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Révolution et émancipation sont-elles encore pensables aujourd’hui ? - Temps critiques
Temps critiques #20

Révolution et émancipation sont-elles encore pensables aujourd’hui ?

, par Sophie Wahnich

Nous nous connaissons peu et pourtant intensément, mais sans nous être vraiment rencontrés, mais lus et contactés à l’occasion de l’évènement « gilets jaunes », une intensité en situation. Depuis j’ai fait la connaissance de Jacques W, je suis entrée dans quelques textes de Temps critiques sur votre théorie de la révolution du capital, ou sur un mode anthropologique de la société capitalisée, de l’État réticulaire et des trois niveaux du capitalisme, et j’ai trouvé cela rassurant. Il y a donc encore un effort de la pensée qui vise la lucidité, afin d’agir. Or cette action vise indéniablement ce que vous appelez l’horizon pour une autre révolution, réalisée à titre humain, et non au titre du capital, même si vous dites qu’à ce jour cet horizon est bouché.

Nous avons d’emblée un point de désaccord, sur le fait que vous acceptez l’usage du mot Révolution en le séparant de sa définition des temps modernes qui supposait l’émancipation, le sortir de la minorité et de l’aliénation ou encore de la servitude volontaire pour maintenir le vocabulaire de cette époque moderne qui m’est chère.

C’est certes devenu depuis longtemps banal, surtout dans le champ de l’économie ou de l’histoire de l’économie où l’on a parlé de révolution industrielle avec un usage pauvre du concept de révolution qui ne tenait pas compte de la question de la liberté comme cœur de la politique et de l’émancipation. Révolution technique, néolithique, la roue, le moulin, la révolution industrielle puis numérique. Ainsi le sujet de l’histoire disparaît au profit d’une configuration où le social est modelé par la seule technique. S’il ne s’agit pas de nier ce façonnage, ce serait stupide, il s’agit de considérer que le rapport à la technique peut-être lui même ambivalent, émancipateur ou aliénant. Chaque sujet usager module d’une manière intuitive ou réflexive ce qu’il concède à la part aliénante et à la part émancipatrice d’une technique nouvelle, parfois à son corps défendant, mais parfois avec ce désir puissant de briser les machines, de briser les horloges, de sortir de la toile grâce à des codes, de hacker, de fermer son téléphone portable professionnel, de le reconfigurer, bref il y a mille ruses qui témoignent que le social est bien façonné par la technique mais qu’en retour les individus décident de penser subjectivement ce qui leur arrive et aussi ce qui arrive par eux. Nous vivons à ce titre un moment singulier car même si cette résistance quotidienne est une marge, elle témoigne de l’insistance rassurante de positions subjectives résistantes, voire libres, au cœur même de ce que vous nommez société capitalisée comme révolution anthropologique. Cette dernière dites-vous conduit « la subjectivité des individus à être intérieurement déterminée » et à produire cette « société capitalisée incapable de penser ses besoins en dehors d’une activité techno-scientifique qui semble pourtant n’avoir pour but que sa reproduction accélérée. »

Mais ce n’est pas si simple in fine car si « comme le dit B. Pasobrola, on assiste à un effondrement de l’imaginaire qu’on déguisera selon les cas, en crise climatique, financière, énergétique, écologique, sociale et que cela ouvre le champ à de nouvelles significations sociales et à un nouveau faire collectif », alors il y a des potentialités de détournement par le langage même de ces crises et de cet imaginaire et que ce sont là des prémices sinon de révolution, du moins d’émancipation d’abord individuelles et qui produisent de fait des potentialités de « groupes en fusion » qui s’ils prennent conscience d’eux-mêmes par l’agir peuvent refonder des mondes sinon émancipés, disons moins aliénés au capital. Est-ce une autre manière de dire qu’« il n’y a pas de société à refaire » ? Peut-être, mais ne faut-il pas plutôt croire à une discontinuité sociale, aux contradictions qui s’exacerbent encore, avec pour nous dans ce moment présent l’expérience empirique du dérèglement climatique, ses tornades, ses inondations, ses incendies spectaculaires, et puis maintenant l’expérience de la pandémie. Des groupes s’auto-instituent et savent alors qu’ils sont plus libres comme ces gilets jaunes tout étonnés d’avoir quitté la solitude néolibérale pour le rond-point de fortune où la vie reprenait des couleurs au point que certains écrivaient à Macron sur leurs gilets : « merci Macron, tu nous as rendu la fraternité, nous venons chercher la liberté et l’égalité. » Cette conscience réflexive n’est pas celle des cabinets de lecture, elle est en acte un agir qui fait sentir qu’on devient plus libre pour soi et ensemble. Cette sensation est celle d’un évènement subjectif collectif révolutionnaire, c’est fragile, et ça ne réussit pas toujours à se consolider, à s’instituer comme nouvelle norme, mais c’est là.

