Cela débouche sur une impasse d’ordre théorique, car d’un côté il y a glorification de l’ouvrier en tant que travail vivant et de l’autre refus de la condition salariale. Mais cela conduit aussi à une impasse d’ordre pratique : de cette double détermination, comment faire surgir un sujet révolutionnaire ? Devant l’absence de réponse évidente, les opéraïstes vont ressortir la vieille médecine léniniste. Le vecteur révolutionnaire sera l’avant-garde politique qui, dans la lutte politique plus qu’économique, fondera une autre unité de classe que celle donnée par le capital. Le rapport individu/classe est inversé, car c’est le procès d’individuation qui n’est pas saisi correctement. L’individu isolé (le prolétaire) devrait se transformer en ouvrier collectif conscient à l’intérieur d’une recomposition subjective de classe alors que c’est le mouvement inverse qui se produit avec l’inessentialisation de la force de travail et la transformation des ouvriers-individus en individus-prolétaires. En ne reconnaissant pas la nouveauté de la situation, Tronti rejoindra assez logiquement le PCI. Mais Negri et le groupe Potere operaio, en la reconnaissant trop tard et de manière imparfaite en viendront à opposer grossièrement les travailleurs « garantis » et les « précaires », sans saisir véritablement que c’est sur l’articulation entre ces deux types de force de travail que repose justement la généralité du processus d’inessentialisation de la force de travail. C’est cette incompréhension qui les portera à se lancer dans une pratique de transformation de toute la vie et non seulement des rapports de travail… mais sur la base de l’inessentialisation et de la dévalorisation ! Ce sera la revendication du « salaire politique »4, ce seront les luttes pour les auto-réductions, les squats, les marchés sauvages.
L’opéraïsme, malgré sa diversité, apparaît comme la dernière expression théorique à l’intérieur de la théorie du prolétariat. Son apogée se situe pendant les grandes luttes ouvrières et étudiantes des années 68-69, mais dès 1973 on assiste à un essoufflement et aux dernières occupations d’usines. Il y a là un échec que reconnaissent Ballestrini et Moroni : « À travers la restructuration se réalise un objectif ouvrier de réduire le travail nécessaire, mais les conditions politiques et sociales dans lesquelles se détermine ce mouvement, sont dominées par l’intérêt capitaliste pour la domination du profit, non pour l’utilité sociale »5. C’est reconnaître le programme prolétarien impossible. Concrètement, à l’« Autonomie ouvrière » va succéder un mouvement pour l’autonomie sociale, sans référence particulière aux valeurs révolutionnaires prolétariennes. Les groupes de « l’Autonomie organisée » (Potere operaio et Lotta Continua) vont se désintégrer, laissant place à une « Autonomie diffuse » et aux groupes de lutte armée.
La richesse du mouvement italien réside dans la coexistence, en son sein, de deux phases historiques. D’un côté, attaque contre le surtravail qui manifeste encore la centralité ouvrière, et de l’autre des revendications autour d’une autre vie, ce qui signifie réduction du travail nécessaire. Cela n’a toutefois pas conduit à un véritable enrichissement de la théorie opéraïste originelle. La revendication d’un « salaire social » marque simplement la prise en compte de la coexistence des deux phases que nous avons mentionnées. Le concept de « néo-prolétariat » n’est pas non plus très opératoire : c’est reconnaître que le mouvement ouvrier traditionnel est mort, ainsi que son programme, tout en soutenant qu’une analyse en terme de classes est nécessaire. Mais comment ce néo-prolétariat peut-il se constituer en classe alors qu’il ne constitue pas une puissance sociale positive puisqu’il est le fruit du procès de tertiairisation et d’inessentialisation de la force de travail ?
Pour Negri et le groupe Rosso, « l’Autonomie organisée » doit jouer le rôle de médiation politique. Puisque le néo-prolétariat est exclu de l’ordre politique, il faut organiser cette exclusion en contre-pouvoir de désobéissance civile. Ce concept de « néo-prolétariat » apparaît comme une volonté de constituer politiquement ce qui n’est, au mieux, qu’une identité négative, identité de rupture avec des rôles sociaux imposés que des individus essaient de dépasser en s’associant pour de brèves périodes, dans des actions ponctuelles.
2 – La dissolution de l’opéraïsme : les « autonomies » éclatées
À partir de 1977 et des événements de Bologne, « l’autonomie ouvrière » va se rapprocher d’une autre tendance « autonome » qui s’est développée sans référence directe au programme prolétarien, tendance bien représentée par Berardi (Biffo)6 qui met l’accent sur la subjectivité de et dans l’activité révolutionnaire. Il critique aussi le concept gramscien « d’hégémonie » qui réduit les classes à leur fonction dans le capital. Cette « hégémonie » impose alors la domination du donné hypostasié sur les sujets réels. Il cherche à dépasser une définition marxiste des classes centrée sur les conditions objectives d’existence des classes.
Quel est alors le sujet réel pour Biffo ? : « Si nous n’arrivons pas à donner une détermination conceptuelle satisfaisante du sujet de la recomposition, c’est probablement que sa figure matérielle n’est pas encore présente historiquement »7. Il reste donc plus prudent que Negri et son concept « d’ouvrier social ». Il ajoute seulement que la décentralisation de la force de travail dans le cadre de la restructuration en cours du capital, fait qu’elle ne peut plus se recomposer comme classe que sur le terrain urbain.
