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Partie I Le crédit cette forme nécessaire du Capital - Temps critiques

Partie I
Le crédit cette forme nécessaire du Capital

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

« La tendance nécessaire du capital est : circulation sans temps de circulation ; cette tendance est la détermination fondamentale du crédit et des inventions de crédit du capital. D’un autre côté, le crédit est donc aussi la forme sous laquelle le capital cherche à se poser différent des capitaux particuliers ou que le capital particulier cherche à se poser en tant que capital à la différence de ses limites quantitatives (…) Le plus grand résultat que le crédit apporte dans cette voie c’est le capital fictif ; en outre le crédit apparaît en tant que nouvel élément de concentration, de destruction de capitaux en des capitaux particuliers centralisés. D’un certain côté, le temps de circulation de l’argent est objectivé (…) L’antagonisme du temps de travail et du temps de circulation contient toute la théorie du crédit, dans la mesure où l’histoire de la circulation intervient »

Karl Marx

Fondements, tome II.

Anthropos, p. 171-172.

Dès ses débuts, le capitalisme n’a pu se satisfaire de l’usure pour accumuler les moyens de production et développer la circulation des marchandises qui devenaient nécessaires à son expansion. Il a dû créer un système de crédit qui repose sur une capacité à capter la plus-value produite par le travail salarié. L’intérêt est alors conçu comme la rémunération de l’utilisation du capital-argent prêté à l’emprunteur, c’est-à-dire sur le profit réalisé par le capitaliste. Le système du crédit constitue un circuit monétaire spécifique dont la logique financière n’est pas strictement dépendante de la sphère de la production et de la circulation. Le crédit a pu alors être assimilé à du capital fictif.

Chez Marx, le capital fictif concerne surtout le développement du capital par actions, les traites, etc. autant de catégories qui relèvent plutôt du capital financier, au même titre que la Bourse1. Cette conception ne conduit donc pas à une transformation de l’appréhension du concept de capital lui-même quand la valeur tend à n’être plus qu’une représentation. Pour Marx le capital fictif n’est encore qu’une variable extérieure (dans Le Capital, elle n’apparaît qu’au milieu du livre III2) et à son époque le système de crédit ne peut vraiment être appelé capital fictif, car il repose encore sur la couverture de l’étalon-or. Toutefois, dans le Livre III, Marx indique que la monnaie de crédit tend à se substituer à la monnaie-or et que son expansion est indépendante des réserves de la banque centrale3. Cela lui permet de mettre l’accent sur la crise qui serait révélée par un défaut de couverture ou par des bulles spéculatives4. Ainsi, la contradiction de la monnaie-crédit est qu’elle nie la monnaie-or. Nous voyons ici que l’analyse de Marx est limitée par sa période historique où une démonétisation de l’or est encore un processus impensable et une autonomisation de la monnaie-crédit par rapport à la monnaie-or pas plus pensable « qu’une émancipation du protestantisme par rapport au catholicisme5 ».

Même s’il est mentionné par Marx, le capital fictif ne peut véritablement être pensé, car la valeur n’existe pas encore en dehors de sa substance. Pour Marx, comme pour l’économie classique, la richesse est une grandeur objective qui repose sur la théorie de la valeur travail6. La violence des relations monétaires qui est le propre de la société marchande est donc complètement négligée. Marx ne peut encore penser le capital financier comme la forme-valeur du capital à l’échelle mondiale, comme la forme qui lui permet de se dépasser et se développer au-delà de ses limites productives.

C’est que la science économique en général ne s’interroge pas sur la nature des phénomènes monétaires. Bien plus, elle les évacue de son corpus théorique. Les postulats qui fondent cette évacuation sont justement les théories de la valeur qui contrecarrent une véritable théorie de la monnaie7. L’idée est celle d’une économie pure et rationnelle qui se dégagerait de l’arbitraire, du pouvoir, de la croyance, donc de tout ce qui fonde les rapports sociaux et politiques. Les rapports d’échanges sont vus comme des rapports entre égaux. Pour les deux théories de la valeur, la cohésion des échanges provient d’une qualité commune aux marchandises (le coût de production réduit au temps de travail ou l’utilité du produit). Ce qui est logique pour les classiques et les néo-classiques qui pensent en termes de contrat et d’équilibre devient aberrant pour les marxistes censés penser en termes de déséquilibre obligatoire, de violence de classe et de pouvoir. C’est comme si cette violence de classe ne venait qu’après coup, dans l’exploitation du travail.

Pour Marx, la violence de l’Histoire est tout entière contenue dans la division du travail et c’est du travail que naissent les besoins. D’où la fameuse formule du Manifeste du Parti communiste : « De chacun selon son travail à chacun selon ses besoins », censée exprimer la différence entre la phase socialiste de la révolution et la phase communiste. En naturalisant les besoins, Marx revient en arrière en réhabilitant une valeur d’usage8 qu’il était censé avoir dépassée dans sa définition de la marchandise comme unité indissoluble de la valeur d’usage et de la valeur d’échange9. À partir de là, il ne peut reconnaître aucun espace au désir, au pouvoir, à la puissance. La violence n’existe qu’au sein du rapport de travail.

La monnaie a donc surtout une réalité instrumentale10 et le crédit est vu comme un moyen technique d’anticiper la valeur future. Nous sommes dans un modèle de développement capitaliste qui repose encore sur la prégnance des rapports de propriété et les contraintes régulières que les créanciers font peser sur les débiteurs à travers des institutions financières chargées d’absorber les tensions et de différer les dettes. Il s’agit de résoudre la contradiction entre temps de travail et temps de circulation. Or pour Marx, la théorie du crédit renferme tout l’antagonisme entre temps de travail et temps de circulation. Dans le crédit, il y a bien encore équivalence, mais avec le futur. Toutefois, dans Le Capital, Marx ne parlera plus de capital fictif, mais de capital porteur d’intérêt qui exprime un fétichisme du capital, une valeur qui s’engendre elle-même11.

Pour conclure sur cette petite introduction théorique, on peut dire que pour Marx comme pour les classiques la monnaie est neutre et ce ne sont que des chocs aléatoires qui font réapparaître la question de la monnaie. Dans ce cas, toute l’attention va se reporter sur l’État comme nous pouvons le voir dans la situation actuelle.

– Soit pour louer son intervention, facteur d’ordre parce qu’il est le seul acteur global capable de résoudre les conflits d’intérêts et de redonner confiance en la monnaie publique. En effet, le crédit constitue une privatisation partielle de la monnaie. C’est la position actuelle de Sarkozy et des différentes autorités monétaires ralliées d’un coup à une vision politique de l’intervention de l’État comme garant de la reproduction d’ensemble.

– Soit pour le dénoncer comme étant à la racine du parasitage des échanges et de l’activité économique par la création monétaire12 qui serait une façon, pour lui de s’accaparer les richesses alors que l’économie n’aurait vraiment besoin que de monnaies privées (position de Hayek et des conservateurs américains, principaux opposants à l’existence de banques centrales et à une monnaie souveraine).

Alors que pour nous, dans la société marchande, la monnaie est liée à des processus de socialisation et elle ne présuppose pas une substance sociale. Elle est un élément central de la reproduction qui, aujourd’hui que nous sommes arrivés à un stade ultime de sa dématérialisation, exerce son « pouvoir » sous la forme paradoxale de l’évanescence. Pouvoir qui ne s’affirme qu’en réapparaissant comme le signe de la totalité, un signe capable de modifier la réalité13. L’argent, en tant que puissance de reproduction, reproduit à la fois lui-même et le monde de la production qui est sa condition. Ce processus ne peut que s’amplifier dans le contexte d’un marché mondialisé où la circulation se fait circulation productive. L’argent tend à se faire communauté qui ne tolère rien en face d’elle et surtout pas l’ancienne communauté du travail.

On retrouve là une mutation anthropologique produite par une monétisation des rapports sociaux14 qui est à la base de l’individualisme social et démocratique. Quand le capital financier était encore représenté par les petits rentiers, boutiquiers ou usuriers, l’opposition primaire au capital pouvait prendre la forme d’une opposition entre hommes (par exemple dans l’antisémitisme des pogroms). Mais aujourd’hui qu’il prend la figure abstraite du procès de totalisation du capital, il est plus difficile de trouver des leurres qui puissent servir de boucs émissaires. Quelques P-DG à salaires exorbitants et quelques bénéficiaires de parachutes dorés ne font pas une cible suffisante et crédible pour tous ceux qui récriminent sans remettre en cause l’ensemble des rapports sociaux.

La fonction primordiale du capital fictif aujourd’hui

Ces conditions originelles de développement du capital fictif vont changer à la fin du XIXe siècle avec la disparition des monnaies dont les pièces représentaient une valeur en or ou en métaux précieux et la création des monnaies-billets et des monnaies écritures bancaires, celles qu’on nomme justement monnaies fiduciaires car il faut que son possesseur fasse confiance à une banque et à l’État qui garantissent sa valeur. En effet, la monnaie fiduciaire est privée de toute valeur intrinsèque et elle circule de façon de plus en plus excédentaire par rapport à son équivalent-or supposé la valider socialement et institutionnellement. Cela reste vrai même dans le cas d’un système monétaire international organisé comme l’était celui du Gold Exchange Standard. En effet, l’argent en circulation a continué à être évalué en référence à l’or parce que l’argent n’est pas essentiellement une chose matérialisée ou du moins matérialisable, mais une représentation de la valeur. Or, dans la tradition marxiste, la définition de l’argent comme forme de la valeur est limitée à la fonction de l’argent comme équivalent général des marchandises, c’est-à-dire qu’il incarne une quantité de travail abstrait. Cela vient du fait que Marx, dans le Livre I du Capital, fait une analyse de la circulation simple des marchandises dans laquelle l’argent médiatise l’échange entre des marchandises qui ont comme point commun d’être des produits du travail abstrait. Cette définition ne correspond pas du tout à la situation réelle qui rend compte de la fonction contemporaine de l’argent : celle de créateur d’argent sans aucun équivalent dans la circulation. Pourtant, dans les Théories de la plus-value, Marx parle bien d’un argent créé à partir de rien dans le rapport capital-travail, parce que le salaire sera établi dès l’instant où la force de travail est commandée par le détenteur du capital. Ce dernier achète et vend avant l’aliénation réelle de son argent parce que le système du salariat lui garantit, à l’avance, le commandement sur la force de travail15.

Avec le capital globalisé d’aujourd’hui, cette fonction de moyen de paiement créée ex nihilo (le capital fictif) devient primordiale alors que décroît la fonction traditionnelle d’équivalent général qui mesure la valeur dans l’échange. C’est seulement dans une crise comme celle de septembre-octobre 2008 que cette dernière fonction reprend de l’importance à partir du moment où des agents économiques cherchent à convertir des titres de richesse en richesse matérielle. Mais cette crise est « normale ». Elle ne vient pas sonner le glas du capitalisme, mais simplement signaler que celui-ci n’est pas capable de tenir tout ce qu’il promet. Ce sont seulement « les excès » du modèle qui peuvent engendrer des résultats pervers et catastrophiques (obligations pourries, junks bonds, maquillage des comptes, bénéfices fictifs, gonflement des chiffres d’affaires, détournements de fonds). L’exemple de la faillite d’Enron (septième société américaine par son chiffre d’affaires) avait déjà montré que les contre-pouvoirs de contrôle (commission officielle de surveillance, agences de notation, grandes banques créditrices) ne fonctionnaient pas, car tous adhèrent au modèle et le couvrent jusqu’à la dernière extrémité.

Sur la base de la théorie de Marx, la crise des années 30 a été analysée comme suit. Le mouvement du capital fixe est forcément pro-cyclique et le capital fictif participe de la valorisation dans la mesure où il ne fait que l’anticiper. L’écart entre prix et valeur est alors normal, mais dès qu’il y a dysfonctionnement, le capital fictif reste pro-cyclique (dit autrement, il épouse toujours le sens du cycle) et donc constitue un facteur aggravant de la surproduction et de la spéculation comme l’a montré la crise de 1929. Cela se termine par une déflation telle que les prix se réalignent sur le niveau des valeurs. Toute l’analyse s’effectue dans les présupposés de l’économie classique et en particulier de Ricardo, c’est-à-dire selon une conception de la monnaie simple voile et moyen de l’échange16. Une conception qui est en grande partie celle du Marx du Capital qui voit la crise monétaire à travers la crise de la fonction d’intermédiation de l’argent et donc de la coupure en deux phases propres à l’acte d’échange.