Enfin, si aucune cause ne détermine une révolution émancipatrice, certaines deviennent des causes publiques et offrent des langages politiques qui trouent cette société capitalisée, même s’ils ne la traversent pas de part en part. Certains parlent d’un grignotage, d’autres de tentatives sécessionnistes d’utopies concrètes, mais dans tous les cas, il y a de la subjectivité humaine qui échappe à la société capitalisée actuelle et qui défait sa continuité, sa naturalité construite, et donc une petite part de sa puissance par une forme de critique sociale en actes. Actes ténus, actes puissants et entre les deux toute une gamme de manières de dire non et d’inventer des formes de vie autre, ou de retrouver des formes de vie perdues sur un mode qui pour apparaître nostalgique, n’en sont pas moins des actes de résistance en faveur de la vie humaine.

Nous avons un deuxième point de désaccord, qui est celui de nos paris en fait, vous pensez que le temps des révolutions est révolu, quand je crois indécidable et indéterminé les moments de leur surgissement qui depuis ce texte de 20101 ont d’ailleurs eu lieu et la question n’est pas tant aujourd’hui la question du surgissement que celle du passage de l’état gazeux, en fusion à l’état d’une stabilisation, d’une institutionnalisation de l’expression de cet évènement de désir radical de changement. La question est celle de la très grande difficulté à maintenir cette humanité qui veut sortir des rets du capitalisme, parfois comme vous dites en réclamant juste l’aberration d’un maintien du salariat.

Ensuite nous avons un point d’accord : « l’opposition entre d’un côté une universalité abstraite rattachée aux Lumières et à la Révolution française et de l’autre le développement actuel des particularismes et du relativisme culturel présentés comme des universels concrets est une impasse. »

Je vais tenter de réexaminer ces points tout en explicitant ce que j’ai cru comprendre en fréquentant la Révolution française et les tentatives éreintantes de sortie de la société capitalisée actuelle. Mais je le dis d’emblée, selon moi il n’y a pas de révolution sans sujet émancipé ce qui veut dire que la quête individuelle et commune est alors celle d’une liberté pour tous, qu’il peut y avoir des transformations radicales et donc anthropologiques comme celle du capital, mais elles sont des procédures hégémoniques où loin de l’agir politique émancipateur, il y a une fabrique, un « faire » des instruments de soumission, instruments pensés par des sujets tout à fait conscients de ce qu’ils font et qui ne visent justement pas la liberté pour tous, mais ce rapport de domination. Mais vous le dites quand vous affirmez qu’« à l’opposé de l’État-nation d’origine qui prenait des décisions politiques, l’État-réseau se contente d’effets d’annonce et de contrôler efficacement les rapports sociaux en les pénétrant dans les moindres détails. » « D’où l’impression d’une inflation de règles qui contrôlent, sécurisent, gèrent alors que les grandes institutions liées au modèle de l’État-nation sont résorbées ou s’autonomisent.  »

Cela continue selon moi à reposer sur un mépris de classe entre des riches et des pauvres et sur un mépris de castes constituées par les imaginaires du sang et plus largement des corps, les visibles, les invisibles, les quasi autres, les corps sacrifiables en fait. Cela est parfois figé dans la légalité, parfois dans les mœurs quand les lois deviennent historiquement plus justes, mais que les mœurs ne suivent pas, parfois cela se délie mais sans irréversibilité. La question du pari révolutionnaire pose d’ailleurs cette question du réversible, de l’irréversible, du fini et de l’infini. La question du temps comme condition d’incertitude. Car nous sommes mortels et qu’il faut parfois plusieurs générations pour faire venir une révolution et peu de temps pour la dissoudre, mais l’inverse peut être vrai aussi, une génération fait venir une révolution et ça prendra deux cents ans à la refouler apparemment complètement. Mais faut-il en histoire se fier aux apparences ?

Reprenons.

1. La glu de la langue

Je crois que si nous voulons parler d’émancipation, nous devons d’abord parler de la langue, de la manière dont les langages nous constituent, nous façonnent, mais aussi de la manière dont chaque sujet peut aussi s’emparer de cette langue pour tenter un geste émancipateur, d’abord pour lui ou elle, puis pour tous. L’ambivalence de la langue est la chance et l’impasse de toute révolution subjective et que le sujet soit individuel ou collectif, il est impossible de comprendre les situations révolutionnaires sans s’approcher de ce lieu de la subjectivation comme de l’idéologie.

