L’Évanescence de la valeur
AVANT-PROPOS
L’objet de ce livre est de donner un exemple précis des caractéristiques actuelles de la réappropriation de la théorie communiste1. Cette réappropriation s’effectue à partir de différents pôles et ne peut donner lieu à une unification artificielle vu l’absence d’un sujet porteur de cette théorie et de sa perspective programmatique. Cette activité ne peut donc se contenter de se réapproprier la théorie du prolétariat, mais elle ne peut pas non plus couper tous les fils avec elle. C’est bien là une de nos difficultés2. Cette réappropriation a suivi plusieurs voies qui ne sont pas indépendantes de moments historiques situés. À la fin des années 60, l’attention s’est surtout portée sur les œuvres de jeunesse de Marx et particulièrement sur Les Manuscrits de 1844 qui semblaient le mieux exprimer le sens révolutionnaire de l’époque. En effet, l’analyse des rapports sociaux, du travail, de l’économie politique, est structurée par un couple sujet/objet dans lequel le moteur est le sujet. Les Grundrisse (ou Contribution à la critique de l’économie politique) et le VIe Chapitre inédit du Capital, viennent ensuite en appui, comme pour assurer un lien entre les œuvres de jeunesse et Le Capital, à une époque où les « althustaliniens » font encore flèche de tout bois, en France du moins. Cela conduisait à dégager progressivement le cadre de la théorie communiste, du strict cadre prolétarien et à poser la révolution à titre humain. Le temps de la critique se superposait à celui de la réappropriation, mais, pendant ce temps-là, nous étions battus sur le terrain des luttes contre le capital. Ce fut l’heure des bilans, la théorie se fit petite et s’émietta encore davantage. La revue Temps critiques représenta une des tentatives (microscopique) de regroupement.
Toute convergence entre des initiatives isolées apparaît alors au moins comme fortuite ou au mieux, comme une évidence de l’universalisation de ce qui est avancé et finalement de son critère de validité. C’est ainsi que nous prîmes connaissance des thèses du groupe Krisis et de leur courant. Cela fut renforcé par le fait que, de l’extérieur, nous étions souvent associés à ce groupe quant à la question de la critique du travail et de sa fin. Association abusive car nous n’avons jamais parlé de la fin du travail, au sein du capital en tout cas, mais du rôle de plus en plus réduit du travail vivant dans le procès de valorisation, ce que nous nommons : l’inessentialisation de la force de travail. Néanmoins, malgré cette différence, les deux groupes mettent au centre de leur critique du travail la question de la valeur, mais là aussi sans que nous parlions exactement de la même chose. Des contacts communs, puis des échanges de courrier (avec Jappe et par son intermédiaire ou celui de M.), une participation à une de nos publications3, une présentation de Temps critiques par Jappe pour la revue Krisis, ne levèrent pas les ambiguïtés. Nous avons décidé de faire une présentation critique de ce groupe en essayant de distinguer ce qui nous rassemble de ce qui nous sépare. Le projet de départ ne devait concerner que la revue et ses lecteurs, mais devant les difficultés de clarification, nous avons effectué de plus amples développements qui replacent aussi Krisis au sein de son cheminement théorique et de ses influences. Un livre s’imposait donc.
CHAPITRE I
Le concept d’abstraction réelle
Le groupe Krisis s’est constitué en 1986 à Nuremberg. Son projet de recherche vise une critique fondamentale de l’idéologie bourgeoise, du marché, de l’État, et de la politique. Très rapidement, le groupe, et particulièrement Robert Kurz, se centre sur la critique des théories de la valeur, puis la critique du travail.
Leur filiation théorique avec l’École de Francfort est explicite surtout avec Adorno et son disciple des années 60–début 70 : Hans-Jürgen Krahl ; filiation tout aussi évidente avec le théoricien américain Moishe Postone, cité de nombreuses fois par les auteurs de Krisis et par Anselm Jappe dans Les aventures de la marchandise. Avec la participation récente de ce dernier au groupe, la référence à l’Internationale situationniste et particulièrement à Guy Debord se fait plus sensible.
Influences et filiations
1 – Partons de Postone4 et de son écrit sur l’antisémitisme. Pour lui, attendu que la rationalité instrumentale aussi bien que l’idéologie antisémite naissent du même monde capitaliste et que celle-là ne saurait expliquer cette dernière, il importe d’exposer l’enchaînement conceptuel qui des catégories fondamentales de la société capitaliste monte jusqu’à la contre rationalité5 antisémite. C’est à cette tâche que s’applique Postone, mais en s’appuyant sur la critique de l’économie politique faite par Marx plutôt que sur une critique d’ordre philosophique. Il insiste sur le fait que Le Capital n’est pas un manuel d’économie, mais la critique d’une certaine forme sociale de l’activité humaine, de la richesse ainsi que de la pensée, c’est-à-dire celle de la matérialité et de l’idéalité sociales, de l’économie et de l’idéologie, de la fausse société et de la pensée fétichisée que celle-ci engendre. Dès le début du Capital, il apparaît que la « modernité » n’est pas si rationnelle qu’elle ne le prétend. La marchandise, qui semble être une chose terre à terre s’avère être une « chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques », une chose « sensible suprasensible », « à caractère mystique6 », « un hiéroglyphe social »7, une « forme délirante »8. Elle n’est pas seulement cette chose concrète ayant telle valeur d’usage mais comporte également une dimension abstraite, la « valeur », qui n’apparaît jamais en tant que telle, mais d’une façon à faire tourner la tête. Là est posé le concept « d’abstraction réelle » que Marx a développé dans la Contribution à la critique de l’économie politique. On y lit que la réduction des différents travaux à « un travail non différencié, uniforme, simple, bref à un travail qui soit qualitativement le même et ne se différencie donc que quantitativement (…) est une abstraction qui s’accomplit journellement dans le procès de production sociale », abstraction qui n’est « pas plus grande ni moins réelle que la réduction en air de tous les corps organiques »9.
Postone va démontrer que l’antisémitisme naît de la manière dont apparaissent ces deux côtés de la marchandise, puis du capital, et qu’il peut être compris comme une révolte — non certes contre la « modernité » mais contre l’abstraction phénoménale — comme une révolte « anticapitaliste » qui affirme l’ordre même contre lequel elle s’insurge, une révolte qui, au lieu d’en finir avec la société capitaliste, débouche sur la froide destruction des Juifs.
La mise en avant de la notion de fétichisme lui permet d’expliquer que les rapports sociaux n’apparaissent pas en tant que tels et que de plus ils apparaissent de façon antinomique comme opposition entre l’abstrait et le concret. L’abstrait, c’est-à-dire par exemple, l’argent, va apparaître comme le mal et le concret comme le naturel, le bien10. Et l’abstrait (la domination abstraite du capital dont le « sujet » est la valeur) va être personnifié sous la figure du Juif11. Cette conception offre un autre intérêt en ce qu’elle permet de comprendre que les attaques contre les Juifs n’ont pas été essentiellement spécifiées en termes d’affrontements de classes contre des représentants du capital (comme le firent les marxistes de gauche avec leur théorie sur la crise des années 30 qui rendrait obsolètes les anciennes classes moyennes dont les Juifs font globalement partie12), mais comme une personnification de la domination internationale du capital. Les forces occultes du mal devaient être rendues visibles.
Cette interprétation de Postone est très différente à la fois des interprétations psychologiques bourgeoises (la folie ou l’irrationalité d’un système politique) et des interprétations fonctionnalistes marxistes. Pour Postone, l’usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d’une production de biens, de valeurs d’usage. C’est en tant que support nécessaire de l’abstrait que le concret est produit. Les camps d’extermination n’étaient pas la version d’horreur d’une telle usine ; il faut y voir au contraire la négation « anticapitaliste » grotesque, aryenne de celle-ci. Auschwitz était une usine à « détruire la valeur13 », c’est-à-dire à détruire les personnifications de l’abstrait. Son organisation était celle d’un processus industriel diabolique dont le but était de « libérer » le concret de l’abstrait. Le premier pas pour réaliser ce but consista à déshumaniser les Juifs, c’est-à-dire à leur arracher le « masque » de l’humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu’ils sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abstractions. Le second pas consista à exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer les derniers restes de la « valeur d’usage matérielle et concrète : vêtements, or, cheveux ».
Cette thèse n’a pas qu’une portée théorique ; elle est en effet d’actualité dans chaque phase historique de crise où ne manque pas de se produire une certaine convergence entre les différentes formes d’anti-capitalisme. On le voit aujourd’hui avec le mouvement anti-mondialisation dans lequel se côtoient souverainistes de différentes obédiences, anti-américains et anti-impérialistes. Dans cette mouvance, les attaques contre le mauvais capitalisme financier qui dicterait les exigences de la valorisation au bon capitalisme industriel expriment bien ce que décrit Postone : une fois de plus un bon concret est opposé à un mauvais abstrait. « Cette forme “d’anti-capitalisme” repose donc sur une attaque unilatérale de l’abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme partie fondatrice d’une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l’abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique et historique de l’opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes. (…) En ce sens, cette pensée est le complément antinomique de la pensée libérale14 ».
Le concept marxien de fétiche a pour visée stratégique de fournir une théorie de la connaissance fondée sur la distinction entre essence des rapports sociaux et formes phénoménales. Les catégories marxistes expriment à la fois des rapports sociaux réifiés spécifiques et des formes de pensée, mais cela ne recoupe pas la distinction fonctionnaliste et marxiste traditionnelle entre infrastructure et superstructure : « L’idée que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux “réifiés” spécifiques et des formes de pensée, diffère essentiellement du principe courant de la tradition marxiste qui conçoit ces catégories en termes de “base économique” et la pensée en termes de superstructure dérivée d’intérêts et de besoins de classes15 ».