Progressivement, Negri va se rapprocher de cette position : la classe nouvelle ne serait plus essentiellement productive mais créatrice. Elle libère de la vie et c’est ce qui crée de l’autonomie. Toute pratique devient modification du réel par le sujet. Cela le conduit à remettre en cause la théorie marxiste des besoins (le besoin est non-libre puisqu’il est le produit d’un manque crée par les rapports sociaux), au profit d’une théorie du désir comme auto-production qui lui vient de Deleuze et Guattari (L’Anti-Œdipe) et plus concrètement à rompre avec la culture ouvrière, le PCI, les syndicats. Tronti, rallié au PCI, lui reprochera de nier les bases matérielles de la révolution, de noyer les luttes ouvrières dans des luttes générales : « C’est l’erreur du nouvel extrémisme que de faire s’évanouir la matérialité de la classe ouvrière dans les formes purement subjectives de la lutte anti-capitaliste »8.
Après son arrestation (1979) et durant les années de prison, Negri va s’attacher à dresser un constat d’échec. En effet, la restructuration capitaliste des années 80 tend à faire un usage capitaliste de la réalité de « l’ouvrier social » à travers le retournement de ce qui a constitué la plus haute expression du degré de lutte de « l’ouvrier-masse » du fordisme : le refus du travail. Le refus du travail est retourné en flexibilité du travail au profit du capital. Par là-même, ce sont les limites de l’ancien cycle de luttes qui sont englobées dans le nouveau cycle de stabilisation du capital. D’autre part, les formes de luttes pour l’autonomie se sont diluées dans une « autonomie diffuse » qui a fini par être instrumentalisée par les principaux groupes de lutte armée (Brigate Rosse et Prima Linea)
Pour Negri, la cause de l’échec réside dans le fait qu’en Italie, les luttes n’ont pas su produire de médiations, contrairement à ce qui s’est produit en RFA. L’absence de médiation aurait produit la lutte armée comme médiation par défaut en tant que prestataire de service du mouvement9. Mais Negri néglige ce qui fait la différence de situation entre les deux pays. En Italie, « l’Autonomie organisée » se constitue contre la tentative du « Compromis historique », c’est-à-dire contre une tentative d’englober les conflits de classes dans la société du capital et ainsi de leur faire perdre leur caractère antagonique, ce que, grosso modo, la plupart des autres pays dominants ont déjà réalisé. En RFA, par contre c’est une partie de cette société du capital qui essaie de s’autonomiser de façon volontariste d’où la nécessité de produire des médiations qui constitueraient des « alternatives ».
La dynamique interne des luttes italiennes a aussi transformé les enjeux :
— De 1968 à 1972, ce qui domine c’est la lutte ouvrière centrée sur l’usine et la volonté d’établir un pouvoir ouvrier dont les « CUB » ou conseils d’usine sont les médiations qui seront progressivement institutionnalisées par les syndicats. Le mouvement d’origine fut résorbé dans une meilleure défense de la condition prolétarienne (renforcement du pouvoir syndical de négociation, échelle mobile des salaires).
— Après 1972 et surtout après les événements de 1977, le niveau de la lutte ouvrière est « dépassé ». Toutes les anciennes médiations rentrent en crise. Ainsi, en juin 77, la revue A Traverso peut-elle avancer : « la révolution est finie, nous avons vaincu », formule à prendre à la lettre et qui annonce une nouvelle conception du procès de libération (sans prise du pouvoir) par la création d’une aire sociale capable d’incarner l’utopie d’une communauté qui se réorganise en dehors des valeurs liées au couple travail/salaire. Le développement technologique du capitalisme permettrait de dépasser les contradictions du mouvement du refus du travail par l’extinction même du travail que pourrait représenter l’automation intégrale.
Le point de vue de départ de « l’Autonomie organisée » selon lequel l’autonomie réelle, pour exister, doit s’exprimer politiquement, serait dépassé par le point de vue « alternatif » selon lequel la fin du politique s’explique par le fait que l’autonomie réelle est déjà là, que le mouvement n’a qu’à pousser l’ancien puisque l’État peut être considéré comme dissous. Mais la différence entre cette position et le mouvement « alternatif » réel en RFA, c’est que cette « autonomie » ne se veut pas une base concrète d’expérimentation. Elle n’exprime aucune action et se perd dans des énonciations symboliques, le développement d’un nouvel imaginaire social.
Il n’y aura pas, en Italie, formation d’un milieu alternatif de reflux, ni même expression importante d’un mouvement nihiliste comme en Angleterre avec le mouvement No future. Il se produit un passage direct de l’autonomie de masse à l’individualisation et à ce que Jacques Guigou a appelé l’egogestion.
À ma connaissance, cet échec qui est à la fois échec de l’opéraïsme et échec de « l’Autonomie » ne débouche pas sur un bilan critique très approfondi. Toutefois, on peut signaler deux positions intéressantes :
— pour la revue Collegamenti-Wobbly, si l’opéraïsme d’origine s’est mué en « Autonomie », c’est que la théorie de la vie quotidienne comme fait politique est désormais vécue comme une crise d’un militantisme « qui ne paie pas ». Aujourd’hui, la couche sociale qui a porté le militantisme comme seul moyen d’intervention sur le social, constate son échec et abandonnant toute perspective et réflexion globales, porte aux nues chaque convulsion produite par la crise conjointe du capital et du prolétariat. « L’Autonomie » ne serait plus qu’une composante défensive du mouvement ouvrier, contre la rupture de la rigidité ouvrière, mais se faisant elle entérinerait la division, entre travailleurs « garantis » et « précaires », produite par la restructuration, alors que le capital lui-même serait en train de poser les prémisses d’une nouvelle recomposition de classe, en élargissant sa base productive. Cette dernière critique montre les limites de cette revue qui tente de sauver le concept de classe avec une conception sociologique d’une classe définie principalement par ses caractères objectifs. On se retrouve en deçà de la théorie opéraïste et sur des positions à peu près analogues à celles de la revue publiée en France, Échanges.
