III. Les prémisses pratiques
Le rôle du gauchisme
Mai-68 marque la naissance d’un nouveau type de mouvement par rapport à l’idée classique de mouvement social ou celle de mouvement de classe. Il déborde les qualifications habituelles. Il est massif, mais les minorités agissantes y tiennent un grand rôle et les individus aussi puisqu’ils ne sont pas structurés de façon aussi rigide par des valeurs et des organisations qui sont entrées en crise depuis la fin des années cinquante et surtout pendant les années soixante, comme nous pensons l’avoir montré dans les prémisses théoriques.
Ce qui n’était encore que pratiques de résistance individuelle, si elles étaient réalisées parfois en groupe, se constituent à partir de la fin des années soixante, en idéologies pratiques contre l’ordre social. Ce sont les idéologies gauchistes95 qui ont servi de médiations dans ce passage, car ce sont elles qui étaient les plus présentes, les plus visibles, aussi bien à travers les luttes anti-fascistes et anti-colonialistes qu’à travers les luttes anti-impérialistes (lutte contre la guerre au Vietnam, sympathie pour le castrisme et surtout pour le guérillero emblématique, Che Guevara). C’est aussi par elles que les comportements spontanés de contestation de l’ordre social ont été rationalisés et transformés en militance au sein d’organisations de masse comme les Comités Vietnam de Base (« pro-chinois ») et Comités Vietnam National (PSU, JCR). Une militance qui s’était réduite comme peau de chagrin depuis la fin de la guerre d’Algérie avec, par exemple, un écroulement des adhésions étudiantes à l’UNEF.
Dans les faits, le gauchisme a opéré et réussi la transmutation des besoins du nouveau mouvement en exigences socialisées par le vieux mouvement communiste troisième internationaliste. Le succès particulier des deux groupes gauchistes principaux, le groupe de la JCR d’un côté, le groupe de l’UJC(ml) de l’autre, s’explique par leur capacité, contrairement aux autres du type fer, Voix Ouvrière ou pcmlf, à vivifier ce vieux fonds internationaliste stalinien (la JCR, proche du trotskisme n’hésite pas à soutenir le FNL vietnamien qui a pourtant liquidé physiquement un groupe trotskiste vietnamien très influent) par un zeste de tiers-mondisme. Les grandes manifestations de solidarité envers les peuples en lutte pour leur émancipation nationale permettent la convergence provisoire des anciennes exigences anti-impérialistes et internationalistes avec les besoins nouveaux de communauté humaine exprimés par la jeunesse du monde entier. Cela va produire un véritable appel d’air pour des organisations politiques qui sont avant tout des organisations de jeunesse. Qui connaît, en effet, l’organisation mère de la JCR ? De qui dépend l’UJC(ml) ? Personne n’en sait rien en dehors des militants de ces organisations.
Le nouveau mouvement en préparation s’accommode donc du gauchisme, comme il s’accommodera du syndicalisme étudiant (UNEF) car il n’a pas encore construit d’entité autonome et il reste tributaire de l’ancienne matrice révolutionnaire dont il est parfois difficile de se dégager. Ainsi, Daniel Cohn-Bendit essaiera de préciser la chose à propos de l’anti-impérialisme au cours d’un entretien avec Le Nouvel Observateur dans cette première semaine de mai : « Il y a chez nous des gens que j’appellerai les “tiers-mondistes”, pour lesquels le combat contre l’impérialisme et contre l’exploitation du tiers-monde est le thème par excellence, qui provoque une prise de conscience politique. De notre côté, nous estimons que la lutte du tiers-monde doit être soutenue par des actions visant à détruire, pour autant que nous en ayons la force, les centres de son exploitation qui sont à notre portée, en France. Mais le point de départ de la politisation qui fait que nous nous solidarisons avec les exploités, ce point de départ, tout comme en Allemagne, c’est la condition qui nous est faite à l’université. Quand les 10 000 étudiants de Nanterre ont fait grève en réclamant des conditions de travail plus acceptables, on a d’abord parlé de grève “corporatiste”. Le mouvement se serait peut être ensablé dans le corporatisme si les comités paritaires étudiants-professeurs que nous avons obtenus avaient fonctionné. Il n’en a rien été : le pouvoir a dit “non” à toutes nos revendications, lorsque nous avions l’appui des professeurs […] Donc, c’est au système que nous nous sommes heurtés dans nos revendications : au pouvoir politique, au capitalisme, à sa conception de l’Université. La politisation est partie de là. » (p. 18).
Les courants de la gauche communiste restent sur les bases des problèmes de l’ancien cycle révolutionnaire qui court de 1917 à 1923. Les positions sur les syndicats restent par exemple un peu floues. Si les gauchistes critiquent les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, ce n’est pas sur le fond, sur leur nature, mais sur leur forme : trop bureaucratique, trop autoritaire, donc sur des critères qui correspondent exactement à la critique que les étudiants ou les jeunes ouvriers adressent aux organisations et aux institutions en général. La critique gauchiste en reste à une vision simpliste qui est d’expliquer la pratique réformiste de ces organisations par la présence de « directions traîtres » pour les trotskistes, de bureaucrates révisionnistes corrompus pour les maoïstes. Mais cette vision est compatible avec la fibre anti-autoritaire et démocratique à la base, des étudiants et jeunes ouvriers. Plus recevable en tout cas qu’une critique communiste de gauche de principe contre les syndicats à la situationniste (« les syndicats sont des bordels, l’UNEF est une putain ») ou une critique anarchiste des élections (« piège à cons »).
Le gauchisme va bien sûr être surpris par l’événement 68, mais ce n’est pas vraiment « un coup de tonnerre dans un ciel serein » (la formule est du président Mao !). L’accommodement de départ permettra à certains groupes de tirer leur épingle du jeu, en cherchant à transformer, de l’intérieur (JCR et pcmlf) ou de l’extérieur (UJC(ml)) le mouvement en quelque chose de connu, c’est-à-dire un mouvement de masse ou un mouvement pour une cause (« la cause du peuple »).
Il est à remarquer que les groupes gauchistes les plus en pointe dans la nouvelle contestation de l’ordre établi ont été les groupes gauchistes les moins implantés en usines (JCR et UJC(ml)) alors que les plus implantés (tout est relatif) ont été ceux qui ont été quasi absents du mouvement dans sa composante étudiante et dans la rue (Voix Ouvrière, trotskistes lambertistes, pro-chinois du pcmlf96). Ils se sont contentés de leur activité routinière dans les usines et de participer activement aux grèves sur leur propre lieu de travail.
De toute façon, le mouvement ne pouvait se reconnaître dans aucun des groupuscules présents sur le marché, car ils sont le produit de la défaite du cycle révolutionnaire précédent et l’expression de la fragmentation du prolétariat. Si parfois ils restent fermes sur certains principes, comme le groupe autour de la revue Invariance, issu de la gauche communiste italienne, la plupart des autres reproduisent, en les aggravant, des tares originelles (batailles de chapelle entre les divers groupes trotskistes par exemple) liées en partie à une décomposition des forces communistes pendant la période de contre révolution qui commence dès la fin des années vingt et perdure jusqu’aux années soixante.
Les mouvements de jeunes avant 1968
Provotariat ou prolétariat97 ?
Autour de Nieuwenhuys Constant, exclu de l’IS depuis cinq ans, se constitue un noyau d’agitateurs qui veulent exprimer, faute de mieux, la volonté de changement des jeunes hollandais. La « provocation » devient le moyen de dévoiler le caractère répressif de la société et cela, dès 1955. Ils sont influencés par la critique anarchiste de l’État et par les thèses de Marcuse sur l’intégration du prolétariat à la société de consommation et sa disparition en tant que force révolutionnaire. De l’IS, ils reprennent la théorie du spectacle et du jeu opposé au loisir. Leur plus belle réussite pratique restera celle des vélos blancs gratuits et à utilisation collective98. Le mouvement provo connaît sa plus grande notoriété le jour de sa chute. Le 14 juin 1966, une manifestation a lieu à Amsterdam, organisée par les ouvriers du bâtiment contre leur bureaucratie syndicale. Les grévistes tentent d’incendier le local du principal quotidien hollandais De Telegraaf afin de le punir des fausses nouvelles propagées. C’est l’émeute à laquelle se joignent de nombreux jeunes, dont les provos. La répression est brutale et menée par tous les partisans de l’ordre : policiers, proxénètes du quartier réservé et patrons des bars du port.
Les chefs provos sont pris au dépourvu par une effervescence qu’ils ne contrôlent pas. Ils lancent alors un appel au calme à la télévision et condamnent l’action des ouvriers. Cette position ne provient pas seulement d’un manque de courage politique, mais des conceptions que les provos ont de leur propre pratique.
C’est ce que la brochure des étudiants de Strasbourg avec Mustapha Khayati va critiquer de façon acérée : « Les Provos sont l’expression du dernier réformisme produit par le capitalisme moderne : celui de la vie quotidienne. Alors qu’il ne faut pas moins d’une révolution ininterrompue pour changer la vie, la hiérarchie provo croit — comme Bernstein croyait transformer le capitalisme en socialisme par les réformes — qu’il suffit d’apporter quelques améliorations pour modifier la vie quotidienne. Les Provos, en optant pour le fragmentaire, finissent par accepter la totalité. Pour se donner une base, leurs dirigeants ont inventé la ridicule idéologie du Provotariat destinée, selon eux, à s’opposer à la prétendue passivité et à l’embourgeoisement du Prolétariat, tarte à la crème de tous les crétins du siècle. Parce qu’ils désespèrent de transformer la totalité, ils désespèrent des forces qui, seules, portent l’espoir d’un dépassement possible […]. Les Provos n’ont rien compris de tout cela ; ainsi ils restent incapables de faire la critique du système de production, et donc prisonniers de tout le système99 ».
Courant 1967, les dirigeants provos annoncent la dissolution du mouvement : Provo is dood ! Leve Provo ! (Provo est mort ! Vive provo !). Alors qu’une grande partie des provos va rejoindre la contre-culture underground, certains rejoignent des groupes politisés qui mèneront des activités anti-impérialistes et soutiendront les déserteurs américains alors nombreux à se réfugier aux Pays-Bas.
Le mouvement étudiant dans les luttes anti-fascistes et anti-impérialistes
Le Front Uni Antifasciste (FUA) pendant la guerre d’Algérie (1961) a constitué un élément du mouvement d’opposition à la guerre d’Algérie sans atteindre vraiment à une opposition de masse radicale comme celle des appelés du contingents qui refusaient l’appel et dont les membres des comités de soutien se couchaient sur les voies ferrés, dans toute la France, afin de bloquer l’embrigadement.
Si le FUA a été bien loin d’avoir cette dimension, l’important, est qu’il s’est posé en nouveau protagoniste politique. À l’origine, il ne constituait qu’un groupuscule qui cherchait à s’opposer physiquement aux groupes fascistes et à l’oas alors que l’UNEF se contentait de chercher à développer un mouvement de masse autour de la question du report de la conscription. Le FUA mit au goût du jour, en milieu étudiant, la pratique de l’action directe et l’idée que l’intervention étudiante pouvait déborder la défense des seuls intérêts étudiants. La subjectivité politique qui va se dégager de ce combat, mené finalement aux côtés des Algériens, n’est pas toute contenue dans le classique engagement pour une « Cause ». Il procède d’un processus de désidentification par rapport à l’État-Nation. Une désidentification que l’on retrouvera aux États-Unis avec la lutte contre la guerre au Vietnam, en Italie avec le rejet de l’État mafieux contrôlé par la DC et infiltré de fascistes.
On retrouvera l’influence de la FUA au sein de la Gauche syndicale100 puis dans le MAU101, mais recyclée dans les thèmes d’un « pouvoir étudiant » qui apparaît dès l’automne 1963 avec les grèves contre le ministre Fouchet. Les slogans « La Sorbonne aux étudiants » fleurissent. Des semi-occupations ont lieu pour la première fois et des grèves s’organisent sur le tas, en référence aux pratiques ouvrières. Il est à noter, pour la petite histoire des intellectuels, qu’Althusser se fait remarquer à l’époque par ses moqueries contre le mouvement quand il note dans une lettre à Bruno Queysanne, dirigeant de la FGEL, que les banderoles étudiantes flottent « dans le ciel, c’est-à-dire dans l’utopie et le vide102 ». C’est qu’Althusser est interpellé par les derniers événements. En effet, pendant la grève, Bruno Queysanne est intervenu pendant la leçon inaugurale de Bourdieu et Passeron à l’ENS, pour y poser la question du statut de la sociologie universitaire quand elle reproduit les formes hiérarchiques autoritaires des rapports sociaux capitalistes. Empêtré de son côté dans une lutte contre le stalinisme et la vision d’une science prolétarienne, Althusser va voir dans les questions de Queysanne un retour du subjectivisme politique nuisible à la science et la marque du retour d’un gauchisme historique condamné par Lénine. Cette position d’Althusser n’est pas anecdotique, car elle va fonder son concept de « pratique théorique ». Cela annonçait déjà les textes de 1964-1965 : « Marxisme et humanisme », « Théorie, Pratique théorique et formation théorique », le livre collectif Lire Le Capital103 et la préface à Pour Marx : « Matérialisme historique et matérialisme dialectique ». C’est cette défense de la Science contre l’Idéologie qu’Althusser transforma en projet politique avec la création du Cercle d’Ulm, nous y reviendrons. Pour Althusser, il n’y avait nul besoin d’un « retour à Marx » comme le souhaitait Henri Lefebvre. La pensée de Marx n’avait pas, pour Althusser et son école, à être isolée en tant que théorie autonome puisqu’elle était intégrée à l’expérience politique et à la culture du mouvement ouvrier. Comme le dit à bon escient Étienne Balibar, mais à l’heure tardive des infidélités, dans La leçon d’Althusser, seuls ceux qui avaient quitté le PCF pouvaient souhaiter un tel retour à Marx (p. 74).
De leur côté et toujours en 1963 cela bourgeonnait déjà fort dans les têtes étudiantes et Jean-Claude Polack, président de l’AG des étudiants de médecine de Paris avait produit une analyse de l’aliénation spécifique que subiraient les étudiants. Ce n’est ni le malthusianisme (sélection) ni la mauvaise organisation bureaucratique qui produiraient la crise, mais la logique dominante du pouvoir, logique de conditionnement social que les institutions tendent à promouvoir. L’institution universitaire ne rend pas des services à un usager (ça, c’est l’université néo-libérale d’aujourd’hui qui y tend), mais vise à formater la force de travail intellectuel qui n’est pas essentiellement assistée, mais aliénée. Cette analyse permettait de rompre avec la fausse question de savoir si l’étudiant était déjà un exploité (cf. Paul Goodman et son armée de réserve de chômeurs intellectuels) ou un exploité potentiel104. Comme le disait Rudi Dutschke : « La finalité de l’université bureaucratique est la soumission close et adaptée de tous tenants et aboutissants aux buts de la politique d’ensemble, c’est-à-dire le statu quo de l’équilibre établi dans la domination105 ». Ce n’est donc pas la fonction économique de l’école qui est au centre de la contestation, mais son organisation bureaucratique à l’origine d’une division sociale entre enseignants et étudiants qui se fait passer pour une simple division technique. On retrouve ici des idées très proches de celles exprimées quelques années auparavant par le groupe SoB avec sa coupure entre dirigeants et exécutants.
En février 1964, à l’occasion de la venue du président italien Antonio Segni, anti-communiste notoire et initiateur du plan Solo pour éviter toute participation communiste au gouvernement, les invectives et déclarations de guerre pleuvent entre la FGEL et le pouvoir qui réprime durement les manifestations, par exemple à Lyon. La FGEL est proche de l’isolement quand elle se met à lancer aussi des attaques contre les enseignants, « L’UNEF contre les profs ». Entre 1963 et 1965 se consomme la rupture entre un syndicalisme de lutte contre les inégalités, un syndicalisme classique de défense des intérêts des étudiants sur le modèle des syndicats ouvriers et un nouveau syndicalisme qui critique la fonction de l’université dans son devenir néo-capitaliste. Le syndicalisme étudiant est alors dénoncé par ses refondateurs comme la traduction institutionnelle d’une mystification idéologique.
En 1965, Griset et Kravetz écrivent un article de bilan106 dont l’idée centrale s’énonce ainsi : parce que coupé du monde de la production matérielle, l’étudiant n’a qu’une fausse conscience ; son manque d’être socio-économique lui fait prendre son vécu subjectif pour sa réalité objective. À partir de cette constatation, les deux auteurs remettent en cause un syndicalisme universitaire de gauche qui ne peut qu’être l’expression de cette fausse conscience. Mais pour eux, la solution ne réside pas dans le fait de tisser des liens avec le mouvement ouvrier, mais de soutenir les luttes des mouvements de libération nationale du Tiers-Monde. Il s’agit de trouver un enjeu externe devant l’immaturité de la situation interne qui se manifeste par l’isolement de l’avant-garde syndicale et le silence du mouvement ouvrier. Régis Debray, Michèle Firk et Pierre Goldman en tireront les conséquences pratiques en partant combattre en Amérique du Sud
On retrouvera cela aussi en Allemagne dans le soutien, très critique, à la lutte du peuple vietnamien.
Griset et Kravetz insistent néanmoins sur la nécessité de continuer la lutte dans l’université, non pour défendre des intérêts spécifiques, mais afin de dévoiler sa fonction idéologique. Cela peut passer par le soutien à des revendications particulières comme les luttes des résidences universitaires à Antony en 1965, puis des actions de la FRUF (Fédération des résidences universitaires de France) en 1966 dans la mesure où elles renferment un potentiel d’extension à d’autres secteurs, à d’autres questions. L’idée est que le processus de politisation peut s’enclencher à partir de questions considérées traditionnellement comme corporatistes. La position de Kravetz et Griset reste toutefois ambiguë, car la gauche syndicale continue à parler « d’intérêts étudiants ».
À côté de la gauche syndicale se forme un petit groupe qui aura, dans l’événement 68, une certaine importance. Il est influencé par les cours d’Althusser qui fournissent une explication de l’échec de la tactique suivie par la « gauche syndicale » jusqu’alors parce qu’elle aurait fait peser ces espoirs sur une reconversion du potentiel de lutte étudiant sur le terrain de l’université de classe. La « gauche syndicale » n’aurait pas su mobiliser les masses étudiantes par suite d’une analyse fondamentalement idéaliste et psycho-sociologique des rapports de classe en son sein. Dans cette optique, il ne fallait pas centrer l’offensive sur le rapport pédagogique maître-élève comme elle le soutenait dans l’UNEF avec remise en cause du savoir et de la relation pédagogique autoritaire fondée sur la sélection et la mise en place de groupes de travail universitaires (GTU), mais dénoncer le contenu de l’enseignement comme idéologiquement réactionnaire et épistémologiquement non fondé.
La critique althussérienne développe deux axes d’attaque, le premier vise l’humanisme et ce qui lui apparaît comme des élucubrations sartro-gorziennes, le second est développé dans « Problèmes étudiants », un article de janvier 1964 dans La nouvelle Critique (p. 37) dans lequel Althusser revendique un élitisme individualiste du savoir en référence à l’isolement que Marx et Engels ont connu à certains moments de leur parcours. Pour lui, finalement, la solution ne peut venir que des théoriciens professionnels. Althusser reprend sans le dire explicitement les thèses de Kautsky et de Lénine. Sous sa plume, la conscience importée de l’extérieur devient « l’autonomie du théorique ». C’est cette formule que les althussériens d’Ulm vont défendre à l’intérieur d’une Union des étudiants communistes (UEC) à dominante “italienne” (pour une vraie déstalinisation et le retour à un fonctionnement effectif du centralisme démocratique à l’intérieur du parti ; revendication sur les intérêts étudiants à l’université) qui développe alors les idées très réformistes de contre-plan et d’alternatives qui seront reprises par le PSU. Cette ligne d’attaque des althussériens présentait aussi l’avantage de dégager une marge de manœuvre appréciable à l’intérieur de l’UEC sans heurter directement la ligne politique du PCF puisque son fondement est l’autonomie de la théorie. Une autonomie d’ailleurs toute théorique, c’est le cas de le dire puisqu’en renvoyant les thèses des “italiens” à des élucubrations petites-bourgeoises, en moquant l’idée de salaire étudiant comme une méconnaissance de la théorie marxiste du salaire, ce sont les thèses du PCF qui triomphaient finalement au sein du Cercle.
Cette nouvelle ligne présentait deux inconvénients qui vont se transformer en faiblesses. La première est de se couper des étudiants, y compris communistes dont les intérêts sont défendus au sein du journal Clarté dont le misérabilisme étudiant est moqué par l’aristocratie étudiante d’Ulm. Celle-ci manifeste son dédain du “vécu” et de la vie quotidienne des étudiants, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’elle ne la connaît pas. La seconde, c’est qu’elle ne prend pas en compte ce qu’il y a de nouveau dans les pratiques d’action directe de la gauche syndicale.