La démarche de Postone et son influence directe sur Krisis apparaissent bien mieux dans le texte « Quelle valeur a le travail », repris dans Marx est-il devenu muet16 ? Postone y définit ce qu’il entend par « marxisme traditionnel », c’est-à-dire une analyse du capitalisme essentiellement faite en termes de rapports de classes enracinés dans des rapports de propriété médiatisés par le marché. De façon très paradoxale pour nous, Postone assimile ce marxisme traditionnel à celui du jeune Marx, le Marx des catégories transhistoriques17. Il lui oppose le Marx du Capital qui analyse la valeur en tant que forme spécifique de richesse, forme liée au rôle historique unique du travail sous le capitalisme18. Cette théorie de la valeur est à distinguer de la théorie dite de la valeur-travail de Marx, théorie qui cherche à prouver l’exploitation en affirmant que le travail est la seule source sociale de la richesse. Alors qu’il y a crise de cette valeur-travail, la valeur en tant qu’abstraction triomphe aujourd’hui en tant que tendance à l’expansion illimitée. Le capital est valeur qui s’auto-valorise. Ce « capital automate » produit une structure abstraite de domination « qui soumet les individus à des contraintes et des impératifs structurels de plus en plus rationalisés et impersonnels. C’est la domination des individus par le temps19 ». Dans l’analyse de Marx, la domination sociale dans le capitalisme ne se réalise pas, à son niveau le plus fondamental, à travers la domination de groupes humains par d’autres groupes humains, mais à travers la domination des groupes humains par des structures sociales abstraites, que ces groupes eux-mêmes constituent20 ». Ceci amène les récents traducteurs de Postone à l’idée que la lutte contre le capitalisme est une lutte entre les hommes et la valeur et non une lutte entre les classes et la preuve en serait que les luttes du mouvement ouvrier n’ont pas conduit au dépassement du capitalisme21. Or, avancer cela c’est confondre deux choses. Ce n’est pas parce que le mouvement prolétarien a été battu que la lutte contre la valeur ne devait pas passer par la lutte des classes. Le raisonnement des traducteurs (et sûrement un peu de Postone aussi) saute une étape et infère de la situation actuelle de dissolution des classes — et donc de la nécessité de s’attaquer directement à la valeur et non simplement à ses personnifications — qu’il en a toujours été ainsi22. On comprend aussi pourquoi les traducteurs ne se posent pas la question de la rupture du fil historique entre prolétariat et communisme23.
Le sujet est donc constitué de relations objectivées : « Ces formes sociales impersonnelles et abstraites ne voilent pas simplement ce que la tradition a réputé être les relations sociales “réelles” dans le capitalisme, c’est-à-dire les relations de classe ; elles sont les relations réelles de la société capitaliste qui structurent sa trajectoire dynamique et ses formes de production24 ». Et encore : « Marx caractérise explicitement le capital comme la substance qui se meut d’elle-même et qui est le Sujet. Ce faisant, Marx suggère que le Sujet historique au sens hégélien existe en effet dans le capitalisme, mais il ne l’identifie avec aucun groupe social, tel que le prolétariat, ni avec l’humanité. (…) Le Sujet de Marx, comme celui de Hegel est alors abstrait25… » [Ce serait donc une erreur de penser que Marx remet simplement Hegel sur ses pieds en utilisant les mêmes catégories, mais de façon matérialiste. NDLR]. « L’explication historique que donne Marx du Sujet en tant que capital et non en tant que classe tente de fonder la dialectique de Hegel en termes sociaux, et donc d’en fournir la critique (…) Marx affirme implicitement que Hegel a saisi les formes sociales abstraites et contradictoires du capitalisme, mais non dans leur spécificité historique (…) Cette analyse critique est très différente du genre de matérialisme qui inverserait simplement ces catégories idéalistes d’une façon anthropologique (…). Marx cherche implicitement à démontrer que le “noyau rationnel” de la dialectique hégélienne réside précisément dans son caractère idéaliste. Il est l’expression d’un mode de domination sociale constitué par des structures de relations sociales qui, parce qu’elles sont aliénées, acquièrent une existence quasi indépendante vis-à-vis des individus, et qui, à cause de leur nature dualiste particulière, ont un caractère dialectique26 ».
2 – L’influence de l’École de Francfort est plus diffuse, mais s’avère aussi importante car elle imprègne tout le discours de Krisis. D’ailleurs le groupe affirme clairement reprendre le flambeau de la critique. Il s’agit donc bien d’une « théorie critique » au sens de l’École de Francfort et non pas d’une contribution à la théorie du prolétariat ou à la théorie communiste. Kurz27 reprend par exemple leur critique des Lumières et l’applique à la théorie marxiste qui se serait dissociée en une théorie de la société « objectiviste » et économique, quasi scientifique et une théorie de l’action « subjective » (politique et juridique). Cela ne ferait que refléter le dédoublement de la pensée depuis la philosophie des Lumières : la main invisible d’un côté (l’objectivité), la liberté des individus de l’autre (la subjectivité)28. C’est justement parce que la pensée moderne céderait au fétichisme qu’on assiste à ce va-et-vient entre objectivisme (le marxisme) et subjectivisme (l’existentialisme) et qu’il serait nécessaire de revenir à l’analyse d’origine de Marx, sur le fétichisme de la marchandise et les masques sociaux.
C’est ce dédoublement de la pensée que refuse Adorno dans son dernier texte : « [Les individus] sont objets et non-sujets du processus social qu’ils maintiennent néanmoins en mouvement en tant que sujets29 ». Cette idée est importante pour comprendre la position de Krisis sur le « capital automate » et cela concerne tous les individus quelle que soit leur classe d’origine. Adorno reprend : « Depuis longtemps [le processus économique] n’a plus seulement pour objet les masses, mais aussi ceux qui disposent du capital (…). Ces derniers sont devenus absolument fonction de leur propre appareil de production. La question si souvent débattue de la managerial revolution, du prétendu passage du pouvoir dominant de ceux qui le détenaient en droit à une bureaucratie, est, à côté de cela, secondaire (…). L’ancienne oppression sociale n’a fait que devenir anonyme ».
Adorno développe lui aussi une critique du positivisme marxiste, lequel, selon lui, est incapable de saisir « le voile technologique » qui fait prendre les apparences de la relation instrumentale pour la relation substantielle. Mais cette critique nécessaire ne doit pas tomber dans le travers inverse qui est de comprendre Le Capital comme une simple application de la Logique de Hegel. C’est tout l’intérêt d’Adorno qui, sans s’occuper particulièrement de Marx a pris au sérieux le dire de Hegel que le concept est réel et la réalité effective conceptuelle. En réfléchissant cela sur l’histoire du capitalisme, il ouvre la voie vers une interprétation du Capital centrée sur le concept « d’abstraction réelle ». Concept qui va être repris par Postone, puis Krisis et Jappe30.
Si Kurz ne condamne pas le mouvement extra-parlementaire allemand de la fin des années 60 aussi directement qu’ont pu le faire Horkheimer et Adorno, il en parle de façon particulièrement désabusée, en le réinsérant dans le marxisme traditionnel et dans la continuité des mouvements anti-impérialistes. Pour lui, ce mouvement est une « légère brise qui effleurera la société par un mouvement culturel symbolique. La tentative d’enrichir ce mouvement en lui donnant le pathos national révolutionnaire du Tiers Monde et de rassembler dans un nouveau grand projet stratégique la réception du Marx exotérique en une force historique globale, s’épuisera surtout dans une culture pop romantique révolutionnaire31 ». Seuls des individus totalement isolés comme ceux de la RAF donneront vraiment corps à ce projet stratégique et ils seront condamnés à l’échec. Leurs « actions militaires kamikazes quasi-existentialistes » ne font sans doute pour Kurz, que surenchérir sur la violence de l’État autoritaire allemand. On retrouve donc ici la critique d’Adorno adressée au mouvement extra-parlementaire allemand32. Kurz reprend cette critique33 en soulignant le peu d’effort du mouvement pour une modernisation théorique du marxisme et pour la théorie en général, au profit d’un activisme fondé sur un immédiatisme. Comme tout immédiatisme, sous des formes avant-gardistes, il ne fait qu’accélérer le processus de mutation du capital.
Jappe est beaucoup plus critique par rapport à cette école philosophique. S’il reconnaît à Adorno, Horkheimer et Marcuse, le fait de s’être intéressés aux questions de la valeur et du fétichisme à une époque ou peu le faisaient, il leur reproche de le faire encore à partir de débris du marxisme traditionnel et de façon fort imprécise34, sans aborder vraiment la question de la double nature de la marchandise. De plus, la « Théorie critique » ne verrait dans la valeur « qu’un élément partiel économique » et non une catégorie de la totalité qui comprend aussi le sujet. Pour Adorno, le sujet serait plutôt conquis de l’extérieur par la valeur"35. La valeur aurait donc englobé toute possibilité de résistance [et finalement il se résigne à l’acceptation de l’advenu, une autre façon de défendre « le moins mauvais des systèmes ». NDLR].
Cette affirmation de Jappe sur la question de la valeur est, assez discutable. En effet, toujours dans le même texte de 1968, Adorno remet en cause la théorie de la valeur-travail dans la mesure où le développement technologique rend l’activité du travail vivant dérisoire. Il en déduit « l’absence actuelle de toute théorie objective de la valeur36 » et donc de détermination objective des classes à partir d’une théorie de l’exploitation. C’est ce que nous répétons depuis plus de dix ans et il semble que Krisis partage cette position.
Adorno met en avant la notion de domination (que Jappe considère comme atemporelle parce qu’elle ne spécifierait pas le rapport social capitaliste !) qui définit les rapports aliénés de l’homme avec sa nature intérieure comme avec la nature extérieure. C’est la structure de la technique qui pour Adorno devient le moteur du caractère tautologique de la production capitaliste et non pas les contradictions de la marchandise. C’est cette insistance sur le concept de domination qui lui permet de déceler les embryons du processus de capitalisation de la vie sociale, de ce que nous appelons la société capitalisée. La dialectique forces productives/rapports de production ne s’est pas résolue dans le sens marxien d’un primat des forces productives qui feraient éclater des rapports de production trop étroits. « Les rapports de production, n’ayant en vue que leur propre conservation [ce que nous appelons le système de reproduction capitaliste. NDLR], ont par la suite soumis à leurs lois, au moyen de replâtrages et de mesures particulières, les forces productives qu’ils avaient déchaînées37 ».
Pour en terminer avec le rapport à Adorno et aux Lumières et si l’on en croit le Manifeste contre le travail38 il semblerait que la critique de ces dernières se soit radicalisée. Ce ne sont plus seulement les limites pointées par Adorno et Horkheimer qui sont reprises, mais la remise en cause concerne tous les fondements du progressisme traditionnel. Les Lumières ne sont plus « que éthique répressive du travail (…) travestie en mission civilisatrice39 ». À partir de là et compte tenu du fait qu’un même jugement éminemment défavorable est prononcé contre les révolutions bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles qui « n’avaient rien à voir avec l’émancipation sociale40 », c’est tout le jugement sur la démocratie qui s’en trouve affecté et vient à diverger des positions très démocratistes prises par Adorno et Horkheimer à la fin de leur vie.
