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Prolégomènes

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

D’abord un mot, d’ordre général. Si en ce moment nous réexaminons les rapports entre Marx et Hegel, ce n’est évidemment pas pour des raisons scolastiques ni non plus pour retrouver une vision globale du monde qui faisait pourtant partie des objectifs de ces deux théoriciens. Indépendamment de nos faibles forces, nous avons déjà dit pourquoi nous ne cherchons pas à refonder la théorie communiste ni une théorie en général, ce projet ne pouvant être porté que par une classe montante ou dominante de la société, une classe aujourd’hui absente de la scène de l’histoire.

Nous ne pensons pas pour autant qu’il n’y a plus d’histoire parce qu’il n’y aurait effectivement pas (plus) de sens déterminé de l’histoire et seulement une suite d’événements indéterminés rendant vaine toute discussion sur l’histoire. Ainsi, il faut rendre justice à Fukuyama et à sa fameuse phrase de 1989 sur la fin de l’histoire. Elle a été le plus souvent prise au pied de la lettre et comparée à celle sur la fin des idéologies alors qu’il ne voulait pas dire qu’il n’y aurait plus d’événements après la chute du mur de Berlin, mais seulement qu’il n’y avait plus de projet, d’eschatologie, d’idée des hommes faisant l’histoire. Qu’il n’y avait plus de sens de l’histoire tel que Hegel l’entendait quand le treize avril 1806 à Iéna, il vit passer la révolution à cheval, sous la figure de Napoléon à la tête de ses troupes. Pour lui, cela assurait un triomphe, qu’il croyait définitif, aux idées universalistes après le « superbe lever de soleil de la Révolution française » qui nous rapprochait « du stade ultime de l’histoire du monde ». C’est cette théorie hégélienne de l’histoire (cf. sa théorie de l’histoire des « quatre mondes ») que Marx a interprétée de manière extensive, à travers son histoire des modes de production. En effet, pour Marx, l’universalisation du mode de production capitaliste par la mondialisation « dépasserait » l’idée hégélienne selon laquelle l’Europe constitue le terme de l’histoire. Mais là où Hegel fixait l’histoire une fois pour toutes dans l’image du citoyen-soldat-travailleur dans sa lutte révolutionnaire au service de l’État absolu rationnel, Marx rouvre la voie à la négation en faisant du prolétariat la classe de la négation (parce qu’elle n’a rien, suivant l’étymologie du mot prolétaire), la classe de la lutte à mort, lutte qui doit être menée « à l’échelle de l’histoire universelle ». Donc fin de la pré-histoire et non pas de l’histoire. La finalité hégélienne (l’Idée, la Raison, l’Homme), d’idéaliste devient matérialiste et classiste chez Marx, mais le devenir du marxisme va faire de cette finalité concrète, incarnée, une sorte de mystique2.

Plus modestement il s’agit de tester la validité théorique, à l’épreuve historique, de certains concepts, hégéliens et marxiens en l’occurrence, concepts conçus dans le temps particulier du dix-neuvième siècle où il semblait possible de connaître la vérité d’un processus en le saisissant dans sa totalité (Hegel) tout en se projetant dans une autre perspective dont il serait la prémisse (les anticipations de Marx sur le devenir du capital).

C’est une question qui fut abordée à la fin des années 1960 et au début des années 1970, que ce soit en Allemagne, aux États-Unis, en France et en Italie, c’est-à-dire dans trois pays qui connurent à cette époque des soubresauts révolutionnaires et ne connurent pas, contrairement à l’Espagne et au Portugal, une longue période d’occultation fasciste qui les mit à l’écart du développement capitaliste de l’époque, celui des Trente glorieuses. Cette question fut abordée sous un angle qui manifestait une méfiance vis-à-vis d’un certain usage de la dialectique favorisant une approche objectiviste autour de lois générales sur la nature et l’histoire, laissant de côté la question de la praxis ou en en faisant quelque chose de secondaire ou d’induit.