Par contre, d’autres militants influencés par Althusser, qui ne sont pas ulmiens mais seulement sorbonnards (Lindenberg et Queysanne107) vont faire partie du groupe de militants de la gauche du secteur Lettres (FGEL) qui refusent de suivre Krivine quand il fonde la JCR au début de 1966, après son exclusion de l’UEC en 1965. Beaucoup rejoindront, quelques mois plus tard l’UJC(ml)108. C’est parmi eux qu’un maoïsme différent de celui des ulmiens va se développer avec une interprétation assez libertaire de la révolution culturelle chinoise et une attention portée à la ligne de masse et à l’enquête ouvrière que l’on ne retrouve pas à Ulm où règnent les doctrinaires et sectaires dont l’aveuglement politique va éclater début Mai.
Le fait, pour nous, de s’être souvent confrontés avec les maoïstes à l’époque ne doit pas nous faire oublier que la révolution culturelle chinoise est un événement daté et que cette date (1966-1967) est complètement intégrée au cycle mondial de lutte non seulement contre le capitalisme, mais contre tous les pouvoirs en place, toutes les hiérarchies dans l’école et l’usine. La « Garde rouge » est certes caricaturale, sûrement en partie manipulée par le Grand Timonier, il n’en reste pas moins que certaines de ses actions ont un contenu proche de celles menées par les étudiants occidentaux.
Nous nous trouvions en effet, dans une configuration historique unique en son genre qui libérait de nouvelles subjectivités politiques partout dans le monde y compris en Chine sous la forme de milliers d’organisations de rebelles révolutionnaires comme celle des gardes rouges de Shanghai en lutte contre les « gardes écarlates » du parti. Qu’elles aient été manipulées et fanatisées par Mao, qu’elles aient utilisé parfois les pires pratiques staliniennes d’autocritique entraînait certes notre propre critique à leur encontre, mais explique sans le justifier, l’engouement en sa faveur parmi la jeunesse étudiante des pays occidentaux.
Le groupe des sorbonnards développe alors, en s’appuyant sur Bourdieu et Passeron, une analyse sur l’inégalité fondamentale des conditions des étudiants en fonction de leur origine de classe qui est opposée à celle de la gauche syndicale qui parie sur l’homogénéité du milieu étudiant. Ils forment le Groupe de Lettres modernes (GLM) qui développe plutôt une ligne syndicaliste-révolutionnaire, même si Lindenberg et Queysanne adhèrent à l’UJC(ml). Cette dernière se dispute alors le contrôle des comités Vietnam avec ses concurrents, la JCR et le PSU, tout en abandonnant le terrain des préoccupations étudiantes qui allait pourtant s’avérer plus mobilisateur que celui de l’anti-impérialisme basique aussi bien pour l’étudiant moyen que pour certains étudiants, certes politisés, mais qui ne souhaitaient pas s’engager trop à fond pour des luttes de libération nationale menées par de parfaits staliniens comme Hô Chi Minh. En effet, l’engouement d’une fraction importante de la jeunesse pour la lutte pour l’indépendance ou le socialisme de la part des peuples ex-colonisés n’empruntait à l’anti-impérialisme proprement politique que son anti-américanisme car il était bien plus lié à des critiques plus générales contre la guerre et à la conception de la société souhaitable dans le futur. Là encore, comme pour les emprunts du mouvement de Mai au léninisme ou au chant de l’Internationale, le mouvement nouveau se présentait devant l’Histoire avec les oripeaux de l’ancien, ce que Marx avait déjà relevé dans ses études sur les luttes de classes en France.
Le vieux fonds althussérien de l’UJC(ml) allait d’ailleurs jeter ses militants dans le camp des mandarins, défenseurs de la science, face à une révolte anti-autoritaire des étudiants de base. Comme le dit encore Jacques Rancière (op. cit., p. 104-105) qui parle en connaissance de cause : « La hiérarchie de son organisation réfléchit la hiérarchie universitaire : le cercle d’Ulm était au sommet et le cercle de khâgne de Louis-le-Grand en était le marchepied. Mais à partir du moment où le mouvement prit son caractère de masse ce marchepied ne servait plus à monter dans le train en marche. L’UJC(ml) resta en gare et Althusser retourna dans le giron du PCF. »
Au congrès de Lyon de juillet 1967, le bureau national de l’UNEF passe des mains de Terrel (UJC(ml)) à celles de Pierre Vandenburie qui dirige les ESU, antenne étudiante du PSU au sein de l’UNEF109. Les ESU cherchent à retrouver les bases d’un « vrai mouvement de masse étudiant » conciliant syndicalisme et lutte politique anti-capitaliste. Il s’agira de lutter aux côtés des ouvriers, mais sans remettre en cause le vieux modèle intersyndical de contacts au sommet entre appareils. Ils pensaient échapper ainsi au dilemme de l’ancienne direction entre syndicalisme de masse réformiste et syndicalisme révolutionnaire de minorité110.
Dans cette optique, les objectifs étaient la lutte contre le plan Fouchet, l’intervention sur le colloque de Caen111, puis contre les projets de sélection (le fameux numerus clausus) à l’entrée de l’université. Ces luttes traduisaient un refus de l’adaptation de l’université aux besoins de l’économie. Les ESU reprenaient aussi la thèse ancienne des minoritaires de gauche selon laquelle « une pédagogie syndicale amenant les étudiants à prendre leur distance à l’égard du système universitaire… est la seule arme pour faire obstacle aux mécanismes de réification installés par le Pouvoir112 ». Mais ils refusaient d’adopter leurs positions extrêmes réfutant la notion d’intérêts étudiants et proposant un nouveau modèle d’alliance étudiants-ouvriers dans lequel les premiers se nient en tant qu’intellectuels séparés pour se fondre dans un « intellectuel collectif » commun aux ouvriers et aux étudiants en lutte.
Cette discussion autour des intérêts étudiants est en fait déjà dépassée quand elle est émise, du fait des mouvements comme celui de la résidence universitaire d’Antony, puis celle de Nanterre qui remettent en cause les institutions et passent à l’offensive. Il ne s’agit plus de défendre, il ne s’agit plus de syndicalisme. Ces mouvements sont des explosions anti-autoritaires, expression d’une critique de la vie quotidienne que l’on retrouve aussi dans les événements de Strasbourg en 1967. Ils montrent que la base étudiante est prête à se mobiliser non pas seulement dans le cadre semi-bureaucratique des appels des Comités Vietnam à des manifestations pro-FNL et anti-américaines (manifestation de soutien au peuple vietnamien du 21 février 1967 et journée du Vietnam héroïque du 21 février 1968), mais sur un mode sauvage que le Mouvement du 22 Mars finira par exprimer et capter. En effet, si les mouvements anti-impérialistes sont contrôlés par des organisations gauchistes somme toute traditionnelles (JCR et UJC(ml)), ils ne peuvent être réduits à de simples manifestations d’opposition politique ritualisée. À côté des gags habituels qui voient les maos se faire systématiquement embarquer dans les cars de police, car pour eux le nombre d’interpellations par organisation est une mesure de leur poids politique, ces actions rompent avec les schémas traditionnels des groupes gauchistes en privilégiant les actions à la base (comités de base, comités d’actions) aussi bien à la faculté que dans les quartiers.
Ces actions anti-impérialistes permettent aussi de décentraliser la contestation avec des affrontements avec les fascistes d’Occident à Rouen (janvier 67), avec l’extrême droite à Montpellier et Paris (mars 67). À Toulouse, à l’automne 67, l’UEC se sent obligée d’organiser une semaine Che Guevara (Guevara a été tué en septembre 1967), car celui-ci, encore plus que Fidel Castro, est devenu une figure de la romantisation de la révolte. En effet, il réactive la nostalgie de l’innocence révolutionnaire après presque cinquante ans de cynisme stalino-léniniste et il fait vibrer la fibre anti-impérialiste. Héros et martyr, il vient de mourir les armes à la main et peu importe que la théorie du foco concoctée par Régis Debray, s’avère désastreuse en Amérique du Sud ou inadéquate en Europe ; il représente la révolution mondiale et le symbole d’une contestation internationaliste à l’échelle mondiale (« Un, deux, trois Vietnam ! »).
Il y a donc un hiatus entre une certaine auto-mobilisation étudiante sur ses propres bases et les schémas organisationnels, rénovés, des groupes gauchistes. Ce hiatus se retrouve aussi bien dans le traitement des thèmes traditionnels de l’extrême gauche que dans l’apparition de nouveaux thèmes liés à une activation des thèses freudo-marxistes. Alors que Daniel Cohn-Bendit et a fortiori des militants d’organisations gauchistes pourront affirmer n’avoir jamais lu Marcuse, les thèses de celui-ci sont discutées, si ce n’est parmi les larges masses étudiantes, du moins dans les cours de psychologie, de sociologie ou de philosophie. Contestation de l’autorité, analyse en termes de société répressive et société non répressive, cycles de l’aliénation dans la vie quotidienne y compris dans la « désublimation répressive », deviennent des éléments de la contestation étudiante qui recoupent les développements de Marcuse. Dès 1960, André Frankin (situationniste belge qui démissionnera de l’IS dès mars 1961, Raspaud et Voyer L’Internationale situationniste. Champ Libre, 1972, p.11) avait donné un article sur Wilhelm Reich dans le no 18 de la revue Arguments113. En 1967, Boris Fraenkel fait une conférence sur Reich devant les étudiants de Nanterre. Une exposition de sexologie est organisée pendant laquelle une transcription d’une conférence de Marcuse à la Sorbonne en 1962 est diffusée114.
L’UNEF est débordée par toutes ces actions plus ou moins sauvages alors qu’elle a du mal à impulser ses propres initiatives qui, pour la plupart, restent des démonstrations faibles et rituelles, à l’instar de celles des syndicats ouvriers.
À la veille des événements de 1968, le bureau sortant est démissionnaire et son vice-président, Jacques Sauvageot, est chargé de liquider les affaires courantes. Cette crise était déjà décelable auparavant et, hormis les AGE de Grenoble et Lille, plus personne ne défendait la position du bureau à direction ESU. À Strasbourg où les ESU se trouvaient face à un courant anarchisant, l’UNEF n’avait pas pu se reconstituer après l’expulsion des sympathisants de l’IS du bureau Schneider (juin 1966). Le courant pro-situationniste mordait sur d’autres groupes et sur les ESU dont certains fondèrent un groupe dissident. Cette influence s’étendait aussi au courant protestant d’extrême gauche115. La JCR avait aussi une certaine importance, mais le rapport avec le mouvement ouvrier strasbourgeois était insignifiant du fait de la coloration modérée et foncièrement nationaliste-gaullienne de ce dernier.
À Toulouse, l’Union des étudiants communistes (UEC), tenant là le rôle des ESU ailleurs, faisait retour à l’esprit du syndicalisme universitaire « mino » en soutenant les luttes des syndicats ouvriers et les luttes anti-impérialistes. À Nanterre, les ESU et les lambertistes du CLER116 se disputaient de façon groupusculaire la direction d’un syndicat croupion qui n’avait jamais eu le temps de s’implanter à l’intérieur d’un campus de construction récente. Les tentatives de la FGEL-Sorbonne du courant Péninou-Kravetz pour contrôler la situation n’avaient fait que braquer les nanterrois et assurer la démobilisation. À Lyon, les ESU se maintenaient mieux et eurent un rôle non négligeable en mai-juin-68.
Dans la suite logique de la contestation de toutes les institutions, l’institution universitaire est attaquée par le comité « La Sorbonne aux étudiants » qui publie un tract en novembre 1967 : « Mais pourquoi des profs ? ». Il sera suivi fin mars 68 d’un : « Pourquoi des sociologues ? ». Il faut faire une différence entre le mouvement de Nanterre d’une part, qui est violemment anti-institution universitaire, peu tendre avec les enseignants comme le montre le slogan : « Enseignants vous êtes vieux »117 et qui est à l’origine du sabotage de nombreux cours et d’autre part, le mouvement dans d’autres universités comme la Sorbonne où des slogans tels : « Des profs, pas des flics » sont plus respectueux. En outre, dans certaines universités de province les professeurs manifestent souvent avec les étudiants (à Lyon par exemple), même s’ils expriment une grande incompréhension par rapport aux moyens envisagés et s’interrogent sur les fins du mouvement.
Entre ces deux positions extrêmes, le MAU, formé des anciens de la gauche syndicale et de certains membres de la JCR, va faire le lien, à partir du 3 mai avec un tract attaquant « mandarins et pontifes118 ». La radicalisation du MAU, qui reprend finalement les slogans berlinois et nanterrois, souffrira de son implantation essentiellement sorbonnarde, au public plus modéré. Le MAU sera aussi à l’origine du lancement du journal Action en collaboration avec le Mouvement du 22 Mars (dorénavant noté en abrégé M22), le 7 mai, jour de la première occupation de Censier. Le 11 mai, il lance le mot d’ordre de former des comités d’action face à la faillite de l’UNEF. Le même jour les « pro-chinois » de l’UJC(ml) appellent à faire des descentes dans les quartiers ouvriers119. Tout semble alors se précipiter.
Nanterre La Folie120
Nanterre est un nouveau campus en banlieue ouvrière qui côtoie les bidonvilles d’immigrés. C’est un exemple de délocalisation des universités de centre-ville vers la périphérie des grandes villes universitaires (1964-65), sur le modèle moderniste américain. Alors que le Pouvoir pensait qu’ils fonctionneraient en ghettos, ces campus vont très vite se transformer en chaudrons, dans des espaces où à Nanterre comme à La Doua à Lyon, se côtoient étudiants et habitants des bidonvilles. Un mélange a priori détonnant puisque l’Université de Nanterre abrite des étudiants plutôt en provenance des beaux quartiers (xvIe, xve et vIIIe arrondissements) et de la banlieue Ouest (Neuilly, Saint-Cloud). Mais à ce campus de Nanterre sont adossées des cités-universitaires brassant des étudiants venus d’horizons divers aussi bien géographiques que sociologiques et qui ont souvent en commun de ne pas pouvoir se payer une chambre individuelle chez l’habitant et a fortiori un studio. Ce sont eux qui vont initier le mouvement de lutte dans les résidences à partir de revendications précises sur la liberté de circulation et d’activité politique, la modification des règlements intérieurs. Cette action va converger avec les autres axes de lutte, anti-impérialistes, contre la sélection et la fonction de chiens de garde de la bourgeoisie des sociologues.
À Nanterre, pas de commerces, pas de bistro en dehors de la structure universitaire. Tout le monde se connaît, tout le monde se serre les coudes en cas de besoin. Le sentiment d’appartenance est fort et explique le fait que beaucoup convergeront vers le mouvement du 22 Mars quelles que soient les positions de départ. Il n’y a pratiquement pas de rapport entre la vie de cette « communauté étudiante » et la vie étudiante éclatée du Quartier latin. Cela facilitera grandement le passage d’une communauté étudiante à une Commune étudiante.
L’UNEF Nanterre est, à l’origine, sur les bases de la Gauche syndicale et sa toute puissante Fédération générale des étudiants de Lettres (FGEL) de la Sorbonne, mais peu à peu elle devient le creuset de formation politique de tous les nouveaux étudiants actifs. Elle abandonne donc progressivement son syndicalisme de défense des « travailleurs intellectuels » et de leurs bourses d’études, pour un activisme plus politique.
La JCR et la LEA (Liaison des étudiants anarchistes) sont les éléments organisés politiquement qui participeront à l’action qui donnera lieu à la naissance du mouvement du 22 mars. Mais là encore l’effet Nanterre-campus a son importance puisque la direction de la LCR (surtout Hocquenghem, Rousset et Weber) est très méfiante par rapport à un mouvement spontanéiste et antisyndical propre à Nanterre. Poussé par Bensaïd, Krivine fera pencher la balance pour une participation au mouvement121. La LEA122 s’intègre ensuite à l’UNEF par l’intermédiaire des « Groupes de Travail Universitaires » (GTU) au sein de la « tendance » à l’intérieur de l’UNEF dont le groupe trotskiste lambertiste (le CLER) est à l’origine. Cela lui permet une propagation des idées anarchistes et de certaines références théoriques au-delà de son cercle confidentiel d’influence. Ce travail ne pourra continuer longtemps, car la LEA, au niveau parisien se heurte à l’opposition farouche de la direction du CLER. Comme à la Doua à Lyon, l’effet campus joue à plein et les directions nationales gauchistes ont du mal à faire respecter la discipline de groupe parmi les militants présents sur les campus. Dans un premier temps cela permettra un démarrage au quart de tour.
Le mouvement ouvrier avant 1968
Les idées nouvelles qui apparaissent amorcent une prise de distance avec les organisations syndicales. Alors que les mouvements de la fin des années soixante mettent l’accent sur l’unité de classe, y compris avec les employés et techniciens, des syndicats comme la CGT se mettent à créer des sections spéciales pour les ETAM123 et les cadres, ceci en conformité avec la position de ce syndicat sur la hiérarchie des salaires et la loi de la valeur-travail. Les revendications non hiérarchisées (ne parlons pas de revendications anti-hiérarchiques !) sont d’ailleurs renvoyées aux balbutiements du mouvement ouvrier ou taxées d’aventurisme, de déviation petite-bourgeoise.
Alors que dans la lutte l’unité peut se faire autour de la centralité ouvrière dans le travail productif, quelle que soit la place dans la division du travail qu’elle implique dans l’organisation capitaliste de la production, l’organisation catégorielle et hiérarchisée que prônent des syndicats comme la CGT et FO enregistre de façon particulariste les changements de ce que les opéraïstes italiens appellent « la composition de classe ». Si elle accroît la différenciation entre couches qualifiées et non qualifiées, il ne faut pas s’y opposer, mais essayer de tirer tout le monde vers le haut, en respectant néanmoins la division hiérarchique ou son accentuation, même si la promotion interne profite à certaines catégories.
Cette attitude et la pratique syndicale qui en découle seront dénoncées clairement par des ouvriers d’Hispano-Suiza124 comme dans le cas de la politique d’acceptation progressive des heures supplémentaires par le syndicat, la plupart du temps au profit des ouvriers les plus anciens. Il est vrai que le souvenir de la « gestion ouvrière » de la question par la CGT, entre 1945 et 1947, y restait particulièrement cuisant.
Dès 1948, il existe dans cette entreprise un « groupe jeune » qui au départ s’occupe de loisirs mais devient vite un centre d’agitation autonome par rapport aux syndicats et partis. Le livre montre comment toute une lutte de pouvoir s’organisait autour de la question des loisirs et comment les organisations officielles du mouvement ouvrier cherchaient à avoir la main sur toutes les activités. Mais en même temps cela indiquait aussi des changements à l’intérieur de la communauté ouvrière et des aspirations nouvelles et débordantes qui rejoignaient en partie les motivations des étudiants et leurs exigences sur les « libertés étudiantes ». Ainsi se faisait jour une critique des contraintes militantes et d’un activisme souvent jugé sans objet qui venaient absorber une vie beaucoup plus contraignante que celle des étudiants au temps libre plus important.
Les années cinquante voient se succéder les coups de barre syndicaux et politiques : volontarisme sectaire et moscoutaire en 1947 et ce jusqu’en 1953 ; stratégie de lutte revendicative quasi corporatiste dans les années qui suivent. La CGT va s’opposer à toute radicalisation des luttes qui se mènent dans les mines, à Saint-Nazaire et ailleurs. Dans les années soixante, les travailleurs sont de plus en plus critiques vis-à-vis des moyens d’action proposés ; luttes partielles et coordination par des grèves-bidon de 24 heures, un jour à la Poste, la semaine suivante à la SNCF, le lendemain à la métallurgie, etc., tout cela en ordre dispersé. La situation est quasi identique en Italie où les syndicats sont obligés de déclencher des luttes pour répondre aux exigences de la base sans remettre en question la productivité des industries. Ils assurent alors la continuité de la production en annonçant les grèves très en avance, en fractionnant les mouvements d’une catégorie professionnelle en plusieurs zones géographiques, divisant aussi usines-mères et sous-traitance, etc.