Dans la période révolutionnaire et celle qui la précède, le cartésianisme est devenu un outil d’émancipation collectif, qui inspire les philosophes, mais qui traverse aussi toute la société et en particulier le Tiers état, non seulement la Bourgeoisie, mais même des milieux populaires infiltrés par cette philosophie. L’usage de la « Raison universelle » conduit, à faire de la réponse de « l’opprimé à l’oppresseur […] une réponse critique2 ». Or cette critique est un humus commun entre bourgeoisie et monde populaire qui pourtant n’ont pas tout à fait les mêmes intérêts. D’un côté cela conduit à l’émancipation collective, de l’autre à masquer les contradictions sociales sous un langage commun. Le langage est ainsi à la fois levier et verrou.

Aujourd’hui où en sommes-nous ? Face à l’hégémonie de la société capitalisée, il y a une superposition de philosophies-monde alternatives, celle de ce cartésianisme apparemment très dévalué mais encore revendiqué quand chacun cherche à sa manière à savoir le vrai, celle du marxisme réévalué, celle des langages des nouvelles causes spécifiques qui se multiplient mais font aussi une langue neuve, celle qui se déploie dans ces « crises climatique, financière, énergétique, écologique, sociale. » Et vous avez raison de dire que cela ouvre le champ à de nouvelles significations sociales et à un nouveau faire collectif, car toute langue nouvelle ouvre ces possibles mais d’une manière non linéaire et non assurée.

Comme au XVIIIe siècle les nouvelles langues critiques sont les lieux par excellence où se nouent et se dénouent les contradictions. Les langages de ceux qui disent non à la société capitalisée, en vrac tous ceux des luttes qui se sont déployées depuis la crise des subprimes, révolutions arabes, révolution d’érable, mouvements étudiants, résistances universitaires au Chili, au Royaume-Uni, au Québec, en France, Occupy, mouvement des places, écologie radicale ou non, donc aussi bien les Zadistes que les militants contre Europacity en France, mouvements de résistance à la destruction des États-nations classiques et du welfare qui allait avec, donc tous ceux des mouvements sociaux dits classiques, les soignants en lutte en pleine crise de la covid, pas mal de monde en fait, mais dans des subjectivations qui n’ont pas de philosophie-monde commune encore bien constituée. Les langages de ces « résistants » ou « révolutionnaires inventifs » sont donc de fait contradictoires et complexes et c’est cette complexité qui fait de ces langages une institution que Sartre appellerait un « pratico-inerte ». Des langages qui ne sont pas seulement des médiations, mais qui permettent de s’arracher comme de s’engluer dans la répétition de l’histoire. À ce titre l’écriture épicène ou inclusive fait symptôme : ce n’est pas certain qu’elle puisse résoudre seule quoi que ce soit, mais elle pointe ce désir d’une langue autre ajustée à la critique de la domination.

Ainsi le langage n’en finit pas de poser la question de l’efficience idéologique, au sein de chacun et de chaque lutte et de « chaque œuvre de l’esprit », dans un système culturel que vous décrivez bien. On pourrait dire que dans ce système culturel il y a des hommes et des femmes aliénés qui veulent dépasser leur aliénation et s’empêtrent dans des mots aliénés. Leur prise de conscience se trouve déviée par leurs propres instruments. Car la langue est contaminée, c’est la novlangue de la société capitalisée naturalisée. Mais en même temps s’instaure une lutte de la pensée contre ses instruments sociaux, un effort pour les diriger, pour les vider de leur trop-plein. Chaque idée nouvelle, chaque formulation nouvelle est à la fois signe de l’effort entrepris par des hommes et des femmes concrètes et signe de leur aliénation. De ce fait, il faut passer du temps à saisir les significations subjectives des mots utilisés par chacun et non pas seulement les situer, car ce qui importe, c’est de comprendre comment les mots sont déplacés, déviés et comment les contradictions des pensées exprimées sont celles des luttes d’idéologies contemporaines et contradictoires les unes aux autres, en tension.

