V. Du développement d’une violence diffuse à la lutte armée
Nous séparons cette question de celle de la lutte armée proprement dite pour ne pas tomber dans le piège qui serait de faire une distinction nette entre les deux, alors qu’il s’agit, pour nous, de souligner que c’est un processus qui traverse tout le mouvement italien et que le passage d’une forme à l’autre n’était en rien obligé. Nous nous refusons donc à faire le distinguo entre, ce qui aurait été une bonne violence diffuse d’un côté et une mauvaise lutte armée de l’autre, sous prétexte que la première aurait été interne au mouvement, la seconde externe ou que la première aurait été « propre », la seconde « sale ».
Une violence d’abord ouvrière
Il faut tout d’abord préciser que les grèves elles-mêmes ont été violentes. Elles ne faisaient pas que répondre à une violence policière qui, il est vrai, tuait des ouvriers et cela beaucoup plus qu’en France693. Nous en avons déjà parlé avec Fiat et les affrontements du corso Traiano, mais nous pouvons aussi signaler quelques faits significatifs à partir d’autres usines : fin 1970, à Alfa Roméo, les routes sont bloquées, les ouvriers déboulonnent les traverses de chemin de fer, caillassent les voitures qui sortent sous la protection de la police et poursuivent les pratiques ses cortèges internes sous l’initiative de l’Assemblée autonome. Toujours à Milan, en 1971, les employés et techniciens de la SNAM-Progetti élèvent une barricade d’ordinateurs pour empêcher les carabiniers de venir les déloger.
À Milan encore, les salariés d’Alemagna écrivent sur les murs de l’usine « Nous pissons et nous vomissons dans les petits pains que nous produisons694 ». La révolte ouvrière a surtout touché les forteresses ouvrières qui, en Italie, étaient souvent dirigées par des équipes à poigne qui faisaient régner la terreur anti-syndicale, comme à Fiat, avec un personnel d’encadrement proche d’une milice, des syndicats-maison et des petits chefs arrogants. Tout ce petit monde établissait une hiérarchie de fer en période calme et en période de conflit, cherchait à opposer les non grévistes aux grévistes. La violence a alors revêtu l’aspect d’un défoulement après une trop grosse pression et les cortèges ouvriers notamment, ont provoqué un électrochoc salutaire sur ceux qui paraissaient les plus soumis. C’est « la révolution culturelle dans les usines italiennes » (Guido Viale) qui contribue à faire passer la peur dans l’autre camp. Finalement une vision stalino-maoïste « classe contre classe » qui oppose un futur pouvoir au pouvoir présent sans dégager de perspective émancipatrice vers la communauté humaine. Ce discours suit son prolongement logique dans une vision militaire du rapport de forces.
Enrico Galmozzi, militant de LC (puis du groupe de lutte armée Prima Linea) issu du quartier ouvrier milanais de Sesto San Giovanni, raconte la violence des cortèges internes : « À la Breda, c’était tellement violent que moi et A. Lintrani, deux futurs “terroristes”, nous dûmes intervenir pour extirper les chefs des mains des ouvriers695 ».
… À l’origine d’une violence politique généralisée
Après les premiers affrontements du 1er mars sur Valle Giulia à Rome, les organisations développent des services d’ordre imposants et efficaces. Ce phénomène va particulièrement toucher le mouvement étudiant milanais. Le service d’ordre du MS de Capanna et surtout ceux des groupes politiques extra-parlementaires comme Avanguardia Proletaria puis Democrazia Proletaria696 et le MLS697 essaient de faire régner leur propre ordre.
Symptomatique de cette tendance, le service d’ordre de LC698 va progressivement s’autonomiser jusqu’à être partie prenante de la scission au sein de LC, dite scission de la corrente, dont beaucoup de membres rejoindront ensuite le groupe armé Prima Linea699 ou les NAP700 (Noyaux armés prolétariens).
Comment expliquer ce phénomène massif ? À l’origine, il y a eu une euphémisation de la violence dans L’Antifascismo militante et la violenza di massa au cours des affrontements avec la police. La mort du policier Annarumma semble fonctionner comme ligne rouge pour la police et ouvre vers des affrontements plus durs contre des manifestants pour qui affleure de plus en plus nettement l’idée que c’est l’ora del fucile.
À L’Unità, le quotidien du PCI qui considère que LC est à l’origine des débordements, le journal Lotta Continua répond en disant que la raison n’est pas du côté de la victime, mais toujours du côté de la classe ouvrière. C’est en tout cas une phase très différente de celle de 1968, par exemple au cours d’une manifestation à Pise, où Pietrostefani raconte que le but était de donner une poussée aux flics, juste pour les faire tomber ! Le même Pietrostefani accusé par la suite d’avoir commandité le meurtre de Calabresi, mais qui, en dehors de la véracité ou non de l’accusation, se réjouissait à l’époque, comme beaucoup d’autres camarades, de l’assassinat du même Calabresi !
