Temps critiques #10
Version imprimable de cet article Version imprimable

Un regard sur la valeur

, par Hipparchia

Étymologie

Les vocables « wert » (« valeur » en allemand) et « virtus » (« vertu » en latin) ont pour origine commune le terme indo-européen « wer » qui signifie : couvrir, protéger et, par extension, respecter, honorer, aimer.

Au xie siècle en France, un double sémantisme est attesté dès les premiers emplois du vocable « valeur » (de « valor » en latin). Il renvoie « à ce qu’une personne est estimée pour son mérite, ses qualités » et aux qualités ou à l’intérêt d’une chose.

Au xiiie siècle, « valeur » renvoie « au caractère mesurable d’un bien en tant qu’il est susceptible d’être échangé, désiré ».

Au xviiie et xixe siècles, on entend par valeur : 1) la qualité d’une chose fondée sur son entité objective ou subjective (valeur d’usage), sur le rapport de l’offre et de la demande (valeur d’échange), sur la quantité de travail nécessaire à la production. La plus-value ou survaleur, au sens de Marx est la différence entre la valeur des biens produits et le prix des salaires donnés aux travailleurs dont bénéficie le capitaliste. 2) Dans un contexte abstrait, on utilise le pluriel « les valeurs » pour désigner ce que le jugement personnel estime vrai, beau, bien, s’accordant plus ou moins avec le jugement de l’époque.

Dans la société industrielle et marchande le travail est à la fois source de la valeur économique et au cœur des valeurs sociales : l’histoire de la valeur est indissociable de la sphère de la morale comme de celle de l’économie.

Genèse

Dans les sociétés pré-monétaires, la notion de « valeur » participe de ce qui est objet de respect, de crainte : la valeur guerrière, la valeur sacrale, s’incarnent dans des dieux, des hommes et des objets, qui en tirent un caractère précieux. Le symbole est lesté de significations immédiates, affectives. L’helléniste Louis Germet s’est attaché à suivre, dans la Grèce archaïque, l’activité mentale par quoi la valeur se constitue, s’objective en passant du symbole au signe ; il note une inversion : ce n’est pas seulement parce qu’un objet est chargé religieusement ou prestigieusement qu’il a une valeur, mais parce qu’il est précieux qu’il peut être objet de consécration. Ainsi, les objets précieux (butins de guerre, offrandes aux dieux, récompenses acquises pendant les jeux, etc.) ne sont plus seulement des représentations du pouvoir ou du sacré, mais aussi des signes extérieurs de richesse par eux-mêmes. La notion de valeur s’est autonomisée, et c’est sans doute à une notion abstraite de la valeur que l’invention de la monnaie (vie siècle av. j.c.) permet de fonctionner. Pour Germet l’instrument monétaire restera d’ailleurs chargé de pensée mythique, voire en sera le vecteur : « Il y a dans la valeur et dans le signe même qui la représente un noyau irréductible à ce que l’on appelle la pensée rationnelle ». Il fait allusion à la continuité de l’idée magico-religieuse de « mana », puissance surnaturelle impersonnelle et principe d’action.

Ceci pourrait aider à comprendre la fascination exercée par l’argent dès son apparition, ce dont rendent compte des proverbes « L’argent fait l’homme » ou l’histoire du roi Midas. Pour sa part, Aristote s’est attaché à encourager l’économie (art d’acquérir) et à condamner la chrématistique (art de faire de l’argent) « dont la richesse qu’elle recherche est illimitée… de toutes les manières d’acquérir, le prêt à intérêt est le plus contre-nature ». Ailleurs, il écrit : « L’appétit de vivre est illimité, les hommes ’qui ne vivent pas selon la vertu] désirent des moyens de le satisfaire également illimités ». On le voit, déjà l’argent met en danger les valeurs d’harmonie, le « ce qui tient les hommes ensemble » ; c’est en partie contre l’argent que s’édifie la morale, et l’on retrouvera ce rapport conflictuel tout au long du Moyen Âge jusqu’aux humanistes chrétiens.