Chacun peut éprouver physiquement l’impossible contradiction. Du burn-out à la nécessité de rejoindre un rond-point ou une Zad, en passant par les maladies auto-immunes, chaque fois il tente d’aliéner ce langage à sa propre visée. Et en le déviant, il peut s’évader de son assignation sociale, de sa caste, de sa fausse nature et donc il ou elle entreprend de se désaliéner, de pouvoir bouger. C’est pourquoi il convient d’avoir une écoute analytique de l’usage des mots. Le mouvement de l’histoire singulière, individuelle ou collective passe par cet usage. Mais dans les luttes il n’y a pas que du langage émancipé, du coup les outils convoqués sont toujours en décalage par rapport à l’effort de désaliénation. L’histoire, comme ce qui arrive par nous, se fait en partie dans le dos de l’énonciateur, il a une intentionnalité subjective déviée par un système culturel. De ses actes ressort une situation objectivable qui peut n’avoir aucun lien avec son intentionnalité. Mais son intentionnalité n’est pas pour autant colonisée, déterminée par la révolution du capital, la société capitalisée, il y a un dehors.

Les individus sont toujours pris dans des conflits singuliers, irréductibles à l’universalité d’une quête commune, mais pour autant, l’ensemble des individus ne constitue pas « un carnaval de subjectivités » selon les vieux termes de Lukács, avec lequel Sartre bataillait ferme. Car chaque subjectivité est de son temps. C’est pourquoi d’emblée l’individu est aussi un universel singulier qui incarne à la fois l’universalité du projet commun qui se cherche et la singularité d’une prise culturelle de l’idéologie de la société capitalisée. Mais chaque effort de parole ou de geste signifiant, un repas pris en commun sur un rond-point, un slogan comme « merci Macron tu nous as rendu la fraternité nous venons chercher la liberté et l’égalité » sont des projets idéologiques contre-hégémoniques à l’œuvre. Or un projet idéologique, quelle qu’en soit l’apparence, a pour but profond de changer la situation de base par une prise de conscience de ses contradictions. Ce projet idéologique nait d’un conflit singulier et il vise à le dépasser pour le dévoiler, à le dévoiler pour le manifester à tous, à le manifester pour le résoudre. Là advient une histoire salvatrice des contradictions avec des sujets émancipés. Mais entre l’émergence du conflit et cette résolution, il y a des médiations qui peuvent soit aider à avancer soit faire obstacle, mais le plus souvent faire les deux à la fois, ce qui est le cas du langage.

Ainsi la dissociation entre l’individu et le groupe ne semble pas possible. L’individu qui fait l’effort de « prise de conscience », c’est-à-dire l’effort de se laisser saisir et parler par les contradictions qui l’habitent, permet de dialectiser ces contradictions qui peuvent ainsi être dépassées. Les subjectivités ne sont donc pas des individualités, mais des entités parlées par le collectif dans cette configuration d’effort individuel pour faire advenir cette parole à la fois singulière et universelle, fût-elle toujours prisonnière de la glu du langage.

Mais l’effort est là aujourd’hui et je ne le trouve pas si différent de celui du XVIIIe siècle qui débouche sur la Révolution française en déviant la question des droits, de la nature, de la cité, de la liberté… effort qui conduit à des malentendus heureux qui dévient le déroulé des États généraux. L’aliénation était forte aussi, les émancipés minoritaires divisés entre voltairiens, rousseauistes, sensualistes, matérialistes, proche de Locke, de Shaftesbury, esclavagistes et anti-esclavagistes. Et pourtant soudain la révolution est advenue. Si la philosophie-monde du cartésianisme ne faisait pas unité de points de vue, nos multiples alternatives sont-elles si différentes ?

2. Soudain la révolution, l’arrachement

Qu’est-ce que ce soudain ? Un imprévisible, un non programmable, un fait des subjectivités à l’œuvre et de la contingence. Mais de même que le déplacement idéologique n’est pas une simple affaire individuelle, cet arrachement non plus. Il se fait même dans une situation qui conduit chacun à sortir de ce que Sartre appelait la sérialité inerte pour entrer dans un collectif en fusion, où l’émancipation s’éprouve comme apocalypse. Qu’est-ce à dire ?

Je voudrais revenir sur ce que Sartre explicite dans la Critique de la raison dialectique, car cela me paraît éclairant pour saisir le caractère mouvant et incertain des situations révolutionnaires qui peuvent ne pas aller à leur terme si l’on peut dire, c’est-à-dire à la transformation des règles du jeu des rapports sociaux comme nouveau « serment ».