3) Hans-Jürgen Krahl, disciple d’Adorno va approcher davantage les questions de fétichisme et de valeur. Les auteurs de Krisis s’y réfèrent donc de manière beaucoup moins restrictive. Pour eux, « il décrit le fétichisme de la marchandise comme l’expression d’une pathologie de la société bourgeoise ». Krahl cite à ce propos l’affirmation de Freud selon laquelle toute pathologie contient une projection. Pour lui, « le problème du fétichisme et de la réification est une conséquence de la critique kantienne de la raison. Son intérêt rationnel et émancipateur est de restituer l’autonomie du sujet transcendantal en démontrant que ce que celui-ci attribue aux choses en soi appartient à lui-même. Cet intérêt se traduit de façon matérialiste dans la critique des rapports de production autonomisés et fossilisés, de l’esprit objectif d’un sujet global du travail, qui en tant que qualité naturelle primaire semble inhérente aux produits eux-mêmes. L’analyse marxienne de base montre que la pathologie de la société bourgeoise, le mécanisme social global d’une projection collective, se fonde dans l’organisation la plus interne du procès de production capitaliste41 ». Dans le même ouvrage, Krahl dégage l’existence de la valeur, en tant qu’essence, de ses formes phénoménales de valeur d’usage et de valeur d’échange. Mais cette valeur devient effective seulement dans le rapport capitaliste : « C’est seulement avec le rapport capitaliste qu’existe un automouvement de la valeur pour ainsi dire automatique, qui de cette manière devient une causa sui, un sujet métaphysique42 ». Plus loin, toujours dans cet ouvrage, on peut lire ceci : « Chez Hegel, les hommes sont les marionnettes d’une conscience qui leur est supérieure. Mais selon Marx, la conscience est le prédicat et la propriété d’hommes vivants. (…) L’existence d’une conscience métaphysique et supérieure aux hommes est une apparence, mais une apparence réelle : le capital. Le capital est une phénoménologie existante de l’esprit, il est la métaphysique réelle. Il est une apparence, parce qu’il n’a pas de véritable structure de chose, et pourtant il domine les hommes43 ». Mais Krahl approche aussi une limite de Marx sur laquelle va insister Krisis. Pour lui, la découverte de la double nature du travail (travail concret et travail abstrait) est affaiblie par la définition que Marx donne du travail en tant que producteur de valeur. Le concept de travail ne peut alors être développé qu’à l’intérieur du point de vue du capital. Marx, en s’en tenant à cette conception se serait enfermé dans la vision d’une classe révolutionnaire qui ne peut être que le prolétariat, celui-ci étant lui-même assimilé au mouvement ouvrier. Krahl rencontre ici une contradiction car il est difficile de critiquer cette position sans le faire du point de vue de la bourgeoisie ou de l’intellectuel critique qui s’élève au-dessus des classes. C’est bien ce que Krahl reprochera finalement à Adorno44.
4)— L’économiste soviétique Roubine va aussi servir de point d’appui à Krisis et Jappe à travers son étude sur la théorie de la valeur45 et son analyse du premier chapitre du Capital. Roubine va introduire quatre idées-force qui vont être reprises par Krisis.
– La première idée est que pour Marx travail abstrait et travail concret ne sont pas deux types de travaux différents dont l’un, par exemple, remplacerait l’autre au fur et à mesure de la complexification de la production capitaliste. Tout travail est en effet à la fois abstrait et concret : « Il résulte de ce qui précède que, s’il n’y a pas à proprement parler deux sortes de travaux dans la marchandise, le même travail y reçoit cependant des déterminations différentes et opposées entre elles, suivant qu’on le rapporte à la valeur d’usage de cette marchandise comme à son produit ou à la valeur de celle-ci comme à sa pure expression objective46 ». Pour Roubine, la nature du travail abstrait (contenu de la valeur) n’est pas simplement abstraction du travail concret mais réduction réelle des produits par le biais de la valeur. Après avoir montré que dans l’économie marchande le travail n’est social que lorsqu’il est réduit au travail abstrait, il détache de celui-ci la propriété de s’exprimer dans la forme-valeur du produit et imagine un travail social qui ne s’exprimerait pas dans cette forme et serait cependant égalisé par une planification différente de celle existant en URSS et qui aurait toutes les autres propriétés du travail abstrait. C’est exactement le programme que se fixe Kurz à la fin de son premier texte traduit en français. Il y énonce qu’un socialisme post-bourgeois, post-industriel et post-marxiste s’appuiera sur un processus productif représentant « toujours plus, non une simple distribution de force de travail, mais un emploi rationnel des moyens dans le sens de l’échange organique avec la nature. Ce que ce processus demande avant tout, ce n’est plus la production en tant que telle et le développement des forces productives pour elles-mêmes, mais un calcul rationnel des conséquences matérielles et des liens fonctionnels. L’individu ne représente plus une quantité sociale de travail abstrait, dont la socialité se réalise en tant que telle seulement a posteriori dans l’échange. Il se trouve déjà a priori dans un lien social de reproduction matérielle qui, aussi, ex ante, doit être planifié en tant que lien matériel, c’est-à-dire qui doit être calculé comme un processus rationnel de moyens et de conséquences. Ce n’est pas la dépense individuelle de travail et sa masse globale qui sont déterminantes, mais la planification et la direction du lien fonctionnel matériel de la reproduction, devenue immédiatement sociale. L’important n’est pas que l’individu travaille deux heures ou cinq ou huit heures ; l’important est seulement que les composantes mises en mouvement aient un sens par rapport au contenu et aux conséquences matérielles. Personne n’est plus porteur de “force de travail” ; la force de travail ou sa prestation (objectivée d’une façon mesurable individuellement), peut entrer dans un échange, mais chacun fait partie d’un agrégat de reproduction au niveau de la totalité sociale dont le mouvement matériel doit être dirigé et contrôlé collectivement. Sur cette base, planification signifie quelque chose de complètement différent de l’échange planifié de “travail honnête”, et c’est simplement à ce niveau du développement des forces productives qu’on peut le reconnaître comme un non-sens logique47 ».
Mais revenons à Roubine. Pour lui, la régulation de la production par le temps de travail distribué abstraitement ne peut en effet s’effectuer que sous la forme-valeur, c’est-à-dire par l’affrontement des produits. Il est possible que cela soit occulté par l’existence d’un plan préalable (comme en URSS), mais la loi de la valeur, c’est-à-dire sa nature régulatrice indispensable, réapparaît dans l’échec du plan.
– La seconde idée est son explicitation de la théorie du fétichisme qui lui fait inverser l’ordre marxiste courant des enchaînements : au lieu de dire que la valeur de la marchandise dépend de la quantité de travail socialement nécessaire pour sa production ou plus généralement que le travail est caché derrière ou contenu dans la valeur (valeur = travail matérialisé), il est plus exact d’exprimer la théorie de la valeur de façon inverse. Dans l’économie capitaliste marchande, les rapports de travail, de production entre personnes acquièrent nécessairement la forme de valeur des choses et ne peuvent apparaître que sous cette forme matérielle ; le travail social ne peut s’exprimer que dans la valeur. De cette façon, le point de départ de la recherche, ce n’est pas la valeur mais le travail48. C’est aussi le point de vue de Krisis comme le montre leur Manifeste contre le travail.
– La troisième idée c’est que la théorie de la valeur de Marx est originale non pas parce qu’elle reconnaît dans le travail la source de la valeur (son contenu), ce qui se trouve déjà chez Smith et Ricardo, mais parce qu’elle exprime aussi une théorie de « la valeur comme forme du travail social49 ». Cela est très explicite dans le propos suivant : « Le rôle de la valeur a son origine dans les caractéristiques sociales de l’économie marchande. Seul le fait de distribuer du travail qui n’est pas organisé directement par la société, mais régulé indirectement par l’échange, produit de la valeur50 ». C’est en considérant la valeur en termes de contenu et de forme que la valeur est reliée au concept qui la précède (le travail abstrait) et au concept qui la suit (la valeur d’échange). Pour Roubine, le travail qui détermine la valeur d’échange est une forme sociale spécifique de travail. Il « crée une forme sociale déterminée de richesse, la valeur d’échange51 ». Par contenu de la valeur, Marx fait souvent référence à quelque chose qui peut acquérir la forme sociale de la valeur mais qui peut aussi prendre une autre forme sociale. C’est le cas du travail socialement égalisé, lequel, au contraire du travail abstrait (c’est-à-dire du travail qui a déjà acquis une forme sociale déterminée) peut se trouver aussi bien dans l’économie marchande que dans la famille patriarcale ou dans l’État féodal52. Roubine cependant reconnaît aussitôt qu’on trouve chez Marx nombre d’arguments contraires53. Lui se réfère plutôt aux passages qui affirment que les valeurs des marchandises « n’ont qu’une réalité purement sociale », qu’il n’est pas un atome de matière qui (y) pénètre. Le travail créateur de valeur doit être compris comme une substance sociale et non pas matérielle54. Marx insiste d’ailleurs sur ce qui relèverait d’un fétichisme de la valeur-travail propre à l’économie politique classique : « Il faut se garder de prendre cette matérialisation du travail au sens étroit que lui donne cet écossais de Smith. Lorsque nous parlons de la marchandise comme matérialisation où s’investit le travail — au sens de la valeur d’échange — nous n’avons en vue qu’une existence imaginaire de la marchandise, existence uniquement sociale, qui n’a rien à voir avec sa réalité physique ; on se la représentera comme quantité de travail social ou d’argent55 ».