C’est ce présupposé que Keynes — économiste hétérodoxe qui ne se réfère à aucune théorie de la valeur pour fonder son analyse de la richesse17 — met à mal avec l’idée de la monnaie comme agent actif, de la monnaie comme désirable en elle-même. Il se place résolument du point de vue de la demande (consommation + investissement) et non de l’offre (la production). Le capital fictif devient alors, dans cette perspective, non un élément de la crise mais un élément de sortie de crise, un élément contra-cyclique par injection de l’extérieur du circuit du marché, de liquidités qui autrement n’y seraient pas entrées à cause des anticipations pessimistes des entrepreneurs. C’est ce qui sera appliqué dans le New Deal rooseveltien, mais aussi dans les fascismes, avec les politiques de déficit budgétaire pour financer les grands travaux (Tennessee Valley américaine, assèchement des marais pontins italiens, autoroutes allemandes) puis par tous les pays pendant la période 1945-1975. C’est une dernière tentative du capital pour dominer à travers le travail (cf. les politiques de plein-emploi de l’après-Seconde Guerre mondiale). Pendant cette période, le capital industriel reste prédominant, mais déjà le rôle interventionniste et régulateur de l’État18, comme l’action des banques et surtout celle de la banque centrale sont des éléments clés des transformations structurelles de ce secteur.

Dès lors, la création de capital fictif n’est plus conjoncturelle mais structurelle. Elle participe au passage à la domination réelle du capital. Par exemple, en France, la restructuration gaulliste de l’appareil productif, ainsi que son ouverture puis son insertion au sein de la CEE, donnent lieu à une refonte complète du système des banques. La nationalisation des quatre grandes banques de dépôt, la fin de la division stricte entre banques de dépôts et banques d’affaires, la mensualisation et le virement automatique des salaires de tous les salariés sur des comptes courants vont permettre de lancer une seconde phase de la « société de consommation ». En effet, le crédit aux ménages, mais aussi aux entreprises, va pouvoir s’adosser aux nouveaux dépôts dont la masse devient sans commune mesure avec la situation antérieure.

Ce qui est étonnant dans la crise actuelle, c’est qu’elle confirme une des affirmations majeures de Keynes, celle de la « préférence pour la liquidité » à travers des produits dérivés qui permettent de faire comme si les biens et services étaient de l’argent comptant19 ; alors qu’elle en contredit, parallèlement, une autre, c’est-à-dire qu’à une augmentation du revenu réel correspond une propension marginale à épargner plus importante en valeur relative que la propension marginale à consommer. Or les salariés américains ont fait exactement le contraire en augmentant leurs revenus réels par une utilisation massive du crédit et une épargne quasi nulle.

En Europe, l’inflation fut l’arme des États pour réduire la pression salariale et le résultat en fut là aussi une insuffisance de l’épargne des ménages. Cette insuffisance de l’épargne va amener une modification des pratiques des banques vis-à-vis de leurs clients. Elles vont leur proposer des produits financiers attractifs (par exemple, les SICAV monétaires en France qui permettaient à la fois de maintenir la liquidité des prêts et de déduire des impôts une partie des gains) avant même que le marché financier ne s’impose à l’ancien marché monétaire avec le développement des actions et obligations dans des systèmes de portefeuilles collectifs permettant de créer un actionnariat de salariés. Ce que le gaullisme avait projeté, une association capital-travail par l’actionnariat ouvrier qui rénovait les projets traditionnels autour d’une « troisième voie » ni capitaliste ni communiste, mais qui maintenait la centralité du travail comme condition de l’association a échoué20 en tant que tel, mais s’est imposé sous une forme qui met au centre le revenu disponible indépendamment du rapport salarial. En tout cas, dès les lendemains de 68, un terreau fertile pour une révolution anthropologique est déjà bien préparé… à partir du moment, bien sûr, où on reconnaît notre défaite et qu’on accepte d’en faire le bilan et donc qu’on décide de se pencher sur la transformation des rapports sociaux et ses conséquences du point de vue des antagonismes de classes.

La crise des années 70 et la « révolution du capital »

La crise des années 73-74, révélée par le doublement du prix du baril de pétrole, conduit à une dernière tentative de sauver la primauté du capital industriel dans la valorisation en menant d’une part une politique anti-inflationniste de crédit cher et de désendettement21 et d’autre part, une politique d’attaque contre la valeur de la force de travail de façon à inverser la tendance antérieure d’un partage de la valeur ajoutée favorable aux salaires. Mais presque parallèlement, on voit se mettre en place tout un panel de nouvelles mesures :

– l’inconvertibilité du dollar (1971) est à l’origine une mesure politique de refus des États-Unis d’appliquer des mesures déflationnistes pour résorber leurs déficits. Elle consacre aussi l’absence de limite au développement du capital fictif qui n’a plus désormais de référent objectif22. Le dollar flotte à la baisse ou à la hausse mais domine toujours, car ses mouvements erratiques sont déterminés par les changements de politique américaine : le dollar s’affirme comme valeur-puissance qui repose autant sur sa capacité à capter la richesse qu’à la produire. Nous reviendrons sur ce point dans notre critique de la théorie de l’impérialisme.

– la mise en place de changes flottants et de droits de tirages spéciaux23, consacrant la part déterminante prise par le capital fictif dans la valorisation au niveau global ;

– la création d’une organisation mondiale du commerce (OMC) afin de ne pas replonger dans les affres d’un retour au protectionnisme et éventuellement à une économie de guerre comme dans les années 30 ;

– les rencontres régulières entre États dominants (après l’écroule­ment du bloc de l’Est : G7 puis G8) ;

– le passage à la globalisation et le déclin du marché monétaire au profit du marché financier. Dans l’inflation des années 60-70, le capital a eu conscience de « jouer sa peau » car elle représente un état de crise permanent. Les politiques anti-inflationnistes ont représenté une tentative de reproduire les contradictions à un autre niveau, celui dans lequel le capital fictif réussit à se débarrasser de la question des taux d’intérêts (désintermédiation bancaire et accès direct au marché financier pour les entreprises).

– une tendance à « la valeur sans le travail » dans le secteur industriel, qui engendre une perte de centralité de ce secteur au profit du secteur des services dans le procès de totalisation du capital24.

Au cours des années 70, les augmentations des prix des services furent supérieures à celles des produits industriels ce qui entraîna un déplacement des capitaux d’un secteur vers l’autre. Dans les années 90, les capitaux se déplacèrent du secondaire et du tertiaire traditionnel vers le secteur financier. La rémunération de ces capitaux fut de plus en plus avantageuse et a permis des gains rapides. Ces gains n’eurent rien de fictifs et les titres cotés en bourse s’envolèrent. Comme ces prix n’arrêtèrent pas de monter alors que les prix des biens et services baissaient dans une période de désinflation due aux gains de productivité, le déplacement de richesse s’est effectué de l’intérieur vers l’extérieur du secteur de la production, vers l’extérieur de « l’économie réelle » comme le diraient nos moralisateurs du capital. Mais il n’y a aucune « économie de casino » là-dedans ; juste une péréquation des profits par ces hedge funds (fonds d’arbitrage) qui participent à l’allocation optimum de capital-argent disponible en choisissant à l’intérieur des différentes formes de placements et lieux de placement ceux qui sont les plus rentables. Ils accélèrent le processus de circulation et donc la forme liquide tout en unifiant les niveaux de rentabilité. C’est une nouvelle façon d’aboutir au taux moyen de profit. La prolifération des produits dérivés pour parer aux risques (garantir des profits sans pertes) répond elle aussi à une logique économique et c’est seulement sur des produits dérivés à haut risque que l’on pourrait parler d’économie de casino.

Le capital, c’était la valeur en procès, mais il apparaît maintenant que pour le capital, la valeur c’est le capital en procès ! Ce procès de valorisation est le mouvement général du capital et non pas le seul procès de travail vivant comme source de la valorisation. Il est donc aberrant de parler du capital financier en tant que parasite du capital productif car aucune catégorie du capital ne s’autonomise vraiment, mais toutes sont des figures de la totalité du capital sur longue période. Le capital n’a pas de forme privilégiée et il y a identité de tous les capitaux et non pas dédoublement capital réel/capital fictif. Dans cette identité de tous les capitaux on a encore la caducité de la loi de la valeur qui, par définition, les catégorise et les sépare. Il n’y a plus à parler en termes de valorisation et dévalorisation et on peut donc abandonner le terme de valeur au sens marxiste, pour dire qu’aujourd’hui, c’est tout bonnement le capital qui attribue la valeur. Pour lui, tout est productif de survaleur.

Dans cette perspective, le mouvement du capital dissocie l’espace et le temps (celui de la production et de la circulation) pour les reconstituer à sa façon, mais en s’emparant du futur. Le capital est valorisation dans le temps. Entre le présent et le futur, le crédit joue son œuvre, mais il n’est plus le simple moyen qui comble le hiatus entre production et circulation. Lorsque la valeur s’autonomise, le capital fonde le crédit en lui assurant sa propre base (cf. l’endettement public). Le capital peut exister en dehors de sa substance, ce que Marx affirme aussi bien dans le Livre II que dans le Livre III du Capital, mais dans les limites du développement du capital de son époque. Dans ce mouvement, le capital réalise son mouvement positif (il s’affirme en tant que capital fictif), mais par cela, il va au-delà de ses limites et englobe le mouvement négatif. Il n’y a plus, en tendance, de contradiction entre temps de la production et temps de la circulation.

Fictivisation du capital et organisation de la société capitalisée selon trois niveaux

Dans un texte25 de 2003, Loren Goldner s’affranchit d’une théorie marxiste du taux de profit qui ne tient compte ni du développement du capital fictif ni de la question de la reproduction des rapports sociaux. En effet, il souligne que les éléments essentiels du livre III du Capital de Marx ont rarement été pris en compte. Or la notion de capital fictif n’apparaîtrait qu’avec ce livre III26. Goldner critique les marxistes qui se focalisent sur ce qu’il nomme le « système clos » des Livres I et II du Capital, c’est-à-dire le procès de production immédiat dans lequel « ne figurent que des capitalistes et des prolétaires ». Selon Goldner, le capital fictif puise sa valeur dans « le pillage » des formes de la reproduction « non payées » par le capital : petits producteurs des périphéries, épuisement de la nature, exploitation d’une force de travail exemptée des charges sociales de sa reproduction. Cette analyse du pillage est en grande partie empruntée à Rosa Luxemburg et non pas à la théorie de l’impérialisme de Lénine.

Goldner résume son propos dans une formulation certes synthétique mais qui demande à être explicitée : « Le capital fictif est l’écart entre le prix global et la valeur globale à une échelle mondiale ». Explicitation ici nécessaire, car à ce niveau global, on ne voit justement pas où se trouve cet écart. Il existerait si on raisonnait zone par zone comme à l’époque de Rosa Luxemburg27, mais ce n’est plus pertinent à l’ère de la mondialisation. On constate plutôt une identité entre prix et valeur si on conçoit le prix comme représentation de la valeur en dehors de la valeur d’usage.

Remarquons ici que si ce qu’on nomme « la globalisation » est bien l’effet d’une totalisation du capital sur l’ensemble de la planète, une capitalisation générale des activités humaines, elle n’agit pas uniformément et de manière homogène. Pour éclairer ce débat sur le capital fictif, il convient de distinguer des niveaux d’intervention dans cette totalisation du capital.

En parallèle avec le développement de Goldner, mais plutôt sur un modèle braudélien, nous pourrions distinguer une articulation du processus de totalisation du capital, en trois niveaux :

Le niveau I ou niveau supérieur dans la mesure où il contrôle et oriente l’ensemble. Il comprend les États dominants, les banques centrales, les institutions financières, les trusts de l’industrie comme des services et les sphères informationnelles. On peut donc dire que ce niveau I est celui de la représentation. C’est pour cela qu’il apparaît davantage comme le niveau de la puissance, de la rente et du captage de la richesse que comme celui de la transformation productive. Pourtant ces différents aspects sont liés, au moins au niveau des grands ensembles (États dominants, FMN, la haute banque, les institutions financières internationales, le grand commerce, certains pays de l’OPEP). Au sein de ce « capitalisme du sommet » (Braudel28), l’État joue donc son rôle, mais ce n’est pas simplement pour vampiriser la richesse produite à l’extérieur de lui (par l’emprunt et l’impôt disent les marxistes29, par une politique impérialiste dit Goldner). L’État protège des domaines largement cloisonnés, met de l’huile dans les rouages en favorisant le crédit ou en le limitant, en jouant son rôle de prêteur en dernier ressort (comme dans la crise de cet été-automne 2008), il contribue majoritairement à la recherche et développement, etc. Il est forme du pouvoir et non pas seulement représentant du capital30. Il sait se faire Providence, mais il sait aussi se faire réseaux. Comme le dit François Fourquet31, la valeur de l’activité de l’État est identique à celle du Roi au jeu d’échecs : peu importante, mais fondamentale à la fois. La comparaison est fort probante pour définir son rôle dans la crise actuelle.