Sartre distingue les collectifs, les groupes en fusion et les groupes assermentés. Les premiers sont une série d’individus qui agissent, mais comme pratico-inerte. Les individus inertes au sens de non-libres, constituent une série discontinue dépendante d’une situation extérieure. Nulle liberté n’y préside. Le passage du collectif au groupe est un changement produit par la nécessité d’agir avec ensemble dans un objectif ressenti justement comme nécessité. Il produit un changement d’état comme le passage d’une matière solide à une matière liquide ou gazeuse. « Dès ce moment, quelque chose est donné qui n’est ni le groupe ni la série, mais ce que Malraux a appelé, dans L’Espoir, l’Apocalypse, c’est-à-dire la dissolution de la série dans le groupe en fusion3. » Quand le groupe en fusion produit son serment, ou ses règles, ses lois, ses institutions, alors un nouvel état de la société se stabilise avant à nouveau de dépérir en se sérialisant. Il se trouve que Sartre choisit de travailler sur la Révolution française car selon lui c’est le lieu historique d’une expérience émancipatrice, « praxis libre ». « Nous avons choisi le 14 juillet parce que, en fait, il s’agit d’un regroupement neuf dissolvant une sérialité coutumière, dans l’homogénéité d’une ville en fusion : la réalité constituée n’existait plus depuis longtemps, et pour un moment, la violence du danger et de la pression (ce que Jaurès appelait la haute température historique) surmontait les hétérogénéités sociales4. » Ainsi la notion de groupe en fusion articule l’histoire de l’émancipation avec cette chaleur intense, ce moment d’indistinction où les individus ne sont plus assignés à un collectif donné et peuvent se confondre dans l’évènement.

Une telle fusion ou con-fusion ressemble à ce que les sciences sociales appellent aujourd’hui la désectorisation5 qui est toujours le moment créateur d’un évènement historique dans le champ social. Or Sartre prend le soin de le distinguer très explicitement de la question de l’union dans les luttes qu’il qualifie de lecture « néopositiviste », « utilitariste », « non dialectique ». Ce n’est pas le fait que chacun ne puisse plus se sauvegarder lui-même sans faire l’union, qui crée la fusion, mais à l’inverse le sentiment que sa propre mort est devenue « spécification du danger commun6 ». Dans le premier cas la raison demeure analytique, dans le second il s’agit de la raison dialectique. « La vérité, ce n’est pas que l’opération répressive lie le danger individuel au danger couru par tous. Ce rationalisme-là n’est pas dialectique, et nous voyons assez (bien que certains marxistes l’emploient) son origine analytique et utilitariste7. » Pour Sartre, « ce type de groupe (homogénéité de fusion) se produit lui-même comme sa propre idée [… pendant la période révolutionnaire] l’idée de nation souveraine8 ». Ainsi ce n’est pas l’intérêt qui œuvre mais l’imaginaire social, ou l’idéologie dans la dynamique émotive décrite, la peur, l’effervescence, le sentiment de trahison des autorités, mais aussi la sacralité de la matière ouvrée avec les armes, la ville comme lieu contenant de la société qui vient. Non pas l’utilité mais bien un dépassement. « À ce niveau, chacun en tant que tiers ne peut plus distinguer sa propre sauvegarde et celle des Autres. Il ne s’agit ni d’altruisme ni d’égoïsme ; ces conduites humaines quand elles existent sous cette forme bien schématique, se constituent sur la base de circonstances données et conservent en elles tout en les dépassant des relations humaines qui se trouvaient gravées dans le champ pratico-inerte9. » Cette description de l’arrachement, ou désérialisation, ou sortie de l’inertie peut être faite pour les printemps arabes, mais aussi pour l’évènement Gilets jaunes. Les acteurs vivent une ouverture du temps dans un « précipité10 » marqué par le courage d’une décision improbable. Ce « soudain » rend compte non d’un désir improbable d’émancipation qui n’aurait pas eu le temps de mûrir, mais de l’impossibilité de prévoir à quelles conditions l’assujettissement et la peur de mourir peuvent céder la place à la nécessité subjective et neuve de vivre enfin libre. « On ne savait pas que c’est de cela qu’on rêvait parce que c’est tellement grand, quand ça arrive on sait que ça nous a effleuré l’esprit, un truc du cœur11. » disent des manifestants place Tahrir. Parler ainsi du cœur c’est alors reconnaître dans ce mouvement un rôle catalyseur des émotions, une coalescence des subjectivités dans un mouvement de bascule qui fonde l’évènement révolutionnaire. C’est pourquoi, aussi apparemment éloignés soient le processus constituant qui transforme des États généraux en Assemblée nationale constituante, entre mai et juillet 1789 en France, la prise de la Bastille et les manifestations qui, en Tunisie, ont conduit entre décembre 2010 et janvier 2011 de la mort du jeune Bouazizi au départ de Ben Ali, ils sont des laboratoires historiques qui peuvent être reliés pour comprendre ce que peut être cette bascule subjective émancipatrice. On peut en effet observer, dans l’un et l’autre cas, comment des gens ordinaires deviennent des gens extraordinaires en situation révolutionnaire. Comment à un moment de l’histoire, la peur n’annule pas le courage, mais l’appelle. Sur le temps court, l’expérience vécue est celle d’un moment d’agrégation rapide et inattendue de groupes sociaux qui auparavant restaient disjoints, moment de fusion conduisant à expérimenter une puissance jusque-là demeurée en puissance. Place Tahrir une manifestante enthousiaste décrit ainsi cet agrégat constitué : « Ce sont des familles, des femmes voilées et des femmes non voilées, des jeunes, des vieux, des enfants qui sont descendus le 25 janvier, c’est la manif la plus forte et ils sont là par une initiative personnelle et non sous le mot d’ordre d’un parti, ils sont déterminés ces individus à revenir sur la place. » Là est le temps du précipité qui conduit à filer la métaphore du catalyseur, où le temps est celui du « maintenant ou jamais », du temps qui risque de manquer si aucune décision n’est prise. Or le moment de la décision reste irruptif et indépendant du temps de la conjoncture qui le précède comme délibération individuelle ou collective. Ce serait presque une décision sans décideur, un mouvement d’accélération qui n’a rien à voir avec la technologie mais tout à voir avec la constitution d’une souveraineté qui se découvre en se constituant. C’est bien sur ce que les gilets jaunes ont souvent éprouvé tant que leurs gestes sont demeurés praxis libre, c’est-à-dire non encadrée par des appareils militants plus ou moins explicitement actifs. Le dépérissement du mouvement peut ainsi être rapporté à l’intensité de la répression mais aussi à une reprise manifeste d’un pratico-inerte d’extrême gauche qui s’est épuisé dans les ultimes ADA (Assemblée des assemblées).