— La critique la plus radicale provient du groupe Insurrezione10 pour qui, l’erreur de l’opéraïsme a été d’assujettir toujours le moment objectif du rapport social, celui de la valorisation, à son moment subjectif, celui de la détermination de classe. Or l’autonomie ne peut s’exprimer ni dans la situation immédiate de la réalité de la classe (conception objectiviste de la classe), ni dans son auto-valorisation (conception subjective). L’autonomie ne peut être que projet, ou mieux, tension. Ce n’est que dans les moments de rupture qu’elle peut se réaliser. C’est pour cela que le subjectivisme forcené de « l’Autonomie organisée » s’est réduit à rechercher le sujet abstrait de l’autonomie dans les couches successives qui, tour à tour, ont exprimé avec le plus de force la crise du prolétariat en tant que classe, en tant que sujet révolutionnaire.
Le « non-exemple » de la France.
Le cas est assez paradoxal. Si on analyse le mouvement de Mai 68, on s’aperçoit qu’il constitue une affirmation des individualités contre les normes d’une société qui prétend particulièrement à l’universalité. Il contient donc, en germe, une critique de l’activité théorique en ce qu’elle est une des formes de concrétisation de la norme, en tant qu’activité séparée. Mais contradictoirement, Mai 68 représente aussi, pour la France, la dernière forme de rattachement au prolétariat et à sa théorie11.
Dans sa dominante originelle (étudiante et « jeune »), il est évident qu’il n’est pas un mouvement tourné vers la prise du pouvoir mais plutôt vers l’autonomie, vers la libération des idées, des pratiques et des comportements quotidiens. Toutefois, il ne donnera pas naissance pour autant à un véritable mouvement autonome, au sens où on peut l’entendre en Italie et en RFA. Le mouvement de Mai 68, en tant que revendication « d’être » qui n’a pas rencontré de réel mouvement social de rupture (le mouvement de grève reste encadré par la CGT), reste plus expression qu’action : le problème de l’État n’est pas posé, sauf à travers la critique de ses forces de répression et le mouvement reste respectueux des règles démocratiques.
Si des comités de quartiers et quelques comités étudiants-ouvriers ont vu le jour, cela est resté assez marginal et n’a de toute façon pas pénétré à l’intérieur des usines, contrairement à l’Italie. En ce sens, le Mouvement a déjà dépassé le stade de l’affirmation du travail auquel correspond l’éclosion des comités unitaires de base italiens. La critique envers les syndicats reste abstraite et le mouvement exprime donc plus des refus que des perspectives ou des projets qui permettraient l’autonomisation. Il ne se diffuse pas vraiment dans un tissu social qui est déjà typique d’une société dans laquelle prédomine la domination réelle du capital. Le Mouvement est déjà au-delà de la simple défense de la condition prolétarienne mais son caractère de masse, sa force, lui ôtent toute possibilité d’élaboration d’une perspective qui ne soit pas déjà abolition immédiate des rapports sociaux capitalistes. Il ne risque donc pas le repli sur un « ghetto alternatif » comme en Allemagne. Les risques sont ailleurs. Le déclin du Mouvement dans l’immédiat après 68 ne laisse subsister, d’un côté, qu’un « gauchisme » frileux (les groupes trotskistes) ou exacerbé (la « Gauche prolétarienne ») et de l’autre un « radicalisme » quotidienniste qui très rapidement n’exprima plus qu’un contenu moderniste de libération. Libération des désirs bien sûr, mais aussi libération de tout, y compris d’une référence au mouvement révolutionnaire. Pour les individus qui chercheront au contraire à saisir la spécificité de Mai 68 en tant que mouvement charnière, c’est la prise de distance avec l’immédiat qui s’impose et une longue traversée du désert, au service de la théorie, qui commence12.
C’est le succès du mouvement maoïste en France et particulièrement de la « Gauche prolétarienne » et de son journal La Cause du peuple qui apparaît emblématique des limites de l’époque. En maintenant un refus théorique de l’avant-gardisme (« maos-spontex ») afin d’être « à l’écoute des masses », il s’empêchait toute critique de la classe, ne voyant dans les échecs des mouvements ouvriers que le résultat de la manipulation ou de la trahison de « bonzes syndicaux ». Ce gauchisme ne pouvait donc pas produire une quelconque autonomisation d’avec le mouvement ouvrier traditionnel et ses organisations et cela malgré une violence verbale qui fit sa popularité dans le milieu étudiant et déclassé. La différence avec l’Italie ressort bien quand on compare la Gauche prolétarienne et Potere operaio.
Si on ne peut pas vraiment dire que l’individualisation est plus forte en France que dans les autres pays d’Europe, il ne fait pas de doute qu’elle y est particulière, dans le cadre d’un État centralisé et relativement autoritaire. Cela a pour conséquence de réduire la vie sociale et publique à sa plus simple expression. Le repli sur la vie privée devient prédominant et le rattachement idéologique à la collectivité se fait alternativement sous la forme d’une adhésion à l’idée d’État-nation providence ou à la revendication artificielle d’une appartenance à la « société civile ». Cette dernière ne représente absolument pas une forme de société « alternative » à la française. Sa référence n’implique aucun projet, même réformiste, car la « société civile » est intériorisée par les individus en tant que société réelle, en tant que société vraie, par opposition avec ce qui serait faux, c’est-à-dire l’extériorité : la politique, l’État. Mais la contradiction de cette « société civile », c’est qu’elle ne trouve sa justification que dans la présence de l’État. Elle lui demande de garantir son existence en lui évitant les coups de barre idéologiques et politiques qui pourraient nuire à sa cohésion interne (pour ne prendre qu’un exemple, on peut dire que toute la politique scolaire tourne autour de cela).