Les très grandes entreprises qui font partie de ce capitalisme du sommet, échappent presque totalement aux lois strictes du marché et fonctionnent en tant qu’organisations et groupes affairistes en situation de marchés oligopolistiques32. Ce type de société-entreprise n’a guère besoin d’actifs, mais plutôt d’un solide capital-confiance qui lui permette d’attirer les capitaux flottants et autres fonds de pension en recherche d’opportunités de placement. Les gains enregistrés représentent bien du capital fictif, mais ils sont souvent recyclés par l’intermédiaire des banques de façon à dynamiser l’ensemble (la circulation productive). Plus de la moitié des gains réalisés par les grandes firmes proviennent d’opérations financières. Cette prospérité n’infirme pourtant pas une tendance à la baisse des profits rapportés par le capital productif, mais pour ces grandes entreprises, la baisse est compensée par le fait qu’elles phagocytent la valeur produite par d’autres entreprises (les sous-traitants par exemple) et par les rentes de monopoles (sur les innovations, sur les contrats publics).

Les capitaux flottants à la recherche de placements rémunérateurs participent largement à ce développement d’une industrie financière qui innove sans cesse pour proposer de nouveaux produits financiers. Les gains réalisés le sont sur du capital fictif, mais le système bancaire fait son maximum pour les recycler dans le capital productif. Et ce recyclage entraîne la production de biens réels mais sans la contrepartie monétaire habituelle que constituaient les revenus salariaux. On a là l’explication de l’écart de plus en plus important qui se crée entre revenus salariaux et revenus du patrimoine au profit de ces derniers.

L’emploi du terme de « déconnexion » est donc parfaitement abusif, car c’est tout l’ancien système fordiste et keynésien de la relation entre épargne et investissement33 qui est remis en cause. Là où les banques prêtaient à long terme parce qu’elles étaient les seules à pouvoir supporter le risque sur le futur (« le pari » dirait Schumpeter34) que représente la création monétaire liée à ce choix, c’est aujourd’hui sur le marché financier et à court terme que se décident les stratégies d’orientation de l’épargne. Employer le terme de stratégie est même impropre puisque les banques vont être contraintes d’orienter cette épargne vers les titres immédiatement les plus rentables. Le court-termisme de cette politique ne pouvait qu’induire un déplacement incessant de l’épargne disponible en fonction de la nouvelle théorie de la « création de valeur pour l’actionnaire ».

Alors que les années 30 posaient la crise au niveau de la production (une crise de surproduction de type nouveau quand même), les années 90-2000 la posent au niveau de la reproduction.

Mais cela n’implique pas qu’il n’y ait plus de reproduction dans ce niveau I, ce que semble penser Goldner quand il voit la déflation comme un auto-cannibalisme du capital. En effet, pour ne prendre qu’un exemple, le développement du capital fictif, conduit bien à une reproduction « à la limite ». Il est donc toujours tension productrice de conflits d’intérêts, de contradictions entre les agents économiques. Quand il se produit un changement de cycle, la restructuration d’ensemble va vers une centralisation accrue du capital et donc un renforcement du capitalisme de sommet. On ne comprend alors vraiment pas pourquoi Goldner s’étonne tant du fait que des pays comme la Chine continuent à entretenir financièrement le « gouvernement impérial » américain. Il nous paraît en retrait par rapport à la notion « d’Empire » de Negri et Hardt dans la mesure où il ne semble pas saisir le caractère collectif de la « gouvernance » et c’est pour cela qu’il en vient à parler d’impérialisme américain. Il confond le gendarme mondial avec l’ordre mondial.

Il nous semble d’ailleurs préférable de parler de « capitalisme collectif » plutôt que « d’impérialisme collectif » comme le fait par exemple, Robert Kurz35.

Cette position de Goldner est d’autant plus étonnante qu’il saisit bien la difficulté, mais par un autre bout quand il dit que ce qui fait problème ce n’est pas l’impérialisme, mais l’anti-impérialisme qui serait très dangereux parce qu’il susciterait un soutien aux ennemis des Américains sur la seule base qu’ils sont anti-américains. Mais quoi de plus normal si ce sont les Américains les impérialistes ! En fait, l’impérialisme au sens de Goldner, c’est le pillage, ce n’est donc pas le stade suprême du capitalisme de Hilferding et Lénine. Pourtant Goldner se rallie sans le dire à cette position quand il voit dans le niveau I une tendance à la formation de monopoles, quand il assimile guerre et impérialisme et fait du pillage du niveau III le moteur de la croissance du niveau I alors que nous n’y voyons qu’une résurgence des formes pré-industrielles de captage des richesses par « l’État commercial » de l’époque mercantiliste, c’est-à-dire à un stade primitif de développement du capital. Une fois encore, le développement du capitalisme montre qu’il ne dépasse rien, il mêle et modernise les formes et surtout il englobe. Un exemple de cette modernisation nous est fourni par les politiques de « reflation » utilisées par l’État américain depuis Nixon et réactivées par Bush. Goldner les définit comme : « un accroissement de l’activité économique engendré essentiellement par l’injection de monnaie et de crédit », op. cit. p. 97).

Pour nous, la tendance à l’englobement fait que, contrairement à ce que pensait Rosa Luxemburg, l’extérieur au capitalisme ne reste pas à l’extérieur. Dans le processus de totalisation du capital, l’extérieur est intériorisé et on ne peut plus parler d’impérialisme mais de niveaux de domination, d’échange inégal sur la base des différentiels de productivité. D’ailleurs, comme le fait remarquer la Lettre 24 du groupe Mouvement Communiste (mai 2007), les États-Unis, contrairement à l’Angleterre impériale ne sont pas vraiment exportateurs de capitaux, mais plutôt importateurs36, ce qui montre encore leur puissance : ils captent sans avoir besoin de produire. Le captage a supplanté le pillage comme forme moderne de domination. Il en est de même pour les exportations de marchandises du fait de l’avantage de taille du marché intérieur américain qui n’a jamais fait de l’exportation le nerf de la guerre. Mac Donald, Coca Cola, Nike et Hollywood relèvent plus de l’exportation de l’American Way of Life que de l’invasion de marchandises américaines à l’étranger (la balance commerciale américaine est structurellement déficitaire, l’anglaise était toujours excédentaire !). Si on continuait à définir l’impérialisme comme au temps de la seconde ou de la troisième Internationale alors on pourrait dire que le Japon et la Chine sont parmi les plus grands pays impérialistes.

Le plan Marshall constitue le premier exemple de cette nouvelle forme d’extension de la capitalisation dans la mesure où il représente la diffusion du modèle du New Deal et du Welfare state américain à toute l’Europe et au Japon. Cette diffusion a eu un prix (près de 12 milliards de dollars), mais le crédit n’a représenté que 1,5 milliard de cette somme.

Cela est actualisé aujourd’hui dans les nouveaux échanges au sein de l’OMC, mais en dehors de toute régulation systémique. Rosa Luxemburg (c’est excusable à l’époque) et Loren Goldner (ce l’est moins aujourd’hui) conçoivent le développement du capitalisme comme une sorte de conquête de l’Ouest sur le mode colonial qui repousserait toujours plus loin la contradiction que représente la réalisation de la plus-value produite. La fin du capitalisme devant correspondre à la conquête complète des espaces. C’est ce qui est arrivé, mais pas sous la forme prévue par eux. La fin du bloc soviétique, le développement de pays émergents ont poussé à une unification du marché mondial qui repousse les formes impérialistes à la marge et intègre les nouveaux pays au commerce international (flux de marchandises) et au flux de capitaux dans un sens déroutant pour les tenants de la thèse de l’impérialisme.

Cet aspect s’est encore accentué en octobre 2008 quand on s’aperçoit que l’une des conséquences de cette période de tempête est non pas la remise en cause de la mondialisation mais au contraire son intensification. L’Islande et la Hongrie pleurent pour entrer dans la zone euro37, le Danemark et la Norvège sont en train de réviser leurs positions et la Chine protège ses intérêts américains. S’il existe bien une certaine hiérarchie et des effets de domination au sein de ce niveau I, il n’empêche que sa structure d’ensemble, se déploie de façon beaucoup plus horizontale que dans les formes traditionnelles de domination car elle bénéficie de « l’ère de l’information ».

– Le niveau II ou niveau intermédiaire qui est celui que Goldner appelle « le système clos » dans lequel s’exerce encore de façon prépondérante, la dépendance réciproque entre le pôle travail et le pôle capital du rapport social capitaliste. Ce niveau est aujourd’hui celui des innombrables petites et moyennes entreprises, travaillant souvent en sous-traitance ou en réseau avec de plus grandes et qui subissent de plein fouet les exigences d’une économie de marché mondialisée et sauvage. L’usine-entreprise, siège du procès de production est un lieu qui maintenant freine le mouvement du capital parce qu’elle est immobilisation de capital fixe. Pour surmonter cette fixation, il faut qu’elle perde ce caractère qui reposait sur l’entrepreneur, la propriété, les salariés. C’est ce qu’atteignent les entreprises du niveau I et c’est ce qu’ont réussi à réaliser les nouvelles entreprises de la « net-économie ». Sur la base d’un capital fixe proche de zéro, il leur suffit d’une avance de capital pour faire démarrer l’affaire. Le fait qu’il y ait surchauffe au bout d’un moment du fait de la part très importante de capital fictif qu’elles incluent, n’empêche pas, une fois l’effondrement des valeurs les moins sûres, que les plus solides se concentrent et prospèrent.

Goldner perçoit bien le processus de totalisation du capital et une de ses conséquences les plus significatives que, dans Temps critiques, nous désignons comme « l’inessentialisation de la force de travail » dans la capitalisation des activités humaines. Il souligne la nécessité pour le capital « de se mélanger au travail vivant pour se développer (...) et sa tendance simultanée à chasser la force de travail vivante du processus de production ». En extrapolant ce processus de ce que Temps critiques a nommé « la valeur sans le travail », Goldner énonce une sorte de « parachèvement du capital38 » qu’il décrit ainsi : « À un certain point, l’obstacle à l’expansion du capital devient le capital lui-même ». Il ne semble toutefois pas franchir le pas qui le conduirait à adopter la notion camatienne de « mort potentielle du capital39 ». Il ne peut le faire car cela viendrait anéantir son modèle du capital fictif comme pillage des espaces de reproduction globale du système, non payé par le capital (l’exemple des richesses naturelles), mais réalisé grâce aux titres de propriété (cf. le paragraphe suivant).

Le niveau III ou inférieur car il subit les conditions des deux autres niveaux, est donc celui du pillage des richesses produites par les petits producteurs des pays dominés et du pillage des ressources naturelles. Ce pillage ne serait pas payé et le « profit » qui en serait tiré masquerait, en fait, un coût de reproduction non payé bien supérieur à long terme. Goldner rejoint ici, sans le dire, les critiques réformistes et écologistes de l’économie en terme de « développement durable » et « d’externalités négatives », mais en utilisant dans leur acception marxiste, les notions de valeur et de propriété. En effet, pour lui, le capitalisme contemporain n’aurait pas encore sombré dans « la dégringolade déflationniste » car « la combinaison de la valeur excédentaire et du pillage soutient les titres papier qu’il invente ». La base matérielle du capital fictif serait donc elle-même une fiction, celle d’un titre de propriété (foncière et industrielle) qui n’a plus de valeur équivalente réalisable, mais qui permet, « grâce au système de crédit, au capital fixe d’entreprises endettées de passer dans la circulation générale, comme une bulle de promesses en l’air ». Selon Goldner, les titres de propriété tireraient encore leur puissance de leur origine proto capitaliste (du XVe au XIXe s.) lorsqu’ils représentaient une « autorisation de pillage » de la paysannerie soutenue par l’État royal et son armée. C’est ce qui perdurerait actuellement dans les nouvelles formes d’impérialisme qui pomperaient les richesses de la périphérie et détruiraient la nature extérieure en se l’appropriant gratuitement ou presque. Nous avons déjà fait une critique de la thèse de l’impérialisme et nous n’y revenons que pour signaler que les pays émergents doivent être distingués des pays les moins développés, sinon, il n’y aurait même pas pour nous, de niveau III. D’ailleurs, ce ne sont même plus des pays qui doivent être distingués, mais des régions car les nouveaux modes d’intégration font que, parfois, les trois niveaux peuvent coïncider en un seul pays. C’est surtout le cas pour les pays de la zone asiatique, pour le Brésil et le Mexique.