– La quatrième idée n’est pas véritablement explicitée, mais elle préfigure le développement krisien autour du « capital automate ». Ainsi, pages 202 et 203 de son livre sur la valeur, Roubine cite de nombreux passages de Marx allant dans ce sens : « Le capitaliste est du capital personnifié » ; « [Le capitaliste] est une simple personnification du capital » et le propriétaire foncier une personnification de la terre56 ». Cette personnification correspond à un phénomène réel et non à une mystification ; les rapports de production entre les hommes dépendent en effet de la forme sociale des choses (c’est-à-dire des éléments de la production) qui leur appartiennent et qu’ils personnifient57. On revient ici aux causes du fétichisme qui sont que la plupart des analyses ne font que s’en tenir à l’aspect externe des phénomènes (exotérisme) et en conséquence, la valeur et l’argent par exemple, sont perçus comme des caractères naturels appartenant aux choses elles-mêmes et non comme des expressions de rapports humains liés aux choses58. Roubine se livre ensuite59 à une analyse de l’évolution de Marx sur cette question, en soulignant qu’il est passé d’une théorie de l’aliénation (dans La Sainte Famille) qui oppose rapports humains (ce qui devrait être) et forme matérielle (ce qui est) à une vision de l’unité des deux dans l’être social et le monde tel qu’il est. Les rapports de production sont derrière les choses et le fétichisme est un phénomène de l’être social (dans Misère de la philosophie).
CHAPITRE II
L’aporie de la production comme marchandise
Nous allons maintenant aborder une critique de Roubine qui est donc une réponse indirecte à Jappe et Kurz, car elle s’attaque à une des sources de leur démarche théorique60.
Roubine part de la contradiction que Marx met en avant entre le travail qui crée de la valeur et la valeur qui serait sujet s’auto-valorisant. Mais Roubine va essayer de concilier les deux, car en tant qu’économiste soviétique, il sait que la classe ouvrière russe doit « créer » un capital national… à une époque où l’autonomisation de la valeur s’accélère déjà sur le marché mondial. En URSS, le travail, devenu classe dominante, ne peut plus s’affronter à la valeur (cela a été le cas pendant la période du « communisme de guerre ») d’où la nécessité du compromis si on ne veut pas non plus un rétablissement pur et simple de la loi de la valeur-travail (ce qui a correspondu à la période de la NEP).
Pour Roubine, le procès matériel technique est une donnée et la valeur, qui est constituée par le travail, n’est qu’une pure forme, un « rapport autonomisé » mais vivant et changeant de forme. Remarquons au passage qu’à cet égard, il ne s’écarte pas de la vulgate de l’économie politique classique qui a toujours posé comme « donnés » un certain nombre de facteurs (population, institutions) et parmi eux l’état de la technique61. Ce serait le rôle de la loi de la valeur que de s’occuper de ces changements de forme du travail. Comme Marx, il cherche à donner une cohérence au capital62 par la loi de la valeur. Mais son entreprise s’avère plus difficile que celle de Marx car c’est au mouvement d’autonomisation de la valeur, qui apparaît déjà dans les années 20 du XXe siècle, qu’il cherche à donner une cohérence interne. Le capital semble ne plus être que valeur s’auto-valorisant (dit autrement : tout et n’importe quoi devient travail « productif » pour le capital et encore autrement : le temps de production baisse alors qu’augmente le travail nécessaire général) ; alors que cependant se maintiennent les conditions de la reproduction d’ensemble du système.
La théorie de la valeur de Roubine pose ainsi le procès matériel technique comme médiation s’isolant des rapports que les hommes entretiennent aussi bien avec la nature extérieure qu’avec la nature intérieure. Cela contribue à voiler l’antagonisme des classes qui s’exprime dans les rapports de production et le fait que très tôt, l’évolution de la technologie capitaliste et son application dans les usines ont constitué une réponse à ces luttes et à l’autonomie ouvrière. En effet, dans l’histoire du mouvement ouvrier l’autonomie ouvrière est souvent apparue comme un équilibre instable entre l’antagonisme des classes et l’implication réciproque du travail et du capital dans les rapports sociaux63. La valeur se fait sujet et alors il n’y a plus guère de raison de penser que le mouvement du capital puisse connaître une limite. La crise au sens historique du terme disparaît et il ne reste plus qu’à réagir par un sursaut à la tendance irréversible du capitalisme à la décadence ou, vision plus moderne, à la catastrophe64. Or, pour nous, la valeur n’a pas de cohérence interne. C’est seulement l’économie classique (donc la classe bourgeoise), puis son aménagement, certes critique, par Marx (donc la classe ouvrière) qui vont chercher à lui donner un sens précis. Mais là où la bourgeoisie n’aura aucun mal à s’affirmer comme personnification de la valeur, la classe ouvrière et la théorie du prolétariat rencontrent une contradiction insoluble avec la théorie de la valeur-travail qui affirme à la fois la classe sujet et la valeur sujet.
La plupart du temps, cette contradiction n’est pas perçue comme telle, mais elle est donnée comme un passage obligé entre deux stades de la théorie. Ainsi en est-il du découpage qu’opère aujourd’hui Krisis entre un Marx « ésotérique » et un Marx « exotérique ». De telles dichotomies ont des précédents. On se souvient du découpage « structuraliste » de Marx réalisé par Althusser au début des années soixante au nom de la « coupure épistémologique » entre un Marx humaniste et un Marx scientifique. On connût aussi cet autre découpage effectué par l’ultra-gauche radicalisée entre le Marx « jeune » et prolétaire des Manuscrits de 1844 et le Marx « vieux » et ouvrier du Capital. Parallèlement à ces fragmentations du corpus théorique, le marxisme a éclaté entre économistes (Roubine, Grossmann, Mattick), philosophes (Lukács, Korsch, Kosik, Marcuse) et théoriciens du mouvement ouvrier et du programme (Pannekoek, Bordiga). Ex post, on peut interpréter ces segmentations selon deux hypothèses qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles entre elles : la première est que le marxisme comme toute la science moderne abandonne toute prétention à la saisie de la totalité et se répartit des champs d’expertise ; la seconde est que cela représente des tentatives pour dépasser cette contradiction spécifique à la théorie de la valeur-travail alors qu’elle reste indépassable dans la perspective classiste.
La valeur présuppose une représentation
Pour nous, à son origine, la valeur n’est que le produit sur le marché de l’éclatement de l’activité communautaire en travaux particuliers et partiels. Cet éclatement produit une double abstraction :
– un moment du rapport homme/nature est coupé de ce qui est devenu « la société » (procès « matériel », travail « concret ») ;
– le produit de cette première abstraction est abstrait à son tour et représente le travail (le travail « abstrait »).
La valeur n’est donc pas sujet, mais produit d’une représentation, celle de l’unité de la matière et de l’humanité se heurtant à la réalité du capital qui est négation de la valeur sur ses propres bases : le couple valorisation/dévalorisation que l’on retrouve particulièrement actif dans chaque crise du capital, en rend compte. La valeur n’est pas non plus mouvement, mais séparation de l’activité vitale que les hommes se représentent, justement, sous une forme abstraite et générale.
La théorie de la valeur pose donc le procès matériel-technique comme objet (nous l’avons signalé dans l’analyse de Roubine : « le procès matériel-technique est une donnée »), séparant ainsi le métabolisme homme/nature des rapports humains. C’est une position matérialiste mécaniste qui pose la matière comme préalable, alors que la matière se produit en nous produisant et nous la reproduisons.
C’est alors parce que la théorie de la valeur fait des rapports entre des hommes abstraits de leur activité, l’objet d’une science que la valeur devient sujet65. Ainsi, chez Roubine, la valeur est un « régulateur » (titre du chapitre 9), une « courroie de transmission » qui transfère le mouvement des procès de travail d’une partie de la société vers une autre, faisant ainsi de la société un tout en fonctionnement. La loi de la valeur est donc la loi d’équilibre du système (chapitre 8). On aboutit ainsi à la tautologie selon laquelle la valeur qui est un rapport social entre des classes, ferait de la société un tout ; alors que c’est l’activité éclatée, divisée, qui en s’unifiant dans la double abstraction travail/échange, constitue la valeur comme représentation.
Dans la société capitaliste, la force motrice du développement c’est le capital dit Roubine (et Krisis dira : c’est la valeur) alors que les opéraïstes disaient : c’est la classe ouvrière et les néo-opéraïstes disent maintenant : c’est la multitude. Mais dans tous ces cas, c’est une représentation nécessaire à la reproduction des rapports sociaux.
Le point culminant de cette méprise est atteint quand la théorie de la valeur-travail abandonne sa contradiction double pour dire : « c’est la valeur qui crée le travail66 » puisque finalement n’est travail (productif) que ce qui valorise le capital. Krisis reprend finalement ces catégories de façon a-critique. Essence de la valeur, substance de la valeur (le travail abstrait), métamorphoses du capital et de la valeur67 (A-A’) peuvent alors danser une folle sarabande. On est en présence d’une sorte d’alchimie de la valeur et Castoriadis68 a raison de pointer la « chimisation » des concepts de Marx dans certaines de ses démonstrations69.
Pour dissiper ces occultismes, il ne faut pas concevoir le travail abstrait comme une substance mais comme une représentation. C’est ce que ne font pas Jappe et Kurz quand, dans leur opuscule70 sur Empire de Hardt et Negri, ils reprochent à ces auteurs de confondre travail abstrait comme concept et travail abstrait comme travail concret qui devient de plus en plus abstrait. Krisis ne comprend pas que Negri tente justement un dépassement de cette représentation dans la concrétion que représenterait un travail concret abstraïsé. Krisis est en cela tout à fait dans la lignée de Roubine dont l’erreur est de réduire le travail concret au travail abstrait, ce qui fait que le travail social n’est plus que du travail abstrait et non pas du travail abstrait/concret. À partir de là, il devient impossible de comprendre les rapports entre travail abstrait et abstraction du travail. Il en est de même pour la transformation travail privé/travail social qui fait disparaître son caractère social/privé. Ce que Roubine et donc Krisis suppriment, c’est la double forme qui entraîne qu’on a affaire au « même travail opposé à lui-même71 » et non pas à différentes sortes de travail.
Marx a tenté une synthèse entre la conception purement substantielle de la valeur, celle de l’économie classique — particulièrement celle de Ricardo — et la conception relativiste de l’économie vulgaire. Synthèse impossible entre substance-travail et forme-valeur. Son échec (mais aussi d’une certaine façon son génie) apparaît bien dans un passage du début des Théories sur la plus-value que l’on peut ressaisir ainsi : en effet, le capital est valeur en procès, mais c’est quand même le travail qui le produit. Donc la substance c’est le travail et la mesure sera le temps de travail72 ; la forme sera alors la valeur d’échange, forme phénoménale de l’essence valeur… et donc déjà autonomisation. Il y a bien lutte de classes dans Le Capital, mais cette lutte pour l’affirmation d’une position de classe, celle du travail vivant, est un moment de l’auto-valorisation du capital qui ne se reconnaît pas comme tel.