D’un côté, était ainsi rejetée, en Allemagne et aux États-Unis, la prétendue « généralité abstraite » de Hegel au profit d’une « sensibilité émancipatrice3 » caractéristique des « jeunes hégéliens », mais réorientée vers la possibilité d’une activité artistique de résistance. L’idée de subjectivité authentique d’Adorno fut mise en évidence ainsi que la conception ouverte et historique de la dialectique défendue par Horkheimer. Ce dernier refusait une lecture des concepts hégéliens et marxistes, tels ceux déterminant la définition catégorique et la séparation absolue entre infrastructure et superstructure ou entre les classes, comme étant des invariants. Pendant que d’un autre côté était recherchée une généralité concrète qui permettrait d’ouvrir des perspectives d’action immédiate.

« Vers la libération » disait Marcuse à la recherche d’un nouveau sujet révolutionnaire. Que Marcuse ait cédé ici à un certain immédiatisme mouvementiste et puisse s’être fourvoyé dans cette recherche ne doit pas nous faire oublier que dès 1960, dans le n° 31 de la revue Diogène, il réaffirmait un certain nombre de positions « indépassées » de Hegel, par exemple que « la pensée, en vérité, c’est essentiellement la négation de ce qui est immédiatement devant nous » (op. cit., p. 90).

Dans un premier temps, la Raison est bien négation du négatif dans la mesure où ce qui est réel s’oppose et se refuse aux potentialités inhérentes à lui-même, potentialités qui luttent pour se réaliser et que « la pensée dialectique commence en éprouvant que le monde n’est pas libre (Homme et nature) dans des conditions qui sont celles de l’aliénation » (p. 91) et enfin « que dans un monde non libre la liberté est essentiellement négative » (p. 92). Mais le pessimisme philosophique de Hegel lui faisait reléguer cette liberté au domaine de la pensée pure, de l’idéalisme absolu. Cela n’empêchait pas Marcuse de pointer les limites de Hegel, et par exemple la foi de Hegel envers le progrès et la Raison. Un progrès qui en devenant de plus en plus conçu de matière quantitative au gré du développement du capital, tend à retarder indéfiniment le passage de la quantité à la qualité4 ; et une Raison qui, en devenant un élément non dialectique de sa théorie (un Tout au-delà du bien et du mal, du vrai et du faux), va grandement contribuer à la constitution d’un « Système » hégélien (p. 95). C’est cet aspect système que développera par la suite Engels. En effet, avec l’idée de mouvement réel de la nature et sa volonté d’adapter la méthode dialectique à celle des sciences de la nature, Engels a développé un scientisme qui a transformé la pensée dialectique en Système par la référence à des concepts, comme matérialisme dialectique et matérialisme économique5. Sa dialectique s’en trouve figée alors que celle de Marx est vivante et mobile parce qu’elle est un élément de la pratique sociale, cette dernière permettant de dépasser les fausses oppositions théoriques entre matérialisme et idéalisme, liberté et déterminisme, etc. (cf. La Sainte Famille). Par exemple, pour Marx, la Raison n’est pas le Tout mais seulement une partie et c’est au nom de cette partie qu’il critique la philosophie de Hegel.

En Italie, ce réexamen de la dialectique hégélienne et marxienne prit la forme d’un certain retour à Kant (cf. les dernières interprétations de Lucio Colletti) et même à l’abandon de la dialectique « négative » (cf. Negri à partir des années 1990, sous l’influence de Guattari et d’une relecture de Spinoza).

 

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’exploration de ces nouvelles voies ne déboucha pas sur de nouvelles perspectives de dépassement. Ainsi, Marcuse propose une conclusion qui paraît plus dialectique que celle d’Adorno à propos de la totalité en disant qu’il faut reconnaître la justesse de la double proposition : « Le tout est la vérité » et « le tout est le faux » (p. 98). On eut droit plutôt à des décentrements par rapport aux problématiques initiales. D’anciennes références, non explicitement revendiquées dans la théorie critique, furent certes mises en avant (Spinoza pour distinguer puissance et pouvoir et même Heidegger dans la mesure où son œuvre fut assimilée à une tentative de destruction de l’histoire et de l’onto­logie) ; d’autres apparurent avec Foucault et l’omni­présence des différentes formes de pouvoir ; Deleuze et ses machines désirantes ; Guattari et sa révolution moléculaire ; Lyotard et la fin des grands récits à l’ère post-moderne ; Derrida et sa reprise des concepts heideggeriens de Destruktion et d’Abbau pour les traduire en « déconstruction » avec le succès que l’on sait.