Passons maintenant à une seconde observation critique sur la question de la propriété.

Ce que Marx a décrit comme la fonciarisation du capital dont il a fait un opérateur majeur de sortie de la féodalité peut-il aujourd’hui être encore actif ? Certainement pas. La propriété foncière, puis la propriété industrielle ont été successivement éliminées en tant que condition de la valorisation ; la première dans la période de domination formelle40 du capital (épuisement de la domination de la classe des propriétaires terriens qui s’étend aujourd’hui aux régions les plus périphériques), la seconde dans la période de domination réelle (passage d’un capital patrimonial aux sociétés par actions, capitalisme collectif).

Certes, pour ce niveau III, les investissements directs à l’étranger (IDE) dans les pays émergents et dans les pays pauvres, peuvent s’appuyer sur une appropriation foncière, mais cela reste une exception. Car, si dans l’agriculture on assiste actuellement à des achats de régions entières de vastes pays pauvres par des pays émergents qui cherchent à développer une agriculture industrielle, le but n’est pas la propriété, mais l’exploitation du sol. Pour les matières premières, il y a déjà longtemps que le contrôle s’effectue par la fixation mondiale des prix et non par la propriété, par crainte de nationalisations et parce que sur ces produits ce sont les pays consommateurs qui fixent les prix et non pas les pays producteurs, exception faite pour le pétrole.

Dans la société capitalisée41, le capital s’est affranchi de la nécessité dans laquelle il était de se référer à un titre de propriété42. C’est d’ailleurs ce processus d’abstraïsation du capital qui a permis à Marx de parler de capital fictif. Certes, Marx conserve l’implication foncière de la valorisation, mais il a mis à jour la tendance au dépassement de cet obstacle au libre déploiement du capital. Il l’avait envisagé quand il percevait dans le développement des sociétés par actions le fruit de l’action dissolvante du capital fictif sur la propriété privée des moyens de production et les bases futures pour l’association des travailleurs. « Le système des actions porte déjà en lui la négation de l’ancienne forme où le moyen social de production se présente comme propriété individuelle » (Marx, Livre III, 5e section). Le capital fictif révolutionne le vieux mode patrimonial du capital, mais Marx ne pouvait supposer que cela déboucherait sur un capitalisme actionnarial auquel les salariés participeraient largement. La circulation de richesse est telle qu’elle se détache de la propriété de quelques-uns (l’image des « Deux cents familles ») pour devenir celle de tous dans un quantum absolument négligeable. Chacun existe alors comme membre du capital (cf. l’exemple des fonds de pension des salariés), comme exploité par lui-même. Le capital s’est fait totalité au niveau de sa reproduction. C’est aussi à ce niveau qu’il pose les crises actuelles.

Cette base foncière du développement du capital est aujourd’hui abandonnée dans les descriptions les plus récentes qui développent leur analyse du capital fictif à partir de la crise de la valeur-travail après 1968-"1975, soit après le dernier grand assaut prolétarien et sa défaite. C’est le cas de la revue Invariance43 notamment.

L’absence d’une analyse historique de la propriété dans la dynamique du capitalisme constitue donc le point aveugle de cette intéressante contribution de Goldner à la notion de capital fictif. Après avoir passé en revue les trois niveaux, passons maintenant à leur articulation.

Goldner reconnaît qu’il y a réactivation de formes proto-capitalistes, mais il est peu pertinent de les nommer dans ces termes car elles sont aujourd’hui des formes modernes dans le cadre de leur articulation au sein du procès de totalisation du capital comme nous pensons l’avoir montré précédemment. Goldner rappelle bien que l’État, les banques, le crédit ont préexisté à la valorisation par le travail productif dans le « système clos », mais justement, il n’y a plus de système clos dans la nouvelle articulation. Le niveau II est complètement pénétré par le niveau I et agit aussi en rapport avec le niveau III puisqu’il participe éventuellement au « pillage », même si c’est de façon subordonnée.

Résumons-nous : dans le niveau I, le capital domine la valeur dans la mesure où il s’autonomise de sa forme valeur pour revêtir n’importe quelle forme, y compris celle du capital fictif. C’est le niveau de la reproduction. C’est le niveau où se joue la crise actuelle. Dans le niveau II, il y a tendance à l’autonomisation de la valeur, ce qu’un fin marxiste comme Paul Mattick junior reconnaît dans son commentaire des mini krachs boursiers de 1987 et 1989 : « Si on en est là, c’est tout simplement parce que l’économie capitaliste n’est plus en expansion en tant qu’économie capitaliste44 ». C’est reconnaître que l’accumulation se fait en partie en dehors de la sphère productive et qu’elle correspond donc à une accumulation de valeur fictive. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il y a « échappement » de la valeur puisque ce processus reste sous le contrôle du niveau I45. C’est ce que Goldner dit quand il lie augmentation du capital fixe et dévalorisation du capital fixe dans le « système clos » avec l’exemple des innovations dans la sphère de la haute technologie qu’il assimile a une auto-cannibalisation du capital par dévalorisation immédiate du capital fixe ancien par le nouveau.

Financiarisation et politique du capital

Si le développement du capital fictif donne l’impression d’une dilution des hiérarchies, d’une structure fluide et en réseaux, le mouvement plus général de financiarisation de la société capitalisée réintroduit une logique de pouvoir et ce qu’on pourrait appeler une politique du capital. La recherche de puissance qui n’est jamais absente trouve particulièrement à s’exprimer dans l’intervention financière qui s’effectue au travers de la guerre économique que se mènent les différents capitaux productifs du secteur 1, à coups d’OPA ou d’OPE46. Dans les deux cas, le résultat est que le niveau de financiarisation du capital productif s’en trouve augmenté. Tout d’abord par le fait que les entreprises qui mènent ses opérations sont obligées de les financer par l’intermédiaire du circuit financier. En France, ce sera par l’intermédiaire de ce qu’on appelle les investisseurs institutionnels (« les zinzins » en jargon économique) qui sont des grandes banques ou compagnies d’assurance. Ces zinzins qui sont souvent les actionnaires de référence (les plus gros) n’interviennent d’ailleurs que très modérément dans la gestion, laissant l’initiative aux managers. Nous y reviendrons à propos de la prétendue déconnexion entre « économie réelle » et finance. Ensuite, le fait que ces entreprises sont obligées de mener de front une activité économique de base (centrée sur leur « métier ») et une stratégie générale de puissance pour survivre qui passe par la financiarisation (augmentation du capital par émission d’actions) les amène à adopter une structure organisationnelle d’ensemble qui épouse ce découplage. On assiste alors à la mise en place d’une société financière (holding) qui vient coiffer les activités de sociétés industrielles (par exemple la holding PSA qui coiffe les activités automobiles de Peugeot-Citroën).

Cette intervention financière dans la guerre économique peut aussi prendre tout bonnement la forme de la pure prédation financière dans le dépeçage de concurrents menacés de faillite. On vient d’en avoir un exemple avec la chute de Lehman Brothers regardée avec concupiscence par Morgan Chase. Certains ont même pu parler de revanche de la banque protestante sur la banque juive ! Dans tous ces mouvements, il y a une remise en circulation de la propriété qui elle aussi devient plus fluide et garde une valeur à cette condition. Cela semble contredire ce que nous avons dit plus haut sur le déclin de l’importance du titre de propriété aujourd’hui, mais ce que nous voulons dire c’est que ce n’est plus son stockage qui est moteur mais justement sa mise en circulation. Ce sont deux mouvements qui coexistent : le premier comme mouvement de reproduction et de stabilisation, le second comme mouvement épousant la dynamique du capital. Les deux mouvements peuvent d’ailleurs se rencontrer quand, pour survivre, le premier est obligé de grossir, le second de s’étendre.

C’est dans ce secteur du capital financier que semble se réaliser l’auto-engendrement de la valeur sans passer par les médiations que connaissent les autres secteurs d’activité et particulièrement le secteur industriel. Comme il ne connaît que l’abstraction du capital-argent, le profit maximum est son but immédiat alors qu’en théorie, mais aussi en réalité, dans le secteur de la production, la transformation du monde est un projet de classe qui relègue le profit au rang de moyen. C’est pour cela que si on se trouve dans une configuration institutionnelle qui permet au capital financier d’imposer sa norme, les rappels à l’ordre pour la maximisation du profit vont être immédiats et incessants, alors que la tendance du capital industriel à la puissance le pousse à augmenter toujours plus son chiffre d’affaires en considérant que les profits n’en sont qu’une conséquence.

En France, dans la période des « Trente Glorieuses », la configuration institutionnelle plaçait les entreprises en rapport avec le marché monétaire et l’intermédiation des banques (ce qu’en terme technique on appelle la finance indirecte) pour obtenir des crédits. Cette intermédiation obligeait à une sorte de contractualisation des échanges entre prêteurs et emprunteurs avec tous les accommodements possibles. Les rapports restaient relativement personnalisés entre contractants et les deux partenaires entretenaient un minimum de transparence qui limitait les asymétries d’information. Ce degré élevé de coopération a été atteint au Japon et à un degré moindre en Allemagne. En France, le système financier était corseté par la loi de 1945 qui séparait des grandes banques de dépôt nationalisées pour le crédit à court terme et aux particuliers et les banques d’affaires privées pour les crédits à long terme et aux entreprises. L’État imposait à toutes les banques, y compris aux banques d’affaires privées, une véritable politique monétaire de surveillance avec réserves obligatoires et direction des taux d’intérêts. Les entreprises non financières ont pu profiter d’une assez grande liberté à l’ombre d’une tutelle qui s’avérait protectrice. Cette situation n’est toutefois pas due au fait que la finance serait dominée par la logique industrielle ou une conviction de partenariat, mais par le fait objectif que dans le crédit bancaire il y a une illiquidité de la créance qui rend les rapports bilatéraux obligés jusqu’à échéance.

Ce contexte favorable aux entreprises s’est encore accentué dans la période 1965-1975 quand les banques de dépôt ont vu affluer l’argent des comptes courants et ont reçu l’autorisation de prêter à long terme, domaine traditionnellement réservé aux banques d’affaires. Les circonstances étaient donc particulièrement favorables pour une course à la taille et au gigantisme qu’on retrouvera dans toutes les entreprises des pays dominants. Mais à partir des années 80, la nouvelle structuration autour de la globalisation met le marché financier au centre des opérations et avec lui une contrainte de rentabilité instantanée qui doit être respectée dans le cadre de la corporate governance47. Là encore, il ne faut pas y voir la conséquence des grands méchants de la banque et de la finance qui vampiriseraient le fruit du travail48, mais le fait objectif que sur le marché financier (ce qu’en terme technique on appelle la finance directe) il y a liquidité des titres qui sont le support de la dette et la relation peut cesser à tout moment.

La monnaie est la forme supérieure de liquidité et la liquidité est devenue un rapport de totalisation du capital. C’est ce rapport qui semble s’imposer au monde entier, sur la base d’un modèle américain très étranger aux autres pays (surtout à l’Allemagne et au Japon où le pouvoir créancier est dominé par une alliance entre pouvoir managérial et banque49), puisqu’il reposait chez eux sur un marché financier avec des banques assez faibles dans l’économie productive. La propriété du capital était aux mains des investisseurs et la liquidité représentait le principe de gestion de la propriété, tout en laissant au pouvoir managérial non propriétaire toute latitude stratégique. Il y eut juste à raboter ce dernier aspect pour s’adapter à la nouvelle norme.

Cette nouvelle norme est aussi aux antipodes des pratiques françaises de « noyaux durs » constitués par les zinzins. À titre d’exemple, l’actionnaire principal de General Motors est le fond de pension des enseignants du Michigan qui possède 1,4 % du capital ! C’est que la priorité donnée à la liquidité entre en contradiction avec une véritable pénétration dans le capital d’une entreprise.