3. Ratés du serment, trésors perdus, art social

On pourrait parler non d’une ultra puissance du capital ou de la société capitalisée, mais d’un super-raté du « serment » qui conduit à consolider le groupe en fusion en groupe assermenté. Car les groupes en fusion sont extrêmement fragiles. Dès l’action réalisée, ils peuvent disparaître. Les évènements ne sont jamais des totalisations complètes, il y a du reste sériel, du dehors, de l’indécis. Cela permet de garantir la liberté de chacun mais alors l’intégration devient une tâche à accomplir pour chacun. Gilet jaune est devenu un nom abstrait intégrateur pour un groupe par une praxis comme praxis commune (les ronds-points, les actes) chacun devient tiers régulateur, c’est-à-dire que son action se présente comme la même dans le très léger (ou parfois fort) décalage qui vient de la non-réalisation de l’appartenance ; et comme elle est liberté, cette distance fut-elle infinitésimale est infranchissable. Elle produit « la libre réflexion de l’action commune »12. Cet écart de chacun à chacun n’était pas pour Sartre un obstacle mais une condition du groupe en fusion. Sartre parle à cet égard de ce qui n’est « ni transcendance pure ni immanence pure ». L’immanence pure conduirait à un hyperorganisme qui ferait disparaître « les mille réfractions de la même opération » et il n’y aurait plus d’action régulatrice, « l’action serait aveugle et se changerait en inertie. […] La transcendance pure au contraire émietterait la communauté13 ». Or comme totalisation toujours en cours, le groupe en fusion peut se défaire et le groupe retourner à l’inertie de la série.

Pour que le groupe en fusion ne s’effondre pas, il faut le consolider et c’est cette fonction consolidatrice que Sartre appelle serment : « Lorsque la liberté se fait praxis commune pour fonder la permanence du groupe en produisant par elle-même et dans la réciprocité médiée sa propre inertie, ce nouveau statut s’appelle le serment14. » Le serment devient ainsi ce qui est non-dialectique dans un processus de liberté dialectique, « une détermination inerte de l’avenir15 » qui « protège » le groupe « des menaces du pratico-inerte16 ». Le « serment-conjuration » du serment du Jeu de Paume est à nouveau évoqué mais comme l’une des formes possibles de cette « liberté stabilisée17 ». « Le serment comme enjeu est toujours l’invention pratique d’une permanence libre et inerte de l’unité commune en chacun, ce qui revient à dire que l’objectif du groupe, c’est le groupe maintenu18 ». Sartre parle d’un mouvement qui consiste à jurer pour faire jurer les autres et où chacun devient exigence à l’égard de la liberté de l’autre dans un geste commun. « Jurons19 » est ainsi un mot d’ordre décidé en commun. « Dans cette mission dangereuse qui peut nous sauver, me sauver dans la totalité, j’existe chez chacun comme sa confiance et son courage20. »