Pour changer de conception, il faut se situer à l’extérieur de la théorie du prolétariat. Ce que Krisis a entrepris, comme nous-mêmes, alors que Roubine énonce un hymne à la reproduction élargie de la valeur : « L’apparente contradiction entre la réification des hommes et la personnification des choses est résolue dans le procès ininterrompu du procès de reproduction73 ». En conséquence de quoi, les crises cycliques ne sont perçues que comme moment contradictoire interne du capital74 alors que si cette contradiction est reproductible, c’est que la contradiction externe75 est reproduite aussi. La classe ouvrière ne pouvant sortir de la représentation, elle ne peut critiquer la valeur, le travail (sauf en certains moments, les « orgasmes de l’histoire ») et la propre situation de ses membres en tant que travailleurs.
Dans cette perspective, la question a-historique du mouvement ouvrier, c’est : comment le travail devient-il une marchandise ? Il ne cherche donc pas à savoir ce qui produit le travail76. En voulant briser la forme valeur, le mouvement ouvrier affirme le travail comme étant l’activité générique, naturelle à l’espèce, alors que le prolétariat comme dissolution à la fois des classes et du travail ne peut partir prioritairement de cette analyse du travail. C’est pourtant ce que fait Krisis dans son Manifeste contre le travail. Nous y reviendrons.
Roubine parle ainsi de « travail direct social » ce qui est une absurdité puisque le travail est une abstraction de l’activité77. Il n’y a pas un travail direct social qui s’émanciperait de sa forme valeur, il y a autonomisation du couple travail/valeur par rapport à l’activité générique et le travail ne peut plus s’affirmer que de façon réactionnaire78.
Ceux qui rejettent l’humain au profit de la classe ou de la valeur-sujet ne conçoivent pas l’espèce humaine et aussi l’individu, comme production historique mais comme quelque chose d’avant (le « communisme primitif ») ou d’après (le communisme), mais jamais comme une dynamique. C’est peut-être pour cela que Krisis se proclame anti-utopiste. Pour en revenir à Roubine, celui-ci critique la théorie de l’aliénation des rapports humains au nom de celle des rapports sociaux, c’est-à-dire de la théorie du fétichisme de la marchandise (ce que reprend Jappe), ce qui lui permet de rester en terrain connu, à l’intérieur du cycle travail/valeur. Or la théorie du fétichisme de la marchandise ne tient plus en période de domination réelle du capital car le travail est lui-même devenu un fétiche. Il n’y a donc pas à sauver le travail vivant contre le travail mort ou sa transformation en marchandise, ce que reconnaît d’ailleurs Krisis.
Sur quelques apories concernant le travail abstrait
Dès les premières pages du Capital, Marx pose : « La société se présente comme une immense accumulation de marchandises face au travail concret producteur de valeur d’usage ». C’est vrai, mais c’est encore se placer du point de vue de la valeur. Or, l’antagonisme entre valeur d’usage et valeur d’échange donné par Marx comme une contradiction du capitalisme de son époque (période de la domination formelle du capital sur le travail) apparaît rétrospectivement comme attribuant à la valeur d’usage une indépendance qu’elle n’avait pas. Certes, si dans les sociétés traditionnelles, comme dans les sociétés pré-capitalistes, il y avait bien des objets d’usage qui s’échangeaient, dans le capitalisme moderne, c’est la notion même de valeur d’usage qui est remise en question dans la mesure où elle n’est jamais réellement indépendante de la valeur d’échange. Dans la société capitalisée contemporaine, la valeur s’autonomise de plus en plus du travail vivant (la tendance à la valeur sans le travail79) tout en transformant toujours plus des activités en travail nécessaire pour le capital et non pas en travail productif : le saut est fait qui rend dérisoire la référence à la loi de la valeur-travail. Cette autonomisation de la valeur par rapport au travail ne peut que pousser à l’émergence d’activités dans lesquelles la valeur devient évanescente sans toutefois disparaître, comme on peut l’observer dans les pratiques alternatives. Il est en effet difficile d’oblitérer complètement la question de la valeur à partir du moment où ces pratiques sont incluses dans la société capitalisée. C’est ce qui apparaît aussi bien dans les différents avatars d’initiatives comme celles des SEL que dans les difficultés que rencontrent des libertaires lorsqu’ils veulent définir ce que serait un « travail utile socialement », alors qu’ils le donnent comme un nouveau sésame pour « un autre futur ».
Roubine se posait déjà cette question de la transformation du travail privé en travail social et dans les termes de la valeur (chapitre 8). Mais il ne pouvait plus, comme dans la question travail concret/travail abstrait, parler d’une double nature. En effet si le travail privé renvoie à la valeur d’usage et le travail social à la valeur d’échange, cela reviendrait soit à affirmer le travail privé comme base du socialisme, ce qui est une absurdité, soit à affirmer que le travail est directement social et dans ce cas, la loi de la valeur perd sa fonction régulatrice et devient caduque. En fait, le travail privé (en tant que processus) est bien social en ce qu’il est privatisation de l’activité générique alors que la théorie de la valeur part du travail privé comme d’une donnée dont il s’agirait de déduire le travail social. En cela, Roubine ne fait que suivre Marx : « Nous ne partons pas du travail des individus comme travail social, mais au contraire du travail spécifique des individus privés, qui n’apparaît comme un travail social universel qu’en se dépouillant de son caractère originel dans le procès de l’échange ». Par certains côtés, on croirait entendre un économiste néo-classique !
Roubine en 1925 comme Marx en 1865, partent du travail privé pour reconstituer la société. Pour Roubine, le caractère social ne viendrait qu’après coup, donné dans l’échange80 et donc c’est la valeur qui lui donne son caractère social81. Dans cette conception, l’État n’est pas une forme aliénée de l’universel, mais un simple représentant des intérêts particuliers de la bourgeoisie82. C’est donc la valeur qui produit la société capitaliste et tout ce qui produit de la valeur est travail. C’est pour cela que Krisis met la critique du travail au centre de son intervention. Nous y reviendrons.
Poursuivons sur la notion de travail abstrait. Marx en donne deux définitions :
– c’est toute dépense de force de travail (travail au sens physiologique quelle que soit sa nature concrète) ;
– c’est le travail comme activité purement sociale liée à la production marchande et au capitalisme83. C’est cette seconde acception que Roubine reprend et Krisis à sa suite comme le montre l’attaque contre Negri dans Les habits neufs de l’Empire.
La cohérence qu’ils croient trouver dans leur choix se fait au détriment de la persistance de la contradiction travail/valeur que Marx voulait conserver. Sa référence au travail physiologique n’est pas une banalité de base qui pourrait être mise de côté, mais une tentative de sauver le moment humain qui dépasse la valeur… et les classes (ce que Krisis critique comme le « transhistorique »). Pour Roubine, le travail physiologique n’est qu’une présupposition qui n’intéresse pas la théorie de la valeur parce qu’elle est la même pour tous les modes de production84. L’activité générique n’est qu’un moyen pour l’activité créatrice de valeur. La contradiction est évacuée.
Pour Roubine, la substance de la valeur ne peut être que le travail abstrait car le travail « concret » n’est pas encore social. Le travail abstrait permet aussi de donner corps à l’idée d’auto-valorisation et d’affirmer le travail comme sujet. Mais comment le travail abstrait peut-il être substance de la valeur alors qu’il ne se forme que dans la valeur ? On présuppose d’un côté que cette substance préexiste à l’échange et que c’est elle qui est échangée ; mais de l’autre on dit que c’est par l’échange qu’elle est créée. On est enfermé dans une aporie.
Roubine se place dans la problématique du double sujet : d’une part, la valeur et le travail abstrait doivent déjà exister dans le procès de production mais d’autre part, Marx, dans plusieurs passages, dit que le travail abstrait présuppose le procès de l’échange. Roubine va alors « résoudre » la question en divisant l’échange en deux : d’un côté une forme sociale du procès de reproduction et de l’autre l’échange comme forme particulière. Il n’y a plus de contradiction entre production et échange. L’une est production pour l’échange et l’autre est forme sociale de la production. La production-marchandise devient une totalité close.
Dire comme Krisis que le travail s’effectue pour l’échange, qu’il lui est complètement subordonné (c’est leur façon de poser le travail comme abstrait), c’est abandonner la théorie du prolétariat selon laquelle c’est le travail qui crée la valeur. Le travail n’est plus alors qu’un moment de la transmission dans le cycle de l’échange et on ne voit pas comment Krisis peut maintenir dans son marxisme « ésotérique », « l’exotérisme » que représentent les concepts de travail productif et de plus-value (alors que Roubine, dans son dernier chapitre, admet même son incapacité à définir le travail productif). Ainsi, par exemple, dans Les Aventures de la marchandise85, pour contrer Negri, Jappe reprend tout le discours économique de Marx sur travail productif et improductif, afin de montrer qu’on n’est pas déjà au-delà de la valeur et que la crise actuelle signale même le triomphe de la valeur. Là réside aussi le point central de notre désaccord avec Krisis.
CHAPITRE III
Krisis et la critique du travail
L’honneur perdu du travail
Ce texte de Robert Kurz est quasi inédit en France puisqu’il n’a été publié qu’au Québec, dans le no 25 (1997) de la revue Conjonctures, à partir de la traduction italienne d’un texte originel allemand de 1991.
Pour Kurz, si le travail abstrait n’a pas toujours existé, il se manifeste quand le travail prend la forme de travail séparé du temps libre, de la politique, de la culture et de l’art. Dans le passé, cela n’existait que sous forme embryonnaire dans la séparation entre les producteurs immédiats et les classes dominantes exemptées du travail et qui s’appropriaient le surplus.