Le capital industriel se trouve donc tout à coup, dans la dérégulation, arraisonné par une finance patrimoniale qui s’appuie sur des fonds collectifs d’épargne. Il y a là un autre fait nouveau dont les tenants du « c’est une crise classique du capitalisme » ne veulent pas tenir compte gênés qu’ils sont par le fait que beaucoup de ces fonds anglo-saxons sont des fonds de retraite de salariés.

Les grandes banques d’affaires, mais aussi certaines banques de dépôt françaises sont bien placées pour jouer les interfaces entre objectifs financiers (la création de valeur à court terme pour l’actionnaire dont la quote-part est fixée ex ante) et objectifs industriels (amélioration de la compétitivité et puissance d’intervention). Du fait que le premier objectif semble prédominer sur le second, certains à gauche, en ont aussitôt déduit que le capital industriel pourrait faire alliance avec le salariat contre le capital financier. Pourtant, on s’est vite aperçu que les industriels réagissaient à la pression des objectifs financiers en considérant les salariés comme une variable d’ajustement, ceci étant facilité par un discours maintenant consensuel sur le « c’est la faute à la finance », sur « la nécessité » des plans sociaux et par le peu de réactions des salariés.

La divergence d’intérêt entre les deux formes de capital existe certes au niveau des luttes de pouvoir (par exemple entre PDG et « administrateurs indépendants », mais la convergence d’intérêt est bien plus forte à court terme quand les entreprises s’aperçoivent que ce qu’elles ont mis des dizaines d’années à construire en accumulant du capital (fixe surtout), elles peuvent le réaliser en quelques mois par la « croissance externe50 », c’est-à-dire par la prédation financière. Elles en viennent ainsi, tout « naturellement » à épouser l’idéologie de la finance alors que la part actionnariale dans le financement des entreprises françaises est quasi dérisoire (moins de 10 % entre 1975 et 2000, même si on peut considérer qu’il y a eu une nette hausse depuis). C’est quand les entreprises cherchent à construire des stratégies de puissance à moyen terme, quand elles se lancent dans des innovations risquées que la finance intervient par une piqûre de rappel sur les exigences prioritaires de profit par rapport à la volonté de puissance, à des rationalités quasi politiques ou au désir d’aventure industrielle51. « Heureusement » pour les entreprises, comme il n’existe pas moins de quarante définitions de la création de valeur cela leur permet une certaine latitude et donc d’essayer de développer leur propre rationalité : chaque entreprise, prise individuellement a quand même pour but de survivre à la compétition actuelle !

Lordon nous fournit un bon exemple de cette opacité dans la transparence, si on peut risquer cet oxymore, qui caractérise les grands travaux du capital. En effet, rien ne permettait de dire qui de la Société Générale ou de la BP avaient les meilleurs critères pour s’emparer de Paribas. C’est d’ailleurs pour cela que les deux banques prédatrices usèrent de tous les arguments… et de leur contraire pour remporter le morceau. Comme le dit encore Lordon : « la politique du capital c’est la part non marchande — mais visible jusque dans les transactions marchandes — des relations que nouent entre eux les hommes du capital : relations d’alliance, de concurrence, d’influence, de domination52 ». Ce qui est sûr, c’est que ce nouveau type de relations détruit complètement l’hypothèse des fonctionnements oligarchiques (concrètement, par exemple, la pratique des participations croisées qui permettait au capitalisme industriel de fonctionner « en communauté ») qui étaient typiques du capitalisme français et que quelqu’un comme Castoriadis avait bien pointé avant que ces changements ne deviennent une nouvelle norme de fonctionnement.

Il n’empêche que l’État, qui a partie liée avec le fonctionnement oligarchique (« les copains et les coquins ») n’est pas mis hors jeu par la nouvelle donne. S’il semble l’être, c’est parce qu’il se met visiblement en retrait, après avoir été comme d’habitude un acteur majeur de cette nouvelle donne en déverrouillant l’ancien système53, pour dégager sa responsabilité en période calme et éventuellement se poser en sauveur en temps de crise comme aujourd’hui. La légitimité de son intervention tient dans le fait qu’il se pose alors, comme représentant de la souveraineté monétaire nationale. On vient d’en voir un exemple dans les tentatives des États européens de donner une réponse nationale à la crise actuelle. Mais cela est rendu difficile par la politique anti-inflationniste des États européens depuis la fin des années 80 qui a conduit à une dépolitisation de la monnaie dont l’indépendance des banques centrales a été l’aboutissement.

Le capital financier va justement démembrer cette communauté du capital54 qui cherche constamment à créer un bloc, une immobilisation fonctionnant comme rempart contre les agressions extérieures car le capital financier, lui, veut de la propriété circulante comme le montre la masse de capitaux flottants qui cherchent à se placer aux plus offrants.

Sur la soi-disant « déconnexion par rapport à l’économie réelle » ou les lamentations autour de la vraie nature du capital et sa nécessaire moralisation

Avant de développer notre analyse, nous voudrions faire remarquer à quel point les raisonnements altermondialistes du type Monde diplomatique et les raisonnements de la gauche communiste radicale se rejoignent dans une même orthodoxie… mais d’interprétation opposée. Tout d’abord, l’économie de marché y apparaît comme une structure de nature purement privée et décentralisée, au fonctionnement anarchique et régulée de façon aveugle par les prix. Une conception qui, finalement, n’est guère éloignée de celle de l’économie politique classique et néo-classique. Cette analyse ne tient pas compte du fait que le marché incorpore une procédure de socialisation centralisée et une régulation d’ensemble dans le cadre des politiques monétaires mises en place par les États.

Il n’en faut pas plus pour que cet oubli conduise directement ces auteurs à une théorie de la déconnexion entre production et marchandises d’un côté, État, banques et flux monétaires de l’autre. C’est faire comme si les agents privés des échanges marchands étaient seulement sous la domination d’une souveraineté monétaire des autorités sans qu’il y ait la moindre légitimité de celle-ci.

En effet, pour les altermondialistes et plus généralement pour les « de gauche », c’est la crise financière qui est à l’origine de tout parce qu’elle est la tendance immorale du capitalisme qui vient grever le travail productif des bons travailleurs. Pour les marxistes non vulgaires comme Bad de la revue Échanges55, c’est la crise économique qui est à l’origine de la crise financière. L’écroulement du CAC40 proviendrait d’un écroulement du taux de profit. Que les augmentations énormes de ce CAC40, depuis sa naissance n’aient pas pour origine des hausses du taux de profit, mais des hausses de profit (au sens de survaleur) ne semble pas effleurer Bad. Que ce même CAC40, tout écroulé qu’il soit, atteint encore à un niveau extrêmement haut56 ne semble pas non plus l’interpeller et en tout cas il n’en avertit pas son lecteur qui ainsi, peut penser qu’il s’agit d’un véritable écroulement et non pas d’une chute relative. Cet écroulement, même s’il ne se produit pas réellement, est tellement désiré par Bad qu’il parvient à s’en persuader. Il faut dire qu’il définit le capital fictif comme bulle financière déconnectée de « l’économie réelle » et comme « triche du crédit ». À partir d’une telle définition, qui ne voudrait pas de l’effondrement d’un tel monstre ? Mais on peut s’étonner : toutes ces nouvelles formes de crédit n’ont-elles pas aussi permis le financement de l’innovation et particulièrement celui des nouvelles technologies américaines assurant un nouvel avantage de puissance aux firmes de ce pays ? Et sans entrer dans les détails pour spécialistes d’économie financière ne peut-on pas dire aussi que le transfert des créances à des investisseurs par le biais de la titrisation57 a permis la croissance économique ?

En fait, toute l’analyse de la déconnexion repose sur l’idée que l’activité économique ne peut qu’être en équilibre et que donc tout ce que l’un gagne l’autre le perd et que, de plus, les échanges sont des échanges d’équivalents. Toute l’économie à partir de Smith est une légende morale. Marx essaiera bien parfois d’en prendre le contre-pied, par exemple en critiquant Proudhon qui voyait dans « le joug de l’intérêt », la cause de tous les maux du capitalisme. Mais il ne s’agissait que d’une critique très partielle puisqu’après avoir, lui aussi, défendu des positions éthiques sur le vol opéré par le capital sur le travail, sous l’influence de Proudhon justement, Marx en viendra à parler d’échange d’équivalents dans le rapport salarial.

La globalisation ne doit pas être vue uniquement comme un processus d’autonomisation de la valeur, mais aussi comme un moyen de ralentir le processus de fictivisation du capital. Un processus de fictivisation plus ancien qu’on ne le croit généralement qui a atteint un premier sommet à la fin des années 60 et au début des années 70, sous une forme inflationniste. À cet égard, la fin du système monétaire international mis en place à Bretton Woods en 1944 a joué un rôle majeur, la mondialisation ne jouant que sur le mode mineur. La progression de l’endettement est liée au manque de lisibilité des transformations en cours. Un climat optimiste des affaires renforce le recours au crédit et la facilité des prêts accordés. Une solidarité de fait s’établit entre créditeurs et débiteurs qui ont tous deux intérêt à ce que la situation perdure. L’imbrication des institutions financières et la diversification des placements proposés comme une mutualisation plus grande des risques rendent le système plus solide et capable de réagir à un renversement de tendance comme celui qui va s’amorcer dans la seconde moitié des années 70. « La montée de l’endettement est la forme que prend dans la société salariale, une réalité générale du capitalisme : l’opacité de la représentation que ces sociétés ont de leur avenir58 ».

La lutte contre l’inflation doit d’ailleurs être reconsidérée dans ce cadre. C’est parce qu’il devient plus difficile de créer des moyens de crédit qu’il s’agit de pomper le crédit potentiel existant sur un marché financier suffisamment attractif (politique de taux d’intérêts élevés59). Le problème est que cette libéralisation financière — qui s’accompagne d’effets immédiats comme la multiplication des flux financiers par rapport aux flux traditionnels de marchandises et d’effets pervers comme les produits dérivés — induit qu’une grande partie de la critique sociale se fait à partir d’une lecture des effets et non en direction de ce qui est le moteur du processus. C’est pour cela, et même avec les meilleures intentions du monde, que cette critique de « la déconnexion » entre flux « économiques » et flux « financiers » est immédiatement inopérante car elle ne permet pas de poser une perspective de sortie du capitalisme. En ne procédant qu’à une inversion de prédominance des sphères économique et financière basée sur la croyance fausse en leur séparation, elle se pose immédiatement comme demande de plus d’État, de plus de régulation, bref, comme réformisme moral et autoritaire.

S’il y a bien des tendances à la formation de bulles financières, ce n’est pas une raison pour en déduire une déconnexion vis-à-vis de « l’économie réelle ». La bulle n’est pas tant déconnexion que le signe que le capital atteint un haut niveau de représentation. Le prix par exemple est une représentation de la valeur qui permet, dans le contexte de « la valeur sans le travail », de valoriser même ce qui n’a pas de valeur parce que n’étant pas le produit du travail vivant des hommes.

En tendance, tout est capitalisé, même ce qui n’est pas produit, comme le montre la place de plus en plus grande tenue par la gestion des « ressources humaines » et des « compétences ». C’est ce qui nous permet, au niveau théorique, de mettre en avant la notion de « société capitalisée ». Dit autrement, le système capitaliste n’est plus limité que par le capital60 lui-même et non plus par un procès de travail qui lui pré-existerait. Le capital peut donc se déployer dans toute la société et le monde entier61.

D’où, encore, notre notion de « société capitalisée ». L’accrois­sement du capital fictif par rapport à la « richesse réelle » est le signe de sa tendance à l’auto-présupposition. La valeur se dématérialise62. L’existence d’une monnaie métallique qui correspondait à la vision matérialiste des économistes classiques et de Marx lui-même63, a progressivement cédé le pas, depuis 1971 et la fin de la convertibilité du dollar, à une vision conventionnelle de la monnaie. Cette conception ne pouvait pas être anticipée par Marx, pour qui la convertibilité du signe monétaire était posée en axiome, la monnaie n’étant qu’un intermédiaire de la circulation de valeurs déjà réellement existantes ou à venir dans le crédit.