En outre, LC entretenait d’étroits rapports avec de jeunes ouvriers méridionaux dont la rage ne demandait qu’un cadre pour s’exprimer. Mais c’est surtout l’attentat de Piazza Fontana qui va tout changer. Sofri va parler de perdita dell’innocenza (perte de l’innocence). Jusque-là, la violence n’aurait été que mimée dit Marco Ravelli, mais à partir de là se serait enclenché un processus menant à la lutte armée. En effet, l’État apparaît désormais comme le nouvel ennemi alors que jusque-là, c’était le professeur d’université, le petit chef d’usine, le patron, le gros commerçant. L’État est maintenant perçu comme un instrument aux mains des fascistes et la ligne antifasciste, jusque-là minoritaire dans le mouvement, aussi bien dans les usines que pour une organisation politique comme PotOp, commence à prendre de l’importance. Les BR jouèrent un rôle essentiel dans ce que LC et PotOp considéraient comme une régression conservatrice (allant jusqu’à la paranoïa du golpe) vers une ligne politique étrangère à l’esprit de 68701.
En fait, il y a plusieurs niveaux de violence qui peuvent éventuellement se superposer au sein d’un même groupe politique. Tout d’abord, une violence prônée par l’organisation dans le cadre du but à atteindre, par exemple la révolution. Cette violence là, en Italie, a été le fait de tous les groupes politiques d’extrême gauche avant que la plupart connaissent une dérive institutionnelle. Le PCI y fait d’ailleurs encore référence, en 1964, au cours d’une manifestation anti-américaine à Florence702. Ensuite, une violence de service d’ordre organisé. Cette violence sera d’autant plus forte si elle vise un ennemi légitime, comme c’est le cas dans le combat antifasciste ou anti-américain. Elle est surtout le fait des divers groupes marxistes-léninistes précités. Enfin, une violence ouvrière affirmée comme une arme nécessaire dès 1969 par PotOp703. Quant à LC, sa direction théorise la violence au sein de l’usine comme libératrice et significative d’un changement d’ordre symbolique. Cette violence apparaît beaucoup plus comme une réaction nécessitée par les conditions générales de la lutte (PotOp, LC) ou par une analyse stratégique (BR, PL)704, que par une croyance en la moralité de la violence révolutionnaire que l’on retrouve aux États-Unis, avec la lutte des étudiants contre les pigs et en Allemagne avec l’emploi fréquent de termes comme « cochons » par la RAF705 et aussi en France, avec le langage faussement populaire des maos de La Cause du Peuple ou plus généralement avec le slogan soixante-huitard contre les CRS = SS.
En Italie, on peut distinguer cinq positions, par rapport à cette question de la violence et du rapport à l’État :
1 — celle des BR qui a connu deux étapes. Dans un premier temps, il s’agissait d’accompagner la violence ouvrière par des actes exemplaires qui ne pouvaient venir que de l’extérieur, mais qui étaient comme commandités de l’intérieur (ce sera aussi celle de PL) ; dans un second temps, il s’agissait d’abattre l’État de la bourgeoisie (« porter l’attaque au cœur de l’État »), à travers une stratégie politique propre à l’organisation.
2 — celle de PotOp qui se partage en une conception de la révolution comme une prise du Palais d’Hiver sur le modèle de la révolution soviétique et une autre plus proche de ce qu’on pourrait appeler une stratégie insurrectionniste. Mais le poids quantitatif relativement peu important de PotOp et sa concentration uniquement dans deux ou trois villes ne permettaient de toute façon pas de penser plus loin l’idée du parti armé et par exemple de savoir s’il devait être une émanation du mouvement d’ensemble (« l’aire du parti » qui pouvait comprendre différents groupes armés, dont les BR, au moins dans leur première phase) ou un instrument spécifique.
3 — la position de LC qui oscille toujours entre une position mouvementiste sur la violence et une autre plus organisée. La discussion va surtout être très animée au sein de LC avec ce que Luigi Bobbio décrit706 comme le tournant militariste pris par l’exécutif milanais au congrès de Rimini. La séquestration d’un dirigeant de Fiat, H. Macchiarini (mars 1972), effectuée par les BR y est approuvée707. C’est cet enlèvement qui pose clairement et pour la première fois, le problème au niveau de la stratégie des organisations, mais aussi au niveau des prises de position publique. C’est là aussi que, concrètement, les appréciations de PotOp et LC, malgré leurs points communs, divergent.
Pour PotOp : « Pour la première fois dans l’histoire de la classe ouvrière italienne, un commando ouvrier est passé à la pratique de l’enlèvement. Nous prenons acte de la réception positive de cette action au sein de la classe ouvrière. Le saut qualitatif qu’elle a manifesté dans la gestion de la lutte a été positif […] Il semble que dans la classe ouvrière milanaise, qui est aujourd’hui à l’avant-garde du mouvement global, l’articulation entre actions de masse et actions d’avant-garde soit désormais un fait acquis » (cité dans l’Orda d’oro, Sugarco, p. 242 et dans la traduction française des éditions de l’Eclat, p. 392). Alors que pour LC : « Nous considérons que cette action s’inscrit de manière cohérente dans la volonté généralisée des masses de mener la lutte de classe y compris sur le terrain de la violence et de l’illégalité » (op. cit., p. 242 et 393).
