Temps critiques #1

Éditorial

, par Bodo Schulze

La désagrégation du « bloc communiste » que le « monde libre » avait appelée de ses vœux n'est guère l'occasion d'une joie particulière, à rebours de ce qu'on pouvait attendre. Très vite, la satisfaction d'avoir eu raison du « totalitarisme » a débouché sur le sentiment que s'ouvre une époque d'« insécurité ». Une fièvre étrange s'est emparée des médias. La vie de tout citoyen de France et d'Europe semble directement dépendre des transformations à l'Est. C'est comme si un éventuel échec de la démocratie parlementaire en voie de s'installer dans ces pays risquait d'entamer également la légitimité démocratique des États occidentaux.

Le spectre du totalitarisme hantera désormais l'Europe entière. Si l'ennemi réel s'est évaporé, il continue à peser sur l'esprit public. Celui-ci est dorénavant en proie à une logique qui est passablement celle de la droite nationale : le mal est idéel, moral, insaisissable et plane incessamment. Vision qui épouse parfaitement la réalité hystérique des médias.

L'ennemi communiste supprimé, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, la démocratie universalisée se trouve face à sa propre dialectique négative, laquelle l'a conduite, une fois déjà, de Weimar au Troisième Reich, du Front populaire à Vichy. L'essor actuel de la droite nationale ne laisse pas d'accentuer le malaise.

La démocratie accède à la portée universelle d'Auschwitz. Épouvantail de celle-là, Auschwitz en est aussi le résultat ultime : les individus-démocratiques projettent l'ombre des Volksgenossen1. Vue de la France, cette dialectique est celle de l'Allemagne. Vue de l'Allemagne, elle est toute naturelle. D'où les heurts diplomatiques entre les deux pays : la démocratie française rejette sa hantise sur la démocratie allemande, celle-ci s'en trouve agacée et proteste de sa stabilité pour se rassurer elle-même. La construction d'un État européen, centralisé ou régionalisé, réduira ces querelles en aversion sentimentale.

La crise s'accentuant, la démocratie parlementaire glissera imperceptiblement vers un régime autoritaire et antisémite. L'individu-démocratique estimera ce processus tout naturel parce qu'il sera universel, qu'à ses yeux rien ne subsistera de la réalité sociale qui soit différent de la démocratie. Finie la non-contemporanéité, même pervertie, d'Ernst Bloch. Déjà Le Monde conseille à Gorbatchev d'instaurer un régime présidentiel pour maîtriser les « troubles intérieurs ». Qui refusera alors aux Français le droit à un président fort, puisque les Russes y ont droit aussi ?

Aujourd'hui, les médias de rfa s'acharnent à conjurer les dérapages autoritaires, tandis que ceux de France tentent d'ôter aux Français l'image d'un vieux danger : il ne faut pas avoir peur de la réunification. Mais cette peur qui soude la communauté-démocratique, sur quoi la porter alors ? La réticence des Français à se départir de l'épouvantail allemand semble émaner de la crainte de se retrouver seule avec la logique d'Auschwitz, chose inadmissible, car Auschwitz est censée être un fait essentiellement allemand. Il l'est historiquement, il ne l'est plus une fois advenu.

La résurgence de la « question allemande » au moment même où s'effondre l'ennemi communiste permet aux individus-démocratiques de France de substituer provisoirement le danger allemand au danger rouge. Ainsi se fait en douceur le passage de la démocratie identifiée par l'existence d'un ennemi réel à la « démocratie pure » livrée à la dialectique négative qui lui est propre. En Allemagne en revanche, on assiste à une exaltation nationale, à une agitation fiévreuse de tout le pays.

Sous des angles divers, les essais qui vont suivre s'attaqueront à préciser cette réalité.

Notes

1 – Terme national-socialiste forgé de Volk (peuple) et de Genosse (camarade), désignant l'homme particule de la Volksgemeinschaft, de la communauté populaire au sens de Le Pen.