Si on a pu parler, en France, de « mouvement autonome », c’est donc très postérieurement à Mai 68 et sans référence privilégiée à lui, ni au niveau des thèmes ni au niveau des acteurs. Auto-organisation, affirmations d’identités particulières et plus « nomades », pratiques en marge de la légalité sans être pour cela toujours illégales (auto-réductions, squats), caractérisent ce mouvement et le rapprochent de « l’autonomie diffuse » italienne. Même s’il s’affirme surtout en tant que mouvement pratique de refus du travail, de révolte contre les diverses dominations à l’œuvre dans le capitalisme moderne, une réflexion critique s’ébauche autour de Bob Nadoulek et de la revue Camarades entre 1977 et 1979. On peut en dégager trois idées-forces :
— pour se distinguer des positions gauchistes traditionnelles, le risque est grand, pour le « mouvement autonome », de se présenter en tant qu’alternative politique s’appuyant sur les idées d’autogestion et de démocratie directe. Or l’autogestion et la démocratie directe ne sont que des formes qui en soi ne permettent aucune alternative. « Il ne peut y avoir d’alternative formelle qualitativement différente à ce système, seulement des enclaves de luttes et de vie où le qualitatif est plein de l’ambivalence force/fragilité de l’aléatoire. »13. Il s’ensuit une critique de l’idée gauchiste de « libération » et finalement une position assez proche de celle des petits groupes ultra-gauches, à partir de prémisses différentes.
— Nadoulek aborde aussi la question des classes et des luttes de classes dans des termes très différents de ceux de la vulgate marxiste : « (…) on peut définir le conflit social actuel à partir de trois forces : l’establishment (terme rendant mieux compte du statut d’une classe qui n’est ni réellement dominante au sens de ses capacités de maîtrise des processus, ni bourgeoisie au sens d’une terminologie marxiste archaïque), l’opposition contenant tous ceux qui veulent remplacer le système par un autre ou opérer des changements de place, et en dernier lieu les luttes affirmant une identité qui parcourt les structures en débordant tous les systèmes dans son mouvement ».
— enfin, il y a l’amorce d’une appréhension nouvelle du mode de production capitaliste : l’accumulation n’est plus celle, rigide, d’un capital fixe dont la propriété est facteur de conflit. Il y a processus de circulation permanent de flux économiques, culturels, informationnels et les secteurs en développement sont ceux qui permettent la reproduction du consensus.
Cette approche critique restera très marginale au sein d’un mouvement qui ne cherche pas principalement à développer une conscience politique comme préalable d’une rupture, mais qui cherche plutôt à exprimer une « sensibilité de masse » proche de celle qui s’est exprimée dans les événements de Bologne de 1977.
Le « mouvement autonome » a buté sur le problème des formes de luttes et de leur niveau de violence à partir des manifestations anti-nucléaires de Malville. Les « autonomes » français et allemands ont cherché à faire comme s’ils étaient les plus forts militairement, confondant ainsi jeux guerriers traditionnels de fins de manifestations et guerre sociale. Cette incapacité à déterminer le niveau réel de lutte atteint et celui à atteindre a conduit à la désagrégation du mouvement. Les derniers « autonomes » reflueront alors vers un terrain d’action de plus en plus limité à une sorte de gestion de la précarité (squats), à une implantation parmi les « exclus » et à quelques actions contre l’État et ses représentants (occupation du journal Libération au moment de la mort des quatre membres de la RAF à la prison de Stammheim).
Le « mouvement autonome » en France manifeste la crise du travail sous sa double forme de refus du travail (critique prolétaire) et d’inessentialisation de la force de travail (« critique » par le capital lui-même), mais sans issue immédiate car cette crise ne fait finalement que s’amorcer. Cette impasse objective va conduire les restes du mouvement vers trois pratiques qui se révéleront elles-mêmes des impasses :
— la lutte armée et ce sera la voie prise par le groupe Action directe.
— la marginalité « politisée » comme tentative de réorganisation de toute la vie sociale alors qu’il s’avère déjà impossible que le travail soit à la base de cette réorganisation. Ce mouvement de marginalisation volontaire n’est donc pas à opposer à ce qui serait un véritable mouvement prolétaire de réappropriation de la richesse sociale, il en est la limite et marque son échec : sur la base de la crise du travail, il n’y a que de la pauvreté à se partager.
— les pratiques « alternatives » qui privilégient les expériences concrètes et les transformations « ici et maintenant ».
Aucune de ces voies n’a pu vraiment se développer alors qu’en Allemagne les deux dernières ont débouché sur la constitution d’un véritable milieu alternatif avec parfois pignon sur rue et banque « alternative » pour faire le bon poids ! Là encore les caractéristiques de l’État français ont amené le pouvoir à faire la chasse à la marge. Le mouvement des squats a été constamment illégalisé et criminalisé, avant même qu’il ne prenne de l’importance. Aucune enclave n’a pu durablement se stabiliser pour ensuite espérer faire tache d’huile.
Autonomie et lutte armée en RFA
La lutte armée représente-t-elle une forme irréductible de l’Autonomie ? C’est un peu la position qui semble se dégager des textes de Joachim Bruhn14 : « Le combat existentiel contre le capitalisme aboutit à la conséquente auto-exploitation du sujet révolutionnaire ». Cet « existentialisme » ne s’exprimerait parfaitement, dans toutes ses implications, qu’à l’intérieur des prisons et particulièrement dans les conditions spéciales de détention, épuré de tous ses résidus empiriques et devenu enfin identique à lui-même. « Parce que la radicalisation du mouvement de contestation en mouvement de résistance, n’a rien d’autre que sa volonté derrière elle, il ne pouvait y avoir d’autre avenir pour la résistance, procédant de sa propre volonté, dans l’opposition absolue contre la société bourgeoise (c’est là l’expression de « l’autonomie »), que de reproduire ses propres lois, son nihilisme objectif » (op. cit.).