Le débat qui eut lieu sur cette question de la violence est retracé dans les Quaderni Piacentini de 1972 et 1973. Dans le no 47 de juillet 1972 paraît l’article de G. Abbiati (pseudonyme de L. Pero) : « Contre le terrorisme »708. Il est le fait d’un dirigeant légaliste de la section milanaise de LC. Pour lui, la bourgeoisie, pour endiguer la peur de la guerre sociale, veut faire passer tous les groupes révolutionnaires pour des groupes de délinquants et la révolution comme un coup de main de quelques désespérés. Les groupes terroristes ne représenteraient qu’une radicalisation d’une partie du mouvement composée d’intellectuels petits-bourgeois suivis par quelques individus lumpenisés. Il est donc inutile de les attaquer sur leur rapport avec les forces de l’ordre, comme le font les dirigeants du PCI.
Le but de groupes comme les BR serait double :
– stimuler la lutte prolétaire qui n’est pas auto-suffisante, mais c’est un prétexte dû à l’impuissance de groupes qui n’ont pas tenté ou réussi une implantation de masse. Abbiati pose la question : « Qu’est-ce que l’enlèvement de Macchiarini (dirigeant d’Alfa Milan) a stimulé ? ». Les prolétaires n’ont pas besoin d’être stimulés à la révolte, mais de savoir quoi faire de leur révolte. Ils ont besoin d’une direction politique et non d’une avant-garde externe et autonome ;
– atteindre une phase supérieure de lutte en délaissant usines et écoles pour passer à la clandestinité afin d’organiser ensuite la lutte armée. Dans ce cas, le travail politique est confondu avec la lutte armée alors qu’il ne doit pas être coupé de la lutte de masse qui le protège. En outre, les conditions objectives et subjectives ne sont pas présentes pour passer à cette phase supérieure et Abbiati propose en échange de construire le parti communiste. Si le prolétariat a aujourd’hui peur de la violence et ne ressent pas la même nécessité de passer à la lutte armée que pendant la Résistance, alors il est dangereux de passer à une forme de violence qui ne va pas stimuler la révolte mais la peur. Elle s’avère alors contre-productive. Par exemple, l’assassinat de Calabresi, ne rend pas justice au prolétariat et elle ne fait pas peur à la grande bourgeoisie, seulement à quelques petits fonctionnaires de police ou petits chefs d’usine qui ont peur de se faire jambiser. Le patronat a peur de la lutte, pas du terrorisme.
Il revient ensuite à la question de la direction politique ou plus exactement à son absence de direction. Il ne s’agit pas de faire des actions exemplaires, même si elles plaisent à la masse. Il faut que les actions renforcent le prolétariat comme classe révolutionnaire. L’idée que peu importe si la masse est le protagoniste direct ou non, à partir du moment ou elle reconnaît un acte extérieur comme le sien, est fausse. Abbiati dit : c’est confondre reconnaissance individuelle709 et reconnaissance par la classe. D’autres disent que l’acte exemplaire est une préfiguration de ce que fera la classe plus tard, mais la classe n’a pas besoin de préfiguration. Elle a besoin de perspective et d’organisation, de construire son hégémonie et non simplement d’être une coordination des initiatives de lutte. Enfin, seules les masses peuvent lutter contre les groupes fascistes et éviter ainsi l’effet bandes contre bandes. Pour conclure sur les positions d’Abbiati, on peut dire qu’elles sont léninistes, à la sauce Gramsci.
Dans le no 48-49 de janvier 1973, on trouve une réponse de M. Manconi (pseudo de L. Manconi710) qui est le dirigeant du service d’ordre de LC à Milan. Il commence par critiquer l’instrumentalisation de Lénine par Abbiati, qui ferait de tous les non-strictement léninistes, des hors mouvement. Pour Manconi, il faut déjà essayer de définir ce qu’est le terrorisme et de quel terrorisme on parle711 plutôt que de dire Contro il terrorismo comme s’il n’était que d’une pièce et de signification unidimensionnelle. En premier lieu, il ne faut pas laisser sa définition aux mains de l’État et de la classe dominante, pour qui toute attaque contre L’État ou contre la propriété est terroriste, même si elle manifeste simplement l’exercice de la force prolétarienne dans une phase offensive. Dans cette acception, est terroriste, toute expression de violence non strictement étatique. Et plus l’État du capital exprime son potentiel de puissance (y compris terroriste), plus il lui est nécessaire de qualifier toute lutte antagoniste comme tendanciellement terroriste. La lutte armée n’est certes pas l’arme décisive aujourd’hui, mais l’arsenal du mouvement révolutionnaire n’est ni rigide, ni définitif, ni délimité à l’avance. La lutte armée ne doit pas être confondue avec une opération à la Robin des bois des temps modernes se substituant à la classe ouvrière comme Robin se substituait aux pauvres paysans, mais s’il y a guerre de classe [c’est là toute la question. NDLR], alors la lutte armée en est un élément. « Le recours à la terreur et à l’action partisane comme forme organisée et armée sont des instruments irremplaçables de la lutte des classes quand ils en respectent les exigences […]. Le terrorisme est soit une dégénérescence de ces instruments (lorsqu’il viole ces conditions) soit la réponse incorrecte à une question correcte ». Repoussant l’accusation contre la position de la direction de LC favorable à la liquidation de Calabresi, d’être en fait une position anarchiste pré-marxiste712, Manconi poursuit : « L’action partisane n’est pas l’arme décisive pour l’émancipation des masses vis-à-vis de la domination du capital, de même que l’action armée clandestine n’est sûrement pas la forme décisive de la lutte de classe dans la phase que nous traversons. Mais l’arsenal du mouvement révolutionnaire est riche et multiple. La violence d’avant-garde a été et est tout simplement une nécessité matérielle et non un choix moral complaisant envers soi-même. Elle contribue à donner au programme prolétarien la certitude qu’il est concrètement réalisable. […]. Le prolétariat, pour ne pas être écrasé, ne peut pas faire l’économie d’un affrontement qui va inévitablement dans le sens de la guerre de classes, ni ne pas se doter de colonnes avancées qui lui permettent d’affronter l’ennemi sur tout type de terrain. […]. À chaque phase de la violence entre les classes correspond un degré spécifique de violence exercée par les masses et c’est ce qui impose aussi aux avant-gardes l’exercice d’un degré déterminé de violence organisée et directe ».