On pourrait analyser les ADA comme fausse permanence libre, ce que nombre d’acteurs ont ressenti physiquement. Ils l’ont également ressenti quand les espaces délibératifs, ceux où la glu du langage s’éprouve et se déplace, n’ont plus été liés à leur praxis libre sur les ronds points, où parfois dans des interstices autour d’un café, parler était le geste politique comme tel, mais organisés par d’autres instances qui sont venues dissoudre la praxis libre au profit d’un pratico-inerte qui redevient envahissant. Le mort a ressaisi le vif…

Certes ce n’est pas seulement la pensée consciente qui permet d’agir mais bien ce pratico-inerte. L’ensemble des idées, des pratiques, des conditions matérielles qui ont armé le sujet à son insu, en ont fait un être qui a incorporé ce qui va le mouvoir et lui donné ce courage qui n’est pas seulement celui d’un sujet individuel libre, mais celui d’un sujet inscrit au croisement de l’Histoire collective et de son histoire singulière. Le premier acte est alors déjà un après coup de l’Histoire, mais dans un moment de conjonction qui en tant que tel, produit de l’émancipation collective là où il n’y avait que des individus isolés voire apeurés.

Le deuxième acte pourrait apparaître comme toujours décevant, si le tyran a été annihilé, une autre figure tyrannique viendrait prendre sa place. Ce sentiment qu’il ne peut finalement y avoir de véritable révolution, loin de constituer une position en extériorité est constitutif de la vigilance révolutionnaire. Dans le moment 1789 en France, les révolutionnaires prononcés ne cessent de prévenir contre la prise de pouvoir par des usurpateurs, qu’ils prennent nom de citoyens actifs, de représentants, de pouvoir exécutif, et de rappeler sans cesse que seul le peuple est désormais le souverain et que si des lois l’oppriment à nouveau, le regarde à nouveau comme un « mineur » sous tutelles, il dispose du droit de résistance à l’oppression inscrit dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

En Tunisie, la haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique s’était donné les mêmes objectifs, empêcher que la Révolution ne soit perdue au profit d’une usurpation. Elle est constituée du conseil de protection de la révolution et de la commission supérieure de la réforme politique le 15 mars 2011. Ce conseil de protection avait été mis en place pour surveiller le gouvernement provisoire Ghannouchi, accusé de tenter de saper la révolution en nommant des responsables appartenant à l’ancien Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) à des postes clés, en retardant la réforme constitutionnelle, en refusant de démanteler l’appareil sécuritaire de l’État, et en n’abolissant pas les lois qui portent atteinte à la liberté. (Reuters/Zoubier Souissi, 22 février 2011). En Égypte la place Tahrir n’a jamais cessé de bruire de cette inquiétude, les militaires allaient-ils rester les arbitres de la situation et remettraient-ils le pouvoir aux civils ? (Reuters, 19 décembre 2011). Et pour les Gilets jaunes, la question a été celle de quels espaces et quelles paroles pour décider des suites de l’arrachement. La question délibérative est donc cruciale mais la forme assemblée n’a pas été appropriable et puis elle a été phagocytée par le pratico-inerte. Quand l’idée d’un vrai débat a surgi face au grand débat du président Macron, ce sont des plates formes numériques qui ont fait office de serment. Évidemment la société capitalisée ici refait surface mais dans un usage malgré tout subverti. Bref l’émancipation demeure toujours incertaine, mais elle est pourtant bien révolutionnaire car elle laisse des traces profondes. Elle fonde un Trésor à rouvrir, une expérience à raviver. La rue à Tunis, la place Tahrir au Caire, la salle des Menus-Plaisirs puis du Jeu de Paume pendant la Révolution française deviennent alors dans l’émotion de la bascule subjective inouïe, les lieux sacrés du politique. Chaque sujet, même de retour à ses activités ordinaires, devient porteur de cet évènement subjectif qui restera indélébile et qui ouvrira quoiqu’il advienne un autre temps. Cette séquence de 2008 à aujourd’hui, avec tous ses mouvements subjectifs forts, aussi décevante soit-elle puisque nous ne sommes pas sortis de cette société capitalisée, a créé une cassure événementielle. Il y a bien un avant et un après qui ne peuvent avoir la même forme. À ce titre, la révolution est illimitée dans le temps. Même en échec ses traces sont impossibles à exiler. Certes le temps ouvert et enthousiasmant du précipité, de la bascule subjective ne dure jamais. La contestation est sans cesse ballottée entre des phases de sur-engagement militant et des phases de déception forte. Là est l’utopie des lignes brisées, une ligne du temps ouverte par l’enthousiasme initial mais qui vient constamment s’écraser sur des faits décevants et décourageants, mais il s’agit pourtant bien d’utopie. Car le précipité subjectif est décision de faire venir un monde tout autre et non de se contenter de réformer un pays. Edgar Quinet affirmait ainsi que « la Révolution française avait ramené la foi en l’impossible ». Mais si le découragement rôde, c’est que l’adversité reste forte et qu’elle est incluse dans la séquence ouverte dès que le corps social défusionne, c’est-à-dire dès que les objectifs immédiats de la révolution ne sont plus communs. Toutes les fractures du corps social et politique deviennent alors d’une lisibilité déchirante : fractures entre riches et pauvres, instruits et analphabètes, fractures idéologiques, religieuses. Elles étaient là avant la révolution et elles réapparaissent comme obstacles. De fait, le sentiment vécu est bien souvent que rien ne change suffisamment par rapport à l’évènement subjectif et l’attente qu’il ouvre. Le doute révolutionnaire est pétri de l’inquiétude d’une révolution réversible. 