Le travail abstrait se reproduit tautologiquement mais il le réalise dans la forme sociale fictive du « travail cristallisé » comme « valeur » ; laquelle dans sa forme finie, apparaît comme argent c’est-à-dire comme « incarnation du travail abstrait » (Marx). Sur le plan qualitatif, la tautologie du processus de travail abstrait s’exprime dans cette absurdité par laquelle le travail ne produit rien d’autre que du travail dans une forme différente et fétichisée. Par contre sur le plan quantitatif, un changement a lieu dans la mesure où le travail vivant produit une masse de travail mort, cristallisée dans les choses, toujours croissante par rapport à sa simple reproduction. [Nous pouvons noter ici qu’il n’y a aucune critique de la théorie de la valeur-travail de Marx. NDLR].
« Le ciment de cette ambiguïté est constitué par le concept de plus-value, tel qu’il était compris par le mouvement ouvrier : non comme principe fétichiste tautologique du travail, mais comme subjectivité expropriatrice du capitalisme, c’est-à-dire complètement enfermé dans l’horizon fétichiste juridique bourgeois86 ». Pour le marxisme traditionnel, le capitaliste n’est donc pas conçu comme fonctionnaire du capital mais comme sujet négatif du rapport social auquel s’oppose le sujet positif du travail87.
Cet horizon fétichiste juridique transparaît particulièrement avec le concept de propriété privée. Celle-ci est le fétiche social de la valeur, une fois que la société s’est émancipée des fétiches naturels (propriété foncière et parenté consanguine). La tautologie du travail abstrait à ceci de particulier que tous les individus se retrouvent dans un rapport de propriété privée au sens de « privétude ». Il ne s’agit donc pas d’en rester à une distinction entre la mauvaise propriété privée et la bonne. La privétude abstraite s’oppose alors à l’universalité abstraite de l’État comme appareil séparé de la société et le compromis fordiste peut alors devenir quelque chose d’acceptable pour des classes non antagonistes, mais seulement pôles opposés d’un même rapport social.
Même dans le marxisme critique, ce concept de travail abstrait ne fut pas compris dans son concept, mais dans sa concrétude apparente88 c’est-à-dire dans son rapport avec ses caractères matériels et technoscientifiques dans un contexte d’automatisation. Pour parler simplement, le travail abstrait au sens de Kurz serait confondu avec l’abstraction de plus en plus grande du travail concret que Kurz nomme « le devenir empiriquement abstrait du travail concret89 ». Sur cette base fausse le mouvement ouvrier pourra chercher diverses réappropriations du vrai travail concret |ou du vrai travail utile. NDLR] ou version plus radicale, la fin de la division du travail en ne considérant celle-ci que sous son aspect technique90. C’est ce que réalise en partie le capitalisme dans l’indifférenciation de la force de travail |la polyvalence exigée, etc. NDLR]. Les nouvelles forces productives ne permettent plus à l’individu de concevoir sa force de travail comme relevant de sa propre participation au procès de production, ni de considérer son travail comme une participation à la transformation du monde dans la coopération avec d’autres producteurs. « Cet individu est (…) déjà mis en réseau et socialisé, avant qu’il ne bouge le petit doigt91 ».
Cette nouvelle puissance n’existe jusqu’à présent qu’au niveau matériel. Il faut dépasser cette situation dans laquelle une aveugle machine sociale fabriquée pour l’utilisation abstraite de la force de travail domine l’homme et la nature. Cela peut se faire par une planification consciente de l’échange organique avec la nature, dans laquelle la transformation de la dépense pure de force de travail en une activité consciente de l’individu conserve la référence à l’ensemble concret de la reproduction scientifisée92. On voit ici en quoi cette position se distingue à la fois des positions néo-opéraïstes qui, partant de la même puissance matérielle, lui trouve son sujet dans la « multitude » et aussi des positions comme la nôtre qui questionnent justement cette machine sociale et la neutralité de la technoscience.
Cette action consciente de planification, est un des enjeux de la crise actuelle qui n’est pas une crise économique mais une crise plus générale qui englobe la crise écologique. En effet, celle-ci n’a pas une existence autonome à côté de la crise traditionnelle marxiste, comme si elle ne relevait pas elle aussi de la critique de l’économie politique93. Le fait qu’elle se situe à l’intérieur de cette critique de l’économie politique doit aussi nous garantir de toute tentation d’un retour en arrière : « Il est évident que la séparation entre le “travail” et le reste du processus vital ne peut être effacé par un retour en arrière, comme le voudrait en fin de compte, la critique moderne des forces productives, inspirée par la philosophie de la vie94 » [et plus récemment par certains courants « primitivistes », anarchistes et « radicaux ». NDLR95]. La socialisation abstraite actuelle ne peut absolument pas être remplacée par une quelconque « reconstruction » pseudo concrète sur la base d’une situation de pauvreté des besoins et d’un état de souffrance inconcevables compte tenu du niveau de civilisation atteint96, porteur d’un niveau plus élevé de la « richesse des besoins97 ».
Quand la critique vole au secours de la victoire du capital
Un système post-capitaliste de type socialiste nécessite de dépasser un niveau de développement des forces productives « trop faible ». « Il l’est tant que la dépense humaine de force de travail détermine de manière essentielle la production, c’est-à-dire tant que la force de travail humaine reste la force productive essentielle. Tant qu’il en est ainsi, on ne peut dépasser le travail abstrait et aucun socialisme n’est possible. Il faut attendre que la science devienne la principale force productive98. On ne peut qu’être saisi par un tel déterminisme technologique dans lequel non seulement les hommes se font faire un enfant dans le dos, mais toutes les luttes historiques apparaissent comme des moments de l’affirmation du rapport capital/travail. Chez Krisis, il n’y a plus de contradiction, de tension, ni même de dialectique et il y a développement d’une conception très durkheimienne des rapports individu/société (p. 83) avec — même si ces mots n’apparaissent pas — passage d’une « solidarité mécanique » à une « solidarité organique ». La différence étant que si chez Durkheim, c’est la division du travail qui est à l’origine du processus, c’est la forme marchande qui tient ce rôle chez Kurz. On retrouve cette référence à Durkheim de manière explicite dans Les Aventures de la marchandise de Jappe.
Cet abandon d’une pensée du négatif (qu’il reproche pourtant à Negri) est repérable quand Kurz énonce ceci : « le dépassement de la séparation entre ville et campagne, que le mouvement ouvrier considérait comme une utopie transcendante d’une future société socialiste, a été réalisé par le capitalisme lui-même à travers l’industrialisation et la scientifisation de l’agriculture. En même temps a été réalisée la fusion des industries toujours plus interconnectées dans un seul gigantesque agrégat de reproduction, complété par la micro-électronique, l’automatisation programmable et la totale mise en réseau informatisée99 ». Or ce que ne dit pas Kurz, c’est que ce « dépassement » n’en est un que du point de vue de la valeur et du capital. Le « rurbain » a tué et la ville émancipatrice et la campagne fondatrice. Pour Kurz ce mouvement inexorable gagne donc les pays de l’Est et du Sud. Dans la plus pure tradition ultra-gauche, Kurz vole au secours de la victoire du capital100 quand il énonce que ces pays sont en train d’adopter les formes de reproduction des États dominants (État de droit, démocratisation). Pourtant la Russie et la Chine semblent bien résister. Quant aux transformations en cours en Afghanistan, Irak, elles ne vont pas non plus particulièrement dans ce sens. Ce qui est vrai, c’est que depuis la fin de la Guerre froide, la démocratie n’est plus l’ennemi des États-Unis et que la situation en Amérique du sud s’en trouve profondément changée. Mais c’est mal comprendre le processus de globalisation que de le percevoir sur le mode traditionnel de la constitution de marchés et de capitaux nationaux avec institutionnalisation de systèmes politiques idoines. Le type de capitalisme en réseau qui prévaut progressivement constitue, dans ce type de pays, une extension gigantesque du développement capitaliste par enclaves qui, à la fin des années 70, a mis fin aux espoirs des tiers-mondistes en la possibilité d’un développement auto-centré. Aujourd’hui, le capital est capable de composer avec n’importe quelle force (mafia russe ou bureaucratie « communiste » chinoise) qui lui assure des zones de croissance (voir la zone de Shanghai) sans avoir à prendre en charge l’ensemble de la reproduction des rapports sociaux du pays. La démocratie ne peut donc y être à l’ordre du jour en tant que pièce rapportée par une puissance extérieure, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse pas faire l’objet de luttes politiques et sociales internes comme le montre l’exemple de la Corée du sud.
Cette vision paradoxale d’un capitalisme toujours plus parachevé mais par là même en crise s’exprime nettement dans l’affirmation suivante : « Ce qui apparaît maintenant comme la victoire définitive de la liberté occidentale, de la démocratie et de l’économie de marché, comme la “fin de l’histoire”, fait en vérité déjà partie de leur crise définitive » (p. 87).
Le Manifeste contre le travail101
Si ce livre est loin d’être le texte fondateur du groupe, il est celui qui s’est le plus diffusé parce qu’il est d’une lecture plus accessible et qu’il porte un titre à la fois « branché » et provocant. De plus, du point de vue de l’approche théorique, si Jappe privilégie l’analyse du fétichisme de la marchandise et Kurz l’analyse de la valeur, il semble que la convergence des éléments relativement disparates du groupe se fasse par le biais de cette critique du travail102.
