Le plaisir capitalisé
Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)
Publié dans Corps et culture, n° 2, 1997, pp. 127-132, [revue du Laboratoire « Corps et culture », Faculté des sciences du sport et de l’éducation physique – Université Montpellier I} ainsi que dans L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)
Si avec l’avènement des sociétés commerçantes, le plaisir a pu devenir aussi l’objet d’un échange marchand, ce n’est que dans la société du capital totalisé d’aujourd’hui qu’il a été transformé en opérateur majeur de la valorisation. Le temps n’est plus où un bourgeois devait limiter son plaisir pour servir les raisons de l’économie ; il s’agit maintenant pour toutes et pour tous de s’astreindre au plaisir afin de donner raison à l’économie. « Soyez raisonnables, faites-vous plaisir », ordonne l’image d’une récente prothèse automobile.
En deçà du plaisir de l’individu
Dans les sociétés protohistoriques, comme dans les sociétés traditionnelles, le plaisir de l’individu n’existait pas de manière autonome. L’expérience du plaisir semble y avoir toujours été liée aux modes d’être et de faire de la communauté à laquelle l’individu appartient. Immédiatement vécu dans ses rapports à la nature extérieure où médiatisé par les institutions de la vie collective, l’accès au plaisir de l’individu y était déterminé par les représentations symboliques, les mythes et les religions. Jusque dans son plaisir solitaire, le plaisir de l’individu des sociétés anciennes ne pouvait jamais être l’unique plaisir d’un individu, puisque l’individu n’existait que dans son rapport à la communauté humaine.
Avec la formation des États-empires mésopotamiens, de la Cité-État grecque, puis de l’État romain ; c’est-à-dire avec la mise en mouvement de la valeur comme puissance autonomisée par la domination d’une classe des maîtres sur une classe des esclaves, le plaisir est lié à la puissance de l’État et aux manifestations de cette puissance dans la guerre, les cérémonies publiques, les réjouissances collectives à la gloire de l’aristocratie. Dans ces sociétés esclavagistes, seul le plaisir des maîtres existe, car il est le seul à contribuer à la puissance de l’État. L’esclave concourt d’ailleurs à intensifier ce plaisir, comme l’atteste le chapitre 140 du Satiricon de Petrone1
Au bon plaisir de l’individu souverain
Pour que s’affirme, dans la société de la classe du capital, la souveraineté absolue de l’individu-bourgeois, il a fallu que soit dissout l’ancien rapport féodal de la dépendance aristocratique. L’effectuation historique de cette dissolution fut rendu possible, non sans contradictions entre les villes et les campagnes, par la généralisation du rapport social capitaliste, assujettissant les producteurs salariés aux propriétaires des moyens de production. Au-delà des modalités particulières prises par ce rapport social selon chacune des périodes du capitalisme (marchand, manufacturier, industriel, financier), une valeur générale — donnée par la classe bourgeoise comme sa nécessité historique — leur est restée commune : la liberté d’action du propriétaire et sa libre jouissance.
Ainsi, le moment bourgeois des révolutions modernes chercha-t-il à réaliser cette figure autonomisée et individualisée de l’individu souverain. Souverain, tout d’abord, dans sa liberté d’entreprendre afin d’accumuler des profits, mais souverain aussi dans les autres domaines de sa vie publique et privée. Émergente avec les grandes individualités intellectuelles de la Renaissance puis des Lumières, cette figure de l’individu souverain va chercher à s’incarner politiquement dans le citoyen-patriote des clubs révolutionnaires français ; elle en constituera même le double négatif. Le double négatif et non l’unité positive, car celle liberté de l’individu s’aliène dans les obligations et les sacrifices qu’il doit à la nation, laquelle n’était rien d’autre que la communauté de la classe des propriétaires.
Qui, mieux de Sade, a-t-il exprimé l’accomplissement théorique et pratique de cette toute-puissance de l’individu et de son plaisir ? La vie et l’œuvre de Sade2 représentent l’utopie du plaisir absolu de l’individu. Mais cette universalité de la liberté de l’individu sadien a été, dès sa création, bornée par son être de classe ; et en cela, elle est restée inemployée ; car le sujet historique qui l’a adoptée sans l’émanciper, à savoir, le bourgeois, est un individu qui, comme tel, autolimite son plaisir.
Le plaisir du travail
Dans la société de classe moderne, dès que le capital est devenu l’opérateur principal du procès global de valorisation, le plaisir que les prolétaires associés pourraient prendre dans le travail productif alors affranchi de son exploitation, n’a pas cessé d’effrayer les maîtres de manufactures, puis les patrons d’industries. Cette menace n’est d’ailleurs pas restée imaginaire. Émeutes, grèves, bris des machines, occupations d’usines, révoltes et révolutions, ont exprimé historiquement la critique du plaisir par le prolétariat. Cette critique-en-acte du plaisir du travail, qui a toujours été présente et active au cours d’un siècle et demi de révolutions prolétariennes, a combattu la morale du travail, que les maîtres des usines, et les syndicats, inculquaient chaque jour et chaque nuit aux ouvriers. Car, la classe du capital redoutait à ce point ce que le prolétariat qui se nie, aurait pu faire du plaisir d’êtres libres qui s’associent, qu’elle a établi le plaisir de l’ouvrier au travail, comme le premier commandement du « despotisme de la fabrique » (Marx.)