On peut effectivement repérer cette tendance dans certaines idées de la RAF, comme celle de l’identité combattante (reprise aussi par les groupes armés italiens) qui doit être maintenue coûte que coûte, surtout en prison, car elle garantit l’autonomie du groupe par rapport au système qui cherche à isoler chaque individu pour le détruire en tant que révolutionnaire. On peut la retrouver aussi dans un fétichisme de l’illégalité ou de la clandestinité comme moyen d’autonomisation volontaire vis-à-vis du mouvement, premier pas vers la création de nouveaux sujets révolutionnaires. Toutefois, en rester là serait nier tout fondement objectif à la lutte armée dans les pays occidentaux, comme si finalement on avait affaire qu’à une lutte de caractères, à une révolution de la volonté. C’est alors l’intensité du procès d’individuation et la crise des rapports sociaux anciens qui en découle, qui se trouvent niées dans l’analyse de Bruhn, alors que cette crise pousse les individus à recréer des rapports sociaux comme le montre l’exemple de la « société alternative » en RFA. Pour les individus qui sont dans la mouvance de la lutte armée, il y a bien conscience que l’heure est à l’intersubjectivité des individus, mais l’exercice de leur subjectivité n’est plus confronté au monde puisque leur identité de combattant leur vient de la coupure radicale qu’ils établissent avec lui. L’intersubjectivité n’est donc plus possible qu’à l’intérieur de la communauté combattante qui devient substitut de la communauté humaine : le moyen devient le but.
Ce qui reste intéressant dans cette tentative, c’est la volonté de rompre avec deux conceptions de l’individualisation : celle des Lumières, qui est aussi celle de l’École de Francfort, qui conçoivent l’individu comme un sujet forgeant dans le refus de l’immédiateté et de la spontanéité, une réflexivité seule source possible de son autonomie ; celle d’une individualisation qui n’aurait produit que des individus-particules, des atomes de capital (cf. Jacques Camatte et la revue Invariance). Le danger de cette position de la RAF et particulièrement d’Ulrike Meinhof, c’est de ne voir l’individu que comme une pure subjectivité qui trouverait dans la lutte son identité de sujet révolutionnaire. Le contenu et les formes de la lutte deviennent alors secondaires, phénomènes qui ira en s’amplifiant une fois les leaders historiques emprisonnés15.
Remarques sur les rapports entre l’École de Francfort et le « Mouvement »
Adorno et Horkheimer dans les années 60, Marcuse à la fin des années 60 et au début des années 70, ont profondément influencé la réflexion en milieu étudiant : critique vis-à-vis d’un fétichisme de la classe ouvrière et de son essence révolutionnaire (facilitée par le fait qu’il était déjà moins important que dans les pays voisins), critique de la démocratie à son stade post-bourgeois (critique certes humaniste, mais aux antipodes du consensualisme que développera Habermas, pourtant présenté comme leur successeur) que l’on retrouve dans le « Mouvement » sous le concept de « démocratie totalitaire », nécessité de trouver un nouveau sujet révolutionnaire (Marcuse).
Les « maîtres » ne reconnaîtront pas toujours leurs élèves. Adorno critiquera particulièrement le subjectivisme et l’aspect anti-théorique du mouvement étudiant : « Une fausse praxis n’en est pas une. Un désespoir, qui trouvant toutes les issues bloquées se jette aveuglément dans la praxis, s’allie au malheur, quelle que soit la pureté de ses intentions ; l’hostilité à l’égard de la théorie, qui est dans l’air du temps, son dépérissement nullement fortuit, son rejet par l’impatience qui veut transformer le monde sans l’interpréter… cette hostilité devient une faiblesse de la praxis »16 et encore : « Le passage à la praxis dans la théorie est justifié par l’impuissance objective de la théorie et il multiplie cette impuissance par l’isolement et la fétichisation du moment subjectif du mouvement historique et la spontanéité »17.
Cette critique redonne vigueur à l’aporie exprimée par Marx dans sa VIe thèse sur Feuerbach. Il faut toujours interpréter le monde avant de le transformer, mais cela laisse intacte la question de savoir quand et comment s’effectue le passage18. Pour Adorno, le marxisme, en tant que théorie constitue un échec dans l’interprétation car il a confondu sujet et objet de la théorie et par là-même il a méconnu le réel, ce qu’Adorno reproche aussi aux étudiants. L’intérêt de cette critique est tempéré par le fait qu’Adorno ne voit pas « le nouveau » de l’action du mouvement. Il n’y reconnaît pas l’expression de la crise de l’individualité bourgeoise et de ses modèles de représentation et d’identification, alors même que ses Minima Moralia en fournissent l’expression théorique parfaite et indépassée. Adorno, pourtant, ne verra dans cette crise de l’individualité bourgeoise qu’une crise psychologique des étudiants, une faiblesse de leur Moi. Finalement, ils jugent eux-mêmes le « mouvement » d’un point de vue bourgeois19.
Le haut niveau de critique d’Adorno et de Horkheimer s’est résorbé dans une timide position politique. Leur recours à l’État démocratique comme la moins pire des solutions d’attente vient contredire le texte de Horkheimer : L’État autoritaire, texte qui, même s’il a été écrit en 1942, ne vise pas particulièrement l’État nazi, mais plutôt la forme générale de l’État moderne à l’ère de la technique et de la culture de masse. En effet, Adorno et Horkheimer, comme Korsch et Bordiga, ont anticipé la défaite du fascisme en tant que forme politique, mais ils ont aussi désigné sa victoire en tant que forme moderne d’organisation de la production, de la gestion du social et de l’intégration des conflits de classes. C’est à partir de cette base théorique que le mouvement extra-parlementaire développera son concept de « démocratie totalitaire ».