De ces citations de Manconi, on peut retirer plusieurs choses importantes, qui débordent largement la question de la violence et qui marquent une différence avec le mouvement français. Tout d’abord l’insistance sur le rôle de l’avant-garde indique que c’est cette avant-garde qui doit déterminer le niveau de violence adéquat. La position de Manconi est aussi léniniste que celle d’Abbiati, mais modernisée et adaptée à la situation italienne des années soixante-dix. Manconi fait comme si des actions de lutte armée pouvaient acquérir un caractère exemplaire au nom d’une classe qui est pourtant en train de montrer, par ses luttes pendant l’automne chaud, sa propre exemplarité et une très grande autonomie. La position de Manconi nous apparaît très décalée par rapport au mouvement de 1968-69, en Italie. Et sa position en termes de guerre de classes et de programme prolétarien n’est pas non plus très différente de celle des groupes gauchistes et des BR, assez loin, finalement de la position mouvementiste de LC. Aucune critique n’est faite encore vis-à-vis d’un programme prolétarien713 complètement assimilé au communisme.
La position de LC se définit pourtant comme étant toujours dans le fil historique du Biennio rosso et particulièrement du mouvement ouvrier de 1969, comme le montrent ses références à la notion d’autonomie du mouvement. Le terrorisme est défini et condamné, publiquement en tout cas, par l’intermédiaire de l’article d’Abbiati, mais cela semble infirmé en coulisses par les confidences de Curcio sur sa rencontre avec LC en 1971, à une date antérieure à la mort de Calabresi. Elles confirment le caractère très précoce de la discussion sur la nécessité ou non de la lutte armée : « En 1971, alors que nous avions commencé depuis peu nos actions contre les petits chefs de Pirelli et de Sit-Siemens, plusieurs camarades de LC — qui était alors le groupe le plus actif dans les usines de Milan — se rapprochèrent de nous et certains d’entre eux entrèrent dans notre organisation. Un transvasement qui inquiéta quelque peu les dirigeants de la formation extra-parlementaire. Au point qu’à un certain moment, ils demandèrent une entrevue […]. Je rencontrais deux de leurs dirigeants, G. Pietrostefani, responsable du service d’ordre et E. Camuffo, un camarade de Trente que j’avais connu à l’époque où j’étais à l’université. Ils voulaient sonder la possibilité d’une hypothèse de fusion. Ou plus exactement, notre disponibilité à nous intégrer dans leur groupe. LC est une organisation politique forte au niveau national, me dirent ils en substance, alors que les BR sont un groupuscule sans grandes possibilités de développement. Venez avec nous et faites ce que vous savez faire le mieux : organiser notre service d’ordre. Ils nous proposaient, en pratique, de devenir leur bras armé714 ». Ce fut Franceschini qui fut chargé de donner la réponse violemment négative des BR : celles-ci n’étaient « les larbins de personne » et elles avaient leur propre « credo politique à défendre ». Pour Moretti, par exemple, le choix de la clandestinité a été primordial, mais ne correspondait pas à une position contrainte par la criminalisation des luttes, comme on l’a souvent entendu. C’était un choix politique offensif, celui de construire le pouvoir prolétarien armé, ne pas être le Parti, mais un élément du sujet social porteur du changement715.
Là où Scalzone voit surtout emmelisme et sectarisme, Moretti voit diversité des catégories prolétaires dont les BR seraient le produit avec toute la flexibilité théorique qui en découle. Ce n’est donc pas une erreur, pour lui, de prôner l’entrée en clandestinité (1972) quand le mouvement dans les usines paraît au plus haut et qu’il semble avoir conquis des avantages non négligeables. Pour lui, ces avantages, ce n’était rien par rapport à ce qui était en jeu dans les luttes au sein des grandes usines. La force du mouvement d’usine est aussi pour lui sa propre limite. Son analyse est que l’autonomie ouvrière est morte dans la mesure où elle n’a pas réussi à s’imposer comme sujet politique, en laissant le pouvoir aux institutions paritaires et aux syndicats. Il s’avère donc nécessaire de relancer les luttes à partir de l’extérieur et de la lutte armée qui devient « le Moyen » de cette relance et non plus un moyen de lutte parmi d’autres comme dans la phase précédente.