En 1964, c’est la scission de la CFTC et la naissance de la CFDT qui dénonce d’emblée l’inefficacité des actions isolées. Plus moderniste que la CGT, elle offre, au moins en paroles, des perspectives de lutte globale et sur la durée avec l’appel à la constitution de caisses de grèves sur le modèle des pays anglo-saxons. Elle prend aussi mieux en compte la contradiction vécue par certains cadres et techniciens, dont le nombre a fortement augmenté, entre leur fonction d’encadrement souvent liée à une promotion interne et celle de producteurs au sens large qu’ils conservent en partie. Ils sont particulièrement critiques vis-à-vis de la structure hiérarchique de l’usine qu’ils jugent souvent irrationnelle du point de vue de l’efficacité productive, sans en percevoir la fonction disciplinaire qu’ils assurent et assument donc en partie125. Par rapport à cela, la CGT reste marxiste jusqu’au bout des ongles. Elle défend la distinction entre travail et force de travail. « La hiérarchie est une réalité objective contre laquelle il est démagogique de s’élever […]. Ce que les employeurs achètent aux salariés, ce n’est pas leur “travail” mais leur disposition à effectuer un travail […] le travail n’existe pas en soi et ce sont des qualités qu’il s’agit de rémunérer de façon hiérarchique […]. Il faut que les employeurs les règlent à leur prix, c’est-à-dire proportionnellement à ce qu’a coûté leur acquisition, assurant ainsi la possibilité de renouvellement de cette force de travail, y compris pour les enfants qu’il s’agit de préparer à la vie professionnelle126 ». Cette stricte interprétation marxiste du salaire comme entretien de la force de travail et assurance de sa reproduction à son niveau hiérarchique, conduit la CGT à maintenir les revendications hiérarchisées et à s’opposer violemment aux positions de la CFDT. Elle se trouvera bientôt complètement à contre-courant des préoccupations des jeunes salariés qui vont recouper celles des étudiants dans la contestation de toutes les formes hiérarchiques et d’autorité. Leur exigence est en effet une double exigence d’égalité et de liberté. D’une manière générale la CFDT appuie ce qu’elle appelle les revendications qualitatives par rapport et en opposition avec ce qu’elle juge être les revendications quantitatives de la CGT.
Ainsi, chez Hispano-Suiza à Bois-Colombes, la CFDT approuve les contacts avec les étudiants nanterrois tout proches géographiquement et propose une ligne générale d’action : « Nous ne cessons de répéter qu’il ne faut pas que les travailleurs se laissent confisquer leur magnifique mouvement actuel en acceptant de le conclure uniquement sur une augmentation générale des salaires. En effet, cette augmentation sera annulée en moins d’un an par une inflation bien organisée. » C’est le début du tract intitulé : « Les termes du choix » du 23 mai 1968. Un tract qui se termine par un « Il faut que quelque chose change dans la vie des travailleurs ».
À noter que par rapport à ce qui se passera en Italie à partir de 1969 avec les pratiques opéraïstes, la CFDT ne pose pas du tout la question de ce que pourrait être une revendication de salaire exorbitante qui rendrait inefficace le grignotage habituel du pouvoir d’achat à travers l’inflation. Elle ne dépasse pas, en bonne formation chrétienne la distinction quantitatif/qualitatif derrière laquelle se fait entendre la vieille distinction entre avoir et être.
En fait, les dirigeants de la CFDT ont tendance à se partager le travail. D’un côté, Eugène Descamps, tout en soutenant le mouvement étudiant et la grève généralisée ne veut pas rompre avec la CGT et se rallie de fait à l’idée d’une grande négociation politique, type Grenelle de 68, qu’amplifiera son successeur Edmond Maire à partir de 1971, critiquant les formes d’action directe pour privilégier un type de négociation à l’américaine ; alors que de l’autre, Fredo Krumnov, de la fédération de gauche HaCuiTex déclare dès le congrès fédéral de novembre 1967 : « Les travailleurs en ont assez de journées revendicatives nationales sans suite […] Ils sont fatigués d’entendre parler d’action progressive et de développement à grande envergure sans que cela ne passe dans les actes […] Nous proposons que la direction confédérale examine l’éventualité d’une nouvelle journée d’action avec des manifestations régionales dirigées contre les préfectures, les sièges des chambres patronales et les parlementaires de la majorité. »
Soit un appel à l’action directe et à d’éventuels affrontements on ne peut plus clair. Toutefois il est conscient de la nécessité d’un contexte plus favorable pour passer vraiment à l’action et il déclare en avril 1968 dans un nouveau rapport au congrès de sa fédération HaCuiTex cette fois : « Nous avons bien conscience, de ce que les conditions politiques ne sont pas réunies pour la réussite d’une telle action (la généralisation de l’action conduisant à une grève générale insurrectionnelle127). » On voit ici toute l’ambiguïté non seulement de la CFDT, mais de sa fraction de gauche car derrière le radicalisme du propos se cache la vérité future de Charléty. Les conditions politiques nécessaires, ce n’est pas la grève générale insurrectionnelle pourtant mentionnée au détour d’une phrase, c’est le départ de De Gaulle et son remplacement par un pouvoir de gauche.
La fraction de gauche de la CFDT n’envisage pas la question insurrectionnelle face à un pouvoir de droite où se poserait directement la question du niveau de violence à exercer par rapport aux représentants de l’État et des forces de l’ordre. L’insurrectionnisme de Krumnov ressemble au « Tout est possible » de la fraction de gauche de la SFIO (Marceau Pivert) en 1936, avec les mêmes illusions.
Mais pour les deux tendances de la CFDT, la priorité reste le contrôle et non l’autonomie des luttes128. Cette centrale syndicale est certes mouvementiste par rapport à la CGT et à FO qui représentent chacune à leur façon une conception verticaliste et bureaucratique des luttes, mais le changement qu’elle appelle est fonction de l’air du temps et cet air a aujourd’hui changé, d’où son recentrage dès la fin des années soixante-dix.
Cette dualité cédétiste perdurera sous Edmond Maire, mais cessera avec Nicole Notat et le soutien à la réforme Juppé de 1995. La fraction de gauche va quitter le syndicat pour créer SUD.
Lucio Magri fait le même constat à partir de la situation italienne : « Les actions revendicatives du type traditionnel laissent aujourd’hui le champ libre à l’action du patronat dans les domaines les plus décisifs : l’intensification des rythmes et de la productivité du travail, la déqualification et la méconnaissance des nouvelles aptitudes professionnelles, l’aggravation des disparités de salaires, les promotions arbitraires, l’usage discriminatoire et paternaliste des primes et du salaire aux pièces. Il en résulte que toute amélioration du salaire est largement récupérée par l’intensification de l’exploitation, la réduction des effectifs […], la menace de chômage. La classe ouvrière se trouve ainsi coincée, voire réduite à la défensive sur le terrain de son unité réelle, de son degré d’organisation dans l’usine. Paradoxalement, le fait de renoncer à acculer le patron dans ses derniers retranchements, sur les problèmes qu’il considère lui-même comme vitaux, revient à se priver de l’arme la plus efficace pour le contraindre à de plus larges concessions salariales […]. Dans cette voie, on ne peut qu’osciller entre des grèves nationales protestataires et stériles et des grèves d’entreprises isolées et incapables, à cause de l’indifférenciation des objectifs, de contester réellement le pouvoir patronal129 ».
La dimension anti-hiérarchique des discussions et des luttes affleure dans de nombreux tracts comme ceux du Bulletin des mensuels de chez Hispano-Suiza130.
Les grèves de 1967
Plusieurs grèves importantes jalonnent la fin 1966– début 1967. Celles des dockers de Marseille, des ouvriers de l’aéronautique chez Dassault à Bordeaux où les débrayages inopinés et successifs de cinq minutes toutes les heures avec manifestations internes dans les ateliers au son des tam-tam, désorganisent la production. Celles aussi de l’automobile chez Berliet, du textile artificiel aux usines Rhodiacéta de Besançon et Lyon, aux chantiers navals de Saint-Nazaire, dans « la capitale de la grève » comme on l’appelle dans la région, où ce sont les mensuels qui mènent l’action. C’est un fait nouveau et important car il vient corroborer ce que nous avons dit précédemment sur l’évolution de la composition de classe comme diraient nos camarades italiens. La théorie sur la nouvelle structuration de la force de travail trouve ici sa confirmation pratique sur le terrain de la lutte des classes avec une solidarité encore jamais atteinte des femmes d’ouvriers d’abord dont trois mille manifestent dans la ville, des pêcheurs et paysans qui apportent des tonnes de provisions ; chez les mineurs de fer puis les sidérurgistes de Lorraine aussi.
Des formes de luttes nouvelles apparaissent aussi à Sud-aviation-Marignane près de Marseille et à l’imprimerie Nord-Eclair de Roubaix avec des débrayages spontanés, des accrochages sérieux avec les chefs, surtout de la part de jeunes qui ne supportent pas leur caporalisme, la tenue d’assemblées générales houleuses qui poussent les syndicats à aller de l’avant par rapport aux propositions initiales sans toutefois que les ouvriers remettent en cause explicitement les directions syndicales. On ne constate pas le développement conscient d’une autonomie ouvrière.
Fait notable aussi, dans ces grèves apparaît souvent un caractère anti-hiérarchique ou une revendication d’égalité vers le haut comme à Dassault-Bordeaux où les ouvriers demandent un alignement sur les salaires du groupe en région parisienne, comme à Saint-Cloud où la situation est d’ailleurs très tendue131. Même exigence à Rhodiacéta-Besançon par rapport à l’usine de Vaise ou chez les marins de la pêche industrielle de Lorient par rapport à ceux de Boulogne. Dans le textile, les ouvriers et les nombreuses ouvrières luttent aussi pour la suppression des abattements de zone et d’âge. Chez Peugeot des femmes luttent pour la reconnaissance de leur travail d’op1 alors qu’elles sont sur des cotations de poste qui les laissent en os2 pour un même travail que les hommes.
Ces grèves concernent aussi les conditions de travail comme le travail posté (3x8 ou 4x8) à la Rhodia, la mécanisation pour les dockers, la rationalisation du travail chez les mensuels des chantiers navals de Saint-Nazaire.
Il est à noter que la question du chômage apparaît encore de façon assez exceptionnelle dans les luttes des années 1967/68. À part à Rhodiacéta (cf. infra), c’est dans le nord de la France qu’elle semble quelque peu prégnante et toujours dans le textile comme à Roubaix et dans les Vosges, mais la question du chômage n’apparaîtra qu’au sixième rang dans le constat des accords de Grenelle et sans que cela donne lieu à des mesures spécifiques précises.
Les grèves à Rhodiacéta en 1967132
À Rhodia-Besançon, où travaillent environ 3000 ouvriers, les conditions sont dures car le travail est posté en 4x8. Les conflits y sont nombreux depuis 1966, même si c’est sous la forme de courtes grèves sans que ces dernières perturbent la production. Le 25 février 1967, les syndicats appellent à la grève et elle durera cinq semaines avec des revendications de salaires, mais aussi de compensation des heures de chômage partiel, l’amélioration des conditions de travail. La forme de grève est originale, car elle est renouvelable chaque jour et non illimitée, ce qui permet de maintenir la mobilisation à la base puisque tout peut être remis en question quotidiennement. Les locaux sont occupés et un vaste mouvement de solidarité se répand dans la ville, comme ce sera d’ailleurs le cas pour Lip en 1973. La lutte devient le symbole de la résistance ouvrière à la féroce discipline d’usine dans une entreprise où figure sur les murs l’inscription « Ici finit la liberté133. »
Le 28 février, la grève fait tache d’huile à Rhodia-Vaise, mais le 22 mars la CGT pousse à la reprise après avoir obtenu 3,8 % d’augmentation auprès du trust Rhône-Poulenc qui a pris le contrôle de Rhodiacéta. Les ouvriers, surtout les postés, sont mécontents, des incidents se produisent entre partisans de la reprise et syndicats d’un côté, ouvriers irréductibles de l’autre. Ces derniers refusent d’ouvrir les portes d’entrée et les gardes mobiles interviennent pour évacuer l’usine avant qu’un vote à bulletin secret vienne confirmer la tendance à la reprise du travail.
En décembre 1967, la situation s’aggrave à nouveau pour les salariés de Rhodiacéta avec des mesures de chômage technique et de travail « en créneaux », des licenciements (un gros millier sur environ 7000 salariés Le 8 décembre, de façon symbolique, une manifestation a lieu et sur le pont de la Guillotière ouvriers et policiers sont au contact pendant de longues minutes dans une ambiance houleuse.
Le 13, des incidents ont lieu quand des ouvriers de Rhodia débordent le service d’ordre de la CGT et s’attaquent aux barrages de CRS134.
La grève éclate le 14 et durera douze jours. Les travailleurs postés sont toujours à la pointe de la lutte, mais le mécontentement est général car les feuilles de paye ont été fortement amputées. De graves incidents ont lieu à l’usine de Vaise. Des bureaux sont envahis et mis à sac, du matériel cassé, plusieurs cadres ont été molestés. La CFDT a soutenu ces pratiques peu habituelles, surtout pour des ouvriers qualifiés. Le quartier est envahi par les CRS entraînant une ambiance très tendue aux alentours de l’usine, y compris avec les habitants du quartier et nous étudiants quand nous sommes présents.
Le patron riposte par un lock-out de deux jours. 92 personnes sont licenciées sous prétexte d’abandon de poste répété et destruction de matériel, dont une grosse majorité de militants syndiqués (77) et de travailleurs postés. La CFDT réplique par un tract de disculpation relative par rapport aux accusations proférées par la Direction. Elle reconnaît certains faits, mais en les minimisant. Côté CGT, plus étonnant, c’est le silence radio alors que 62 de ses militants, soit de loin le plus fort contingent parmi les sanctionnés, font partie de la charrette. Finalement, 5 militants seront réintégrés, la direction reconnaissant des erreurs dans sa chasse aux sorcières. Au cours du conflit, des contacts sont tissés entre étudiants et ouvriers de Rhodia-Vaise et du quartier. Ils seront utiles quelques mois plus tard.
Les leçons des grèves de Rhodiacéta
Le mouvement apparaît comme celui d’une communauté ouvrière encore forte. Quand ils sont à l’extérieur de l’usine, les ouvriers occupent leur quartier (Vaise est un quartier ouvrier de Lyon et non une banlieue) et quand ils entrent dans l’usine, ils se l’approprient immédiatement. Tout cela manifeste l’expression d’une culture ouvrière de dominés qui finalement se satisfait de son existence, qui pose le travail face au capital, mais dans une co-existence conflictuelle institutionnalisée. La grève part des ouvriers professionnels (OP) et des travailleurs les plus stables de l’entreprise. C’est l’ancienne classe ouvrière responsable de l’outil de travail et du métier qui est à l’origine du mouvement. Mais si le conflit comporte des aspects traditionnels, les motifs du mouvement sont éminemment modernes en ce qu’ils annoncent les futures luttes contre les délocalisations, licenciements et chômage, ainsi que les luttes contre la précarisation. C’est cette co-existence des deux aspects qui produit un télescopage et explique le durcissement du conflit et ses formes originales de lutte. Malgré, le respect de l’outil de travail garanti par la CGT, il y aura des dégradations et des cadres sont molestés, mais sans véritables actes de sabotage. Dans l’ensemble, si la lutte reste sous le contrôle des travailleurs, il n’y a aucun débordement des organisations ouvrières de la part des salariés.
La reprise a lieu le 23 mars, mais les 4x8 reprennent l’action le 13 avril dans une grève dure qui obtient en deux jours un repos supplémentaire pour les postés qui ne les satisfait qu’à moitié. Le conflit est empreint d’une symbolique plus radicale par l’action de certains militants gauchistes de l’usine qui sont à la pointe de l’action et la présence des étudiants venus saluer la grève
Caen et la lutte à Saviem
Saviem est à l’époque, la branche véhicule industriel de la Régie Renault. Contrairement à Renault-Billancourt et à la Rhodia, les salariés n’y ont pas de tradition ouvrière, syndicale ou de lutte. Les trois quarts des ouvriers sont des OS chassés des campagnes par l’exode rural et immédiatement prolétarisés par un processus de délocalisation des industries de main-d’œuvre de la région parisienne au début des années soixante. La Régie y voit un grand bénéfice car les salaires y sont moins élevés, les travailleurs sans tradition de lutte puisqu’ils sont issus d’une région anciennement agricole. C’est l’ouest de la France qui se tourne vers l’industrie avec une main-d’œuvre potentiellement abondante et fortement féminisée pour les tâches les moins qualifiées.
Toutes les entreprises que l’on retrouvera à la pointe des luttes en 1967-1968 poussent comme des champignons à cette époque : Saviem en 1957, Moulinex et Ferrodo en 1959, Wonder et Sonormal en 1961, Jaeger et Citroën en 1963. Ce phénomène de décentralisation touche aussi l’Anjou avec Bull et Thomson, mais ces deux dernières peinent à atteindre le nombre d’emplois prévu dans le projet initial.
De petits mouvements sporadiques se produisent fin 67 à Saviem et les syndicats pensent organiser le mouvement en lançant une grève illimitée le 13 décembre 1967 qui est un échec cuisant. Pourtant, le 23 janvier 68, la grève est totale et suivie par des entreprises locales à forte proportion féminine (Jaeger : « Les compteurs tournent, les ouvrières tombent. » et Sonormel). Le 24, la manifestation à Caen se termine par des heurts violents avec les CRS dont les cordons sont enfoncés. Les jeunes ouvriers sifflent des représentants syndicaux quelques jours plus tard (le 26) et empilent visiblement du matériel offensif pour la manifestation qui doit suivre le meeting. La préfecture est attaquée et ses vitres brisées, les édifices publics mis à sac. On avait déjà vu cela, dans la région, à Redon à la fin 67. La contre-attaque de l’État va être rapide avec l’utilisation massive des forces de l’ordre. En l’absence d’une organisation de grève autonome, les syndicats firent tout pour éviter une extension du mouvement qui aurait permis de désenclaver l’usine Saviem quasi occupée par les forces de l’ordre.
La reprise du travail le 5 février donne lieu à des affrontements violents entre grévistes et non grévistes tandis que des fichiers et stocks de pièces sont renversés.
La grève est terminée mais elle reste significative de l’entrée en action de nouvelles couches prolétaires dont les réactions sont beaucoup plus proches de celles des étudiants en action que de la vieille classe ouvrière traditionnelle. Ce n’est d’ailleurs pas tant le rapport à la violence ou à l’illégalité qui les sépare (il y a toujours eu des actions violentes dans le mouvement ouvrier), mais plutôt l’aspect spontané et révolté de la lutte.
Une fois de plus le mélange de l’ancien (la jacquerie paysanne) et du nouveau (l’insubordination prolétaire) montre que ce n’est jamais une classe pure qui monte à l’assaut du ciel. Ce n’est pas que les luttes doivent être interclassistes pour s’attaquer frontalement au capital, mais elles doivent être en deçà et au-delà d’une stricte dimension ouvrière qui ne définit la classe que dans son strict rapport de dépendance (subsomption) au capital.
Claude Cagnard dans la revue de la CFDT écrit : « Quelques heures de bataille de rues, deux semaines de grèves dures, ont davantage fait avancer les choses que des dizaines de réunions de comités d’expansion, de CODER, de commissions de l’emploi, de comités d’entreprise, de délégués du personnel, que des milliers de motions […] Ne vous étonnez pas si demain, faute de voir leurs représentants discuter sérieusement avec vous [le patronat], les travailleurs se voient contraints à occuper largement les entrées des usines, les places et les carrefours ».
La parole de ce syndicaliste indique que dans certaines fédérations il y a des positions radicales qui s’expriment, y compris dans les organes officiels du syndicat. Deux jours plus tard, c’est dix mille salariés de toute la région qui assistent à un meeting. Les syndicats ne savent que faire d’un mouvement qui est devenu de masse sans qu’ils puissent lui trouver une explication « raisonnable ». De jeunes ouvriers sont arrivés avec un minimum de matériel qui va être utilisé au cours de l’affrontement devant la préfecture. L’émeute dure jusqu’à minuit et il ne restera plus une vitre de la Chambre patronale, des banques et de la préfecture. Mais le 29 janvier les gardes mobiles interviennent brisant les piquets de grève. C’est le désarroi car les ouvriers restent sans contact entre eux, syndicats d’un côté, base ouvrière de l’autre. Pour y remédier, un comité de grève est créé le 31, soit 11 jours après le début de la grève ! La CFDT, majoritaire, sans vraiment torpiller la grève, refusera l’organisation d’une caisse de grève gérée par les grévistes puisque sa tactique syndicale nationale est de proposer, à l’américaine, sa propre caisse de grève syndicale, dévoilant par là le caractère sectaire et politicard de cette pratique. Mais elle n’est pas la seule en cause puisque les trois syndicats ont refusé toute extension du mouvement prétendant que cela reviendrait à disperser les forces et le mouvement de solidarité. Or seul l’élargissement du mouvement aurait permis de désenclaver l’usine Saviem occupée par plusieurs milliers de gardes mobiles et CRS. Mais beaucoup d’ouvriers de Saviem en étaient à leur première lutte et comme ils le reconnaissaient d’ailleurs, ils n’avaient pas l’expérience de ceux de Saint-Nazaire135.
Chez Bullet-Thomson dont nous avons parlé, le climat s’alourdit du fait du peu d’embauche, de la diminution des horaires de travail et enfin de mesures de licenciements. Les salaires y sont inférieurs de 40 % à ceux de Paris, ce qui fait que ces travailleurs-paysans peu qualifiés ne peuvent se projeter sur un avenir ouvrier de long terme comme leurs devanciers de régions plus industrialisées. Parallèlement la mauvaise situation dans l’agriculture et la viticulture produit son lot de manifestations violentes comme à Cholet en octobre et novembre 1967 (quinze blessés parmi les forces de l’ordre), à Doué la Fontaine le 5 février 1968, à Saumur le 12. CDJA et CFDT se rapprochent dans la réflexion et aussi dans l’action directe.