Le développement d’un vaste mouvement écologiste allemand va également donner tort à Adorno. S’il est bien évident qu’une des bases de ce mouvement réside dans le principe d’auto-conservation de ses membres (« Plutôt rouges que morts ! ») et par là rejoint les idéologies psychologisantes dominantes à cette époque, il ne peut être réduit, comme le fait Adorno, à un manque de caractère, à la manifestation d’une claustrophobie à l’intérieur de la société. Il est aussi le produit d’une réflexion directement inspirée d’Adorno et de Horkheimer sur la destruction de la Raison, la domination sur la « nature extérieure », la rupture entre nature et culture. Mais là où le mouvement met l’accent sur la subjectivité comme ressort de la lutte, Adorno relève que ce même subjectif est de plus en plus dominé par l’objectif et se trouve incapable de s’en distancier à cause d’un passé non surmonté, d’une défaite préalable qui n’a pas été enregistrée comme telle. Ce n’est que par la théorie que l’on pourrait se remémorer toute la chaîne répressive et ouvrir une nouvelle aire à ce qui serait la véritable praxis. Ce qu’Adorno met bien en évidence dans sa Dialectique négative, c’est l’absence de médiations dans la société post bourgeoise. La seule voie sera donc celle d’une redéfinition des rapports subjectif/objectif source de création de nouvelles médiations : il faut instaurer la préséance de l’objet et le renforcement du sujet (principe de non-identité), en lieu et place de la négation de l’objet et de la faiblesse du sujet (principe d’identité). « Pas de vraie vie dans la fausse »20. La négation ne peut produire du positif et la dialectique de la révolution n’est plus qu’une théologie (tant que l’aporie de Marx n’est pas résolue). Il y a là un retour à une position d’intellectuel dans une société qui a pourtant liquidé toute possibilité de se constituer en « grand intellectuel ». Adorno n’a que la révolte de sa conscience individuelle à opposer au système, tout en critiquant le sujet comme étant le mensonge. Il ne lui reste plus qu’à préserver le non-conformisme dans une société conformiste, gage d’une résistance, malgré tout.
Marcuse recherche, lui, un sujet de la négation, car tant qu’il n’y en pas, la négativité revient à la théorie. Il ouvre néanmoins une perspective : « La négation déterminée peut fort bien en tant que telle, trouver son expression authentique dans un langage non politique et cela d’autant plus que le domaine entier de la politique devient partie intégrante du statu quo »21. Il intègre donc la nouvelle donne constituée par les mouvements non classistes et alternatifs. Pour Marcuse, « l’avant-garde » ne peut plus avoir pour tâche de précipiter la formation de la « classe pour soi » car le développement de la conscience révolutionnaire est une dimension de l’être social… et l’être social aujourd’hui ne permettrait plus la révolution mais tout au plus des « libérations »22. Sauf dans le cas d’une crise grave (!) Marcuse préconise une violence minimum et rejoint Dutschke et sa perspective de « longue marche à travers les institutions ».
Du mouvement autonome à la société alternative.
Le terme « d’alternative » a une origine anglo-saxonne et définit une attitude de défiance vis-à-vis à la fois de la société en place et des positions qui se présentent comme radicales par leurs moyens, sans rien révéler de bien précis sur leurs fins, des positions qui reportent toujours à plus tard ce qui peut être commencé ici et maintenant. On peut lui trouver une filiation avec le mouvement utopiste du XIXe siècle et avec le pragmatisme et le gradualisme politique anglo-saxon. L’influence des mouvements américains de contestation des années 60, en Europe, ne sera d’ailleurs pas négligeable.
Dans les années 1960-65, les idées de Paul Goodman sur la coïncidence naturelle entre autonomie de la personne et esprit communautaire, l’idée d’une communauté universitaire indépendante, auront un impact important sur les étudiants américains ; impact plus important, au moins au début, que celui provoqué par les idées de Marcuse dont la difficulté de lecture rebutait les activistes du mouvement. Ces idées « libertaires-libérales » viennent alors concurrencer la petite influence marxiste dans les universités (Wright-Mills, Baran, Sweezy, Mattick) car elles collent à l’évolution ultra-rapide du capitalisme américain. C’est aussi l’époque où Galbraith met en place ses concepts de « Nouvel État industriel » et de « technostructure » et où W. Mills décrit les transformations à l’œuvre dans le travail des « cols blancs » devenu dominant. Cette situation « avancée » fera école quelques années plus tard, en Europe avec « l’Université libre » de Berlin dès 1967, puis avec la faculté de Vincennes après 68.
Mais le mouvement de « contre-culture » se manifeste aussi par un violent anti-intellectualisme pour qui seuls comptent le vécu immédiat, l’expressif, l’émotionnel. « N’expliquez jamais ce que vous êtes en train de faire… montrez le par votre action » ou bien encore : « Il faut vivre sa vision du monde »23. Pour Hoffman comme pour Rubin24, il n’est pas question de se sacrifier pour la révolution future, il faut la vivre maintenant, ce qui ne veut pas dire que la voie est facile (Hoffman sera contraint à plusieurs années de clandestinité). Cette vision imprégnera le mouvement des communautés en Allemagne, la religiosité en moins et la culpabilité en plus.