Les BR profitent de la crise des organisations extra-parlementaires, à cette époque, pour se présenter comme ce qui dépasse les divisions entre économie, politique et militaire, un dépassement qu’il faut produire, car on ne peut attaquer le capital uniquement à partir des usines. D’où le recentrage sur la lutte au cœur de l’État… en confondant appareil d’État et État sur la base des faiblesses de l’analyse marxiste sur ce point.
Entre les BR et LC, il ne s’agit donc pas d’une différence de principe par rapport à la question sur la violence, mais d’une question de stratégie organisationnelle et politique716. D’autant qu’à l’intérieur de LC, la tendance la plus portée vers la lutte armée était celle du service d’ordre associé à la Frazione operaia !
La question des prisons a été aussi un révélateur plus tardif de ses dissensions au sein de LC. De fait, elle remettait en cause le débat et la polémique d’origine entre Abbiati et Manconi, parce qu’elle introduisait une autre dimension, non prise en compte deux ans plus tôt. En effet, des militants de LC, avec des prisonniers, construisirent l’organisation de lutte armée des Noyaux armés prolétariens (NAP) en 1974. Dans leur premier communiqué d’octobre 1974 ils tirent les conséquences de leurs divergences avec la Commission prisons de LC : « Nous n’avons pas le choix : ou bien la révolte, et la lutte, ou bien la mort lente dans les camps, les ghettos, dans les asiles, à laquelle nous destine la société bourgeoise, par sa propre violence » et Giovanni Gentile Schiavone de rajouter : « Il y a un État qui nous enferme dans les prisons. Et qui nous enferme par une force directe, qui est l’expression de son arbitraire. On a assez plaisanté. Ou bien on se soumet à ça, ou bien on s’y oppose. Et si on s’y oppose, on va jusqu’au bout. C’est une question qu’on ne peut pas poser différemment717 ».
4 — celle de l’Autonomie ouvrière (AutOp) pour qui il s’agit d’empêcher le bon exercice de la machinerie étatique, de désagréger plutôt que de détruire l’État. Cette différence d’approche ne provient pas forcément d’un rapport autre à la violence, par exemple pour le groupe milanais, mais plutôt d’une appréciation différente de ce qu’est aujourd’hui l’État, c’est-à-dire un agencement qui n’est plus identifiable ni à un groupe d’individus ni à une structure. Il est donc inutile d’en chercher le cœur. La révolution n’est donc plus un « Grand soir », mais un processus assez long au cours duquel il s’agira de construire des contre-pouvoirs.
5 — celle de « l’aire créatrice » de l’Autonomie, à Bologne surtout, pour qui il faut suivre des lignes de fuite sans refuser une violence qui ne peut qu’être aussi diffuse que le sont les micro-pouvoirs décrits par Deleuze et Guattari et leur Révolution moléculaire.
Le caractère diffus de la violence de masse
Cette violence ouvrière, ces services d’ordre étudiants, expriment une absence de tabou moral envers les possibles effets pervers des actions, mais cela peut se comprendre aussi à partir d’un contexte italien qui produit, dans ces années-là, la crainte, plus ou moins fantasmée, d’un retour du fascisme que ce soit par un golpe avec l’appui des services secrets ou encore par l’intermédiaire institutionnel du fanfascisme. Ce dernier terme provient de la contraction entre le nom de l’homme politique italien Amintore Fanfani, membre de la DC et de nombreuses fois premier ministre d’une part et de fascisme d’autre part. Mais ce terme a surtout été utilisé par le PCI de Togliatti, pour contrôler la vie politique de la gauche depuis la Libération en refusant de reconnaître la nature propre de la DC et plus généralement de la démocratie par rapport au fascisme mussolinien. Il a ainsi utilisé indûment la crainte d’un retour du fascisme pour bloquer de fait toute alternative de compromis historique, que Berlinguer va maintenant initier avec Moro. Il est donc tout à fait étonnant que le groupe LC se soit lancé sur les traces de cette ligne pciste et pourtant c’est ce qui s’est passé avec une inclinaison de plus en plus nette de LC vers la lutte antifasciste, particulièrement à Rome qui tranche avec la position plus critique de PotOp. Le coup d’État au Chili ne fera que renforcer cette tendance. Face à ce risque, les slogans et pratiques antifascistes vont aller crescendo.
C’est d’ailleurs LC qui va théoriser cette question en déterminant trois niveaux possibles de fascisation. La première verrait la suppression progressive des libertés politiques pour les forces révolutionnaires, un peu comme dans le cas des mesures d’interdiction d’organisations prises en France en juin 68, puis contre la GP et la LCR dans les années soixante-dix ; la seconde correspondrait à une militarisation du pays dans le cadre d’une nécessaire restructuration de l’appareil étatique pour contenir une menace du bloc soviétique via le PCI ; enfin, la troisième consisterait en une utilisation directe des milices fascistes.
Cette position antifasciste de LC sera aussi explicitée et justifiée dans une intervention d’Erri De Luca, ex-responsable du service d’ordre de LC à Rome (cf. infra, p. 423).