D’autres manifestations de la combativité ouvrière sont repérables, surtout en province. Ainsi, à Ducellier en Haute-Loire où des cadres vont être victimes d’une véritable course-poursuite de la part des ouvriers avec blocage sur la route.
Jean-Pierre Duteuil (op. cit.) synthétise bien la nature de ces grèves de 1967 qui anticipent et celles de 1968… et leurs limites.
« … ce sont deux types de classe ouvrière qui se mettent en mouvement dans ces années 1966-1967. L’un, plus traditionnel, dans les vieux bastions ouvriers du Nord, de l’Est et des zones portuaires [mais on peut y adjoindre les Rhodia, NDLR]. L’autre récemment lié à la nouvelle période de croissance, dans le Grand Ouest. Pour le premier, l’usine est le lieu d’échange, le lieu que l’on protège, on y est chez soi. Pour le second, on n’est pas chez soi à l’usine : elle est abandonnée en partie au profit de la rue et du désir de se réapproprier la ville. Mais dans un cas comme dans l’autre réapparaît l’affrontement direct avec la police, par des moyens d’action illégaux ; on inaugure des relations de solidarité avec la ville ou la région et avec les étudiants ; les revendications corporatistes sont souvent liées à une remise en cause de la vie en usine. Mai-68 n’est vraiment pas loin ».
Les mouvements étudiants dans la période 1968
Tout d’abord, il faut souligner que la révolte étudiante se situe dans le contexte d’une révolte plus large de la jeunesse, mais qui n’a pas les caractères d’un conflit de générations dans lequel les jeunes viseraient à prendre la place des anciens ou à tuer le père. C’est la famille qui est critiquée comme forme limitée de vie commune, forme autoritaire et institution répressive avec les lois sur les mineurs. La vie des adultes apparaît aussi privée de contenu ou de sens, mais pas parce qu’ils seraient “vieux”, plutôt parce qu’ils font partie du « vieux monde ».
À l’origine, cette révolte provient des classes moyennes136, mais elle gagne progressivement certaines fractions de la classe ouvrière. Daniel Mothé a montré dans « Les jeunes générations ouvrières137 », le refus qu’opposent les jeunes prolétaires aux valeurs dominantes comme aux valeurs de la communauté du travail. Le travail à l’usine, comme le militantisme syndical ne provoquent chez eux que sarcasme et mépris. On retrouvera ces comportements dans les luttes sociales italiennes à partir de 1968 et surtout au cours des années soixante-dix, beaucoup plus fortement exprimés qu’en France d’ailleurs.
Une autre dimension explique le fait que le mouvement étudiant ait pu se retrouver en première ligne, c’est le fait que les étudiants disposent de temps et qu’ils bénéficient d’une certaine irresponsabilité sociale. L’étudiant avait moins de contraintes que le jeune prolétaire et il lui était assez facile de passer de la distraction à l’action. Le revers de la médaille est que son engagement politique est souvent aussi bref que son passage au sein de ce statut provisoire.
Marcuse donne aussi son explication : les étudiants se révoltent non contre la pauvreté, mais contre les sociétés riches et ses bénéfices, dans le cadre d’une révolte aussi instinctuelle qu’intellectuelle et culturelle. Ils refusent une vie qui n’est que guerre de tous contre tous. Ils refusent aussi de faire partie de l’establishment. Ce genre de révolte est une « force puissante de désintégration138 ». Mais surtout Marcuse énonce dans son propre langage philosophique l’englobement de la contradiction capital-travail et le fait que dans les sociétés industrialisées les deux grandes classes ne seraient plus antagoniques. L’élan révolutionnaire ne peut donc plus se situer que chez les marginaux qui représenteraient la seule force rupturiste dans la société contemporaine. La contradiction est alors forte, pour les étudiants, entre une existence objective caractérisée par une certaine extériorité au système et une conscience qui a du mal à s’exprimer de manière autonome dans toute sa subjectivité. La tentation est alors grande de chercher ce surcroît d’objectivité en se rangeant derrière la classe ouvrière. Il ne faut pas chercher plus loin la tendance des étudiants politisés à concevoir la classe ouvrière à travers le mythe prolétarien plutôt qu’en fonction des pratiques ouvrières concrètes. L’extériorité du mouvement par rapport à la classe de référence entre sans cesse en contradiction avec sa tentative de se recentrer sur les lieux de production. Les maoïstes essaieront de résoudre artificiellement cette contradiction par la pratique de « l’établissement » en usine139.
Parler de détonateur pour le mouvement étudiant, comme certains l’ont fait, cela ne revient pas à le mettre en avant, c’est paradoxalement lui dénier toute autonomie en le faisant rentrer dans le cours traditionnel des luttes de classes dont il ne constituerait qu’un élément périphérique et quasi accidentel. C’est ne pas le comprendre comme un élément essentiel du soulèvement de la jeunesse qui secoue aussi bien jeunes étudiants que jeunes ouvriers ou apprentis. Mais ce mouvement de la jeunesse n’est pas un mouvement uniquement générationnel et coupé du monde adulte puisqu’il va reprendre des thèmes et des apports théoriques (les prémisses théoriques dont nous avons parlé) qui ne sont imputables ni au mouvement étudiant ni au mouvement ouvrier en eux-mêmes, mais participent d’une maturation des idées critiques tout à coup mises au service d’un mouvement révolutionnaire qui va s’emparer des idées de conseils, d’autogestion, de démocratie directe, de critique du socialisme existant.
Le potentiel d’insoumission de la jeunesse va trouver son déversoir dans le Mouvement de 68 parce qu’il exprime la révolte contre toutes les formes du pouvoir, au-delà des formes particulières que prennent les conflits patrons/ouvriers, maîtres/élèves ; parents/enfants. Nous disons au-delà parce qu’à la différence des luttes d’émancipation post-68, cette révolte ne se dissémine pas dans ses formes particulières, mais s’unifie, se globalise au fil des jours comme pour atteindre et attaquer ce qui concentre toutes ces procédures et mécanismes de domination et d’exploitation, à savoir l’État. Mais ce potentiel d’insoumission est en partie obéré par l’idée prépondérante d’une nécessaire convergence entre ceux qui sont opprimés dans la modernité (la jeunesse dans sa dimension interclassiste) et ceux qui restent exploités dans l’archaïsme des rapports de production (la classe ouvrière). Cette idée de convergence fonctionnera un temps, attirant vers le mouvement de nombreux individus d’origine sociale diverse, mais les lendemains qui déchantent verront se défaire l’unité de circonstance entre ceux qui ne cherchent qu’à se libérer du vieux fatras de la société bourgeoise et ceux qui désirent l’abolition du capitalisme. Dans les années soixante-dix, les mouvements de « libération » qui suivront contiennent encore une certaine ambiguïté qui n’existe plus aujourd’hui car ils se sont transformés en lobbies particularistes luttant pour des droits140.
Un article d’Oreste Scalzone141 donne un éclairage général des luttes de l’époque et des problèmes rencontrés. En effet, il cherche à analyser la situation italienne, mais en référence au Mai français. C’est pour cela que nous l’insérons ici dans le souci de rendre plus concrète l’influence réciproque qu’a pu exister chaque mouvement localisé nationalement sur l’autre ou les autres.
Scalzone commence par une analyse des différentes positions :
– celle du « pouvoir étudiant » fondée sur l’autogestion universitaire [comme la Freie Universität de Berlin et l’idée d’une université en tant que foyer de crise du système, capable de mettre ce dernier en difficulté durable ;
– la ligne guévariste : le mouvement étudiant peut s’unir sur des thèmes de politique générale, car l’impact politique d’une lutte strictement universitaire est faible ;
– celle selon laquelle le mouvement étudiant permet seulement de former des cadres politiques pour le futur ;
– celle des Jeunesses communistes qui doivent trouver des médiations entre leur propre organisation et les organisations du mouvement étudiant ;
– enfin, celle qui pense qu’il n’y a pas de culture révolutionnaire (car c’est de l’ordre de la superstructure) et que les étudiants sont dominés par l’idéologie dominante déterminée par l’infrastructure qui elle-même détermine les rapports sociaux. Cette dernière position est influencée par le groupe autour des Quaderni Rossi, l’organisation Classe operaia et ceux qu’on appellera les opéraïstes.
Par rapport à tout cela, Scalzone retient que le groupe social révolutionnaire c’est la classe ouvrière et non pas les étudiants, mais que le niveau superstructurel et la culture peuvent réagir sur l’infrastructure dans le cadre d’un processus dialectique. En conséquence, la lutte contre la structure de classe de l’université peut s’intégrer à la lutte principale. Il faut substituer à la velléité d’autogestion comprise comme un modèle de rechange de l’université actuelle, la gestion de la lutte comprise comme un acte de contestation (position qu’on peut définir comme mouvementiste) et dévoiler les liens politiques entre structure de l’université et mécanique générale du système.
Scalzone se livre ensuite à une comparaison instructive avec les autres mouvements étudiants étrangers. Il reconnaît que le mouvement italien a eu tendance à plaquer les idées du SDS allemand sur une situation qui n’est pas du tout identique, si au départ il y a un point commun, c’est la séparation quasi absolue avec le mouvement ouvrier (c’est surtout net à Trente et Rome). Ne pouvant faire la révolution tout seul le mouvement étudiant à eu tendance à se replier sur lui-même et continue à exister subjectivement, comme besoin de révolution, « projection dans le vide » (Vittorio Rieser). Il avance des revendications, mais uniquement pour faciliter la gestion politique de l’autonomie (Mauro Rostagno). Par opposition, le M22 croyait en une dialectique des luttes entre luttes universitaires et luttes plus générales, sans craindre que certaines de ses revendications ne soient satisfaites. En cela, il évitait tout questionnement sur la radicalité de ces revendications. Les groupes de Turin adoptèrent majoritairement la position du mouvement étudiant comme détonateur, mais sans l’apport d’une analyse de type université critique, fondamentale en Allemagne dès 1967 et que le M22 reprit dans ses débuts à Nanterre. Le mouvement italien s’en trouvait d’autant plus comme suspendu en l’air à attendre, encore plus désespérément que les maoïstes français le 17 mai à Boulogne-Billancourt, que « la classe ouvrière reprenne le drapeau rouge des mains fragiles des étudiants ». En effet, le détonateur ne peut faire que la classe ouvrière à laquelle il s’adresse, soit pure disponibilité révolutionnaire.
Pour les Quaderni Rossi comme pour Rieser, le détonateur sert aussi à dévoiler les tensions conflictuelles au sein de la classe, que ses organisations ont tendance à recouvrir et donc à préparer un affrontement par rapport à la ligne syndicale.
Scalzone termine en précisant que si les étudiants ne forment pas un sujet politique à part, une masse toujours plus grande d’étudiants constitue objectivement un point faible du système, un potentiel de lutte.
Le « scandale de Strasbourg »
En mai 1966, quelques étudiants strasbourgeois s’emparent de l’antenne locale de l’UNEF, profitant du désintérêt de la plupart des étudiants pour une institution en crise. Ils prennent langue avec l’IS et cette dernière leur propose de rédiger un texte de « critique générale du mouvement étudiant et de la société, un tel travail comportant au moins pour eux (les étudiants) l’utilité de leur faire clarifier en commun ce qui leur restait confus142 ». En fait, l’hétérogénéité du groupe rendait l’entreprise difficile et ce fut Mustapha Khayati qui rédigea le texte avec l’approbation des strasbourgeois et des membres de l’IS. La brochure en question : De la misère en milieu étudiant, insiste sur les illusions de l’étudiant, être universellement méprisé (comme le policier et le prêtre), mais qui compenserait sa misère morale par l’espoir d’une future position sociale. Il érige cette misère en style de vie bohème alors que tout le prédestine à son futur rôle de cadre moyen. Cela peut aller jusqu’à une politisation dans les organisations bureaucratiques gauchistes, mais sans que cela débouche, sauf pour une minorité, sur une révolte contre sa condition propre, contre la « misère étudiante ». Cette position méprisante par rapport à la condition étudiante sera mise à mal quelques mois plus tard par les étudiants de Nanterre, y compris par le groupe des « enragés », pourtant proche de l’IS. On retrouve là une des limites de la théorie situationniste dans sa période de radicalisation politique, qui consiste à ne plus chercher dans les contradictions présentes une vérification de ses thèses, mais à simplement attendre que le mouvement, s’il a lieu, devienne situationniste. Les mouvements de la jeunesse non étudiante (provos hollandais, révolte des jeunes afro-américains des ghettos, telle celle de Watts en 1965) sont certes encensés, mais leurs limites sont perçues en termes de conscience et d’organisation, c’est-à-dire de manière à la fois idéaliste et gauchiste.
La brochure De la misère en milieu étudiant fut un succès qui légitimait de nouveaux moyens d’agitation : comics politiques comme celui intitulé Le retour de la colonne Durutti, organisation de « scandales » en référence au mouvement dada et aux surréalistes, qui ne doivent toutefois pas se confondre avec les happenings de J-J. Lebel devenus à la mode. Le plus connu est celui organisé à Strasbourg contre le professeur Abraham Moles dans le cadre d’une critique pratique de la cybernétique. Des actions spectaculaires qui, évidemment, étaient fort éloignées des pratiques des prolétaires, mais qui rompaient avec les pratiques gauchistes. Les critiques de la « société du spectacle » surent agir en cette direction et capter l’intérêt des médias143. Cela se termina par un scandale interne entre situationnistes strasbourgeois (Garnault, Frei, Holl) et situationnistes parisiens, les seconds excluant les premiers pour avoir fondé une fraction « égalitariste » contre la dictature de Debord.
Vayr-Piova fut par la suite exclu de l’université pour injures au recteur, mais ne reçut pas le soutien des autres pro-situationnistes de Strasbourg (Bertrand, Joubert, Schneider) quand il se présenta à de nouvelles élections universitaires en essayant de réitérer le premier coup de Strasbourg. Cela apparut artificiel aux autres et comme une répétition de vieilles recettes de scandales alors qu’il s’agissait maintenant de détruire vraiment les institutions universitaires et non plus seulement de s’en moquer. La conclusion de cette affaire suscite une remarque intéressante de Gianfranco Marelli : « L’incapacité de l’IS à rallier les instances étudiantes ayant pris le pouvoir de l’AFGES, à ses conceptions théorico-organisationnelles, empêcha que soient réunies les deux conditions nécessaires à la réussite du scandale : l’auto-dissolution du pouvoir et l’appropriation de la théorie critique par tous les sujets en action. L’échec d’une véritable union entre étudiants et situationnistes provoqua dès le début la prise par les seconds de la direction du mouvement, au point de transformer le scandale de Strasbourg en une opération publicitaire en faveur de l’IS, en sorte qu’il ne put déboucher sur une acquisition/re-élaboration de la pratique théorique révolutionnaire par les étudiants. Les situationnistes se sont détachés nettement des étudiants lorsqu’ils s’aperçurent que le scandale ne permettait pas, comme ils le souhaitaient, le développement d’une organisation autonome des luttes, parce que l’écart théorique entre situationnistes et étudiants était tel qu’il avait déterminé un retard par rapport à la pratique du scandale144 ».
Mais comment aurait-il pu en être autrement puisque les étudiants étaient définis par l’IS comme des individus soumis à leur condition méprisable ? Il y avait là un paradoxe qui sautait à la figure du groupe. Alors qu’il avait célébré l’irruption de la jeunesse dans de nombreux numéros et même dans De la misère en milieu étudiant, il reportait tout d’un coup ses espoirs sur le prolétariat et ses conseils ouvriers. Ce grand écart théorique, le mouvement étudiant de Strasbourg ne pouvait pas le dépasser, car il se situait hors de son champ d’intervention. Il était la pratique immédiate adéquate dans une situation limitée par son absence de perspective plus large. Le mouvement strasbourgeois ne pouvait pas s’appuyer non plus sur l’existence d’une base arrière (classe ouvrière et paysans-ouvriers) qui constituaient la force du mouvement nantais puisqu’une frange importante des ouvriers de la région s’avérait plutôt gaulliste et les paysans des propriétaires viticoles plutôt prospères. Mais en même temps, il constituait, de facto, une critique de la mythologie prolétarienne entretenue par l’IS. « L’écart » dont parle Marelli ne peut donc pas être compris, au sens où il le suggère, c’est-à-dire comme un retard des activistes de Strasbourg par rapport à la direction parisienne. Ils sont seulement plus en décalage objectif, de par leur situation géopolitique propre, avec un programme prolétarien auquel l’IS finalement retourne (si on excepte certains développements de Vaneigem), même si c’est dans sa version maximaliste.
La crise de l’IS est reconnue par ses deux éléments majeurs, mais qui en tirent des conclusions différentes. Pour Vaneigem, la solution ne pouvait être qu’individuelle : « Si quelqu’un renonce à engager la totalité de ses capacités — et par conséquent à les développer — dans le combat pour sa créativité, ses rêves, ses passions, de sorte qu’y renonçant il renonce par le fait à lui-même, il s’interdit aussitôt de parler en son nom et a fortiori au nom du groupe qui porte en lui les chances de réalisation de tous les individus145 ». Pour Debord, elle est politique et historique. L’IS devait maintenant « prouver son efficacité dans un stade ultérieur de l’activité révolutionnaire ou bien disparaître146 ».
Il n’empêche que le scandale de Strasbourg fut un élément de diffusion des idées situationnistes et surtout un exemple de la mise en crise des instances syndicales universitaires. Vandenburie, président de l’UNEF en 1967, est obligé de le reconnaître au lvIe congrès : « L’unité de l’UNEF a cessé depuis longtemps. Chaque association vit de façon autonome, sans faire aucune référence aux mots d’ordre du bureau national. Le décalage croissant entre la base et les organismes de direction a atteint un état de dégradation important147 ». Partout, à Nantes, à Rennes ou un tract est diffusé dénonçant les tentatives d’intimidation (dites « d’information objective » auprès des jeunes filles148) et à Lyon, les résidences universitaires entrent en ébullition en dénonçant la misère sexuelle et affective en milieu étudiant avec le problème de la mixité et plus généralement les lois rigides qui encadrent la vie de la majorité des étudiants.
Ce mouvement a démarré dans ce qui a été appelé « l’automne rouge » d’Anthony en 1965. Dans la plus grande résidence universitaire de France, le 1er octobre, 1700 étudiants s’opposent concrètement à la construction d’un logement de concierge devant le bâtiment des étudiantes. En réponse, le recteur envoie quelques centaines de policiers pour préserver la continuité des travaux. Des bagarres éclatent. Le 5 janvier 1966, le nouveau directeur nommé joue la carte de la concertation en proposant un nouveau règlement égalitaire entre les sexes et tolérant pour les mineurs. Dans cette droite ligne, le droit de réunion syndicale et politique est accordé. Le mot de la direction est qu’il faut dépaternaliser autant qu’il faut démocratiser, c’est-à-dire qu’il faut tenir compte de l’évolution et de la massification des études. Les étudiants ne sont plus des enfants de bourgeois vivant chez leurs parents dans les règles strictes de cette vieille classe sociale. Les résidences universitaires en sont d’ailleurs le signe, elles s’ouvrent à un autre public qui ne peut être traité sur les bases de cette vieille morale. Ce doit être un lieu de vie étudiante à part entière.
Mais Antony resta une exception jusqu’à ce que les mêmes problèmes se posent à Nanterre où le bâtiment des filles est occupé le 21 mars 1967. Le 13 avril un meeting est organisé pour les libertés et contre les menaces de sanctions contre 29 résidents, ce qui correspond d’ailleurs, au niveau plus général du campus au début de la campagne contre les « listes noires » établis par l’administration contre certains activistes étudiants.
Le 5 décembre 1967, on signale un mouvement à la cité universitaire de Clermont-Ferrand, le 21 décembre, mouvement à la cité universitaire de Nantes. En janvier, un mouvement de grève des loyers est lancé à Montpellier. L’UEC se déclare contre car la grève fragiliserait la gestion du CROUS.
Le 5 février 1968, un résident est exclu de la résidence de Nanterre.
Le 14, jour de la Saint-Valentin, mouvement de grève dans les cités-universitaires, un peu partout dans la France. Longefer et Madeleine Monod sont occupées à Lyon.
Le 15, l’UNEF et la FRUF décident une campagne pour l’abrogation des règlements intérieurs dans les cités universitaires. Incidents à Montpellier et Nice. À Nantes, le bureau du doyen est saccagé dans la nuit du 14 au 15.
Le 23, Peyrefitte, ministre de l’en, propose une réforme des règlements intérieurs avec le droit pour les étudiants majeurs de recevoir les filles dans leurs chambres jusqu’à 23 heures. Il fallait sûrement se distinguer de la « permission de minuit parentale » ! Pour justifier que ce droit ne soit pas étendu aux étudiantes majeures, il fait état de risques plus grands encourus par les filles si on lâchait les garçons librement dans leurs résidences, du fait des « lois de la nature ».