Tout d’abord, il faut reconnaître à ce texte plusieurs mérites :
– premièrement, il se situe au-delà de la critique libertaire du travail qui se restreint en général à une critique des formes de travail concret et qui débouche le plus souvent aujourd’hui sur la valorisation de l’idée de travail ou d’une activité dite « socialement utile »103. C’est grâce à cet écart et aussi parce qu’elle rattache la critique du travail à une critique de la valeur, que Krisis échappe à une critique du type de celle que la revue Théorie Communiste adresse aux idéologues de la critique du travail en ces termes : « La critique du travail est une impasse. Premièrement, elle construit un objet d’analyse qui est le travail en soi ; deuxièmement, elle veut déduire de l’analyse de cette activité, qui telle qu’elle est posée est une abstraction spéculative, les rapports sociaux contradictoires dans lesquels évoluent les hommes. Cela, soit par un développement contradictoire interne de cette activité, soit de par un caractère irréductible à l’aliénation que, par nature, cette activité posséderait. La critique du travail ne peut avoir d’objet et se justifier elle-même que si elle construit son objet antérieurement aux rapports sociaux, mais alors elle devient purement spéculative ; inversement, si ce sont les rapports sociaux historiquement déterminés qu’elle se met à critiquer, elle entre alors en contradiction avec son premier moment de formalisation abstraite de son objet104 » ;
– deuxièmement, il faut reconnaître que ces auteurs évitent une critique humaniste et réformiste du travail concret conduisant à sauver le travail abstrait, le « travail en général », catégorie ontologique qui verrait sous le travail aliéné une activité humaine qui résiste ;
– troisièmement, Krisis relie la critique du travail à celle du capital et de la valeur, sans dégager toutefois que c’est l’abolition du capital qui abolira le travail. On a alors l’impression que c’est le capital qui abolit le travail et ainsi les possibilités de révolution. C’est pour cela que Krisis est souvent mis dans le camp des idéologues de la fin du travail au sein même du capital (Méda, Rifkin). En fait, Krisis reprend implicitement une thèse de l’IS selon laquelle nous serions engagés dans une course de vitesse entre refus subjectif du travail et caducité objective du travail. Mais trente ans plus tard, elle en tire la conclusion que ce refus n’en était pas vraiment un parce que le prolétariat n’était finalement pas la classe de la conscience comme le croyait Debord à la suite de Lukács. Elle n’aurait été qu’un résidu pré-capitaliste !105
Krisis commence par distinguer le travail du nécessaire métabolisme de l’homme avec la nature, démarche essentielle si on veut éviter de tomber dans une conception qui fait du travail une catégorie transhistorique et éternelle. Une catégorie qui ne peut alors être critiquée en tant que telle [ce qui amène les marxistes à souvent dédoubler cette catégorie en deux avec d’un côté le travail en général et de l’autre, le travail salarié aliéné. NDLR]. Ce n’est pas un hasard alors si maints critiques du capitalisme voient une sortie du côté d’une « libération du travail ». Pour Krisis, il ne peut en être question, puisque ce travail est travail abstrait [pour une critique de cette position de Krisis, voir supra notre critique de Roubine. NDLR] et activité séparée et qu’il ne peut y avoir aucune libération à partir d’une telle base.
Le travail abstrait est son propre but en tant qu’il est le vecteur de la valorisation du capital ; il est travail tautologique et c’est un principe d’organisation sociale, c’est la base de la « société du travail ». La structure de cette société du travail s’autonomise dans la mesure où les buts humains de la production (s’enrichir, faire du profit, créer et transformer) semblent s’évanouir et laisser place à une reproduction106 automatique au sens où Marx, dans Le Capital, parlait de « sujet automate ». Dans cette société travail et capital sont dans une même identité logique107 qui ne peut que rendre caduque la vieille théorie de la lutte des classes108. Le « sujet révolutionnaire » n’a pas été intégré comme le pensait Marcuse, mais c’est l’idée même de sujet qui a du plomb dans l’aile.
Krisis fait partir sa critique actualisée du travail de l’irrationalité (ou l’hypocrisie) qu’il y aurait à présenter encore le travail comme central dans le capitalisme alors que la domination de plus en plus grande du travail mort rend obsolète, en tendance, le travail vivant. « L’idole travail »109 et le travail comme discipline perdurent au moment même où ce dernier tend à disparaître en tant que nécessité objective. Cette situation est produite par deux phénomènes qui rendent originale la crise actuelle du capital, comprise comme crise finale. En effet, le capital rencontrerait sa limite absolue par le double fait que :
– l’innovation de procédés va plus vite que l’innovation de produits alors que jusque là c’était l’inverse (de façon volontaire ou involontaire, Krisis reprend ici une distinction schumpetérienne) ;
– on supprime davantage de travail qu’on ne peut en réabsorber par l’extension des marchés. On attendrait plutôt autre chose comme chute, telle l’idée que la contradiction mortelle du capital réside justement dans sa tendance à développer les forces productives tout en supprimant sans cesse plus de travail vivant. Mais peut être Krisis se rattache-t-il implicitement à une vision de la crise de type luxemburgiste selon laquelle tout travail supprimé à un pôle dominant de l’exploitation est recrée dans la même proportion à son pôle dominé. Ce serait cohérent avec la vision précédente de Kurz sur l’unification mondiale des formes du rapport social capitaliste et nous pensons en avoir montré le caractère archaïque à travers notre référence au développement en réseau et par enclaves110.
Pour repousser l’échéance de cette crise finale, le « néo-État social »111 doit pousser sans cesse au travail par diverses mesures d’aides à l’emploi, mais progressivement cette politique assez traditionnelle de traitement social du chômage laisse place à la répression par une bureaucratie du travail qui pourchasse tous ceux qui « ayant une bonne raison de refuser le travail, se réfugient dans les dernières niches (…) de l’État social en lambeaux »112. L’État organise la simulation du travail par la multiplication des stages et des emplois aidés. Il s’agit de faire en sorte qu’à la fois la force de travail potentielle se tienne prête comme si elle allait servir [c’est ce qui la distingue de l’ancienne armée industrielle de réserve. NDLR] et que se maintienne un lien artificiel et pour ainsi dire absurde entre travail et salaire. Dans cette désagrégation de l’ancienne figure du métier et de l’ouvrier, il serait vain de chercher une unité de classe quand il y a surtout des intérêts catégoriels avec une force de travail à statuts de plus en plus divers. « L’apartheid social » ne conduit pas à un renouveau des luttes de classes, mais à la multiplication des conflits d’intérêts catégoriels [nous dirions, à la multiplication des particularismes qui se nourrissent de la décomposition de l’ancienne communauté du travail, certes abstraite et inversée, mais bien réelle. NDLR].
« La rupture avec la catégorie de travail ne peut pas compter sur un camp social tout fait et objectivement déterminé »113. Il n’y a pas non plus à attendre un quelconque sens de l’histoire, ni un nouveau principe abstraitement universel. Il ne faut pas moins qu’une révolte, un refus catégorique. C’est la force de cette négation et non des principes positifs qui doivent « sceller un pacte contre le travail »114, mais il n’est pas question de se limiter à l’instauration d’une économie de survie précaire sur les ruines de la société du travail115. « La critique du travail n’a de chance que si elle lutte contre le courant de la désocialisation, au lieu de se laisser emporter par lui »116. En effet, les ressources abondent alors que la machinerie valorisante du travail en interdit l’accès. [On est là très près de l’argumentaire affirmatif de Negri et des néo-opéraïstes. On ne discute pas de la nature de ces ressources, on doit se les réapproprier. NDLR]. Cette lutte doit être anti-politique car la fin du travail sera aussi la fin de la politique et de l’État.
La nécessaire critique du travail contient la critique du capital
Tout d’abord, et malgré les points communs, il y a une différence d’analyse entre les groupes Temps Critiques et Krisis qui, si elle ne conduit pas forcément à une grande différence de résultat, entraîne assurément une différence de perspective. Essayons déjà de résumer nos positions. Pour nous, la critique du travail n’est pas le fondement de notre corpus théorique. Elle découle de nos analyses des mouvements des années 1960-70, de la restructuration du capital qui caractérise ce que J. Guigou appelle « le parachèvement du capital117 », de la domination réelle et de notre analyse de la valeur. Mais comme le dit avec justesse Roland Simon118, même si c’est pour nous critiquer, elle réalise la synthèse de toutes nos positions.
Nous définissons le travail comme une activité aux ordres, s’exerçant dans le cadre d’un système de domination qui, s’il connaît l’accumulation ne la connaît pas encore dans sa forme d’accumulation élargie ; s’il connaît la valeur, ne la connaît pas encore sous une forme dominée par la valeur d’échange. La domination, c’est ce qui est commun à toutes les formations sociales y compris celle du capital. Mais cette domination prend la forme particulière de l’exploitation de la force de travail libre dans le système capitaliste et tout particulièrement dans la phase de domination formelle du capital et dans la première phase de la domination réelle (années 1920-1930). Ce n’est que dans ce système que le travail est placé au cœur des rapports sociaux et que l’on a affaire à un « mode de production », alors que dans les systèmes pré-capitalistes, même si la majorité de la population travaille, le travail ne se situe qu’aux marges de rapports définis par des liens de dépendance personnels. Comme le disait Marx : les rapports entre les hommes y sont médiés par les choses, alors que le capitalisme se définit par des rapports entre les choses médiés par des hommes. Il s’ensuit que la disparition de la figure du bourgeois ou même du capitaliste moderne ne conduit pas automatiquement à la disparition du travail comme l’ont montré les exemples de la révolution russe et de la guerre civile espagnole119 d’un côté et l’avènement de la « société capitalisée » de l’autre. Il ne s’agit donc pas de « libérer » le travail de son carcan capitaliste, ce qui reviendrait à ne critiquer le travail que sous sa forme de travail salarié et donc à en faire dans sa forme générale une essence de l’homme120. L’activité ne se cache pas non plus sous le travail dans la mesure où l’activité est aujourd’hui présente partout en tant qu’activité en crise et activité de crise. Dans cette crise, les rapports entre travail et activité se renversent sans cesse : toute activité semble être transformée en travail car rien ne doit échapper à la société capitalisée, mais le travail reste une opportunité pour l’activité (perruque, savoir-faire, innovations, inventions, relations sociales) au sein même du rapport social capitaliste.
La crise de reproduction des rapports sociaux121 est tellement profonde que c’est le système capitaliste lui-même qui est aujourd’hui à la pointe de la remise en cause de la centralité du travail. Sa pratique ne passe évidemment pas par une abolition totale du travail bien que cela corresponde à son rêve nihiliste, mais par l’inessentialisation de la force de travail (et non la fin du travail) dans le procès de production, la tendance à la valeur sans le travail, la substitution du capital fixe au travail vivant. Le travail n’est déjà plus au centre du système. Même s’il le structure encore (tant qu’il n’y a pas de revenu universel, le chômeur et le Rmiste restent des catégories définies par rapport au travail et rattachées au salariat), son idéologie est déjà au-delà alors qu’il cherche pourtant à en perpétuer les valeurs (sens de l’effort, revalorisation du travail, de la « valeur-travail » comme disent les gouvernants). Comme dans toutes les périodes transitoires, grosses de bouleversement, l’ancien côtoie le nouveau122. C’est cette dimension qui est particulièrement occultée par Krisis pour qui tout est toujours conçu du point de vue du plus moderne, du plus spectaculaire, du plus abstrait.