Le capital fictif est une forme qui cherche à s’autonomiser de tout travail vivant. C’est une tendance que Marx avait déjà pointée, mais il ne l’avait envisagée que comme signe d’une crise financière passagère puisque le travail vivant restait le moteur de la valorisation. Or aujourd’hui la financiarisation de l’économie est son mode normal de fonctionnement, comme l’inflation l’a été dans la phase précédente. Mais ce serait une erreur de ne pas voir que ce qui relie la période actuelle à la précédente, c’est le développement du capital fictif. Une erreur grosse de conséquence politique puisqu’elle aboutit à vouloir revivifier le temps béni du fordisme et de la centralité du travail. Aujourd’hui, il n’y a pas de déconnexion entre économie réelle et économie financière, mais unité des deux dans l’équivalence de tous les capitaux64.

C’est cet aspect qui est source de déséquilibre dans la mesure où la nouvelle finance, non seulement est mondialisée, mais en plus hyper-privatisée au sein de réseaux de flux composés d’une variété sans cesse renouvelée de produits financiers65. Nombre de ces flux circulent dans une opacité totale qui a été favorisée par le développement d’un secteur financier non bancaire, par l’existence d’un système bancaire américain sans encadrement du crédit par la banque centrale et composé essentiellement de banques d’affaires ne pouvant s’appuyer, comme réserve, sur le matelas des dépôts des particuliers66. Le problème n’est toujours pas celui d’une quelconque déconnexion, mais d’une difficulté rencontrée par ce capital fictif à trouver sa validation sociale. C’est logique à partir du moment où il a tendance à s’autonomiser de ce qui fonde la liquidité monétaire, à savoir, le travail vivant. Toutefois, cette autonomisation et sa stabilisation ne peuvent se réaliser que dans une phase de confiance qui, depuis la fin des années 80, a été à la base du développement des plans d’épargne des salariés.

On n’en a d’ailleurs pas fini avec les produits dérivés dans une société qui tend à devenir une société du risque et de l’incertitude car c’est la nature même des produits dérivés que de prémunir contre tous les risques de volatilité des prix, y compris celle de la force de travail quand la rupture du contrat de travail fordiste introduit la flexibilité dans le rapport salarial et des atteintes au mode salarial d’intégration et de domination.

Les produits dérivés sont donc l’expression d’un nouveau mode de produire et d’échanger67. C’est cet aspect qui est refusé par l’orthodoxie néo-classique, comme par l’orthodoxie marxiste. On a l’impression que se reproduit le même débat que celui du XVIIIe siècle quand les physiocrates critiquaient les partisans de l’industrialisation en leur disant qu’on ne peut manger des machines ! Leur mode de penser, rattaché à une vision purement matérielle de la production, est similaire à celui des industrialistes d’aujourd’hui qui non seulement se posent encore la question de l’aspect productif du travail dans les services, mais ne se posent même pas celui de la possibilité du caractère productif de l’activité financière. Or les produits dérivés sont des producteurs d’information à l’intérieur d’une économie globalisée. Non seulement il n’y a pas déconnexion, mais ils participent d’un effort de coordination de l’activité. L’information devient elle-même « facteur de production » quand une information transmise ne se perd pas et quand le fait de la consommer ne la détruit pas.

C’est qu’aujourd’hui le capital financier n’est plus celui défini par Hilferding68, c’est-à-dire celui de la fusion entre capital industriel et capital bancaire, mais celui de la fusion des fonctions de l’argent (échange, épargne, investissement). Or à cette fusion des fonctions correspond une dissociation des stratégies entre investissements productifs et placements financiers qui entretient l’idée de la déconnexion. Il se développe alors une véritable mystique du « réel » que constituerait le monde de l’économie et son ordre apparemment si rassurant (de quoi ? de la juste exploitation ? de la nécessaire domination ?). Les activités monétaires et financières seraient une menace permanente pour cet ordre non seulement parce qu’elles le mettraient en crise mais aussi parce qu’elles reposent sur le jeu, la jouissance perverse, une sorte de satanisme, bref, le mal.

Le vrai capitalisme serait ce capitalisme protestant théorisé par Max Weber, un capitalisme des œuvres et de l’épargne soigneusement constituée et investie. Un « idéal-type » lié à « l’esprit du capitalisme » producteur d’intégrité, de rationalité au sein d’un système organisé et fonctionnel. Ce qui se passe maintenant s’apparenterait donc à un dérèglement (des sens ?) qu’il faudrait corriger.

Le projet de taxe Tobin représente bien cette idée que les flux monétaires sont purement spéculatifs et ne correspondent pas à des achats ou à des couvertures d’opérations commerciales. La pensée Attac-Monde diplomatique en est toute retournée parce qu’elle ne comprend pas la différence (qui n’est pas déconnexion, même si parfois il semble y avoir séparation du fait de l’institutionnalisation du marché financier) entre une sphère artificielle et une autre qui apparaît comme « naturelle » comme si la première avait toujours été un parasite de la seconde alors qu’elle lui est antérieure et que la seconde n’a dominé, en fait que pendant environ un siècle et demi, l’histoire du capital.

Le projet de taxe Tobin sur les flux financiers se situe dans cette perspective. Cette taxe aurait deux fonctions : celle dérisoire de limiter les flux financiers puisqu’elle ne serait, au maximum, que de 1 % sur l’ensemble des transactions et l’autre de rapporter de l’argent pour le reverser dans « l’économie réelle ». Mais pour remplir cette seconde fonction, il faudrait que perdurent de gigantesques opérations spéculatives, des espérances de bulles financières qui permettent d’emprunter de l’argent réel sur la base de ce développement de capital fictif. C’est que « l’industrie financière » est devenue une branche motrice du capitalisme globalisé. Depuis 1980, les transactions financières rapportent plus d’argent que les capitaux investis dans la production de marchandises matérielles ou immatérielles. Les opérations boursières d’achat et de vente rapportent plus qu’une valorisation, tout aussi aléatoire, de capital productif au sens strict.

À cet égard, parler de « logique financière » au sens péjoratif comme le font les « de gauche » et autres altermondialistes est particulièrement abusif parce que cela présupposerait une logique économique non financière à lui opposer. Or la finance est inhérente au capital en tant que le capitalisme est une économie monétaire, la monnaie n’étant pas simple moyen d’échange mais aussi instrument d’accumulation du capital69. Le capitalisme n’a pu se passer d’une création monétaire qui anticipe le profit monétaire à venir. Seulement, aujourd’hui, cette finance intègre une forme particulière du développement du capitalisme et de sa valorisation : le profit monétaire n’est pas déterminé essentiellement par les seuls taux de profit des entreprises. Mais la déconnexion n’est qu’apparente70 (c’est pour cela que nous préférons parler d’autonomisation) car si le taux de profit n’est plus l’indicateur principal, la puissance des entreprises s’exprime par d’autres biais et a tendance à revaloriser une perspective micro-économique, d’où la mode de l’expertise. En fait, le marché financier est complémentaire de la sphère de la production dans la mesure où il a pour fonction d’assurer la liquidité des titres financiers représentant le capital productif immobilisé (nous en avons déjà parlé dans le cadre de la structuration en holdings).

Cette tendance à la liquidité est possible du point de vue micro-économique, c’est-à-dire du point de vue de la rationalité individuelle. Dans une atmosphère d’incertitude, elle est un comportement légitime du point de vue des agents économiques pris individuellement. Cette liquidité des titres financiers calme la crainte que l’action de chacun des autres agents menace sa propre existence économique. Mais elle ne l’est pas du point de vue collectif et macro-économique, c’est-à-dire à partir du moment où cette tendance serait poursuivie par tous. En effet, dès que ce comportement se propage par contagion, la circulation des marchandises s’en trouve entravée71. Le monde du commerce et de la finance est sans cesse menacé d’une exacerbation des rivalités. Entre d’un côté, la continuité des échanges réclamant la confiance et la clarté des contrats et de l’autre la fascination pour l’activité spéculative, le capitalisme ne peut se mouvoir que dans un entre-deux. Pour ne pas tuer une force qui est à la fois son dynamisme et son arrêt de mort, Keynes était particulièrement conscient de cette aporie qui amenait les marchés financiers à tendanciellement choisir des perspectives à court terme plutôt qu’à long terme. D’ailleurs, quand on lui demandait si les politiques conjoncturelles étaient suffisantes, ce boute-en-train répondait « de toute façon à long terme nous serons tous morts ! ».

Jusqu’à la fin des années 80, les banques centrales étaient les gestionnaires de cette ambivalence. Elles gardaient donc la haute main, au moins en Europe, sur les dérives possibles en contrôlant le marché monétaire par des procédures telles que l’obligation faite aux banques de détenir des réserves en monnaie « réelle » à la banque centrale en proportion du montant de leurs prêts et par des politiques d’open market faisant varier les taux d’intérêts dans un sens de restriction de l’activité économique ou au contraire d’expansion.

Le modèle anglo-saxon dominant qui s’est inscrit dans le sens d’une déréglementation ne peut plus tenir les deux bouts de la chaîne.

Notes

1 – « En 1865, la Bourse était encore un élément secondaire dans le système capitaliste » écrivait Engels en 1895 dans un complément au Livre III du Capital. Marx avait déjà souligné : « Suit une transformation progressive de l’industrie en entreprises par actions. Toutes les branches, les unes après les autres, succombent au destin » (Marx, 5e section du Livre III).

2 – À partir d’une analyse de la crise de la livre et de l’action de la banque d’Angleterre. Marx y reconnaît le rôle actif de l’argent dans la reproduction élargie. Cette remarque nous a été faite par Loren Goldner dans notre échange sur le capital fictif (à paraître dans le no 15 de Temps critiques, mais des éléments sont déjà présents sur le site de la revue Temps critiques). On peut penser que Marx s’en était persuadé au cours des années 60 quand le système de financement des investissements en Angleterre se transforma. Les crédits bancaires réglementés et personnalisés furent remplacés par des titres émis par des institutions financières totalement déréglementées afin de permettre le financement des chemins de fer. Le résultat en fut le krach de 1866.

Goldner cite aussi un passage de Marx sur la crise monétaire, dans le Livre III : « La limite du capitalisme ne se trouve pas dans la production, ou tout au plus dans un sens très “élastique” » et Goldner commente : « “L’élasticité” du capital vient précisément de l’action de l’argent ». Dans ce livre III, Marx montre que le capital doit dominer la circulation, sinon il aurait le même sort que l’argent, il y serait nié. Le capital devient capital en procès, unité du procès de production immédiat et du procès de circulation.

Mais dès le Livre II, Marx étudiait comment le capital pouvait continuer à se développer et il posait les conditions de sa reproduction. Le crédit lui apparaissait comme une de ces conditions.

3 – Marx s’éloigne ici de Ricardo qui, en partisan convaincu d’une monnaie purement instrumentale, ne peut pas admettre cette autonomisation. À la question : « La production capitaliste avec son volume actuel serait-elle possible sans le système du crédit ? » Marx répond : « Évidemment non ! Elle se serait au contraire heurtée aux limites mêmes de la production des métaux précieux » (Le Capital II, p. 321. Éd. Sociales).

4 – Marx, Le Capital III, 2, p. 151.

5 – Marx, Le Capital III, 2, p. 252. Durant la période qui va des mouvements évangélistes protestants, dits « du réveil » dans le dernier tiers du XIXe jusqu’à Vatican II, le protestantisme était « émancipé » du catholicisme. La métaphore de Marx semble incongrue, à moins qu’il n’ait eu un vieux compte à régler avec le protestantisme ?

6 – Les néo-classiques garderont la même approche substantialiste, même si elle se fonde sur une grandeur subjective, celle de l’utilité (et de la satisfaction).

7 – Les monétaristes ont bien mis en place une théorie quantitativiste de la monnaie pour expliquer l’inflation, mais ce n’est qu’une théorie de la quantité de monnaie et non pas une théorie de la monnaie.

8 – Chaque marchandise se présente alors sous une double forme, celle « naturelle » de sa valeur d’usage et celle « sociale » de son prix. Avec la monnaie, la valeur existe en dehors de la marchandise et à côté d’elle. La monnaie a une existence autonomisée par rapport aux marchandises, et le prix apparaît comme une relation extérieure des marchandises à la monnaie. « La marchandise n’est pas prix comme elle était valeur d’échange en vertu de sa substance sociale : cette détermination ne coïncide pas directement avec elle, mais passe par la comparaison avec l’argent. La marchandise est valeur d’échange, mais elle a un prix. » (Grundrisse, vol. I, chapitre De l’argent, p. 210. 10/18, 1968).

9 – Dans cette optique, l’analyse de la forme de la valeur le conduit à considérer la monnaie comme l’expression adéquate de la valeur en tant qu’objectivation du travail abstrait. Elle est alors une forme du rapport social.