Le 26, refus de la FRUF et de l’UNEF qui dénoncent le caractère rétrograde et répressif des mesures.
Le 13 mars, grève du restaurant universitaire à Antony dans le cadre du mouvement contre le règlement dans les cités universitaires.
Le 15 mars, des manifestations sur le problème des cités universitaires ont lieu à Saint-Étienne et Rennes.
Le 21, a lieu une conférence de Revault d’Allonnes, à la cité universitaire de Nanterre, sur le thème Sexualité et répression.
Le 24, à Dijon, 300 étudiants passent la nuit chez les filles.
La brochure De la misère en milieu étudiant
Imprimée aux frais de l’association des étudiants de Strasbourg, la brochure est diffusée fin novembre 1966 dans l’université et ailleurs. Elle a été rédigée par deux étudiants proches de l’IS et par Mustapha Khayati délégué de l’IS. Les principales thèses exprimées dans les derniers numéros de la revue de l’IS sont présentes et de ce point de vue, rétrospectif, le texte ne contient pas d’avancée théorique majeure. Ce qui a contribué à son succès149 c’est qu’il prône une intervention politique radicale dans une situation « où la réalité recherche sa théorie ». Jusque-là restées dans la relative confidentialité de cercles restreints, les idées situationnistes sont alors propulsées sur le terrain de la « lutte entre le pouvoir et le nouveau prolétariat » (p. 24).
La première partie de la brochure énonce une critique en règle du « milieu étudiant » et de la fausse conscience qui constitue l’étudiant comme un être dépossédé de l’ensemble de sa vie, satisfait de « sa condition150 » et des ersatz culturels modernistes qu’il consomme passivement. « Disciple respectueux de la marchandise culturelle », l’étudiant compense avec cet « opium, la misère réelle de sa vie quotidienne. » La « crise de l’université » y est décrite comme une manifestation particulière de la « crise plus générale du capitalisme moderne » ; « une université, tiraillée entre des professeurs aigris, car ayant perdu leur ancien pouvoir de “chiens de garde” de l’ancienne culture générale bourgeoise, et dépités de leur nouvelle fonction de “chien de berger” conduisant suivant les besoins planifiés du système économique, les fournées de cols blancs vers leurs usines et leurs bureaux respectifs. » (p. 7).
Les études et les recherches réalisées sur les étudiants sont réfutées, car elles ignorent « le point de vue de la totalité ». Les sociologues marxisants (Bourdieu et Passeron) certes, analysent le milieu étudiant en termes de classes sociales151 (Les Héritiers), mais ils le font avec les présupposés de « l’inévitable éthique kantienne d’une démocratisation réelle par une rationalisation du système d’enseignement, c’est-à-dire de l’enseignement du système. » (p. 4). La dimension classiste de la sociologie de Bourdieu et de son école ne pouvait pas être critiquée par les situationnistes puisqu’ils appelaient à l’insurrection révolutionnaire au nom des conseils ouvriers dont l’être de classe restait prolétarien malgré l’extension sociologique qu’ils donnaient à la définition de prolétaire : « Est prolétaire celui qui n’a aucun pouvoir sur l’emploi de sa vie, et qui le sait. » (p. 28).
Contrairement aux autres jeunes qui entrent plus tôt « dans les relations d’exploitation ouvertes », l’étudiant se maintient enfermé dans un statut de « minorité prolongée » qui l’infantilise. Ses velléités d’autonomie ne sont qu’illusion puisqu’il dépend des « deux systèmes les plus puissants de l’autorité sociale : la famille et l’État. » Incapable de s’aventurer au-delà des limites que lui assigne la société de classe, reproduisant « les comportements érotiques-amoureux les plus traditionnels », l’étudiant est « si bête et si malheureux qu’il va jusqu’à se confier spontanément et en masse au contrôle para-policier des psychiatres et psychologues mis en place à son usage par l’avant-garde de l’oppression moderne. » Cette critique fut immédiatement réalisée en acte puisque le 11 janvier 1967 l’AFGES fait fermer le Bureau d’aide psychologique universitaire (BAPU) de Strasbourg.
Se niant comme théorie séparée de sa pratique, la critique « de la misère en milieu étudiant », a tenté de placer à nouveau au centre de l’action révolutionnaire la question des rapports entre l’individu et la communauté humaine. Mais elle ne le fait qu’avec peine et dans l’embarras puisqu’elle reste fixée à une représentation des institutions qui était celle de la société bourgeoise alors que les modernisations et les processus de démocratisation des années cinquante et soixante ont modifié les rapports de domination en attribuant à l’individu une place et une autonomie qui ne lui était pas reconnue dans la société de classe bourgeoise. Ainsi l’Éducation nationale n’était plus seulement un lieu de reproduction des divisions de classe mais elle devenait aussi un lieu stratégique pour le pouvoir, un lieu symbolique pour les individus, un lieu de lutte pour les lycéens et les étudiants. Avec la fin de l’université de classe commençait l’époque de l’université de masse.
En désignant les étudiants comme de « futurs cadres », les situationnistes n’ont pas perçu qu’un grand nombre d’entre eux allaient faire partie des catégories de salariés non ouvriers qui n’occupent aucune fonction d’autorité et qui se retrouveront flexibilisés et précarisés une quinzaine d’années plus tard. Reconnaître cette tendance récurrente à la surpopulation relative dans le développement capitaliste n’était guère possible à l’époque, mais il était tout à fait possible, en revanche, de reconnaître la transformation de la structure salariale. Mais voilà, cela aurait contrecarré pour ne pas dire contredit le programme conseilliste auquel l’IS venait de se rallier.
Leur attaque contre la vie « misérable » des étudiants-futurs-cadres soumis cherchait à faire basculer certains étudiants dans « le parti de la révolution » afin qu’ils n’aillent pas grossir les rangs de ce marais qui est la proie facile de tous les modernismes. Alors qu’ils l’étaient eux-mêmes par certains côtés (tous leurs développements sur l’irruption de la jeunesse), ils voyaient dans ce terme une insulte suprême, rejoignant ici les tendances ultra gauche défendant mordicus « le programme prolétarien » sous sa forme conseilliste.
Comme les nombreuses critiques-en-actes qui suivirent au printemps l’automne strasbourgeois, la critique de la « misère en milieu étudiant » fut, elle aussi, traversée par la double nature de l’événement : à la fois réactivation de l’ancien sujet de la révolution prolétarienne, mais radicalisé face au capitalisme moderne ; et aspiration à réaliser « la nature de l’homme » et ses « désirs réels », à entreprendre « la reconstruction libre de toutes les conduites et valeurs imposées par la réalité aliénée ».
La brochure permettait l’ouverture d’un vaste horizon historique pour une révolution à titre humain, mais occultait la difficulté pour ne pas dire l’impossibilité de la réaliser sur une base théorique restée classiste.
Le Mouvement du 22 Mars
Il existe à Nanterre, un noyau militant de départ assez fort qui a fait ses armes contre les fascistes de Madelin. Il comprend pour une moitié anars et libertaires152, des éléments de la JCR qui seront de suite très actifs dans le mouvement de Nanterre, le groupe Knoll influencé par l’IS et les maos du Mouvement pour le soutien aux luttes du peuple, une antenne de l’UJC(ml) qui ralliera le Mouvement du 22 Mars à partir du 10 mai.
En revanche, le groupe des Enragés autour de René Riesel, restera à l’écart bien qu’actif sur le campus comme le montrent le passage en conseil de discipline puis l’exclusion d’un de ses membres (Gérard Bigorgne) de l’université. Ce dernier groupe se distingue surtout par la propagation de mots d’ordre subversifs et provocateurs qui seront largement repris dans toutes les universités : « Ne travaillez jamais », « Prenez vos désirs pour la réalité », « l’ennui est contre-révolutionnaire », « Les syndicats sont des bordels, l’UNEF est une putain », « Sous les pavés la plage ». On retrouve le paradoxe déjà évoqué plus haut à propos de la brochure De la misère en milieu étudiant. En effet, s’il y eut un milieu dans lequel s’implantèrent un tant soit peu les idées situationnistes, ce fut bien en milieu étudiant, même si ce fut à sa marge et finalement plutôt dans l’après-mai 68 qu’en 1968 proprement dit. Pourtant, le comportement des Enragés, principal indicateur de la pratique situationniste en Mai, fut constamment de chercher la rupture avec ce milieu que ce soit à Nanterre ou ensuite au CMDO de la Sorbonne.
On peut résumer ainsi les débuts du mouvement.
En novembre 1966, diffusion à Nanterre du tract des étudiants de Strasbourg influencés par l’IS : Le retour de la colonne Durruti153.
Formation de la Tendance syndicale révolutionnaire fédéraliste (1966) issue de la LEA qui n’aura une véritable implantation qu’à Nanterre. En janvier 1967, elle « prend » le bureau de l’UNEF en philosophie, sociologie et psychologie. Elle se préoccupe particulièrement des questions de sexualité en faisant intervenir par exemple Boris Fraenkel154. Elle réalise des tracts au contenu à la fois provocateur et humoristique. Les activités se développent aussi à la cité-universitaire et vont déboucher sur l’occupation du bâtiment des filles, le 21 mars 67. L’agitation gagne aussi les cours : Alain Touraine est chassé de l’amphithéâtre et le cours d’Henri Lefebvre est interrompu pour y diffuser la brochure, De la misère en milieu étudiant155. Lefebvre fait venir Jean-Jacques Lebel pour un happening, style Living Theater. Ainsi se termine l’année universitaire 1966-67.
À la rentrée 1967-68, les nouvelles sont mauvaises pour les étudiants, car les facultés sont bondées et le nouveau ministre Peyrefitte cherche à faire passer en douce les réformes du plan Fouchet avec introduction du numerus clausus, l’organisation de filières courtes, etc. Les étudiants de sociologie de Nanterre se mobilisent pour la grève qui est votée en novembre. En fait, ils se sont fixés des objectifs très limités en demandant par exemple une plus grande représentation des étudiants aux différents conseils universitaires et s’ils ont obtenu une représentation de délégués au niveau des départements et la création d’une commission mixte à l’échelon de la faculté, la grève est un échec, car toutes ces avancées seront annulées par l’autoritarisme des directeurs de département. Cela n’a pas empêché les éléments les plus actifs de chercher à étendre la lutte à des sujets plus anti-institutionnels comme la lutte contre l’assiduité obligatoire, les listes noires, la sexualité156. Les éléments inorganisés sont fortement représentés dans la grève, mais l’UNEF commence à freiner des quatre fers pour éviter tout clash avec l’administration. Duteuil tire le bilan de la grève, côté anarchistes : la grève a été bureaucratique et le syndicat à cherché à noyer le poisson au cours des négociations. Une seule solution s’impose : la dissolution de l’UNEF afin d’entreprendre « dès maintenant la lutte directe pour la destruction de l’université, seule lutte valable pour un révolutionnaire ».
Les étudiants n’ont pas d’intérêts propres à défendre et la lutte des classes traverse le milieu étudiant157. Ce constat entérine le choix d’une contestation globale qui refuse les objectifs intermédiaires permettant de les lier à ceux du mouvement ouvrier. Cette position sur des « objectifs intermédiaires » avait été développée et théorisée par André Gorz comme définissant un « réformisme révolutionnaire », position largement diffusée par la revue Les Temps Modernes, mais elle bute sur le caractère autonome de la structure universitaire qui empêche le lien avec d’autres secteurs de la société et condamne les revendications de transition à rejoindre une ligne réformiste. Pourtant, en Italie à la même époque, à Turin précisément, les étudiants la mettront en application avec succès dans le cadre d’une lutte pour les « objectifs intermédiaires » (cf. notre seconde partie sur l’Italie).
D’un point de vue concret et tactique ce qui en ressort, c’est que la lutte modérée ne paie pas et qu’il faut plutôt pratiquer l’outrance et la provocation.
Le 26 janvier, rompant avec la vieille tradition de la franchise universitaire, l’État envoie des policiers dans la faculté de Nanterre… qu’ils quittent bientôt ventre à terre ! Il n’y a rien de tel que la présence d’un uniforme au mauvais endroit pour transformer un étudiant modéré et doux comme un agneau en un jeteur de projectiles divers. C’est cela qui détermine le caractère exemplaire de la lutte… et la faiblesse de l’analyse situationniste par rapport au milieu étudiant et à sa capacité ou non à « faire mouvement »
Par exemple, ouvrir Nanterre et la Sorbonne aux travailleurs c’était répondre à la fin du cloisonnement travail manuel/travail intellectuel en retournant une position qui de défensive à l’origine, maintenir le lieu inviolé de la franchise universitaire contre la pénétration de la police, devient offensive et dépasse la simple question des droits acquis dans l’université pour s’ouvrir vers l’extérieur et dépasser les clivages. Cela revient à dire immédiatement : puisque nous ouvrons les universités aux travailleurs, il est logique que les usines s’ouvrent aux étudiants, étant entendu que cela ne doit pas s’entendre au sens des Capelle, Crozier, Touraine et autres modernistes adeptes de l’adaptation de l’école à l’entreprise. De manière incidente, la faculté de Nanterre devient alors la seule en France où soit permise l’intervention politique. La conséquence en est qu’elle n’est plus inviolable. Une inviolabilité déjà mise à mal dans certaines circonstances comme à Toulouse le 25 avril 1968. Des affrontements y ont lieu entre étudiants de gauche et militants du mouvement d’extrême droite Occident dans l’enceinte de la faculté et la police y intervient pour rétablir l’ordre. Le doyen de la faculté des Lettres de Toulouse, Godechot qui avait prêté un amphithéâtre aux étudiants pour un débat avant de le leur refuser suite aux pressions d’Occident, rétablit l’interdiction de réunion politique dans l’université après ces incidents.
Au sein du mouvement, la fêlure se creuse entre militants radicaux. Anars et proches des situationnistes (les « pro-situs » comme on les appelle) sont convenus d’une affiche commune intitulée « En attendant la cybernétique, les flics », mais en fait les pro-situs qui deviennent les Enragés — pilotés par leurs mentors de l’IS qui les poussent sur le devant de la scène — ont transformé toutes les virgules en croix gammées, étayant ainsi la rumeur que le doyen et ancien résistant Grappin n’est qu’une nouvelle variété de nazi. Ce type de pratique avant-gardiste et sectaire sera repris le soir de l’occupation et il entretient l’animosité et les polémiques entre militants.
Le mouvement s’approfondit et s’élargit pourtant. Les émeutes de Caen ont relayé les étudiants de Nantes qui, dès la rentrée 1967 se sont emparés du bureau de l’UNEF, ont dissout le Bureau d’Aide Psychologique Universitaire (BAPU) géré par la MNEF et placardé un avis158 sur les murs de Nantes dénonçant la psychologie. S’ils semblent influencés par les strasbourgeois, ils sont néanmoins plus proches des nanterrois dans leur souci de construire un mouvement réel. On les retrouvera plus tard dans ce qui fut appelé abusivement « la Commune de Nantes ». Les manifestants lycéens sont aussi entrés dans la danse et ont été réprimés. Tout est prêt pour une grande journée d’action contre la répression et la liberté d’expression le 30 janvier dans une ambiance de convergence des luttes.
Le 14 février, la Saint-Valentin est fêtée par une intervention dans toutes les cités-universitaires de France pour l’abolition des règlements intérieurs concernant les locaux des filles. À Nantes, les drapeaux noirs et rouges fleurissent pendant une manifestation qui sera durement réprimée. Le mouvement de masse nantais commence vraiment à ce moment. À Nanterre, c’est une nouvelle occupation de la cité alors que sont diffusés des tracts aux titres évocateurs (« Pourquoi des sociologues ? » ; « Nanterre ou la formation d’oies gavées ») et chansons (« La Grappignole » sur l’air de La Carmagnole159).
Le vendredi 22 mars, c’est l’occupation du bâtiment administratif de Nanterre et la naissance officielle du Mouvement du 22 Mars (M22 en abrégé). L’initiative en revient aux sociologues qui sont d’ailleurs les plus présents le vendredi. À l’origine il ne s’agit que d’occuper le bâtiment de sociologie (proposition de Cohn-Bendit), mais ensuite une majorité des présents vote pour une occupation plus générale parce que d’autres disciplines sont en lutte. C’est un acte fondateur de l’événement Mai-68, car s’il s’est passé des choses avant, il constitue une brèche aussi bien de par sa tentative de fonder un nouveau type de groupe, un groupe-mouvement plus qu’un groupe-organisation, que dans sa volonté d’affirmer un autre type de pratique politique. L’occupation du bâtiment administratif de la fac de Nanterre n’est certes pas la prise du Palais d’hiver, mais c’est ce qui a permis de créer l’abcès de fixation à partir duquel le mouvement a pu commencer à avancer. Cet acte a permis non pas des projections abstraites sur la révolution que beaucoup des participants de l’époque ne partageaient pas ou y étaient indifférents, mais des projections plus concrètes de désirs de rupture avec l’ordre sociétal capitaliste, dans sa forme encore en partie bourgeoise. Or, de cela, les groupes politiques gauchistes ne tenaient pas compte car ces nouvelles attentes sortaient des sentiers battus du militantisme et de ses objectifs traditionnels.
Il y a donc eu comme un renversement de l’ordre des choses. Non pas partir de l’idéologie ou des grandes causes, mais partir de l’insubordination. Et c’est là-dessus qu’est venue se greffer une critique idéologique et politique de l’enseignement et de l’institution universitaire.
Les occupants de la tour administrative de l’université de Nanterre se veulent clairement en dehors de toute logique groupusculaire et pour ce faire, dans un premier temps, ils vont seulement se donner le nom de « mouvement des 142 » afin de signifier la prééminence de l’action sur la théorie dans le processus de lutte qui s’amorce.
Ce n’est que le 5 avril qu’un premier texte signé « Mouvement du 22 Mars » est envoyé à quelques journalistes. Le nom ferait référence au Mouvement du 26 juillet de Castro, ce qui dénote le côté syncrétique du groupe et les compromis qui l’habitent dès le début, mais aussi sa référence primordiale à un événement fondateur plutôt qu’à un corpus théorique. En effet, le M22 ne se pose pas en concurrence d’une autre idéologie en « isme » et il ne se considère pas comme une avant-garde, en tout cas pas comme une avant-garde antérieure à l’événement et extérieure au mouvement. Il est l’aboutissement d’une série d’interventions pratiques qui le confirment dans l’idée qu’il faut sortir de la polarisation traditionnelle et faiblement mobilisatrice qui ne laisse le choix qu’entre les pratiques d’un syndicalisme étudiant « mino » radicalisé et celles, plus ou moins groupusculaires, des officines gauchistes. Cette action est fondatrice parce qu’elle démontre visiblement qu’il est possible de dépasser des mobilisations qui ne concernent que des causes externes (luttes anti-impérialistes, soutien au mouvement ouvrier) afin de dégager des enjeux internes susceptibles d’entraîner la masse des étudiants désyndicalisés et peu politisés au sens traditionnel du terme.
Daniel Cohn-Bendit brosse une synthèse : « l’action, c’est la seule possibilité de surmonter la division des étudiants en une multitude de groupuscules. Il ne sert à rien de présenter aux groupuscules une analyse théorique, si juste soit-elle. En mettant les choses au mieux, ils la liront, mais ils ne s’y rallieront jamais, car il est dans l’essence du groupuscule de rejeter tout ce qui ne vient pas de son sein. Mais si on arrive à déclencher une action et à la faire suivre, alors, on entraîne beaucoup de gens qui, bien que politisés, restaient précédemment à l’écart, parce que ça les ennuyait d’entendre des débats groupusculaires où s’opposaient interminablement des analyses plus ou moins cohérentes, et qui toutes se réclamaient du marxisme. L’action, dans la mesure où elle permet de dépasser les oppositions de chacun, est elle-même un moyen de mobilisation, et engendre l’action160 ». C’est ce qui advint le 22 mars 1968 !
Le Mouvement du 22 Mars est né de la conjugaison de plusieurs constatations :
– l’inadéquation de la forme syndicale universitaire comme structure d’organisation (cf. les démêlés avec la FGEL sorbonnarde) et de mobilisation (échec de la grève de novembre 1967) ;
– la difficulté d’implantation des groupuscules politiques dans ce nouveau campus ;
– la désillusion par rapport aux promesses des autorités universitaires à propos de la communauté de vie sur le campus ;
– l’impact de la démocratie directe et surtout de l’action directe sur les autres étudiants… et sur les autorités universitaires ;
– tout cela mêlé à des éléments extra-universitaires comme la lutte contre la guerre du Vietnam et l’arrestation de Langlade, de la JCR, par la police161.
Quelles sont les idées-forces qui ressortent du Bulletin du 22 Mars ?