Ce n’est donc pas, dans un premier temps, la nature des actes qui permet de différencier lutte armée et terrorisme, mais le fait qu’elle devienne d’abord une activité spécialisée ou non, une activité complètement clandestine ou non, que soit fait ou non le choix de l’organisation verticale séparée en petits noyaux étanches dont le modèle est celui des BR sous la direction de Moretti.
Ces questions prennent d’autant plus d’importance, qu’entre 1974 et 1977, la violence n’est plus prise en charge par des organisations politiques qui se sont dissoutes et qui ne laissent sur le terrain que les formations armées. À côté des actions qui se veulent exemplaires de la part des formations armées, ce sont les luttes quotidiennes qui se font elles-mêmes violentes pour la bonne raison qu’elles instaurent l’illégalité comme principe d’action, en dehors de tout cadre politique formalisé et centralisé. Ainsi, pendant les autoréductions, des coups de main sont lancés détruisant les centraux téléphoniques et les lignes pour répondre à des coupures vis-à-vis des usagers.
On peut aussi trouver des exemples de cette violence diffuse croissante et récurrente dans des expériences de lutte comme celles que relève Paolo Pozzi718. Ancien de l’autonomie et plus précisément du groupe Rosso, il décrit une surenchère entre les différents groupes de l’autonomie, Rosso, LC, Senza Tregua, le groupe de la Romana-Vittoria, etc. Si certains comme LC et Rosso étaient plus organisés et plus réservés, ils cédaient souvent à une sorte d’aventurisme empreint d’illégalisme armé, parce que parmi leurs membres ; des franges importantes menaçaient de quitter le groupe pour rejoindre les formations armées.
Pour conclure, il nous faut remarquer qu’aux deux bouts de la chaîne de violence, disons de 1970 à 1977, ce ne sont pas les groupes armés accusés de tous les maux (BR, NAP, PL) qui ont été les premiers et les plus nombreux à passer à l’acte (à ce sujet, les statistiques d’Isabelle Sommier, op.cit., sont sans appel). Il semble qu’on ait trop souvent confondu l’importance de la cible politique, où là, effectivement le caractère militaire de l’action nécessitait une logistique et une stratégie d’organisation militarisée, avec les actes de violence en général, pratiqués à la base du mouvement. Il est donc difficile de démêler un avant et un après du terrorisme, un intérieur et un extérieur des organisations et donc les frontières de ce qui aurait été vraiment du ressort du mouvement ou ce qui lui aurait été extérieur. Sans parler du fait que des dérives peuvent survenir (l’assassinat de Moro et de Guido Rossi, certains meurtres dans les prisons) de l’intérieur du mouvement lui-même, ce qui ne les rend d’ailleurs pas plus tolérables.
Le meurtre de Moro qui fut souvent reçu comme une douche froide au sein du mouvement, signalant le début de la fin, semble ne pas avoir ému plus que cela les italiens si on en croit B. Mantelli et M. Ravelli dans leur enquête sur les réactions des ouvriers de la Fiat pendant la durée de l’enlèvement719. D’après cette enquête, toute hostilité envers l’action, de la part des ouvriers de la Fiat, était absente, alors que le PCI essaya pendant cinquante-cinq jours de dresser la classe ouvrière contre le monstre terroriste afin de faire bloc avec l’État. Toutefois il faut mettre un bémol à cette assertion. D’abord l’enquête porte sur les réactions pendant la durée de la séquestration et n’a pas été faite après la mort de Moro. Ensuite, on a remarqué ce phénomène d’indifférence après la mort de Besse le PDG de Renault, alors qu’Action Directe n’était absolument pas implantée dans l’usine. Cette indifférence n’est pas le signe d’une combativité prête à se déclencher ou d’un refus du travail et de la hiérarchie encore moins d’une adhésion à ce genre d’action de représailles. Il y a de la passivité là-dedans et du ressentiment plus que de la révolte. Or le ressentiment suit souvent le chemin de la plus grande pente. Avant la mort de Moro, on était encore sur du faux plat et beaucoup pensaient que la route allait être rude et longue, mais la dynamique positive et croissante n’empêchait pas de se poser, raisonnablement, la question des limites, sans qu’elles soient vraiment fixées. Après la mort de Moro, il en est tout autrement. Le temps n’est en effet plus à s’interroger sur les limites quand, tout autour, c’est la débandade, la fuite en avant ou l’indifférence et le repli.
On peut aussi repérer ce mélange d’activisme et de passivité, dès les premières jambisations de 1971 (un cadre de FATME). Ces jambisations720 étaient l’expression d’une situation particulière, où d’un côté les ouvriers faisaient régner le chaos et imposaient une contrainte aux non-grévistes et à la maîtrise dans l’entreprise, mais de l’autre, ils ne se posaient pas la question de l’usage de leur puissance (pas de questionnement autogestionnaire, même de façon marginale comme en France, pas de remise en cause explicite de l’État ou du pouvoir central). Une fois un peu de calme revenu, la répression tombait puisque les conditions de reprise n’étaient pas vraiment négociées, en tout cas pas sur la base d’un rapport de forces qui, quel que soit son niveau d’intensité en faveur des prolétaires, restait non institutionnalisé et pouvait être remis en cause à tout moment puisqu’il n’y avait pas non plus dépassement irréversible. On peut même dire que contrairement à la situation française de 1968, entre le 24-30 mai, l’État et le pouvoir politique n’ont pas été débordés.