10 – Marx rejoint ici Ricardo pour qui la monnaie ne fait que faciliter le troc. Ce point est renforcé par le fait qu’il voit l’étalon-or comme la seule forme adéquate, par sa forme de valeur d’usage, à exprimer la valeur. Cette monnaie-or n’est pas une marchandise (même si l’or en est une) car elle ne satisfait pas d’autre besoin que celui de faciliter la circulation. Marx revient ainsi à l’idée des classiques de neutralité de la monnaie et à l’idée que la monnaie n’a pas de valeur propre à exprimer. La « valeur de la monnaie » est en fait la valeur que celle-ci représente, ce qui constitue une critique du fétichisme de la valeur qui s’attacherait à la monnaie. On ne peut mieux dire que la valeur est… une représentation.

11 – « Comme dans le cas de la force de travail, la valeur d’usage de l’argent est ici sa capacité de créer de la valeur, une valeur d’échange supérieure à celle qu’il renferme. En soi, l’argent est déjà virtuellement de la valeur qui fructifie, et c’est comme tel qu’il est prêté… » (Marx, Œuvres complètes II, La Pléiade, p. 1152.).

12 – Voir les accusations actuelles contre l’ancien président de la banque centrale américaine (Fed), Alan Greenspan et sa politique monétaire laxiste visant à réduire au maximum les taux d’intérêts réels (taux d’intérêt nominal – taux d’inflation).

13 – Pourtant, dès les Grundrisse (dans le Cahier I sur l’argent), Marx avait abordé la question de l’argent comme symbole et fonction de commandement ; l’argent comme forme qui médiatise les antagonismes, mais qui exerce aussi son pouvoir sous la forme de la fluidité. À travers le signe il modifie la réalité et apparaît comme un rapport de production, « effectivement le rapport monétaire apparaît comme un rapport de production si l’on considère la production dans sa totalité » (Fondements I, Anthropos, 1967, p. 187). L’argent n’est alors plus un simple instrument de la circulation, mais un moment particulier du procès de production (ibid., p. 159). Il aide au métabolisme entre circulation et production. Nous reprenons ici l’analyse très intéressante d’Antonio Negri dans Marx au-delà de Marx, Bourgois, 1979, p. 74.

14 – Des choses aussi banales aujourd’hui que l’ouverture d’un compte en banque pour les enfants de 13 ans, les cadeaux « collectifs » en argent pour les adultes auraient été impensables il y a encore quarante ou cinquante ans.

15 – Le salariat est un système de domination avant d’être un système d’exploitation.

16 – C’est le point commun des théories de la valeur-travail et des théories néo-classiques qui parlent d’indépendance des choix du sujet économique rationnel.

17 – Pour Keynes, ce questionnement est métaphysique. C’est comme débattre sur le sexe des anges. Pour Schumpeter également, l’innovation qui rompt avec la routine de la production courante et permet d’assurer aux grandes entreprises une position temporaire de monopole n’est pas financée sur la base étroite de l’épargne disponible, mais à travers la création ex nihilo d’argent-capital par les investissements des banques.

18 – Cet aspect régulateur ne doit pas faire oublier que la dette de l’État devient endémique et que ce dernier constitue donc le principal émetteur de fictivité (cf. les bons du Trésor).

19 – La supériorité de l’argent réside dans le fait d’être une représentation légitime, une validation sociale de la valeur des marchandises.

20 – Malgré quelques exemples chez Carrefour, Casino puis Renault.

21 – Ce que les économistes appelèrent une politique de l’offre visant à rétablir les profits avant tout, en opposition aux traditionnelles politiques de relance par la demande, de type keynésienne.

22 – Comme le montre la génération spontanée des dollars hors États-Unis (euros-dollars et pétrodollars) qui ne trouvaient plus à s’échanger contre de l’or. En effet, l’or restait trop déterminé par la productivité de l’extraction minière au regard des besoins du capital. À partir de là, la domination du dollar comme monnaie de réserve et comme étalon des richesses n’a plus de raison économique de subsister. Pourtant sa domination va perdurer en tant que représentation du capital fictif en développement. Un étalon de papier qui ne s’écroule pas, c’est vraiment fort pour soutenir et irriguer tout un système ! Le dollar s’impose comme monnaie-puissance.

23 – Cela constitue une extension du capital fictif au niveau mondial et son institutionnalisation par l’intermédiaire du fmi. D’après les experts américains, une formule comme les dts permet de doser l’augmentation des liquidités en fonction des besoins tandis qu’il serait arbitraire de faire dépendre cette augmentation de la production d’or dont les variations obéissent à d’autres facteurs comme les difficultés d’extraction.

24 – Que cette fictivisation du capital ait été une nécessité est bien montré par un « expert » dès 1972, en pleine inflation qui de rampante devient galopante : « En conclusion, constatons que le financement de la croissance n’est presque pas assuré par les mécanismes propres au système capitaliste [sous-entendu au sein du niveau 2, dans la modélisation que nous présentons plus loin, NDA]. Ils impliqueraient, en effet, que des particuliers acceptent de s’endetter pour emprunter des liquidités qu’ils engageraient en placements non liquides auprès de telle ou telle entreprise dont ils parieraient sur la croissance. L’argent frais pénétrerait ainsi dans l’économie par la Bourse. Et les entreprises étant financées par la Bourse n’auraient pas besoin de s’autofinancer. En l’absence d’inflation, le montant de l’endettement des particuliers serait égal au montant des liquidités nécessaires à la croissance et pas plus. En fait, pour financer la croissance, le système capitaliste implique l’existence de parieurs prêts à perdre en nominal le montant de leur mise, s’ils se sont trompés sur la croissance escomptée de telle ou telle entreprise. Le montant de ces paris étant insuffisant, les entreprises doivent s’endetter directement auprès des institutions financières. En définitive, avec l’existence du taux d’intérêt, l’argent non prêté (en cas de placements en liquidités) ou prêté pratiquement sans risque de perdre du nominal (obligations), le système capitaliste ne finance que très partiellement la croissance et engendre une inflation cumulative » (Jacqueline Fau, « Analyse de l’inflation », Le Monde du 5 décembre 1972).

25 – Loren Goldner, Du capital fictif, 2003. Consultable sur le site http://home.earthlink.net/~lrgoldner/. On peut lire notre réponse sur le site de Temps critiques. On peut lire aussi, car nous y faisons référence, son texte sur l’impérialisme, sur le site, mondialisme.org. Information de dernière minute : ces deux textes sont maintenant disponibles sur papier avec la parution d’un tome I des écrits de Goldner aux éditions Ni patrie ni frontières, sous le titre, Nous vivrons la révolution.

26 – En fait, la notion de capital fictif apparaît déjà dans les Grundrisse (cf. notre citation en exergue de notre texte), mais Goldner ne fait pas de référence à cet ouvrage.

27 – À notre connaissance, Rosa Luxemburg ne parle pas de capital fictif et son analyse de l’accumulation du capital ne fait pas intervenir le crédit. Elle a une conception réduite du capital.

28 – Pour Braudel, le capital est pouvoir : grâce à sa puissance, en particulier financière, il peut d’en haut, dominer et orienter à long terme tout son développement sans intégrer directement le rapport d’exploitation usinier. Et dans cette activité globale, le capital financier n’est nullement parasitaire.

29 – Fidèles élèves du libéralisme des économistes classiques, ils considèrent l’État comme improductif par définition et ne pouvant donc contribuer à la « richesse des nations ». En France, c’est ce qui les amènera à s’opposer à l’école anglo-saxonne de la comptabilité nationale et à refuser de reconnaître l’existence d’un PIB non marchand afin de ne pas noyer la valeur-travail au sein de l’océan des utilités. Sur valeur et comptabilité nationale, cf. François Fourquet, Les comptes de la puissance, Paris, Recherches, coll. « Encres », 1980.

30 – Cf. le no 13 de Temps critiques consacré à l’État (L’impliqué, 2003).

31 – François Fourquet, Richesse et puissance, Paris, La Découverte, 1989.

32 – C’est-à-dire sur un marché où quelques entreprises dominantes imposent leurs conditions à une multitude potentielle d’acheteurs. (exemple emblématique : Microsoft). Grâce à leur position dominante, elles captent une partie de la valeur produite par les entreprises de sous-traitance, par des ententes mutuelles illicites et des rentes.

33 – Pour Keynes, l’épargne est un résidu du revenu qui n’a pas vraiment d’autonomie propre car elle vient s’ajuster à l’investissement d’origine dans le phénomène du multiplicateur (l’investissement d’origine a un effet de multiplication sur le revenu). La théorie néo-classique qui faisait du taux d’intérêt le déterminant du taux d’épargne semble à nouveau triompher.

34 – Pour Schumpeter, l’innovation d’importance ne pouvait que rompre avec les usages routiniers de l’économie. Ainsi, elle devait être financée par une création ex nihilo d’argent-capital sur le marché bancaire (monétaire).

35Avis aux naufragés, Lignes, 2005, p. 113.

36 – En 2005, ils ont reçu de l’étranger pour plus de 1000 milliards de dollars et ont exporté moins de 500 milliards. De même, l’ensemble des pays émergents sont maintenant exportateurs nets de capitaux vers les pays capitalistes dominants, et ce à cause de leurs fortes réserves de change en devises fortes.

37 – Dans la zone euro, la monnaie est auto-fondatrice et échappe aux États-nations. Elle est sans effigie historique. Les monuments qui la décorent sont d’une architecture aussi abstraite que l’est le signe monétaire dématérialisé.

La résistance de l’euro dans la tourmente montre que, comme le dollar, elle est au-delà de la problématique absurde de la déconnexion. D’ailleurs les monnaies « connectés » comme les monnaies nordiques boivent la tasse.

38 – Cf. Jacques Guigou, « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques no 9 (1996).

39 – Cf. Jacques Camatte, « La mort potentielle du capital », Invariance série V, no 5, 2002, p. 83-112.

40 – Dans le VIe Chapitre inédit du Capital (découvert dans les années 1930 et diffusé en France en 1967), Marx introduit les deux notions de domination formelle du capital sur le travail et de domination réelle. Si nous voulons donner une définition rapide et nécessairement simplifiée des deux notions cela pourrait être :

– Dans la domination formelle, le procès de travail est déjà soumis au procès de valorisation du capital (ce qui n’est pas le cas dans la phase antérieure de la petite production marchande). Le stade de production y est déjà proprement capitaliste, mais pas encore celui de la reproduction. C’est d’ailleurs la production, surtout de plus-value absolue dans l’analyse de Marx, qui est au cœur de cette phase. Tout n’est donc pas encore capital et c’est ce qui fonde la distinction entre société bourgeoise et rapports de production capitalistes. On s’accorde généralement à la dater depuis la révolution industrielle jusqu’aux années 20 du XXe siècle qui voient la contre-révolution vaincre la révolution et engendrer une restructuration du capitalisme sur les nouvelles bases de la domination réelle.

– Dans la phase de la domination réelle, tout apparaît comme capital. La force productive du travail se trouve incluse dans le capital fixe qui, pourtant, se pose comme extérieur, autonomisé du procès de travail, mais étroitement lié au développement de la technoscience. « Le mort saisit le vif » et le capital se présente lui — même comme la source de la survaleur : le profit efface la plus-value (en langage marxiste, c’est la domination de la plus-value relative) et l’entrepreneur cède la place aux managers, technocrates et actionnaires. La société bourgeoise devient la société du capital en englobant la société civile. Le discours du capital remplace l’idéologie bourgeoise et impose sa neutralité axiologique à travers son utilisation de la techno-science et de ses systèmes experts.

41 – Cette notion élaborée par la revue Temps critiques désigne la forme que la capitalisation des activités humaines assigne à tous les rapports sociaux. En tendance, les activités des humains et les manifestations de la vie sont immédiatement converties en opérateurs de validation d’un prix. Marx avait perçu cette tendance du capital à devenir homme (human being). Aujourd’hui ces processus d’anthropomorphose du capital s’élargissent et s’intensifient par le biais de combinaisons entre des organismes vivants et des systèmes technologiques.