– il y a un retard de la théorie sur la pratique. Les intellectuels sont grosso modo les « chiens de garde de la bourgeoisie » ;
– une grande valeur est donnée à l’action exemplaire sur le modèle des actions berlinoises d’intervention dans les cours et pour le dévoilement des structures répressives de l’institution universitaire… et de toutes les institutions. Le groupe de Fritz Teufel en Allemagne s’illustra particulièrement dans ce type de pratique mêlant contestation et dérision.
Le M22 va donner sa propre définition de ce qui est exemplaire. « Une action est exemplaire en ce sens que d’une part, elle dévoile définitivement le caractère des flics, d’autre part, montre qu’il y a une certaine résolution au niveau de la lutte, que ce n’était pas protester qu’on voulait, mais tenir la rue en permanence pour affirmer une volonté de pouvoir et donc avoir des objectifs et à ce moment-là des objectifs très concrets et qu’on les tenait vraiment. Ce qui serait exemplaire, ce serait la lutte des Vietnamiens. Ce n’est pas le fait de la manif où l’on crie, et où l’on occupe ; c’est le fait qu’à un moment il y a un seuil qu’on franchit ou pas. Les types sont un conglomérat de flics, de cathos, de gens de toute nature, etc. Et il y a un moment où ça ne marche plus : c’est plus compliqué que la notion simple de passage […]. À partir du moment où un verrou reconnu tacitement, pas un verrou légal, a sauté, ça devient un acte exemplaire162 ».
C’est le cas par exemple, de la prise du théâtre de l’Odéon. Elle a été décidée au cours d’une AG à Nanterre. Il s’agissait de prendre un lieu symbolique et qui gênerait le pouvoir dans son image culturelle à l’étranger et en France et ça a marché de ce point de vue. Il ne s’agissait absolument pas de sauver le théâtre ou de le populariser par des spectacles gratuits, mais de le déconstruire en tant que lieu spécialisé pour l’ouvrir à la discussion entre artistes, techniciens d’art, étudiants et ouvriers. De ce point de vue, la réussite fut moindre, car les discussions les plus intéressantes n’eurent pas lieu à l’intérieur, d’autant qu’une foule hétéroclite et aux motivations parfois peu claires eut tendance bientôt à le squatter, mais sur le parvis.
Cohn-Bendit cite un autre cas d’action exemplaire à travers la dialectique provocation/répression : « Une phrase, un tract, une action, et hop, la répression s’ébranle, en affirmant aux yeux de tous sa bêtise vulgaire. Il a suffi d’afficher des photos de flics en civil, en mission à la faculté, entre autres contre l’affichage politique, pour que la police intervienne ouvertement sur le campus, pour en repartir sous les pierres d’un millier d’étudiants devenus en un quart d’heure des enragés. C’était le 27 janvier 1968 ».
Ici s’affirme une puissance collective en acte capable à la fois de créer l’événement et d’en représenter la dimension indissociablement collective et individuelle. En fait, ce n’est pas un point symbolique en lui-même qui est exemplaire, mais son contexte, la situation. Ce n’est donc pas une panacée. Ainsi, la première barricade a été exemplaire, mais après, une barricade dans le cadre du repli sur le Quartier latin, à l’appel de l’UNEF, dans la nuit du 24 mai, c’est du folklore, une nouvelle forme de monôme pour éviter de réfléchir à l’essentiel (changer les rapports de force dans un premier temps), alors que ce qui était exemplaire c’est que tout Paris et particulièrement sa rive droite se soit hérissée de barricades. Ce qui était exemplaire, c’est l’action collective dans la barricade qui, elle, était plus symbolique qu’exemplaire. Le symbolique et l’exemplaire s’opposent ici au militaire. Le M22 opère un renversement dialectique de leur ordre logique qui en dit plus long que bien des discours sur son appréhension de la « révolution ». Donc tenir aussi longtemps que possible devant l’assaut des CRS n’est pas le but ; le but, c’est le résultat, les longues heures de ce qui deviendra « la première nuit des barricades » (10-11 mai).
Enfin, comme dernier point, il faut souligner que « l’action exemplaire finalement c’est la violence. […]. Dans ces dix derniers jours (13-24 mai), quand on est passé au niveau de la société globale, beaucoup de gens ont cru qu’on pouvait faire l’économie de la violence, c’est-à-dire passer de l’occupation des usines comme telle, au double pouvoir, à l’autogestion directe dans les usines. Ce n’est pas possible et il y a une certaine violence qui, seule, peut faire éclater à tous les niveaux, c’est-à-dire au niveau mental comme au niveau social réel à l’intérieur des usines et à l’intérieur de la production, à l’intérieur de la société, ces pans ; tant que ces pans seront debout, il y aura toujours un freinage163 ». Les étudiants ont essayé, ils n’ont pas occupé pour jouer aux boules ou pour refaire 1936. Le Mouvement du 22 Mars et l’IS ont eu une haute conscience de tout cela.
Le choix est fait de la démocratie directe avec des assemblées agoras. Ce choix fut certes politique, mais il correspondait aussi aux possibilités géo-stratégiques de Nanterre tant que le mouvement s’y trouva fixé. Contrairement à ce que dit René Viénet dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (Gallimard, 1968, p.30), Cohn-Bendit n’y représentait pas la tendance radicale, mais plutôt une position centriste164 qui lui permit, volontairement ou involontairement d’être promu comme leader du mouvement. Cette position apparaît très nettement dans les discussions sur la fondation du Mouvement du 22 Mars comme dans celles qui précédèrent l’occupation165.
Comment s’organise le Mouvement du 22 Mars166 ? Des petits groupes de base (dix personnes) doivent se coordonner entre eux, car l’AG n’est pas le lieu où tout le monde peut participer et s’exprimer. Les groupes de base forment des commissions sur des sujets particuliers, mais pour qu’ils ne se transforment pas en groupes de spécialistes il faut que tout cela remonte par un système de délégués renouvelables, vers un comité de coordination qui est la structure de décision. S’il y a un conflit, la discussion est renvoyée devant l’AG. C’est une façon concrète de remplacer la démocratie représentative par la démocratie directe.
Le mouvement est sans permanent, sans bulletin d’adhésion ni cotisation, les réunions sont ouvertes et souvent irrégulières.
En province, l’agitation contre le règlement des cités universitaires s’étend. À Clermont-Ferrand depuis le 5 décembre 67, à Nantes depuis le 21 décembre et ensuite dans les autres villes à partir de février 68. Le 14, à Nantes, au cours d’une manifestation au Rectorat, les étudiants goûtent aux matraques policières. Les étudiants nantais n’en restent pas là et dénoncent l’université comme lieu d’uniformisation et de fonctionnalité. Alors que ce sont souvent les départements de sociologie qui représentent le moteur de la contestation, à Nantes c’est la psychologie qui se mobilise pour critiquer des cours infestés de psychosociologie américaine qui ne sont que des préparations à l’accroissement du contrôle policier sur les individus. L’action des nantais est plus proche de celle des nanterrois que des strasbourgeois, car ils restent préoccupés par le maintien du lien avec une large frange d’étudiants. Cela leur permet de signer quelques actions massives comme l’occupation du rectorat.
Le mouvement étudiant à Nantes
En novembre 1967 apparaît une nouvelle génération d’étudiants qui militent en dehors du cadre classique de l’UNEF locale (l’AGEN). Une dizaine de camarades se regroupent autour de Juvénal Quillet et d’Yvon Chotard avec pour premier objectif de s’emparer du bureau des résidents des Cités universitaires167. Ce qui fut fait. Le groupe Quillet noue alors des contacts avec le groupe des strasbourgeois puis avec les membres officiels de l’IS et enfin, en janvier 68 avec des « enragés » de Nanterre, mais reste sous l’influence d’un personnage charismatique, mais particulièrement ambigu, Alexandre Hébert, anarcho-syndicaliste, mais aussi haut dirigeant de FO ! Ce groupe reçoit l’appui d’un groupe sympathisant de la Voix Communiste, scission du PCF que l’on retrouve, par exemple, à Hispano-Suiza et dont Félix Guattari est un membre actif. Les deux tendances se rejoignaient dans l’importance donnée aux minorités agissantes, sans pour cela se référer à une théorie de l’avant-garde. Le mouvement garde ses distances avec une FA jugée « vieux modèle » et un Mouvement du 22 Mars accusé de cohn-bendisme. Ils cherchent à éviter tout sectarisme et veilleront, par exemple, à ne pas s’immiscer dans la querelle entre « strasbourgeois » et membres de l’IS. Leur idéal est celui de la Première Internationale, dans la mesure où, comme beaucoup d’ailleurs en 68 (la revue Noir et Rouge par exemple), ils estiment dépassée la querelle entre Marx et Bakounine.
Le 23 janvier, les étudiantes rejoignent le mouvement en occupant la résidence des garçons. À partir de là, un réseau d’agitateurs se répand dans la ville. En février les drapeaux rouges et noirs fleurissent au sein des manifestations. Les slogans d’inspiration situationniste se multiplient : « Il faut dénoncer le scandale permanent de l’Enseignement par la permanence du scandale dans l’Enseignement ». Début 68, dans la ville et ses environs, l’agitation est constante et les étudiants nouent des contacts avec le mouvement indépendant des auberges de jeunesse. Le 14 février, au cours d’une manifestation, de sérieux incidents ont lieu avec la police pendant que le rectorat est occupé. La répression est sévère contre des manifestants peu préparés et en tenue de ville. De ce fait, les filles, souvent avec de hauts talons, ne peuvent courir assez vite et certaines se font matraquer. Quelques 500 manifestants regroupés et plus déterminés vont lancer une contre-attaque brûlant un car de gendarmes.
Le 14 mars, les nantais invitent à une manifestation nationale sur les thèmes de l’université critique, l’ouverture des restaurants et cités universitaires aux jeunes.
Ils reçoivent l’appui des syndicats ouvriers à condition de ne pas apporter à la manifestation de gourdins ni de drapeaux noirs.
Le concept de Commune étudiante
Son origine est plurielle. Référence est faite aux clubs révolutionnaires de la Révolution française. L’histoire de la Commune de Paris et sa structure fédéraliste et non centralisée est également très présente.
Les étudiants les plus radicaux sont conscients — comme les insurgés de 1848, voire les Socialistes révolutionnaires de gauche de 1917 quand intervient la dissolution de la Constituante — qu’il ne faut pas mettre en place de nouvelles institutions avant que le travail d’explication, puis une période de mutation sociale, ne leur accordent une majorité. Mais malgré la référence historique à la Commune, il demeure une différence fondamentale avec la situation de l’époque. En 1871, le peuple a pris les armes alors qu’en 1968, ceux qui, le 24 mai, chercheront à piller des armureries se feront traiter de fous et molester par le service d’ordre de la JCR. En 1871, c’est le peuple entier qui est dans la rue, fête et combat alors que la bourgeoisie a fuit à Versailles. Ce n’est donc pas une catégorie marginale d’individus qui passe à l’action. Henri Lefebvre note néanmoins une analogie : « en mars 1871 comme en mai 1968, des gens venus de la périphérie, de l’extérieur où ils ont été projetés, où ils n’ont trouvé qu’un vide social, se rassemblent et vont vers les centres urbains pour les reconquérir168 ».
Cette référence aux révolutions françaises et aux luttes de classes historiques qui se sont déroulées en France, permet de nuancer la forme juvénile exclusive que l’on attribue parfois au mouvement et invite le mouvement à ne pas trop regardé à l’extérieur de ses frontières ce qui pourrait servir de modèle de lutte. Ainsi, si l’exemple berlinois est surveillé de près, Berkeley a été à peu près ignoré.
Le terme de Commune va être explicitement repris par l’IS et Lefebvre ce qui donnera lieu à une féroce polémique. Dans un court texte de 1962169, Debord, Kotanyi et Vaneigem vont insister sur plusieurs points qui font de la Commune un événement qui marque l’histoire. En effet, pour eux, la Commune a été la plus grande fête révolutionnaire du XIXe siècle. Les insurgés sont devenus les maîtres de leur histoire et ils ont cherché à dissoudre le pouvoir plutôt que d’essayer d’exercer le pouvoir, montrant ainsi par la négative, ce que ne doit pas être la dictature du prolétariat. La Commune n’est pas le fruit d’un primitivisme révolutionnaire qui a favorisé les actes « irresponsables » qui sont malheureusement restés confinés à des actes de destruction, mais une expérience positive. Elle n’a pas eu de chefs ou alors ils ont été incompétents. L’autonomie des groupes armés a été maintenue, malgré le danger du manque de coordination, contre l’idée d’une armée républicaine centralisée et disciplinée. La Commune représente aussi le seul exemple de réalisation d’un urbanisme révolutionnaire pensant l’espace en des termes politiques qui intègrent les actes du lumpenprolétariat, qualifiés de nihilistes ou ceux des pétroleuses qualifiés d’irresponsables.
La Commune a aussi montré que la démocratie directe n’existait pas qu’à travers les différentes formes de conseils ou organismes communaux, mais aussi sur le terrain, dans l’affrontement, par exemple, entre les incendiaires venus détruire Notre Dame, symbole d’oppression et le bataillon des artistes de la Commune venus défendre des valeurs esthétiques jugées permanentes. La Commune n’a pas à être jugée d’un point de vue théorique omniscient comme quoi elle ne pouvait avoir de dépassement vue l’époque, car pour ceux qui la vivaient le dépassement était là en actes. Contre l’interprétation patriote et anti-allemande de la Commune, il faut avancer la solidarité des communards et la grande place prise par les étrangers en son sein.
Toutefois les limites de la Commune ne sont pas oubliées : la Banque de France n’a pas été attaquée alors que l’argent manquait, les barricades imitaient 1848, mais cela entérinait une stratégie défaitiste.
En 1965, Lefebvre publie La Proclamation de la Commune (Gallimard), livre dans lequel il insiste sur « le style de la fête » propre à la Commune et reprend certaines affirmations du texte de l’IS sur la dialectique échec-succès dans la Commune ainsi que d’autres idées-forces. Pour apprécier la réalité du plagiat partiel, on peut se reporter à la seule conclusion du livre de Lefebvre intitulé « La signification de la Commune », parue dans le dernier numéro de la revue Arguments (1962, p. 11-18170). En réalité, il n’y a pas eu de « plagiat » des situationnistes par H. Lefebvre mais un travail en commun suivi d’une séparation et dont chacune des parties revendique ensuite la paternité.
L’expérience des Kommunen 1 et 2 de Berlin171, beaucoup plus proche dans le temps, exerce également une forte influence. Dès 1965 les projets se développent, mais surtout négativement, comme refus de la répression familiale, de l’isolement, des mauvaises conditions de vie.
Le terme de « Commune » apparaît vraiment dans l’expérience d’une quinzaine de personnes dont deux enfants qui toutes ont participé aux premières actions de la gauche anti-autoritaire à Berlin et Munich. Les deux axes de réflexion portaient sur la lutte contre la guerre du Vietnam puisqu’il n’y avait pas de sujet révolutionnaire à l’œuvre en Europe et la lutte contre la dépendance psychique à la domination. Mais autant le premier axe ouvrait sur une prise de conscience générale de la brutalité du système, autant le second n’ouvrait souvent que sur une inquisition de mauvais aloi, surtout à l’intérieur d’un groupe restreint. Le sens de « Commune » va se préciser très rapidement sur le modèle américain des communautés de lutte qui ne sont pas forcément des communautés d’habitation, Berndt Rabehl, en novembre 1966 indique : « Notre but est d’instituer la Commune. Instituer la Commune est la condition de la praxis. Cela signifie que la praxis est actuellement possible. Les mouvements anarchistes du passé ont échoué, car le moment n’était pas encore venu172 ». Le groupe pratiquait la provocation au sein du syndicat étudiant de gauche, le SDS, en mettant en avant les actions des provos par opposition aux « cercles de travail » studieux du SDS. Mais les Communes de Berlin butaient sur une contradiction : d’un côté, elles avançaient un concept subjectif de libération par le biais d’actions ludiques sur lesquelles il ne faut pas trop se poser de questions politiques ; de l’autre, elles se livraient à une activité dans laquelle la situation subjective des participants n’intervient plus du tout. La Kommune 1 choisit alors de régler les problèmes psychiques et individuels avant tout autre travail politique. La Kommune 2 fit le choix inverse. Wolfgang Lefèvre chercha à expliquer les déboires propres au SDS de l’époque dans les effets incapacitants suscités par la commune de l’horreur (la Kommune 1) et par « la commune politique » (la Kommune 2). La Kommune 2 participa aux campagnes pour la libération de Fritz Teufel, mais en hésitant sur sa possible intervention propre en tant que communauté de lutte plutôt qu’en tant que fraction du SDS.
Pour les participants de la Kommune 2, l’idée de Commune a correspondu, dans les conditions de la RFA de l’époque, à une utopie (une tentative de libération des subjectivités) qui n’a pas su trouver d’objectivation. Une objectivation qui aurait pu être stimulée par les situations française et italienne dans les années immédiates qui suivirent. La lutte anti-autoritaire, à elle seule, ne pouvait déboucher sur une lutte plus politique et l’identification à la lutte du peuple vietnamien ne concernait finalement que la sympathie pour la révolte du petit contre le gros, mais n’était pas transposable, ni dans ses buts ni dans ses méthodes, en RFA. Au printemps 68, la Kommune 2 allait éclater de fait, en se mêlant aux différents groupes de base qui partaient non plus de l’idéologie abstraite de la commune comme base de la praxis, mais des actions concrètes (jardins d’enfants, groupes d’entreprises) qui permettaient l’existence d’embryons de futures communautés de lutte. De la Commune comme principe idéologique, à la commune comme mouvement en quelque sorte ! Il s’agissait alors de libérer les éléments de la société future et de lutter, dans un militantisme mal assumé, pour que les actions restent collectives et ne laissent pas apparaître et s’affirmer des leaders173.
En France, les 21 commandements du Comité d’action Nous sommes en marche appellent à une révolution culturelle assez proche de celle revendiquée en RFA174. Ils prônent une table rase pour le moins unidimensionnelle pour paraphraser Marcuse : « La suppression de la culture et sa recréation est l’entreprise la plus gigantesque jamais entreprise par le genre humain, car elle implique la recréation de toute une société : un monde, un homme nouveau ». C’est d’ailleurs sur cette base que démarrent, en février 1968, les premières occupations de locaux universitaires après « une journée nationale d’action pour l’abrogation des règlements intérieurs ». Des troubles éclatent à Bordeaux, Lille, Lyon, Montpellier, Nantes, Nice et Rennes. Près de Paris, les résidences d’Antony « la Rouge » où les idées situationnistes ont pénétré assez précocement et de Nanterre, sont les deux principaux centres d’agitation. À Nanterre, l’association des résidents, après une conférence de Boris Fraenkel sur Wilhelm Reich, distribue un tract issu de la revue Sexpol de 1936 sur « le chaos sexuel ». L’administration y répond de façon diversifiée ; le directeur d’Antony répond : « Ne me faites pas d’ennui — c’est la condition sine qua non — et passons aux choses sérieuses » ; alors que le recteur de l’Académie d’Amiens déclare : « Le droit de visite fait partie des revendications qui dépassent le cadre étroit de la liberté sexuelle. Il n’est qu’un aspect parmi d’autres de la liberté de chacun dans la discipline du groupe, il concerne le droit de l’individu à disposer de lui-même sous la réserve expresse de la protection des mineurs. Ce n’est pas vers moins de morale qu’on doit aller, mais vers une morale différente. Le mouvement est irréversible. Ce ne sont pas les règlements qui, par principe, provoquent chez l’étudiant contestation et irrespect, mais des règlements périmés. Faisons évoluer le contrat pour qu’il soit honoré175 ».
Nous ne citons pas ces deux exemples par souci du détail mais pour montrer quelle marge de manœuvre il existait au niveau de la réponse étatique et institutionnelle à donner au mouvement. Il n’y a donc pas là, une « récupération » du mouvement, mais dès le départ, un rapport dialectique de lutte entre le pouvoir d’État et le non-pouvoir étudiant et c’est seulement l’issue de cette lutte, défavorable pour nous et favorable pour l’État et le capital qui a fait apparaître la limite de l’objectif revendicatif de départ. Comme en Italie à la même époque, nous étions persuadés qu’il fallait sortir des lignes de partage habituelles entre réformiste/révolutionnaire, défensif/offensif, quantitatif/qualitatif. Un constat peu évident pour les « pro-situs » qui campaient sur ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Marx, une « critique critique » qui contribua à leur isolement relatif.