Dans le passage du « mouvement autonome » au « mouvement alternatif » on assiste à un glissement d’une dialectique des libérations vers une affirmation des possibles ici et maintenant. Cela est net aussi bien dans la transformation du mouvement étudiant allemand extra-parlementaire en mouvement alternatif, que dans l’évolution théorique de Negri où la puissance ouvrière doit se recomposer, dans sa séparation d’avec le capital, dans un projet de contre-société. Un autre ancien dirigeant de Potere operaio, Piperno va encore plus loin dans cette voie quand il caractérise « l’Autonomie » comme une forme sociale qui aurait introduit le rejet de l’utopie. À côté de l’État et des institutions bureaucratisées, la société alternative serait déjà là dans la richesse des expériences multiples25. Dans le même ouvrage collectif, Biffo surenchérit : « Peut-être le concept d’autonomie devra-t-il être repensé comme auto-mise en marge par rapport à la dimension totalitaire du social et comme auto-constitution de formes communautaires indépendantes de l’échange universel des marchandises et des signes » et il prône : « L’étrangeté, la désobéissance, le refus total de reconnaître l’existence même du Pouvoir, parce que le Pouvoir se fonde, en dernière analyse, sur une hallucination, une simulation, une bévue ». « Notre monde » serait donc déjà là et le réel ne serait qu’illusion. L’alternative n’est donc pas à construire, elle n’existe que comme problème de conscience, de culture, d’où le rôle dévolu par ce courant à la communication. Biffo rejoint là les analyses de petits groupes post-situationnistes français, influencés par les thèses de Jean-Pierre Voyer, sur l’absence de réalité du réel, la communication, la publicité, le bavardage26. « L ‘Alternative » peut toutefois prendre des formes multiples. La répression massive de 1979 en Italie a brisé la logique développée par Biffo et si on regarde ce qui s’est passé en Allemagne et en France, le mouvement alternatif à dominante écologiste a servi de base de repli après la défaite des utopies révolutionnaires. Il est devenu un mouvement de l’auto-limitation et du réalisme (cf. chez les Grünen allemands, la lutte entre les « fondamentalistes » et les « réalistes »).
En guise de conclusion provisoire
Dans « l’Autonomie », il y a donc la volonté de poser un nouvel immédiat, nécessité que nous avons aussi reconnue avec la notion de « pratiques critiques », mais dans tous ces mouvements ou pratiques le nouveau ne peut se critiquer essentiellement à partir de l’ancien (le programme de classe, la théorie constituée), mais plutôt à partir du sens du mouvement qui doit être appropriable par le mouvement pratique lui-même.
Cela pose différemment le rapport conscience immédiate/ conscience théorique : la crise des anciennes déterminations (classes, sexes, âges, rôles) entraîne que la théorie ne peut plus correspondre à une vision globale transcendant les individus qui la produisent (c’était le cas aussi bien des théories bourgeoises que de la théorie du prolétariat). Mais tout en ne pouvant plus être « séparée », la théorie ne peut nier que la scission entre conscience et pratique soit une des scissions réelles de l’humanité, dans l’aliénation. Cette scission n’a toujours pas été dépassée, mais elle s’est déplacée, élargie : de scission, principalement entre des individus (« théoriciens », « suivistes », « activistes »), elle est devenue aussi scission à l’intérieur même des individus, ce qui produit en eux un déchirement tel qu’ils ne peuvent que difficilement échapper à un mouvement d’oscillation entre révolte et découragement. Il ne faut pas confondre ce nouvel immédiat avec ce qui ne serait que la manifestation d’un vitalisme d’un nouveau type correspondant à une immersion pure et simple dans les relations sociales du moment : refus du passé, indifférence à l’avenir, apologie du présent comme l’exprime bien l’idéologie « jeune ».
Si les « autonomies » ont recherché de nouvelles médiations, c’est que non seulement les anciennes étaient en crise, mais que c’était aussi la seule façon, pour les individus, de ne pas être immédiatement leurs rapports sociaux dans le capital, c’est-à-dire de pouvoir résister au procès « d’anthropomorphose du capital » (Camatte) en train de réaliser une partie du programme prolétarien, mais pour son propre compte : rendre l’individu immédiatement social en tant que particule du capital, aux antipodes du projet autonome en quelque sorte ! Ces nouvelles médiations ont surtout pris la forme de médiations politiques (« Autonomie organisée », « partis combattants ») ou de médiations psycho-sociales (nouvelles formes de travail, vie communautaire, action contre-culturelle), car les mouvements ont délaissé la question de l’institutionnalisation des médiations, pourtant fondamentale dans l’optique de la création d’un nouvel imaginaire social et politique qui doit sous-tendre tout projet d’autonomie (Castoriadis).
Ce qui fait l’originalité et l’intérêt des mouvements autonomes ne doit pas nous cacher qu’ils constituent, par bien des côtés, une régression du niveau de lutte atteint dans la phase qui à précédé et été à l’origine de leur naissance. « L’autonomie » consacre bien souvent le passage d’une insatisfaction qui cherche à se supprimer, à une satisfaction aliénée. « L’Autonomie » dégénère alors en éclatant en « autonomies » et « espaces d’autonomies ». On assiste alors à une subjectivisation absolue d’une individualisation sans sujet. C’est ce qu’a très bien exprimé J. Guigou avec son concept « d’egogestion27 », même si ce concept est surtout adapté à la situation française, pour des raisons que j’ai déjà mentionnées.
Si le nouvel immédiat cerné par « l’Autonomie » a pu exprimer une certaine universalité car c’est une forme de dépassement des projets de classe et donc d’un élément important de la particularisation des individus dans un rapport social centré sur le travail et la production matérielle, il ne constitue pas un dépassement de la particularisation en général. Son objet a changé dans une période de crise des anciennes médiations et représentations, ce qui explique les ambiguïtés de ces mouvements, à plusieurs niveaux :
— Il n’y a qu’un pas de la collectivité fonctionnelle à la collectivité organique et ce n’est pas un hasard si on assiste à un afflux non négligeable de ruraux et de conservateurs chez les « Verts », surtout en Allemagne, mais aussi aux États-Unis où la Deep ecology semble s’imposer de plus en plus au détriment d’une écologie sociale (Murray Bookchin). La critique de la domination sur la nature n’aurait alors conduit qu’à son contraire, une immersion dans la nature (retour à une prédominance des déterminations naturelles), sans que soient redéfinis les rapports des individus à la nature extérieure et les rapports des individus à leur propre nature. Pour la Deep ecology, la domination sur la nature est première, alors qu’en fait, elle ne fait que dériver de la domination des hommes sur les hommes. La critique est remplacée par une mystique.