« S’il ne faut que du courage et un excès de désespoir pour entreprendre une révolution, il faut autant de persévérance que de sagesse pour la bien conduire ; il faut en outre de la grandeur d’âme et du génie pour la terminer. » affirmait Billaud-Varenne, le 1er floréal an II. Il souhaitait qu’on réfléchisse à un art social, c’est-à-dire un art de fabriquer ce serment, ces institutions qui permettront comme le dit aussi Saint-Just de maintenir l’idéal révolutionnaire même quand la révolution aura passé.

L’organisme social est la chose sociale comme donnée en dehors des lois « les manières accoutumées d’être, de penser, de faire », bref les « mœurs ». C’est une manière de dire que la société a une forme qui dépasse les individus. L’organisation sociale relève des productions humaines volontaires, juridiques, civiles, civiques. L’organisation sociale est une invention humaine dépendant d’une pensée et d’une action volontaires et réfléchies. Mais pour que l’organisation sociale agisse sur les mœurs, il faut trouver les manières de les mettre en relation. Or cette relation ne relève pas du vouloir mais de faits qui débordent et les individus et la pensée claire de l’organisation sociale. C’est pourquoi on ne change pas les mœurs en agissant sur les seuls individus par des lois. Pour changer les mœurs, il faut penser en termes d’organisation sociale, d’institutions sociales. Si la rupture est la conquête de la liberté et de l’égalité là où il y avait le despotisme et la domination, il faut inventer ce qui va permettre de faire lien entre organisme social et organisation sociale pour la maintenir.

Ce lien est mystérieux, la réussite relève de l’alchimie, et pour qu’elle advienne et que le devoir être devienne tangible, il faut à la fois accepter l’incertitude, le découragement et considérer que lorsque la ligne de l’utopie se brise, il faut penser, comprendre cette brisure pour reprendre le fil de l’action. Là réside l’art social.

Sans doute que si les désirs de liberté et d’égalité témoignent de l’aspiration subjective universelle, on peut comprendre que chaque situation historique la reconfigure et qu’à ce titre oui, l’universel est toujours singulier.

Sophie Wahnich, octobre 2020

Notes

1 – « Après la révolution du capital, notes de présentation » (édition revue et augmentée) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article394

2 – Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique (CRD). Théorie des ensembles pratiques précédé de Questions de méthode, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1960, p. 21.

3 – CRD, op. cit., p. 461.

4 – Ibid., p. 466.

5 – Sur ce point je renvoie à Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences politiques, 1986.

6 – CRD, op. cit., p. 466.

7 – Ibid., p. 471.

8 – Ibid., p. 466.

9 – Ibid., p. 471.

10 – Sur cette notion de « précipité » : Derrida, 2007.

11 – Entretiens prélevés dans l’émission de Joseph Confavreux, du 14 février 2011 sur France-Culture.

12 – CRD, op. cit., p. 508.

13 – Id.

14 – Ibid., p. 518.

15 – Ibid., p. 519.

16 – Ibid., p. 520.

17 – Ibid., p. 518.

18 – Ibid., p. 439.

19 – Ibid., p. 520.

20 – Ibid., p. 525.