Mais revenons à la situation de violence dans les usines. De ce que nous avons dit précédemment, il s’en suivait donc une succession de vengeances de classes entre la maîtrise et les éléments extérieurs à l’usine, chargés de l’exercer par procuration. De ce point de vue, on peut considérer que ces actions étaient le signe non pas de la force du mouvement, mais en constituait une ligne de faiblesse. Une faiblesse ne provenant pas d’une erreur tactique conduisant à dresser les cadres et employés contre les ouvriers (ça c’est la vision du PCI), mais de la nature du mouvement, de son caractère double, subversif de par sa radicalité, mais limité géographiquement et limité dans sa capacité à dépasser ce qui n’était souvent qu’une guérilla, dans laquelle chaque coup porté par la violence révolutionnaire apparaissait finalement comme une piqûre de guêpe sur la carapace du capital.
Notes
693 – S’il y eut bien des morts, en France, par exemple chez les mineurs, la police avait été en partie républicanisée par la création du corps des CRS ; alors qu’en Italie, ce sont les résistants qui ont été progressivement chassés des forces de maintien de l’ordre au profit de fascistes toujours actifs.
694 – Y. Collonges et P. G. Randal, Les autoréductions. Grèves d’usagers et luttes de classes en France et en Italie 1972-1976, Bourgois, 1976, p. 51. Ces auteurs font remarquer que nous sommes loin de l’ambiance de Lip…
695 – In A. Cazzulo, Storia di Lotta Continua (Introduction, page X) traduction par nos soins.
696 – Son service d’ordre est à l’origine de la mort du fasciste Ramelli.
697 – Groupe politique issu du MS. Capanna y est marginalisé et sous la direction de Cafiero et Toscano, il se montre particulièrement violent, y compris contre des membres du mouvement (anarchistes ou communistes libertaires). Il restera d’ailleurs en marge du mouvement, même s’il lorgne parfois sur l’autonomie ouvrière avec le slogan : PCI, DC, non l’Autonomia che sono nemici (« Ce sont le PCI et la DC qui sont les ennemis, non l’Autonomie »).
698 – Le service d’ordre de LC participera, par exemple, à un véritable lynchage contre des dealers à la grande fête alternative du Parco Lombro en 1976 à Milan.
699 – C’est la base ouvrière de LC qui a poussé à la scission. Des ouvriers de ce courant et aussi des éléments extérieurs participeront à des actions d’autodéfense puis à des rondes prolétariennes pour aider les ouvriers des PME dans leurs luttes. Ensuite, ils participeront, avec d’autres, à l’automne 76, à la fondation de Prima linea (PL), tout en restant ouvriers d’usine à la différence des membres des BR, qui eux, pour la plupart, vivaient dans la clandestinité.
700 – Dont l’origine est le groupe-prison de LC. Ce sigle ne correspond pas vraiment à une organisation avec un programme global, mais rend compte des caractères particuliers d’une expérience.
701 – Cette ligne anti-fasciste existe dès l’origine dans quelques villes présentant une situation particulière. À Gênes par exemple où les ouvriers sont très qualifiés et organisés syndicalement, avec un PCI omniprésent, anti-fascisme et lutte armée apparaissent comme des moyens d’exister et c’est d’ailleurs à Gênes qu’apparaît le premier groupe de lutte armée officiel (le groupe XXII octobre). À Rome, la situation fut plus conflictuelle. Le noyau romain de LC a pour origine le Gruppo di agitazione operai-studenti (GAOS) avec P. Liguori, A. Molinari puis Erri De Luca et M. Rostagno. L’orientation est plutôt libertaire et sans ligne prolétarienne bien affirmée. Comme il y avait peu d’usines à Rome, Sofri et la direction de LC sommèrent les romains de monter à Turin et ceux qui restèrent remplacèrent un peu les patrons et chefs des usines par les fascistes au sein d’une lutte anti-fasciste qui n’avait pratiquement plus de rapport avec l’opéraïsme d’origine. Tronti est d’ailleurs très clair là-dessus aujourd’hui quand il dit : « L’esprit antifasciste qui voyait toujours la réaction aux aguets dans le moindre recoin, n’était pas seulement étrangère à notre formation politique et intellectuelle – nous n’avons jamais cru à un retour possible de solutions totalitaires » (op. cit., p. 68).
702 – Un de ses leaders, Fortini, y déclare Guerra no, guerriglia si.
703 – Si alla violenza operaia, numéro spécial de septembre-octobre 1969 avec, en première page, une photo de machine dévastée. Le directeur du journal Potere Operaio sera d’ailleurs condamné à deux ans de prison.
704 – Cf. Les BR et la nécessité de porter l’attaque au cœur de L’État ou encore les positions très explicites de Negri et Piperno par rapport à l’usage de la violence révolutionnaire.
705 – Cf. Holger Meins, pour qui il s’agit d’être un homme « en combattant les salauds en tant qu’hommes pour la libération de l’homme », in Textes des prisonniers de la Fraction Armée Rouge. Maspero. 1977, p. 48.