Tous ces auteurs, quelles que soient leurs différences ou divergences, ont eu la même perspective de déconstruction pour d’hypothétiques « nouvelles trajectoires révolutionnaires6 ». Leur point commun n’était pas de constater une rupture du fil rouge des luttes de classes et la défaite historique des théories qui y étaient liées, mais de dire finalement que tout cela correspondait, en premier chef, à une erreur de méthode, celle imputable à la dialectique hégéliano-marxiste. La méthode et sa volonté de cohérence sont assimilées à une volonté de puissance. Les règles de la logique et les conditions d’un discours de vérité sont tenues pour des formes de discipline colonisant les imaginaires et les subjectivités7. Tout cela serait oblitéré par un discours critique « surplombant » qui n’explique pas le point de vue à partir duquel il se place. C’est encore une façon de critiquer la totalité, l’ancienne totalité représentée par la théorie communiste et son support actif le prolétariat. Les déconstructivistes ont alors beau jeu de déclarer ce point de vue comme étant surplombant, comme manifestant la domination intellectuelle, un point aveugle, etc.

Refuser ce diagnostic ne doit pas nous conduire à l’ignorer et à fuir un retour critique sur ce qui a été notre fonds de commerce théorique. On peut donc se poser la question de l’usage pratique qui peut encore être fait de tout ce vieil appareil dialectique, sachant que ce qui faisait tenir l’ensemble — un sens et une vérité de l’époque — est profondément remis en cause aujourd’hui non seulement en théorie, mais dans les faits.

Alors que la perspective communiste prolétarienne, toute frelatée qu’elle fût dans sa version marxiste-léniniste, puis stalinienne et maoïste (le « socialisme réel ») pouvait encore se prévaloir, dans les années 1960-1970, de luttes à caractère révolutionnaire, c’est la perspective même d’une révolution qui apparaît aujourd’hui complètement abstraite, privée de son support de classe (« la mission » historique du prolétariat).

Le fait que nous envisagions quand même la possibilité d’une révolution, à titre humain cette fois, repose sur notre hypothèse d’une tension individu/communauté. C’est celle-ci qui peut entretenir une perspective lointaine de communauté humaine, dont pourtant nous avons maints exemples partiels qui montrent qu’elle ne constitue pas une perspective dénuée de fondement. Mais en l’attente d’une forte croissance de cette tension, force est de reconnaître qu’aujourd’hui, les tensions individus/communauté ne s’effectuent pas dans cette perspective de communauté humaine, mais dans les perspectives étroites des communautés religieuses et des particularismes identitaires. Car ce qu’il faut bien appeler des replis particularistes ne risquent pas de s’attaquer aux fondements de la domination capitaliste et de constituer des alternatives à cette domination.

C’est ce que nous indiquons d’une autre façon quand nous parlons en terme de révolution du capital, dans laquelle le pôle capital du rapport social capitaliste tend à se présupposer. C’est là l’occasion de donner un exemple d’utilisation libre des références. Dans les années 1970, nous parlions, pour exprimer la même idée, d’auto-présupposition du capital, mais il y a peut-être intérêt à revenir au terme hégélien d’origine, celui de présupposition (Vorraussetzung) tel que l’utilisait Marx et tel que l’expliquent Dardot et Laval dans leur livre Marx, prénom : Karl, Gallimard, 2012, p. 86-88.