— Le « Mouvement » qui se veut « Autonomie » est composé d’individus qui, finalement, se pensent dans l’hétéronomie : le sujet de l’humanisme n’existe plus et l’individu bourgeois est remplacé par l’individu de l’époque de la dissolution des classes. En tant que sujet éclaté, il ne peut que difficilement trouver dans ses rapports aux autres, la confirmation de son existence et donc de son autonomie, alors que l’individu des classes la trouvait dans son existence de classe, par exemple pour l’individu prolétaire.
Le sujet éclaté ne peut alors espérer prouver sa subjectivité que dans l’intersubjectivité (la création de communautés, mais aussi dans les « branchements » de toutes sortes, les réseaux, etc.). Cette absence d’épaisseur de l’individu de la fin des classes l’amène paradoxalement à ériger en valeur suprême l’authenticité, quel que soit son contenu. Cela conduit à l’apologie des différences et à l’acceptation du procès de fragmentation de l’être qui est pourtant la première étape vers la réalisation complète de la séparation28.
Jacques Wajnsztejn, 1988
Notes
1 – Marion Tronti, Ouvriers et capital, Christian Bourgois, 1977, p. 229.
2 – Cette démarche sera d’ailleurs critiquée par Panzieri, juste avant sa mort en 1964, lui reprochant de vouloir fonder une nouvelle philosophie, une philosophie de la classe ouvrière.
3 – Tronti, op. cit.
4 – Pour une reprise de cette notion en RFA, cf. Karl-Heinz Roth, L’Autre mouvement ouvrier en Allemagne : 1945-1978, trad. par Serge Cosseron, Paris, Christian Bourgois, 1979.
5 – Nanni Balestrini, Primo Moroni, L’orda d’oro, Sugarco, 1988.
6 – Franco Berardi, Le ciel est enfin tombé sur la terre, Seuil, 1978.
7 – Franco Berardi, op. cit.
8 – Tronti, Préface à la nouvelle édition d’Ouvriers et capital.
9 – Antonio Negri, L’Italie rouge et noire, Fayard, 1985.
10 – Insurrezione est un groupe qui s’est développé à partir d’origines diverses (influence de la revue Invariance série I et de groupes comme Comontismo et Collegamenti), essentiellement de 1977 à 1979, puis sous d’autres formes (après la répression) jusqu’en 1982. Certains de leurs textes ont été traduits en français par la revue L’Ombre hérétique, sous le titre : « Prolétaires si vous saviez ». Des anciens d’Insurrezione ont aussi écrit la brochure : « Parafulmini e Controfigure », qui critique l’action du groupe de lutte armée Azione Rivoluzionaria composé d’individus proches de cette mouvance.
11 – Même si ce rattachement se « gauchise » par la réactivation des thèses conseillistes (IS, Noir et Rouge, ICO) ou bordiguistes (Invariance, Le Mouvement communiste) et par la diffusion des textes de jeunesse de Marx restés inédits (Librairie La Vieille taupe).
12 – Pour de plus amples développements sur cette question : cf. Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme, Ed Nautilus, 1987, surtout dans sa première partie qui constitue une sorte de bilan de cette errance théorique.
13 – Violence au fil d’Ariane : du karaté à l’autonomie politique, Christian Bourgois, 1977, et L’iceberg des autonomes, Kesselring, 1979.
14 – Joachim Bruhn, Randale und Revolution, Berlin, Tiamat, 1986 ; et Revolution der Willens, 1987. Cf. aussi les articles « Le corps alerte rouge » et « Le sens de la vie et la politisation de la RFA », Temps critiques no 1, ainsi qu’un article dans le no 3 « L’antifascisme comme ersatz de révolution ou comment la subjectivité bourgeoise réussit une dernière fois à se doter d’un masque révolutionnaire. Une réponse à Loïc Debray ».
15 – Individu, révolte… op. cit.
16 – Theodor W. Adorno, « Notes sur la théorie et la pratique », in Modèles critiques, Payot, p. 283.
17 – Modèles critiques…, op. cit.
18 – Cette aporie se trouve d’une certaine façon à l’origine du projet de la revue Temps Critiques : les profondes transformations survenues dans tous les domaines nécessitaient d’établir un état des lieux de la critique, avant même d’avancer de nouvelles interprétations. Le changement de quatrième de couverture du no 9 indique un petit déplacement vers la phase de transformation avec l’affirmation de l’urgence politique.
19 – Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf, Verlag Neue Kritik, 1971.
20 – Theodor W. Adorno, Minima moralia, Payot, 1980.
21 – Herbert Marcuse, Raison et révolution, Paris, Minuit, 1968.
22 – Herbert Marcuse, Vers la libération, Paris, Seuil, 1969.
23 – Abbie Hoffman, Revolution for the Hell of It, New York, Dial Press, 1968.
24 – Jerry Rubin, Do it, Paris, Seuil, 1971.
25 – Ouvrage collectif, L’État et le gendarme, Québec, VLB.
26 – Jean-Pierre Voyer, Introduction à la science de la publicité, Paris, Champ Libre, 1975.
27 – Jacques Guigou, La Cité des ego, L’impliqué, 1987.
28 – cf. revue Invariance, série III.