« Sifflons en travaillant… », telle fut l’antienne de dix générations de contremaîtres dans les usines.
Première et seule classe de l’histoire à avoir transformé l’essentiel des activités humaines en travail productif, la bourgeoisie a dû inculquer le plaisir du travail à la classe ouvrière ; laquelle, pensant y reconnaître les anciennes valeurs laborieuses de la paysannerie dont elle était issue, a largement adopté cette croyance. Dans le rapport salarial, l’ouvrier doit éprouver du plaisir à réaliser sa tâche, puisque son intérêt universel se trouve alors réalisé : vendre sa force de travail contre de l’argent. Ainsi s’accomplira, de François de Wendel à Stakhanov, cette « saine morale », dont Jérémie Bentham3, hédoniste de l’utile, comptable « des plaisirs et des peines », a pourvu la classe du capital qui a trouvé en lui son Aristippe.
La jouissance de la valeur
Le « vivre sans temps mort et jouir sans entrave » chanté et dansé en 1968, n’ayant pas trouvé, pour cause de disparition du prolétariat, son « sujet historique », cette aspiration à « changer la vie » s’est alors institutionnalisée, comme bien d’autres « libérations », dans la pure et simple consommation de l’existant et de ses prothèses.
À la fin des années soixante-dix, Le Livre des plaisirs
Après 68, cette société de l’individu-démocratique s’étant recomposée au nom des droits à la différence et au titre de l’autonomie du citoyen-entrepreneur, la jouissance est devenue une obligation civique et économique pour tous. L’expérience et la connaissance sensibles, le plaisir des rencontres, la présence amoureuse, et quelques autres dimensions naturelles de la vie des êtres humains, sont passées corps et biens du côté de la valorisation de la « ressource humaine ». En se parachevant5, en conduisant à son terme le procès global de dissolution du travail, le capital cherche à devenir la communauté humaine tout entière. Dans cette barbarie, les êtres humains sont « de trop », seule la « ressource humaine » peut encore, dans quelques secteurs spécialisés et pour peu de temps, être utile à l’économie. Car, avec le cybermonde et le cybersexe, la question est proche d’être réglée puisque le capital virtualise la valeur. Ce n’est plus l’homme qui jouit c’est la valeur devenue homme.
Jacques Guigou
Notes
1 – « Eumolpe ne différa pas d’inviter la jeune fille aux mystères pygiaques (…) et il donna l’ordre à Corax de se mettre à plat ventre sous le lit où il était, de façon que, les mains appuyées par terre, il aidât de ses mouvements ceux de son maître. Corax obéit, imprimant d’abord de lentes ondulations, auxquelles répondaient celles de la jeune fille. Quand la chose fut prête d’arriver au résultat voulu, Eumolpe exhorta Corax, d’une voix sonore, à presser le mouvement : ainsi placé entre le serviteur et la petite amie, le vieillard jouissait comme d’une oscillation de balançoire. ». Cité par F. C. Forberg dans son Manuel d’érotologie classique de 1824.
2 – Maurice Blanchot a dégagé la signification de l’exigence de souveraineté absolue de l’individu dans l’œuvre de Sade : « être unique, unique en son genre, c’est bien là le signe de la souveraineté, et nous allons voir jusqu’à quel sens absolu Sade a poussé cette catégorie » écrit-il ; précisant plus loin, que si cette souveraineté s’affirme « dans une immense négation » (…) « le simple néant n’est pas son but », car, en « inventant de nouveaux excès qui lui répugnent davantage, alors il passera de l’anéantissement à la toute-puissance, de l’endurcissement à la volupté la plus extrême et, “bouleversé de toute part”, il jouira souverainement de soi au-delà de toutes les limites », Sade et Lautréamont, 1949.
3 – À la Déontologie, ou Science de la morale que Bentham définit comme « l’art de diriger les hommes en vue du plus grand plaisir possible pour celui dont l’intérêt est en jeu », le philosophe rationaliste d’État Alain répond, comme en écho, la semaine même de la victoire mondiale des bourgeoisies nationales : « le travail utile est par lui-même un plaisir ; par lui-même et non par les avantages qu’on en retirera », Propos, (6 novembre 1911).
4 – Raoul Vaneigem, Le livre des plaisirs, Encre, 1979.
5 – cf. Jacques Guigou « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques, no 9, 1996 et Anthologie Tome II, Partie 4, chap. 1.