Cette utilisation ne signifie pas une allégeance à un corpus hégéliano-marxiste car il exige un travail sur les notions mêmes. Ici, il s’agit de passer des présuppositions au fait de se présupposer afin de bien rendre le mouvement dialectique qui va des présuppositions, au sens de circonstances matérielles préalables dont on ne peut faire abstraction sans tomber dans la spéculation (les présuppositions historiques du capital pour Marx), aux présuppositions du capital créées ou posées par celui-ci dans son propre mouvement. C’est-à-dire qu’une fois constitué en « système capitaliste » achevé, le capital poserait lui-même ses propres présuppositions au lieu de dépendre de conditions extérieures à lui. Il pourrait alors se créer lui-même sur ses propres bases, c’est-à-dire s’auto-présupposer.

Il y a là une tendance certes forte, mais dont nous ne pensons pas qu’elle soit achevée parce qu’alors cela signifierait que serait réalisé ce que la revue Invariance appelle la « communauté matérielle du capital ». En effet, cela supposerait que le capital ne soit plus un rapport social, qu’il ne fasse plus société alors que nous pensons qu’il y a encore société, mais « société capitalisée ». La même critique vaut pour les tenants d’une conception du capital comme capital-automate.

Cet exemple pour montrer que le travail sur les concepts fondateurs ne se situe pas du tout dans la perspective de sauver ou au contraire de maintenir un corpus théorique constitué et invariant, mais dans celle de faire « rendre » à ces concepts ce qu’ils peuvent encore avoir d’heuris­tique ou d’opératoire. Il faut faire apparaître en quoi ils sont encore efficients, non pas seulement dans le ciel des idées, mais bien pour la compréhension pratique du devenir du capital et des conditions et perspectives actuelles de lutte.

Même une rupture avec Hegel peut encore s’effectuer à l’aide de ses concepts à partir du moment où ceux-ci sont les plus à même de rendre le mouvement dialectique dans sa concision. C’est d’ailleurs pour cette raison que les traductions de concepts issus de l’allemand posent un problème politique plus que technique. Nous y reviendrons.

De la même façon — toute proportion gardée — que nous héritons de Marx y compris contre Marx, Marx a hérité de Hegel contre Hegel.

 

Cette situation défavorable que connaissent les forces anti-capitalistes « de gauche » aujourd’hui peut amener certains à abandonner complètement Marx puisque seule la tension dialectique entre dynamique du capital et dynamique des luttes de classes symbolisait la « vérité théorique » de Marx. Ce serait, selon nous, jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce serait abandonner l’idée d’une autre histoire possible, celle d’individus volontairement associés dans des luttes.

Notes

1 – Nous remercions Laurent Ikor pour nos nombreuses discussions et pour ses corrections ayant présidé à la version finale de ce texte.

2 – Pour une actualisation de cette question on peut se reporter à ma réponse à Philippe Pelletier sur le blog de Temps critiques, ici http://blog.tempscritiques.net/archives/1319#more-1319

3 – Cf. infra, les positions de Dietrich Hoss à sa conférence de Lyon auprès du cercle T. Veblen sur la Théorie critique de l’École de Francfort, à propos de la question de la pratique en lien avec les transformations historiques des mouvements sociaux, disponible sur : http://www.dailymotion.com/video/­x3rqj4u_francfort-theorie-conference-hoss_school

4 – Marcuse fait aussi remarquer qu’aujourd’hui, avec les derniers développements technologiques, se réaliserait une unité sujet/objet qui condamnerait la pensée négative (le pouvoir des faits, le progrès comme fatalité).

5 – Critiquer Engels est toutefois facile, mais son scientisme latent, si ce n’est explicite, ne doit pas faire oublier qu’aujour­d’hui, la société capitalisée rend obsolète la séparation cartésienne entre homme et nature et réintroduit l’idée d’une unité générale des rapports à la nature, intérieure comme extérieure.

6 – Cf. L’ouvrage du même nom, Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, par le collectif Mauvaise Troupe, aux éditions de l’Éclat, 2014.

7 – Cf. Renaud Garcia, Le désert de la critique, L’échappée, 2015, p. 74.