706 – Luigi Bobbio, Lotta Continua, Storia di un organizzazione rivoluzionaria. Savelli, 1979. Le texte préparatoire au iiie Congrès national d’avril 1972 précisait : « Il est nécessaire de préparer le mouvement à un affrontement généralisé, qui a pour adversaire l’État et pour instrument l’exercice de la violence révolutionnaire, de masse et d’avant-garde ». (cité par Persichetti-Scalzone, op. cit. p. 200).
707 – À la même époque exactement, Nogrette, cadre de Renault, est enlevé par la Nouvelle résistance populaire, une officine militarisée de la Gauche prolétarienne.
708 – Prima e dopo il 68, Antologia dei Quaderni Piacentini. Minimax, p. 315 et sq.
709 – On eu un cas de ce type, en France, avec l’assassinat de Besse, PDG de Renault, par le groupe Action directe (AD). Un assassinat qui a pu produire des contentements individuels de certains (cf. une interview d’un délégué CGT de Peugeot-Mulhouse), sans que cela laisse une trace dans les usines. C’est aussi une question de contexte. L’action contre Besse intervient quand le mouvement est au point mort. Les ouvriers combatifs ne peuvent rien en faire même si dans leur tête peut passer l’idée que Besse paie par là et au prix fort, sa politique de restructuration qui démantèle la forteresse ouvrière Renault.
710 – Devenu sénateur et porte parole du parti Verde, puis secrétaire d’État à la justice en collaboration avec un membre du MSI, son action gouvernementale en faveur des militants s’est limitée à obtenir la grâce médiatique de Bompressi dans l’affaire Calabresi, mais c’est aussi sous son ministère que la justice s’est évertué à torturer moralement Persichetti. Les deux passages qui suivent sont tirés de l’anthologie des Quaderni piacentini, op. cit., p. 326-332.
711 – Sur ce point, on pourra se reporter à la seconde partie du livre de J. Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme, Nautilus, 1987, réédition chez l’Harmattan (2010) avec une longue préface actualisée de l’auteur.
712 – Pour Luciano Pero (Abbiati), le postulat de départ est que l’assassinat politique appartient au purgatoire pré-marxiste. Il ne tient pas compte du fait qu’à l’époque de la société capitalisée, les formes de domination atteignent une telle violence abstraite, les lignes de classes ont été tellement brouillées par l’englobement de la contradiction des classes, que « l’ennemi » n’en est plus visible. Face à l’abstraction des formes de pouvoir, les forces antagonistes ne peuvent plus alors invoquer que des dominations systémiques paralysantes : il n’y a plus véritablement de patrons dans le capitalisme collectif, les hommes politiques ne sont que des marionnettes aux mains de la logique d’État, etc. Le terrorisme est alors une forme de révolte de la volonté politique pour retracer, même si c’est artificiel, les lignes des nouvelles frontières de classes. Pas étonnant alors que la stratégie de la lutte armée se trompe de cible, comme dans le cas le plus marquant, celui de l’enlèvement de Moro, qui aurait dû provoquer l’échec du projet de compromis historique entre la DC et le PCI et qui a conduit à l’union sacrée de tous les partis contre le mouvement dans son ensemble !
713 – En Italie, elle ne s’exprime qu’à l’intérieur du courant communiste de gauche (cf. supra).
714 – R. Curcio, À visage découvert, Lieu commun, 1993, p. 99-100.
715 – Il correspondait aussi au fait que des formes intermédiaires comme la semi-clandestinité des noyaux ouvriers de résistance révolutionnaire (Nora) dans les usines et quartiers avait échoué, car ces noyaux ne sont pas arrivés à une implantation correspondant pourtant au niveau de combativité qu’ils rencontraient dans ces secteurs. Dès lors, pour les éléments les plus décidés, il était plus simple de rejoindre directement les BR et pour les autres de se retirer des noyaux.
716 – Persichetti et Scalzone, op. cit. signalent que ce ne fut pas la seule approche des groupes extra-parlementaires en direction des BR. Negri, après la dissolution de PotOp et la fin de l’occupation de Mirafiori en 1973, ouvrit des discussions politiques avec les BR, qui se concrétisèrent à travers la réalisation commune de la revue Controinformazione.
717 – Ces deux dernières citations sont tirées de Fabrizio Carlino : « Autonomisation de la catégorie de lumpenprolétariat et pratique de la violence. Les enjeux de la transition de LC aux NAP », in Cahiers du GRM, revue numérique, 2011.
718 – P. Pozzi Insurrection 1977, Nautilus, 2010.
719 – Operai senza politica. Il caso Moro alla Fiat e il « qualunquismo operaio ». Le risposte degli operai allo Stato e alle br registrate ai cancelli della Fiat durante i 55 giorni del rapimento de Moro, 1979.
720 – Beaucoup de choses ont été dites sur l’horreur qu’auraient représenté ces jambisations, mais d’après Oreste Scalzone, ce ne sont pas les groupes armés qui en étaient à l’initiative, mais bien les ouvriers qui les exigeaient et, toujours d’après Scalzone, les jambisations auraient été le moyen, pour ces groupes, de limiter ou en tout cas retarder les meurtres politiques, un moindre mal en quelque sorte vu la violence des demandes de la « rude race païenne » (Tronti).