Modernité

L’économie est devenue dominante. Elle s’est associée la raison : les lois de l’économie apparaissent comme aussi « vraies » que des lois naturelles ; le capital s’est institué comme « deuxième nature ». Mais si le marché a sa logique propre, on peut tout-à-fait discuter de la rationalité de ces choix. L’économie a digéré la morale ; elle prétend viser la satisfaction des besoins des hommes et par là contribuer à leur bonheur collectif, alors même que la « morale » utilitariste est extrêmement concise : la fin justifie les moyens ; chaque progrès matériel que l’économie a effectivement entraîné et dont a profité une minorité de l’espèce humaine, a coûté la vie et les souffrances physiques et mentales au plus grand nombre des hommes depuis la conquête du xvie siècle jusqu’à l’appauvrissement actuel de zones entière de la planète. La « main invisible » d’Adam Smith a bon dos qui assure la réalisation des intérêts de la société à partir de la poursuite par chacun de ses intérêts personnels. Le marché est par nature a-moral.

Une autre illusion, celle de la maîtrise du marché par l’homme, est sujette à discussion si l’on observe trois phénomènes :

1) La mise en évidence par Marx de l’autonomisation de la valeur qui apparaît tantôt sous la forme argent, tantôt sous celle de la marchandise, à travers une circulation sans fin : cette substance issue de la masse du travail accumulé par les hommes se met en mouvement par elle-même et se reproduit automatiquement. Marx, dans le Livre 1 du Capital parle de « sujet automate ». L’envolée spéculative des flux monétaires, qui ne sont plus garantis par un quelconque étalon depuis 1971, et l’importance de la bulle financière aujourd’hui, donnent une idée de ce phénomène.

2) L’effet de séduction opéré par la valeur sur les hommes via l’acte de consommation, sans cesse reconduit puisque insatisfaisant à chaque fois (qu’est-ce qui est réellement désiré à travers les objets ?) fixe ces derniers dans la passivité : on ne se réalise pas plus dans le travail divisé que dans l’acte d’acquisition, mais l’un et l’autre semble offrir l’illusion d’une vie collective et celle d’une liberté individuelle. La « poursuite par chacun de ses intérêts personnels » pourrait dans les conditions modernes de production (technologie permettant de ne plus sortir de chez soi) culminer dans l’isolement sensoriel.

3) Le processus de valorisation suit la pente naturelle, marchandiser tout ce qui est, y compris les nuisances qu’il occasionne : polluer et rentabiliser la dépollution offrent des perspectives infinies… Ce qui est ciblé aujourd’hui c’est l’idiosyncrasie de l’homme, ce qui fait son identité, son unicité. Ceci est particulièrement visible dans le secteur de la production immatérielle qui valorise le travail intellectuel, l’émotivité, les capacités à se « relationner », jusqu’à la sphère du goût, pourtant difficilement objectivable (d’après les travaux du credoc, la segmentation des marchés envisage de créer le plus possible de sortes de cafés qui donneront à chaque consommateurs l’idée qu’il déguste un produit unique, et qui le réconfortera sans doute sur sa propre unicité). La subjectivité fait vendre, la subjectivité se vend.

Notre époque voit nettement apparaître le procédé qui a présidé au marché depuis sa naissance : tout réduire à l’identique. Il a effectivement rendu les objets commensurables entre-eux, donc échangeables ; puis la rationalisation économique s’est occupée, et s’occupe, de rendre les hommes prévisibles, donc équivalents également à terme. Ce qui est valorisé aujourd’hui c’est bien d’être « comme tout le monde » ; la pub, via une fétichisation des marchandises digne des sociétés les plus primitives, dit à des milliards de gens : « En Devernois, je suis moi ! », ou « La Fiat Uno c’est tout toi ! ».

La conscience de soi et le rapport à l’altérité en son tout secoués. La valeur est un fantasme matérialisé, mais le fantasme de quoi ?

Janvier 1996