42 – Cet affranchissement par le capital d’une nécessité, pour se valoriser, de passer par un titre de propriété et donc son indifférence à un droit de propriété institué et contrôlé par la loi, rend caduques et vaines les initiatives de lobbies réformateurs qui, via les organisations internationales cherchent à « faire fructifier la richesse des pauvres » en instaurant un État de droit qui seul permettrait de légaliser les biens immobiliers des milliards de pauvres des zones périurbaines plongés dans le règne des mafias et des échanges sans titre de propriété. Comme les zélateurs du micro-crédit (cf. partie III supra), l’économiste péruvien Hernando de Soto s’est fait le héros de cette croisade pour une valorisation du capital immobilier des bidonvilles et des favelas dans un titre de propriété afin de convertir les masses de déshérités aux charmes de la très petite entreprise… Cf. Hernando de Soto, Le mystère du capital. Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Flammarion, 2005 ; et Le Monde 2 « Faire fructifier la richesse des pauvres », 8 novembre 2008, p. 25-30.

43 – Après avoir rappelé la prédiction de Marx selon laquelle lorsque le nombre d’ouvriers qui font réaliser la plus-value deviendra plus grand que celui de ceux qui produisent la plus-value, une révolution interviendra, J. Camatte note que cette inversion est survenue aux États-Unis en 1956 et que s’ensuivirent récession et stagflation. Il situe là le moment où « le capital a dépassé des limites imposées par la valeur-temps de travail », Invariance, série V, no 5, p. 88. De même, on peut dire que si on en restait à la définition originelle des travailleurs productifs de plus-value, leur nombre décroissant ne pourrait même pas suffire à la reproduction simple de la valeur. Dans ce qu’on nomme « la crise », le capital s’est échappé de son ancienne assignation à exploiter la force de travail pour réaliser du profit.

44 – Cf. Cahiers du doute no 3, juin 1989. C’est ce que reconnaît aussi Goldner quand, dans sa réponse à nos remarques, il précise : « La crise actuelle est une crise de reproduction à l’échelle mondiale où l’élargissement va de pair avec la rétrogression matérielle de l’humanité et de son environnement. Le capital sans processus de valorisation à travers cette reproduction (ou, actuellement, non reproduction) n’est plus le capital ». Mais alors qu’est-ce que c’est le capital aujourd’hui ? En fait, chez Goldner comme chez beaucoup d’autres, il y a l’effroi devant l’hypothèse d’un capitalisme sans « capital productif ». Et Goldner, avec son concept de rétrogression nous semble régresser lui-même vers les théories de la décadence du capitalisme. Le paradoxe c’est que cette analyse est un peu celle qui règne sur les marchés financiers. Dans les termes actuels de l’idéologie néo-classique, nous dirons que c’est une prophétie auto-réalisatrice qui est complètement inhibitrice du point de vue d’une quelconque intervention politique critique.

45 – Sur cette question on peut aussi se reporter au no 6-7 de Temps critiques (p. 53 et sq) ainsi qu’au livre de Jacques Wajnsztejn, Après la révolution du capital, Paris, L’Harmattan, 2007.

46 – Offre publique d’achat et offre publique d’échange. Dans le cas des OPA, il s’agit, pour l’entreprise qui lance l’offensive (« chevalier noir ») de racheter une part non négligeable des actifs de l’entreprise visée en s’adressant directement (publiquement) aux petits actionnaires quand le capital est très dispersé ce qui est aujourd’hui la norme dans les sociétés anonymes. Ces derniers se voient proposer un prix de l’action nettement supérieur à la cotation en Bourse et ont alors tout intérêt à vendre puisqu’ils ne sont pas de véritables propriétaires, mais juste des petits épargnants. L’entreprise attaquée n’a que deux moyens de se défendre : soit faire appel à une entreprise amie (« chevalier blanc ») qui viendra surenchérir sur la proposition de départ ; soit avoir préalablement constitué des noyaux durs d’actionnaires institutionnels qui au bénéfice d’un prix d’achat d’actions plus faible que la cotation ont acheté de gros paquets d’actifs à charge de ne pas revendre en cas d’OPA ennemie. L’OPE est de même nature, mais il y a échange croisé d’actions. Pour une bonne description de cela, on peut se reporter à Frédéric Lordon, La politique du capital, Odile Jacob, 2002 qui décrit la guerre entre la BP et la Société Générale pour le contrôle de Paribas.

47 – Maigrir pour produire mieux plutôt que plus, se désendetter, restaurer les profits par une politique agressive vis-à-vis des salariés, de façon à modifier le partage de la valeur ajoutée vont constituer les nouveaux objectifs.

48 – Une vision anti-capitaliste de droite qui connaît parfois le succès dans une certaine extrême gauche.

49 – Daimler-Benz est possédé à 41,8 % par la Deutsche Bank.

50 – Frédéric Lordon cite (op. cit. p. 322) l’exemple du groupe Générale des Eaux-Vivendi dont le centre de gravité s’est déplacé des services aux collectivités locales à la communication multimédia à coup d’opérations financières aventureuses.

51 – Ainsi, Danone a été empêché de prendre le contrôle sur Quaker Oats en 2000, OPE jugée trop onéreuse et à la rentabilité douteuse par les actionnaires.

52 – Lordon, op. cit. p. 50.

53 – C’est cette action de l’État qui a permis la vague d’OPA des années 80, dont la plupart étaient spéculatives, avec la pratique du rachat global et de la revente par appartements. C’est lui aussi qui a propulsé les « investisseurs institutionnels » dans le financement et le contrôle des entreprises sous prétexte de limiter les tentatives d’OPA hostiles. Ce système a été particulièrement développé aux États-Unis dans la mesure où le capital y est très dispersé et les règles de protection absentes. Par contre, en France, la pratique des noyaux durs et le contrôle de l’État ont limité les transferts de propriété.

54 – Une communauté du capital que le candidat à la présidence Sarkozy appelait de ses vœux : « Je veux que le capitalisme familial soit encouragé parce qu’il s’inscrit davantage dans la durée que le seul capitalisme boursier. Je veux que la logique industrielle compte autant que la logique financière. Donner toujours raison aux emballements du marché, sacrifier le long terme pour le court terme, l’industrie à une exigence de rentabilité déraisonnable et l’emploi aux seuls cours de la Bourse est un renoncement. Ce renoncement donne le pouvoir aux prédateurs au détriment des entrepreneurs. Il fait passer la spéculation avant la production » (discours du 18 décembre 2006 tenu à Charleville-Mézières). Hormis la première notion à connotation vichyste, on reconnaît là une argumentation qui sert de base à des positions politiques qui vont du FN à Lutte Ouvrière en passant par Attac et Le Monde diplomatique. Sarkozy est bien le président de presque tous les Français !

55 – Cf. ses textes sur la crise financière sur le site Spartacus.

56 – Le statisticien Jean Gadrey (Le Monde du 14 octobre 2008), note que depuis la création du CAC40, les salaires n’ont augmenté que de 40 % en euros constants et qu’une augmentation équivalente du CAC40 aurait dû le porter aux alentours de 1600 sur un indice de départ de 1000. Or, à son point le plus bas, c’est-à-dire le vendredi 10 octobre 2008, son « écroulement » l’a amené à 3176,49 ! Il est d’ailleurs reparti à la hausse dès le mardi 14 octobre 2008 ; et les jours suivants « il a fait du yo-yo ».

57 – Elle a consisté à transformer des prêts bancaires en obligations achetées par des investisseurs du monde entier. Le but étant de faire du profit en s’assurant de ne pas faire de perte. Il faut remarquer que cette technique, dont on parle tout à coup sans arrêt, n’est pas nouvelle puisqu’elle date des années 70 (toujours la fictivisation) et qu’elle a conforté la plus grande partie des restructurations qui ont relancé la dynamique du capital, par l’intermédiaire du marché financier venu supplanter le marché monétaire. Le problème actuel, c’est que vu leur énorme développement, on ne sait plus quelle est l’exposition réelle des banques aux risques, sachant que les banques d’affaires américaines ne sont pas adossées aux dépôts des particuliers comme c’est le cas en France où la distinction entre banques de dépôt et banques d’affaires n’existe plus depuis la fin des années 60.

58 – Michel Aglietta et Anton Brender, Les métamorphoses de la société salariale, Paris, Calmann-Lévy, 1984, p. 196.

59 – Le développement des fonds de pension va dans le même sens. Il est en effet très idéologique et abusif de ne les considérer que comme des fonds spéculatifs, car la frontière entre se couvrir contre les risques et spéculer est de plus en plus floue. Dans une économie dans laquelle toutes les variables sont incertaines, il est nécessaire de distinguer entre activité normale spéculative et jeu de hasard ou spéculation irresponsable. Or cette distinction ne peut s’effectuer dans la « pensée critique » courante qui se réfère toujours à une activité « socialement bonne » créant une richesse nouvelle alors que la finance est le lieu de l’oisiveté et du vol puisqu’elle ne produit rien et ne fait que dépouiller les producteurs. On reconnaît là une vieille critique portée par le mouvement ouvrier dans sa composante syndicaliste révolutionnaire qui sera reprise par les théories nationales-socialistes. Dans ces deux tendances, malheureusement, fleurissait l’antisémitisme. Le lien se fit, par exemple, dans la participation d’anciens syndicalistes révolutionnaires au régime de Pétain.

60 – Cela ne signifie nullement qu’on ne puisse pas se révolter contre ce processus.

61 – La fluidification du capital touche par exemple tous les pays émergents comme la crise asiatique l’avait déjà montré et comme la spéculation immobilière en Chine et son implication dans les crédits accordés aux grands assureurs américains le montrent aussi. Amadeo Bordiga avait déjà envisagé un déblocage du capital par la fluidification des capitaux plus que par l’accumulation primitive. Son analyse du devenir de la Chine se situait aux antipodes des analyses marxistes orthodoxes d’aujourd’hui qui ne voient la Chine que comme usine du monde fournissant le marché américain. Pour lui, la Chine pouvait passer directement d’un pays de paysans à un pays de consommateurs sans forcément passer par l’usinification de toute la société. Cela anticipait déjà le processus de totalisation à l’œuvre. On peut appliquer ce raisonnement à la fringale d’ouverture de l’Europe communautaire pour repousser sa frontière toujours plus à l’Est.

62 – Cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, Paris, L’Harmattan, 2004.

63 – Ces derniers défenseurs ont été Keynes en 1944 qui s’est opposé en vain au dollar en proposant le « bancor » comme équivalent général et plus récemment, en France, sous le gaullisme, Jacques Rueff qui proposait un retour pur et simple à l’étalon-or pour lutter contre l’inflation.

64 – Cette analyse n’est d’ailleurs pas récente. J.-L. Darlet, dans les nos 1 et 2 de la série III de la revue Invariance, s’est appuyé sur le TES (tableau économique de la comptabilité nationale qui recense et fait se recouper toutes les entrées et sorties d’une branche de production) de Leontief de 1925 pour montrer que le schéma de Marx sur les secteurs I et II ne tient plus.

65 – Les CDS (contrats d’échange de risques de défaut) qui sont des paris sur les risques courus par d’autres et aussi des jeux sur la variation des prix des matières premières ou des taux d’intérêt ; les LBO (fonds de capital-investissement) qui rachètent des entreprises en s’endettant et en espérant que les futurs bénéfices viennent rembourser et au-delà leurs dettes ; les hedge funds qui sont des fonds spéculatifs basés dans des paradis fiscaux comme aux îles Caïman.

66 – Les banques de dépôt sont donc obligées de venir au secours des banques d’affaires comme le montre la reprise de Merril Lynch par The Bank of America ou leur conversion in extremis en banques de dépôt (Goldman-Sachs et Morgan-Stanley).

67 – Sur ce point et dans une perspective néo-opéraïste (Negri, Lazzaratto, Virno), on pourra se reporter à : Christian Marazzi, Et vogue l’argent, L’Aube, 2003, p. 45 et sq.

68 – Christian Marazzi, op. cit., p. 80 et sq.

69 – La mode étant aux bulles spéculatives et à leur dénonciation on en vient parfois à penser la Bourse comme ayant pour but de produire la bulle par le capital fictif. Or la Bourse sert aussi aux entreprises à lever directement des capitaux (ce qu’on appelle les opérations de capitalisation boursière) pour leurs augmentations de capital. En période de désinflation, cela leur permet de se financer de façon moins coûteuse que par le passage par le marché monétaire et l’emprunt aux banques à un taux d’intérêt réel élevé.

70 – La théorie économique repère cette déconnexion apparente dans le phénomène de Goodwill qui est la différence entre la capitalisation boursière des entreprises et leur capital social (les « capitaux propres »).

71 – C’est la base de la déflation actuelle : destruction de la dette par la contrainte aux remboursements, donc faillites et plus généralement dévalorisation du capital.