Mais revenons à l’Allemagne. La référence à la notion d’université critique (KU) en juillet 1967176, rompt avec l’idée d’une convergence naturelle entre intérêts étudiants et intérêts des forces révolutionnaires. Cela conduit à la radicalisation du SDS qui va chercher à combler un vide théorique tout en rompant avec les pratiques groupusculaires. Il lui fallait à la fois commencer une analyse rigoureuse de la société capitaliste avancée et en même temps tirer un bilan des défaites du passé dans un pays ayant refoulé sa tradition marxiste ou alors en l’ayant conservée de manière édulcorée pour la rendre indolore et incolore. C’est pour cela qu’elle se référera à certaines pratiques signifiantes de ce passé comme le modèle auto-éducatif issu de l’expérience révolutionnaire de la Räteschule, l’école des conseils ouvriers allemands mise sur pied par les communistes de gauche du début des années vingt. C’est que le SDS, comme son homologue et homonyme américain et contrairement à l’UNEF, doit assumer une situation où il est à la fois le syndicat étudiant et le groupe à perspective révolutionnaire, dans un pays où cette référence n’existe plus et dont l’expression organisée est même interdite par la Constitution.
L’université critique va servir à satisfaire les besoins pratiques d’une formation théorique (résolution du congrès du SDS en septembre 1967). Il s’agira, selon les termes de Marcuse au cours d’une intervention, d’une pratique de « contre-politisation » de l’université dans la mesure où on peut considérer que l’université bourgeoise est bien politisée au sens idéologique du terme, c’est-à-dire au sens bourgeois. Cette pratique d’université critique n’a pas vocation à s’y enfermer et le mouvement extra-parlementaire allemand va largement déborder le cadre de l’université critique et le milieu étudiant, par exemple, en s’attaquant à la propagande d’une presse aux ordres du trust Springer, mais aussi en essayant de se lier aux travailleurs en lutte, surtout les techniciens, plus réceptifs au discours étudiant que les ouvriers liés au syndicat ou au SPD et en participant à des campagnes d’agitation contre la hausse des loyers ou des transports, contre les heures d’ouverture prolongée des grands magasins, etc.
Cette université critique devient contre-université préparant une contre-société anticipant la société socialiste. Tout le savoir officiel est critiqué y compris la science dont la pseudo neutralité est dénoncée. « Il n’y a pas de science politiquement neutre » clament les berlinois, ce sur quoi les nanterrois abondent : « La science est-elle neutre lorsque le napalm qu’elle a permis est lancé sur les vietnamiens ? ». Il s’agit donc de critiquer le caractère élitiste, cynique et anti-rationnel de la science bourgeoise. L’université existante n’en étant pas capable, ces tâches incombent à l’université critique. Pour les berlinois, l’action universitaire est la médiation concrète d’une remise en cause globale. Et l’action passe par des critiques de cours magistraux ou du contenu des cours dans un premier temps, puis par l’exigence de débats publics autour. Les techniques publicitaires sont retournées dans une fonction critique. Plus qu’une volonté de transformer les pratiques universitaires institutionnelles, ces actions se veulent présence critique permanente et apprentissage de l’unité dialectique entre pratique politique et pratique théorique177.
Cette activité eut une grosse influence sur les militants français de la Gauche syndicale parce que le mouvement allemand levait une des contradictions de cette tendance qui était de prendre racine dans l’université, mais en même temps de vouloir en sortir. L’université n’était plus un ghetto, mais devenait un des fronts de lutte.
Certaines prémisses se manifestent dès novembre 1967 quand paraît un tract du Comité La Sorbonne aux étudiants, intitulé « Pourquoi des professeurs ». C’est ensuite le texte : « Pourquoi des sociologues ? » écrit en mars 68 par Cohn-Bendit, Duteuil, Gérard et Granotier, tous étudiants en sociologie à Nanterre qui pose la question du rapport entre science, idéologie et capital. Mais c’est le M22 qui par la suite va donner à cette critique théorique du savoir universitaire un contenu concret en transformant pratiquement les cours magistraux en lieu de débat anti-idéologique. Cette conception de l’université critique heurtait tous ceux qui ne voulaient pas remettre en question une partie de leur savoir sachant que c’est ce privilège qui leur garantit un pouvoir dans l’institution. Cela ne pouvait que heurter les mandarins et les professeurs en titre. Si certains comme Théodore Monod ont soutenu le mouvement, c’est dans sa lutte contre la répression, mais pas dans sa remise en cause de l’institution. Dans cette critique, les étudiants ne seront rejoints que par des assistants, ce qui explique la participation d’Alain Geismar et du SNESup au mouvement.
La référence à la notion d’université critique exprime donc une critique de la culture aliénée qui exclut toute réforme, mais cela n’empêche pas le mouvement d’hésiter entre deux formules : université parallèle vouée à la critique de l’université officielle (c’est ce que promouvra finalement, d’une manière officielle, Edgar Faure avec la création de l’Université de Vincennes dans le cadre de sa réforme) ou critique permanente à l’intérieur de l’université officielle.
Dès le début « la commune universitaire critique » de Nanterre fixe les limites :
– pas d’existence possible d’un îlot socialiste dans une société capitaliste ;
– primauté de la lutte des travailleurs ;
– tendance à la prolétarisation des intellectuels et étudiants avec le développement de la techno-science. Il s’ensuit que ceux-ci ne peuvent avoir d’intérêts les amenant à se replier sur eux-mêmes.
À ce niveau, les divergences théoriques dues à l’hétérogénéité du groupe conduisent à des affirmations contradictoires entre ceux qui avancent la possibilité d’un nouvel intérêt de classe sur cette base (on a vu que c’était la position exprimée par Henri Simon dans ICO) et ceux qui entendent se mettre au service des travailleurs (même si ça ne prend pas forcément la forme maoïste du « servir le peuple »).
Cet aspect de Commune étudiante induit des particularités surtout au début du mouvement avec un va-et-vient entre jeu et sérieux. Il y a jeu quand nous essayons d’imposer les drapeaux rouges ou noirs au sein des manifestations étudiantes puis des manifestations unitaires comme celle du 13 mai, mais ce jeu n’est pas dénué d’enjeu politique puisque les services d’ordre de la CGT et du PCF cherchent à nous empêcher de le faire. Le jeu est aussi dans la fabrication des barricades et le souvenir du Gavroche des Misérables de Victor Hugo et de la Commune de Paris. Elles se construisent dans la liesse le vendredi 3 mai, mais se terminent dans de sérieux d’affrontements très violents pendant la nuit.
Le mouvement étudiant de Mai-68 ne peut se comprendre autrement que comme rébellion décentrée par rapport au champ universitaire ce que n’ont compris ni le théoricien des « champs », Bourdieu, ni son adversaire le plus irréductible, Boudon. Selon Boudon, le poids des examens dans la future position sociale a augmenté dans les années soixante et a suscité une anxiété chez les étudiants d’autant plus grande que les nouvelles procédures de sélection n’ont pas suivi la démocratisation de l’enseignement. Pour Bourdieu, la crise vient de l’inflation des diplômes avec dévalorisation des titres. Cette crise a été particulièrement forte dans les facultés de lettres et sciences humaines où les débouchés seraient faibles et l’origine sociale des élèves plutôt aisée, car représentant un refuge de luxe (elles sont peu sélectives et permettraient de “glander” à l’aise tout en contestant) pour étudiants à l’abri d’un besoin matériel immédiat. Mais le point commun aux deux thèses est de considérer que les étudiants radicaux auraient été de jeunes bourgeois inquiets d’un risque de déclassement. La poursuite d’études dans des disciplines peu porteuses d’avenir aurait en fait signifié un recul de la date du déclassement.
Un point de vue particulièrement incohérent qui d’un côté, dit que c’est leur origine aisée qui détermine les étudiants à aller vers ces études de sciences sociales peu profitables en termes de débouchés et de l’autre, le fait que ce soit la crainte d’une perspective de déclassement qui les fasse choisir ces disciplines. On voit difficilement pourquoi le « Nous ne voulons pas être les chiens de garde de la bourgeoisie » des étudiants en sociologie, signifierait une peur du déclassement !
D’après Louis Gruel178, rien ne vient justifier les analyses de ces deux sociologues. Ainsi, à l’époque les débouchés en Lettres sont particulièrement élevés et notamment ceux ouvrant vers l’enseignement et la recherche. Les sociologues Bourdieu et Boudon, habitués, déjà à développer leur impérialisme disciplinaire, ne tiennent pas compte des causes historiques du mouvement et particulièrement de l’impact de la répression sur le mouvement, force motrice d’une véritable accélération de l’histoire. Il est vrai qu’il est difficile, pour deux sociologues de la morale de l’intérêt, de concevoir qu’une action de solidarité puisse être à la base de comportements sociaux. Il ne leur vient donc pas non plus à l’idée que les disciplines refuges peu valorisées aient pu constituer, outre leur contenu enseigné, un refuge pour la critique du capitalisme comme le montre le texte « Pourquoi des sociologues » qui a eu un impact dans le déclenchement des événements.
De même, certains auteurs sont revenus sur l’origine particulièrement bourgeoise des étudiants de Nanterre, ouverte aux étudiants de l’Ouest parisien, en occultant que le mouvement y est parti des cités universitaires… ouvertes aux étudiants ayant moins de ressources. On retrouve une situation similaire à la résidence d’Antony et en province avec dès 1965, une intervention de la police dans la cité universitaire de Montpellier, là où le taux d’enfants de cadres est le plus faible. On peut en conclure que les activistes du mouvement n’étaient pas des « héritiers », sauf à confondre l’ensemble du mouvement avec quelques cadres parisiens dont on sait d’ailleurs que leur rôle fut très faible en 1968 et émergea surtout à partir de 1969 dans la mouvance d’un maoïsme rénové, dont on perd la trace dès 1975 quand ils se retrouvent tout à coup « nouveaux philosophes » (BHL, André Glucksmann et Alain Finkielkraut), religieux de service (Benny Lévy, Christian Jambet et Guy Lardreau) ou encore champion de l’humanitaire (Bernard Kouchner). Tout juste peut-on dire que certains éléments objectifs ont joué. La contrainte économique, à l’époque, pesait moins fortement sur les étudiants que sur le reste de la population. Ils entretenaient une faible allégeance subjective aux normes institutionnelles et leur socialisation encore incomplète les rendait moins sensibles aux formes de rappels à l’ordre de la société qui agissent en profondeur et à long terme sur la conscience. Cela les rendait aussi plus réceptifs à des réactions immédiatement antagoniques avec des forces de l’ordre conçues de façon simpliste comme le symbole du pouvoir brutal de l’État autoritaire. En fait, si on en croit les statistiques concernant la région parisienne, on s’aperçoit que les contacts entre étudiants et ouvriers sont beaucoup plus nombreux dans les Hauts de Seine (Citroën, Hispano-Suiza, Thomson-Houston) en raison de la présence de l’université de Nanterre. Xavier Vigna (op. cit., 49) signale que les facultés peuvent aussi servir parfois de base arrière comme pour les salariés de Rhône-Poulenc Vitry qui, à l’extérieur de l’usine, se réunissaient à la faculté des sciences de Censier ou les ouvriers du comité d’action de Cléon qui en faisaient de même à la faculté de Rouen.
On ne peut rien comprendre au mouvement si on ne le met pas en rapport avec des éléments de crise culturelle et idéologique affectant particulièrement la jeunesse et concernant les modèles d’identification, les rôles sexuels et l’autorité normative des principales institutions de l’époque (école, famille, église, armée, usine). Sinon, les éléments spontanés de la lutte restent incompréhensibles.
Ainsi, le 3 mai, alors que les militants de la FGEL et des groupes politiques gauchistes, y compris ceux du M22 se font arrêter sans résistance par la police, ce sont des étudiants inorganisés et des passants qui ripostent dans une dynamique d’affrontement qui n’a que faire des seuils tolérables de violence. Alors que les “leaders” refusent de se défendre, parce qu’ils évaluent de façon statique et traditionnelle le rapport de forces défavorable, les “masses” n’ont pas à écouter les conseils de discipline des habituels services d’ordre, absents en l’occurrence. Elles sont indifférentes aux risques que peut entraîner la prise d’assaut des cars de police et ne se posent pas la question de l’utilité tactique d’élever des barricades.
On ne peut donc pas vraiment dire que le mouvement ait fait tache d’huile des militants en direction de la masse des étudiants ou d’autres composantes de la population. L’agitation antérieure a certes constitué un facteur ambiantal propice, mais c’est la décision des autorités d’intervenir qui a transformé un meeting de vieux routiers de la politique en une manifestation de rue spontanée. La tenue vestimentaire de la plupart des manifestants ne laisse d’ailleurs pas de doute. Nombreuses vestes ou costumes et cravates chez les garçons, jupes et talons chez les filles, les photos d’époque étant à cet égard significatives. Pas vraiment une tenue pour les combats de rue et elle ne sera d’ailleurs plus la même au cours des manifestations suivantes et particulièrement pour la première nuit des barricades.
L’intervention policière du 3 mai n’était certes pas une première, mais outre qu’elle violait un sanctuaire, c’est la réaction à l’intervention qui donne au simple fait son caractère d’événement. Il n’empêche qu’ensuite, certaines actions conjoncturelles et aléatoires, ont fait que cette révolte inorganisée a trouvé ses cadres dans une organisation moribonde, L’UNEF, passée d’une implantation chez les étudiants de presque 50 % au tout début des années soixante à 10 % en avril 68. Elle est dirigée par un président intérimaire chargé de liquider les affaires courantes et un trublion inspiré qui a su être l’homme de la situation. Le fait que cette UNEF et le Mouvement du 22 Mars aient appelé conjointement au rassemblement du 3 mai explique ensuite le ralliement des inorganisés à ces deux étendards pendant le reste du mouvement. Le rôle de Geismar a été du même ordre au sein du SNESup, confirmant l’imbrication entre lutte collective et histoires individuelles dans les processus révolutionnaires. Le jugement politique subjectif que l’on peut avoir pour ces trois dirigeants ne doit pas occulter cette réalité objective d’un attelage qui a fonctionné. Mais comme nous l’avons déjà dit, la Commune étudiante n’est pas la communauté de lutte, même restreinte. Il y a plusieurs lignes de partage en son sein et elles ne se dégagent pas toujours clairement, même si des priorités sont énoncées.
Une première se situe entre action universitaire et action politique. « Il ne s’agit pas d’opposer schématiquement toutes les revendications universitaires et des revendications politiques générales. Toutes sont légitimes et nécessaires au sein de cette communauté. Il s’agit de hiérarchiser leur importance. Tout d’abord, la politique au premier rang. La Sorbonne est notre base, ce n’est pas le terrain de combat. Non au réformisme universitaire et au folklore apolitique, ouvrons la voie de la contestation révolutionnaire du régime179. »
Une seconde sépare une commune politique tournée vers l’extérieur et une commune universitaire tournée vers elle-même et tentée par un pédagogisme de lutte de classes qui conteste le caractère bourgeois de l’université180. En toute bonne foi, ce courant participe à la transformation technocratique de l’université dans la mesure où il en affaiblit les fondements humanistes.
Une dernière ligne de partage oppose ceux qui privilégient le temps court de la rupture qui fait événement et ceux qui privilégient le temps long de la réforme.
Si on y regarde de plus près, on s’aperçoit finalement que ces trois lignes de friction ne correspondent en fait qu’à deux positions extrêmes entre lesquelles on peut déceler une fracture, mais que des positions intermédiaires existent, s’expriment et fluctueront au cours du processus de lutte.
Le M22 a conscience de cette hétérogénéité et il aura tendance à refuser le terme de Commune étudiante. Pour Cohn-Bendit, « les étudiants ne sont pas une classe, il n’y a donc pas d’intérêts objectifs qui leur soient propres et qui soient à défendre. La démocratisation de la société doit passer par l’abolition du statut d’étudiant privilégié pour permettre à la jeunesse de poursuivre un processus d’éducation permanente181. »
Avec le recul on peut bien sûr dire que cette position n’a rien de révolutionnaire et qu’elle est régulièrement agitée par les différents gouvernements au pouvoir depuis, mais à l’époque, elle ouvrait une brèche dans la sacro-sainte division entre travail manuel et travail intellectuel et elle permettait aussi d’esquisser un rapprochement entre jeunesse ouvrière et jeunesse étudiante. Elle correspond tout à fait à une position « centriste » au sein du mouvement, à condition de ne pas donner un sens péjoratif à ce terme. Et c’est tout sauf un hasard si on la retrouve exprimée sous la plume de Cohn-Bendit, puisqu’il exprime ce centrisme dès le 22 mars à Nanterre où sa position « centriste » (n’occuper que le secteur de sociologie), va être repoussée par l’assemblée des 142. C’est aussi ce centrisme qui en a fait un interlocuteur privilégié des médias.
Notes
95 – On ne les définira pas ici par rapport à l’origine historique du terme et la polémique entre Lénine et les communistes de gauche qui est le choix fait dans le livre de Richard Gombin, Les origines du gauchisme, Seuil, 1969. Il y désigne comme gauchistes, tous ceux qui ont révisé, d’une manière ou d’une autre le marxisme-léninisme. Il en arrive donc à mélanger le gauchisme historique et le gauchisme au sens courant. C’est aussi l’emploi qu’en font les frères Cohn-Bendit dans leur livre Le gauchisme remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, 1968.
Nous préférons l’utiliser en fonction d’un sens devenu courant justement depuis 1968 : le gauchisme recouvre toutes les idéologies et groupes qui se placent à la gauche des partis communistes officiels tout en se référant principalement au léninisme. En France cela comprend donc tous les groupes trotskistes et maoïstes. Par contre, les petits groupes, très minoritaires, qui se revendiquent encore des gauches communistes historiques (conseilliste germano-hollandaise ou bordiguiste italienne) ne peuvent être qualifiés (en 1968, comme aujourd’hui d’ailleurs) de gauchistes et on emploie alors plutôt, pour désigner ces derniers, le terme de courant ultra-gauche. Mais comme les médias utilisent aujourd’hui ce terme d’ultra gauche pour désigner le courant insurrectionniste, on a du mal à s’y retrouver. Jean-Louis Roche (Le prolétariat universel), pour sa part, propose le terme de « courant maximaliste » (cf. son Histoire du maximalisme, Du Pavé, 2009. À noter que des groupes comme SoB ou l’IS n’entrent strictement dans aucune de ces classifications, pas plus que les groupes anarchistes, même si on peut estimer que certains ont des pratiques gauchistes comme le groupe autour du journal Alternative libertaire.
96 – Nous simplifions à outrance : le PCMLF a été peu influent, mais en faveur du mouvement alors que l’UJC(ml) a été influente à partir du 16 mai, mais avait pris ses distances dès le début avec ce « mouvement petit-bourgeois ». Quant à la FER, elle était contre un mouvement qui lui coupait littéralement l’herbe sous les pieds par son refus de tout corporatisme étudiant, son fonds de commerce jusque-là.
97 – Source, Jean-Louis Brau, Cours camarade, le vieux monde est derrière toi, Albin Michel, 1968, p. 223-226 et IS, no 11. p. 65-67.
98 – Pour ceux qui pensent qu’exiger la gratuité n’a pas de contenu révolutionnaire parce que le capital peut toujours se la permettre, l’exemple actuel du développement des Vélov et autres Vélib en France, montre que ce qui reste la base du système c’est bien l’aspect marchand. Non pas marchand au sens économique de production de profit (c’est une opération blanche de ce point de vue), mais en tant que représentation d’un horizon indépassable. Et avec paiement à la carte bancaire qui plus est !
99 – De la misère en milieu étudiant, Champ Libre, 1996, p. 32-33. (première édition : Strasbourg, AFGES, novembre 1966).
100 – Tendance de l’UNEF, présente surtout dans la Fédération de Lettres (FGEL) et regroupant des figures comme Kravetz, Péninou, mais aussi des étudiants du PSU (ESU). À la fin de l’année 1966, les ESU (dont Heurgon) font alliance avec la Gauche syndicale pour éviter que l’UNEF ne tombe dans les mains du PCF.
101 – Le Mouvement d’action universitaire (MAU) s’est constitué en mars 1968 comme une tendance syndicale de gauche au sein de l’UNEF. Ces principaux leaders sont Antoine Griset, Marc Kravetz et Jean-Louis Péninou, le MAU n’écartait pas de sa stratégie une éventuelle scission du syndicat étudiant. C’est lui qui appellera à un meeting à la Sorbonne, le soir du 29 avril, sur le thème des luttes universitaires en Europe. Voici quelques extraits du tract diffusé à cette occasion : « C’est de l’affreux hiatus entre les besoins usagers de l’Université et le rôle que le capitalisme contemporain assigne aux structures de formation, que part la révolte des lycéens et des étudiants. Les mesures de sélection, le chômage ne font que hâter l’heure de la révolte au grand jour. La crise de l’Université, profonde, durable, est organiquement liée à la dynamique du capitalisme contemporain. Cela doit conduire les prisonniers du système universitaire à prendre conscience que leurs luttes sont partie intégrante du combat d’émancipation contre le capitalisme. L’isolement du monde universitaire, entretenu par sa faiblesse, doit être rompu. Mais cela ne saurait en aucun cas vouloir dire que nous subordonnons le développement des luttes de masse en milieu universitaire aux luttes du secteur ouvrier. Bien au contraire, nous sommes conscients que les luttes universitaires doivent se développer sur leur terrain propre, à condition qu’on ne refuse pas de les intégrer dans le combat d’émancipation ouvrière… »
102 – Cf. Jacques Rancière, La leçon d’Althusser, La fabrique, 2011, p. 69.
103 – Il y est affirmé clairement que les agents de production, qu’ils soient capitalistes ou ouvriers, sont dans l’illusion produite par leur propre pratique. Ils ne sont que les supports des rapports de production. Une analyse reprise aujourd’hui par tous les tenants de la théorie du « capital automate » et d’individus non-sujets, et simples porteurs (trägers) de leur fonction (Postone, Kurz, Jappe).
104 – Cf. aussi notre partie sur l’Italie. Un congrès d’étudiants de Pise, réuni à Rimini en 1967, a analysé la prolétarisation de l’étudiant en tant que force de travail en formation. Ce à quoi des étudiants de Naples répondirent : « Le type de contradiction que vit l’étudiant de faculté ne doit pas être cherché dans des motifs de caractère économique, mais dans sa vie universitaire elle-même et dans son être social le plus général. » (in Rossana Rossanda, l’Anno degli studenti, p. 71.)
105 – Rudi Dutschke, Écrits politiques, Bourgois, 1968, p. 57.
106 – Reproduit dans deux numéros des Temps Modernes d’avril et mai 1965, sous le titre « De l’Algérie à la réforme Fouchet, critique du syndicalisme étudiant ».
107 – Ce dernier sera l’un des principaux animateurs de l’atelier d’affiches des Beaux-arts à Paris.
108 – Source : Daniel Lindenberg, Le marxisme introuvable, Calmann-Lévy, 1975, p. 68.
109 – Ce groupe fut très actif à Paris et à Lyon. Son importance au sein de l’UNEF dans ces deux villes permit à l’UNEF d’y être autre chose que le prête-nom d’un groupuscule ou de l’UEC.
110 – Source : Texte d’orientation présenté par Caen et Dijon et adopté lors du 56e congrès de l’UNEF (Lyon, juillet 1967). Les auteurs pouvaient écrire : « Pour notre part, nous refusons de conclure que ce milieu (étudiant) serait par nature corporatiste (excepté à des moments privilégiés comme les années soixante) et que la réponse du Syndicat doit être uniquement agitatoire et dénonciatrice. […] Réinventer l’UNEF, c’est à la fois rompre avec le suivisme du milieu et avec la fuite en avant dans une pratique dénonciatrice inefficace ».
111 – Un colloque sur l’enseignement supérieur et la recherche scientifique s’était déjà tenu à Caen en 1956. Dix ans après, un second colloque est organisé dans cette ville sur les mêmes thèmes. Il rassemble des responsables de la politique universitaire et de la recherche, des chercheurs, des syndicats d’universitaires et des syndicats étudiants, dont l’UNEF. La critique de la bureaucratie universitaire y est vive. Les diverses tendances du réformisme dans l’éducation s’affrontent. Certains innovateurs pédagogiques tentent de faire de ce colloque un relais pour l’introduction des méthodes actives et de l’évaluation formative dans l’université. La réforme de l’automne 1968 sur les universités (dite loi Edgar Faure) s’y référera pour légitimer la mise en place du contrôle continu des connaissances.
Pour une critique de l’évaluation formative, cf. J. Guigou, « Retouche pour une histoire de l’évaluation », Temps critiques, no 5, automne 1992, p. 57-65. Texte disponible sur :
https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=637
112 – In Tribune libre du journal Combat du 3 mars 1967 : « L’UNEF réponse collective à la crise de l’université » par Pierre Vandenburie (ESU, président de l’UNEF).
113 – « W. Reich et l’économie sexuelle », p. 29-35 dans lequel il insiste sur le caractère social de la névrose, la nécessité de battre en brèche la notion d’individualité en psychologie pour aborder le besoin sexuel en tant que besoin global, au même titre que les autres besoins décrits par Marx. Dans le même numéro était reproduit le texte de Marcuse annonçant L’Homme unidimensionnel : « De l’ontologie à la technologie, les tendances de la société industrielle » (p. 54-59) dans lequel il dénonçait la « seconde nature » produite par le monde technique, la productivité régressive, le principe de réalité qui sacrifie la jouissance à l’aliénation du travail.
114 – Brochure de vingt pages intitulée, Éléments pour une critique révolutionnaire de la répression sexuelle qui contient le texte de Marcuse : « Répression sociale et répression psychologique, actualité politique de Freud ». « Bien loin de penser, écrivent les préfaciers, que la libération sexuelle soit un préalable à la révolution sociale, nous croyons précisément que c’est le contraire qui est vrai. Ce n’est pas liquider la lutte du prolétariat que de l’élargir et d’en faire une contestation globale, économique, politique, mais aussi culturelle et morale. » Ils concluaient à la nécessité de mobiliser toutes les forces nécessaires à la destruction du système social existant, et opérer une révision de l’ordre social en termes de bonheur terrestre.
Enfin, en mars 68, les résidents de Nanterre diffuseront un texte de W. Reich de 1936 sur le thème « Sexualité et répression » (source : Schnapp, Vidal-Naquet, Journal de la commune étudiante…, p. 132-133). Ce texte figura sur de nombreuses affiches murales géantes de la Sorbonne en Mai 68. Il est évident que cela ne pouvait que fournir les conditions théoriques de passage à l’acte comme celui de Cohn-Bendit face au ministre Missoffe, ou ceux contre le règlement intérieur des résidences quant à la mixité, etc.
115 – La revue des étudiants protestants, Le Semeur, avait entrepris, dès le début des années soixante, une critique de la dogmatique de Karl Barth et de sa théologie conservatrice. En 1966-68, les derniers numéros abandonnent toute théologie et tout humanisme et le dernier carré de radicaux, honnis par la Fédération protestante de France, rejoint les positions situationnistes.
116 – Le Comité de liaison des étudiants révolutionnaires (CLER) a été créé en 1961 par des trotskistes et des anarchistes. Au printemps 1968, après le conflit avec les anarchistes et leur départ (ils fondent la Liaison des étudiants anarchistes, LEA), les trotskistes de la tendance OCI transforment le CLER en une Fédération des étudiants révolutionnaires (FER) qui restera un groupuscule s’auto-proclamant organisation de masse.
117 – C’est la reprise du slogan berlinois : Unter den Talaren – Muff von tausend Jahren. Le MAU essaiera de le reprendre à la Sorbonne, mais ce sera un échec.
118 – Tract reproduit p. 180-181 de Schnapp, Journal…
119 – Ibidem, Document 57, p. 202-203 et aussi doc. 63 pour l’appel de l’UNEF-Lettres de Lyon tenue par l’UJC(ml).
120 – La Folie (ça ne s’invente pas !) est la gare SNCF la plus proche en provenance de Saint-Lazare. La meilleure description de la situation et des débuts du mouvement se trouve dans l’ouvrage d’un de ses principaux protagonistes, Jean-Pierre Duteuil, Nanterre 1965, 66, 67, 68 : Vers le mouvement du 22 mars, Acratie, 1988. Réédition revue et corrigée en 2018.
121 – Cette participation durera jusqu’à la mi-mai, la JCR choisissant alors de rejoindre les comités d’action pour y développer sa propre position politique, estimant par ailleurs que le Mouvement du 22 Mars est devenu une organisation politique comme une autre. cf. Duteuil, p. 27.
122 – Elle pratique deux styles, celui académique, des textes d’analyse et celui plus libre de l’agit’prop (cf. p. 51 à 61 de Duteuil, op. cit.).
123 – Employés, techniciens et agents de maîtrise. Cette subdivision correspondait à un degré supérieur de division du travail au sein de l’atelier fordiste avec le développement de niveaux intermédiaires entre tâches d’exécution et tâches de direction.
124 – Cf. Ouvriers face aux appareils, Maspero, 1970.
125 – Ce phénomène a été mis en avant par la revue SoB, cf. par exemple, Philippe Guillaume dans le no 32 avec ce qu’il appelle la « promotion antagonique », puis par Sylvain Chatel dans les numéros 37 et 38 (1964). Toutefois, si l’analyse des transformations des rapports de production de l’époque semble bien être adéquate à la théorie qui se fait jour dans SoB dès cette époque, à savoir la primauté de la division et de l’antagonisme entre dirigeants et dirigés plutôt qu’entre exploiteurs et exploités, la situation d’aujourd’hui (2018) nécessite de relativiser cela puisque les restructurations de la fin du xxe siècle et ce que nous avons appelé la « révolution du capital », ont tendu vers une intériorisation des contraintes en réduisant les échelons hiérarchiques. Il n’en reste pas moins que certaines anticipations restent justes, comme lorsque Philippe Guillaume fait remarquer que la promotion au sein du travail ouvrier est devenue impossible car il n’y a plus d’emplois qualifiés ouvriers. La seule solution est alors de passer de l’autre côté de la barricade, dans la « promotion antagoniste ». Cela est bien démontré par Stéphane Beaud et Michel Pialoux dans leur ouvrage Retour sur la condition ouvrière, quand ils décrivent sur Peugeot-Montbéliard le destin des fils d’ouvriers non-immigrés dans l’usine. Ce sont ceux qui doivent faire appliquer sans sourciller les nouvelles normes, munis qu’ils sont de leur bac professionnel ou de leur BTS technologique.
126 – Cf. l’article de Dauba, responsable ETDA de la CGT métallurgie, cité dans Ouvriers face aux appareils, p. 113-114.
127 – Ce point de vue n’est pas isolé puisqu’on le retrouve chez Gilbert Declercq, dirigeant CFDT des pays de Loire : « En 1966-1967, les travailleurs ont découvert que ces grèves de vingt-quatre heures, ces semaines d’action, ces coups de boutoir ne suffisaient pas à faire céder le gouvernement. » (cf. Pierre Cours-Salies, « La CFDT a épousé mai 68 » in Artous, ss la dir., op. cit.). Une mise en pratique de cette critique aura lieu le 8 mai avec une grève générale des pays de Loire et de la Bretagne. Les 40 000 manifestants du 8 annoncent les 80 000 du 13.
128 – Krumnow en est bien conscient puisqu’il déclarera trois ans plus tard que l’ultra-gauche (sic), mais il voulait parler de la Gauche prolétarienne, se développe à partir des insuffisances du syndicalisme ouvrier.
129 – L. Magri, « Réflexions sur les événements de Mai », Les Temps Modernes, no 277-278, août-septembre 1969.
130 – Ouvriers face aux appareils, op. cit., p. 161-163.
131 – Un tract du 24 mai, en provenance de la section CFDT et en direction de sa confédération prend un ton comminatoire : « Nous demandons à la confédération de tenir compte, dans ses positions, de l’état d’esprit actuel de la base. Les camarades en lutte ne comprendront pas que leur action se termine par un renforcement du régime et du pouvoir patronal après quelques revendications mineures lâchées au cours des discussions. Ils demandent que la Confédération exprime publiquement une condamnation ferme et sans équivoque du régime actuel et du principe économique. La tendance actuelle est telle que si les organisations syndicales cèdent trop vite, elles se trouveront désavouées par les travailleurs à la base. » Si ce tract anticipe le refus des accords de Grenelle, on voit, alors qu’on est pourtant en plein virage gauchiste de la CFDT, comme le discours militant reste modéré : « régime actuel » pour État gaulliste, « principe économique » pour capitalisme !
132 – Cf. Histoires d’une usine en grève : Rhodiaceta, 1967-1968, Lyon-Vaise, Révoltes, 1999.
133 – Jean-Pierre Duteuil in Courant alternatif, spécial 68, 1988, p. 14.
134 – Source : Christian Chevandier, La fabrique d’une génération ? G. Valero, postier, militant et écrivain, Les belles lettres, 2009.
135 – Source : Schnapp, Vidal-Naquet, op. cit., doc. 10, p. 92 et sq.
136 – Cf. l’article sur « la fureur de vivre » dans le no 20 de SoB, p. 207-208, 1958. Certains leaders du mouvement étudiant sont effectivement d’extraction bourgeoise.
137 – SoB, no 33, p. 16 à 42.
138 – Article paru dans le journal Le Monde du 11 mai 1968.
139 – Quoi qu’on pense de cette pratique et de son principal instigateur, Robert Linhart, leader de l’UJC(ml) et de sa position en mai 1968, son témoignage reste intéressant (L’Etabli, Minuit, 1978).
140 – Pour une critique de cette involution, on pourra se reporter à Jacques Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, Paris, L’Harmattan, 2002.
141 – « Sur l’occupation de la Faculté des lettres à l’Université de Rome », Les Temps Modernes, no 264, mai-juin 1968.
142 – « Nos buts et nos méthodes dans le scandale de Strasbourg », Internationale situationniste, no 11, octobre 1967, p. 23.
143 – Cela inspire indirectement tous les nouveaux mouvements sociaux d’aujourd’hui qui, à partir d’une position minoritaire, déclenchent par des opérations coups de poing, un véritable effet de loupe produit par les médias.
144 – G. Marelli, L’amère victoire du situationnisme, Sulliver, 1998, p. 295.
145 – « Avoir pour but la vérité pratique », IS, no 11, octobre 1967, p. 38.
146 – « La question de l’organisation pour l’IS », IS, no 12, septembre 1969, p. 112.
147 – A. Monchalbon, « L’UNEF avant Mai. En attendant le miracle », in Mai 68. Les mouvements étudiants en France et dans le monde, Nanterre, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, 1988.
148 – Fonds tracts 1968, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine.
149 – Le 22 mai 1968, le Comité pour le maintien des occupations appellera à un « Strasbourg des usines » attribuant ce faisant une dimension fondatrice à l’événement, mais en référence à l’idéologie usiniste et industrialiste de « l’autogestion généralisée » et du « communisme des Conseils ouvriers ».
150 – Dès la fin des années cinquante, la notion de « condition étudiante » était fréquemment utilisée dans les analyses socio-économiques que diffusait le syndicalisme étudiant ainsi que dans les publications s’adressant aux classes moyennes. « La condition étudiante », est d’ailleurs le titre d’un article du sociologue Jean Jousselin, spécialiste des mouvements de jeunesse, paru dans la revue des étudiants protestants Le Semeur (no 2, mai 1961). Elle désigne d’abord les « conditionnements » qui transforment l’ancien statut de classe des étudiants. L’accroissement quantitatif de leur nombre, qui atteste des débuts de la massification/ démocratisation de l’université, bénéficie d’abord aux enfants des classes moyennes avides d’accès à la « culture » et aux diplômes de l’enseignement supérieur jusque-là quasiment réservés aux seuls enfants de la bourgeoise. Dans les milieux progressistes on parle alors de « l’étudiant-producteur » et l’UNEF revendique un « pré-salaire » pour tous les étudiants. Cette conception travailliste de l’étudiant exprimait aussi une aspiration à des solidarités entre individus partageant cette « condition » ; d’où l’accroissement de la syndicalisation, la politisation et l’engagement militant. Autant de pratiques intervenant dans les enjeux politiques du moment, ceux de la décolonisation notamment.
151 – On peut lire une critique des présupposés classistes de la sociologie bourdieusienne et leurs conséquences politiques dans Jacques Guigou, « Le devenu des Héritiers (Bourdieu, 1964). Pour une critique du classisme en sociologie de l’éducation », Savoir, Éducation Formation, no 3, 1994, p. 491-493. Disponible sur le site :
http://editions-harmattan.fr/minisites/index.asp ?no=21&rubId=393
152 – Le groupe Noir et Rouge et un groupe dissident de la FA dit aussi Groupe non-groupe.
153 – Cf. Duteuil, op. cit., p. 69-72.
154 – Trotskiste dissident, Boris Fraenkel avait coordonné un numéro de la revue Partisans sur Sexualité et répression (Maspero, oct-nov. 1966) avec des articles de Marcuse, de Reich, Fromm et Brohm.
155 – Duteuil, op. cit., raconte l’anecdote de Debord et quelques situationnistes qui ont consenti à approvisionner les jeunes anars en brochures de façon à ce qu’ils les jettent durant le cours de Lefebvre. Les situationnistes voulaient se servir d’eux dans le cadre de la polémique copié-copieur à propos du plagiat qu’aurait commis Lefebvre à l’encontre de l’IS à propos de leurs écrits respectifs sur la Commune. Les anars acceptèrent le don mais refusèrent le jet car ils n’avaient rien contre un Lefebvre très favorable au mouvement et prenant des risques professionnels en étant le seul professeur à dénoncer publiquement l’existence de listes noires d’étudiants à Nanterre.
156 – Le 6 janvier a lieu l’incident entre le ministre Missoffe et Cohn-Bendit à la piscine de Nanterre. Au ministre qui parle du premier souci professionnel des jeunes, Cohn-Bendit lui répond sur la sexualité des jeunes. Le premier lui répond de plonger dans la piscine comme tout bon parent qui calme ses enfants par une douche froide, le second lui rétorque avec humour noir : « Heil Hitler ».
157 – On peut voir ici que la LEA est un groupe anarchiste assez réceptif aux thèmes marxistes. Il se distingue du discours anar type FA et semble plus proche d’un groupe non étudiant comme Noir et Rouge. Certains de ses membres portent d’ailleurs la double casquette.
158 – Cf. Duteuil, op. cit., p. 105.
159 – Cf. Duteuil, op. cit., p. 150 et 136-137.
160 – Citation in L. Roux et C. Backmann, L’explosion de mai, Fayard, 1968, p. 39.
161 – Les maos, quant à eux restent réservés. D’abord critique par rapport aux initiatives du Mouvement du 22 Mars, l’UJC(ml) se rallie à l’agitation nanterroise en avril, mais pas pour longtemps.
162 – Mouvement du 22 Mars, Ce n’est qu’un début, continuons le combat, Réédition La Découverte, 2001, p. 59-60.
163 – Mouvement du 22 Mars, Ce n’est qu’un début, continuons le combat, Réédition La Découverte, 2001, p. 72.
164 – Position d’ailleurs dénoncée dans le no 12 de l’IS.
165 – Cf. Jean-Pierre Duteuil, op. cit.
166 – Cf. Schnapp, Journal…, p. 418-420.
167 – Le politiquement correct ne sévissant pas encore, les féministes radicales non plus, Juvénal Quillet peut orchestrer sa campagne électorale avec des affiches où on voit une belle pin up sous laquelle est inscrit : « Voilà les femmes de chambre que vous aurez si vous votez pour Juvénal. »
168 – « L’irruption de Nanterre au sommet », L’Homme et la société (1968), repris dans La survie du capitalisme, Anthropos, 3e édition, 2002, p. 161.
169 – Repris en fac-similé, p. 109-111 du no 12 de l’IS.
170 – Et au fac-similé du texte apposé à celui de l’IS dans le no 12 de leur revue.
171 – Cf. Kommune 2, Champ Libre, 1972.
172 – Ibidem, p. 19. Derrière ceci se profilent les idées de Marcuse selon lesquelles il est inutile d’attendre la prochaine crise du système, les conditions objectives, etc. Il faut plutôt mettre en avant les éléments subjectifs et actifs de la théorie de Marx.
173 – À cet égard, une critique explicite est adressée à Daniel Cohn-Bendit, « un soi-disant leader étudiant qui n’est rien d’autre qu’un avatar du héros bourgeois qui consolide dans la tête des salariés l’idéologie bourgeoise du chef » (ibid., p. 309.). Rudi Dutschke avait la même fonction en RFA, dans une situation où la révolte individuelle ne trouve pas encore l’unité entre la théorie et un engagement collectif réel.
174 – Pour plus de renseignements, cf. Jean-Louis Brau, op. cit., p. 33.
175 – Cité par J.-L. Brau, op. cit. p. 86.
176 – Cf. l’article de Bouguereau et Bosc dans Les Temps Modernes (juillet 1968, no 265, p. 1-52 et annexe documents, p. 53-79). Bouguereau participera activement au mouvement, au sein du secteur international de la gauche syndicale (FGEL). Il s’y livre à des traductions ou interviews de militants allemands ou italiens, puis il fonde le MAU avec Kravetz et Péninou avant de faire partie de l’équipe qui crée les Cahiers de Mai.
177 – La particularité du mouvement allemand, de ce point de vue, est de combler un vide théorique, la période nazie ayant coupé le fil historique de la tradition marxienne allemande et décimé le mouvement ouvrier. Le mouvement est donc à la recherche de sa théorie et ne va guère s’appuyer sur les divers petits courants gauchistes ou anarchistes, peu importants et peu organisés formellement. Le SDS va essayer d’être le creuset de cette reconstruction en énonçant : « Pas de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire ».
178 – Ancien membre de la section rennaise du PCMLF, en 1968. Il est l’auteur de La rébellion de 1968, PUR, 2004.
179 – M. Kravetz et alii, L’insurrection étudiante, UGE, 1968, p. 19-20.
180 – En 1968, d’ailleurs, Georges Lapassade titre son livre-bilan de 68 Procès de l’université, institution de classe, Belfond, 1969.
181 – Daniel et Gabriel Cohn-Bendit, Le gauchisme. Remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, 1968, p. 56. »