Pour nous, le travail est produit historiquement par la prédominance de la production matérielle qu’impose une fixation sur l’échange de substance avec la nature. Activité principale qui induit la séparation d’avec les autres activités et la possibilité de l’accumulation d’un surproduit au-delà des besoins collectifs de la communauté d’origine. C’est sur cette base que progressivement l’activité travail va devenir économie de la société et que les théories sur la valeur-travail, le travail productif s’élaboreront.
C’est parce que le procès de valorisation tend à s’autonomiser du procès de travail que la critique du travail prend une telle importance maintenant, même si elle ne doit pas nous faire oublier que ce qui est fondamental, c’est la critique du capital.
Le thème de la critique du travail en général — et non pas simplement du travail salarié — présuppose en effet que le travail concret, le travail vivant, n’est plus la source essentielle de valorisation. C’est cela qui nous distingue du « noyau dur » de la théorie communiste (dont la revue Théorie communiste est le parangon) pour qui la critique du travail est une fausse perspective puisque le problème et sa solution ne résident que dans l’existence présente de l’exploitation et la pratique future de l’abolition du travail.
Le travail est une activité humaine contradictoire
Krisis n’envisage pas le travail comme une contradiction de l’activité générique, mais comme une malédiction, dans l’acception pro-situ c’est-à-dire en référence au tripalium, mais on ne peut s’empêcher d’y voir une récurrence chrétienne. Il ne faut pas oublier que la bourgeoisie a dû imposer son temps à celui de l’Église. À l’époque féodale, l’année comptait pratiquement autant de jours de non travail que de jours de travail. « L’ouvrier se sent auprès de soi-même seulement en dehors du travail ; dans le travail il se sent extérieur à soi-même. Il est lui-même quand il ne travaille pas et quand il travaille, il ne se sent pas dans son propre élément. Son travail n’est pas volontaire mais contraint, travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement la façon de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste123 ». Coupée de son contexte, la phrase de Marx apparaît transhistorique et on ne comprend plus alors comment a pu se développer une idéologie du travail au sein de la classe ouvrière. Il faut alors faire intervenir la théorie marxienne du fétichisme avec tout ce qui en découle de fausse conscience. On ne comprend plus non plus alors, comment Krisis peut accuser la classe ouvrière de n’être que « capital variable » et d’adhérer à l’idéologie du travail. Krisis est obligé de faire du travail quelque chose de non humain (d’où la référence très ultra-gauche au fronton d’Auschwitz mentionnant : Arbeit macht frei) et du système capitaliste quelque chose d’irrationnel. C’est une nouvelle version de la théorie de la décadence dont les avatars modernes sont les idéologies des nuisances, du catastrophisme, du primitivisme.
Pour Krisis, le travail n’est pas que malédiction, il est aussi séparation, ce qui situe le groupe en héritier des théorisations de l’Internationale Situationniste. Là encore, le fait de ne pas renvoyer à une contradiction, aboutit à opposer d’un côté le travail et la fausse vie (la « survie ») et de l’autre la libre activité et la vraie vie124. La critique du travail ne se fait pas alors du point de vue prolétarien, y compris dans le cadre d’un mouvement qui abolirait le travail et son sujet, mais du point de vue aristocratique et nietzschéen : exaltation du temps riche des seigneurs (la noblesse est la seule classe anti-travail de l’histoire) contre le temps misérable des bourgeois aussi rivés au travail — si on comprend le travail en tant qu’« abstraction réelle », en tant que travail abstrait — que les prolétaires. Cette critique « conservatrice » du travail a été réappropriée par de nombreux auteurs de la « Nouvelle Droite » (Alain de Benoît surtout) qui en appellent à Lafargue et Debord125. Ce n’est pas en soi une tare puisque nous savons, par expérience historique, que tous les moments de grande instabilité ou de crise voient s’opérer une convergence des différentes critiques du capital et des reclassements politiques qui ne sont surprenants que pour ceux qui raisonnent en termes citoyens ou démocratiques. Toutefois, il y a un abus de langage à présenter ce texte126 comme « le troisième manifeste communiste », alors que ses références les plus nombreuses ne nouent aucun fil avec le mouvement communiste historique. À ce sujet, l’interprétation rupturiste qui est donnée du mouvement luddiste127 permet de ne pas intégrer celui-ci dans l’histoire des luttes ouvrières, mais d’en faire un élément de la grande chaîne des révoltes contre le travail avec la guerre des paysans du XVe-XVIe siècle par exemple128. Ce type de lutte serait complètement séparé des luttes habituelles et corporatistes du mouvement ouvrier. On aurait d’un côté ce qui a toujours constitué une exception ou une extrême minorité de ce mouvement et de l’autre des actions intégrées totalement au système, aussi bien du point de vue idéologique que du point de vue du mouvement pratique. En fait, l’explication nous est donnée par d’autres textes de cette tendance, textes qui assimilent tout le mouvement ouvrier à un mouvement interne du capitalisme129. Si l’on tient à trouver un rapport dans sa forme comme dans son contenu, entre ce Manifeste et la brochure « De la misère en milieu étudiant », on le découvrira dans cette volonté de puissance qui autorise la critique à s’élever non seulement au-dessus de ce qu’elle critique, mais au-dessus de ceux qui pourraient rendre cette critique pratique. C’est un parti pris solipsiste que nous ne partageons pas. Il est curieux qu’il faille le rappeler, mais de nombreux exemples historiques montrent que les luttes du mouvement ouvrier révolutionnaire intervenaient contre les valeurs et les objectifs du capitalisme et opéraient en dehors de sa représentation et de son organisation, en dehors aussi de toute organisation syndicale130. Ainsi, en Italie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que le PCI et la Fiom-CGIL essaient d’organiser la « gestion ouvrière », comme la CGT essaiera de le faire en France chez Renault et Berliet par exemple, un responsable est obligé de reconnaître : « Le Parti a dû exercer une longue action de persuasion parce que dans l’usine, l’après-midi on dormait ». Un délégué de la Fiat Mirafiori note : « Les ouvriers, quand nous avons commencé à travailler et à faire comprendre que pour être un bon camarade, il faut produire et faire son devoir, ils nous ont traité de fascistes (…). La liberté, ils l’ont interprétée comme ne plus rien faire. Le matin, ils entraient à 8 h 30 puis prenaient leur petit déjeuner ». Un ancien partisan de la Mirafiori raconte : « Il y avait une liberté mal interprétée. Les ouvriers ne savaient pas user de la liberté (…) Ils restaient allongés dans les WC (…) Les masses n’étaient pas celles qu’on aurait pu manœuvrer pour une société socialiste (…) Ils faisaient la grève pour aller jouer aux boules (…) Nous, nous étions plus sérieux ». Figuraient aussi sur les murs de la Fiat des slogans comme « Plus jamais de chronomètres » et « les ouvriers ne veulent plus être la carcasse du temps131 »
Il nous faut maintenant revenir sur la techno-science. La distinction entre innovations de processus et innovations de produits est intéressante, mais est-ce que c’est bien d’une inversion de prédominance dont-il s’agit ? À travers ce que Krisis appelle « la révolution micro-informatique », n’y a-t-il pas caducité de cette distinction dans la mesure où il devient très difficile de distinguer ce qui relève d’un côté de la production et du capital fixe et de l’autre de ce qui relève de la circulation et de la marchandise. C’est pour cela qu’il est préférable d’en rester à la notion d’automation qui, dans sa généralité, peut inclure les deux phénomènes et du point de vue des effets, marque bien la réalité de la substitution capital/travail ici à l’œuvre, ou dit autrement, de la domination du travail mort sur le travail vivant. Le côté spécifique de la micro-informatique nous semble résider plutôt dans le fait que la valorisation ne passe plus essentiellement par l’accumulation (et de capital fixe et de marchandises, sauf à admettre que les informations sont des marchandises, ce qui n’est pas encore une question réglée) et par le travail. Certains vont dire qu’il y a alors accumulation d’une nouvelle forme de marchandise, immatérielle (c’est par exemple la position des néo-opéraïstes Negri, Lazzaratto, Virno) ; mais comment pourrait-il y avoir accumulation privative sans mise en place de conditions d’appropriation privative qui n’existent pas encore ou qui peuvent difficilement être mises en place132 ? La netéconomie est techniquement et idéologiquement très liée à l’idée d’intelligence collective (sans préjuger ici du bien fondé de la chose). Par ailleurs on ne voit pas en quoi le développement du secteur informatique produirait une « révolution ». Qu’il induise une domination encore plus importante du travail mort sur le travail vivant et un rôle essentiel dévolu au General intellect est indubitable, mais cela n’est pas en rupture avec la phase antérieure ou alors il faut le démontrer.
Dans un passage133, Krisis avance une idée proche selon laquelle on assisterait à une certaine fin de l’accumulation réelle ; mais par l’emploi de la notion « d’accumulation réelle » elle laisse entendre que « l’accumulation fictive » est irréelle. Outre le fait que la fictivité du capital, tant qu’elle repose sur la confiance, est anticipation de survaleur et donc de capital futur, cette terminologie présente un double inconvénient.
– Tout d’abord elle réintroduit du point de vue théorique les couples critiqués précédemment d’essence/apparence, réel/irréel, etc. L’emploi du mot « simulation » nous semble à cet égard significatif, au moins en France, où à part dans son emploi technique (simulation électorale par exemple), la notion a été développée par Baudrillard qui l’a substantivée (« le simulacre »), donnant corps à un nouveau nihilisme politique bien en phase avec l’idéologie post-moderne.
– Deuxièmement, elle nous semble conduire inexorablement, du point de vue pratique/politique, à l’opposition entre économie réelle et finance alors que Krisis dénonce très justement ce risque dans une analyse qui constitue une bonne critique de la « résistance citoyenne » au « néo-libéralisme » et à la mondialisation sauvage. En effet, dans cette conception citoyenniste, la fictivisation n’est plus alors le mode présent de développement du capital dans la tendance à « la valeur sans le travail » (processus largement entamé dans la phase fordiste de la croissance), mais un mode de gestion de la crise du travail productif créateur de valeur.
Sans développer à nouveau ici nos positions sur la critique du travail, remarquons simplement par rapport au texte de Krisis, que l’on ne peut reprendre cette question au niveau de la critique faite par Lafargue dans Le droit à la paresse, critique aujourd’hui commune aussi bien aux tendances influencées par le situationnisme, qu’à celles qui le sont par la Nouvelle Droite. On ne peut non plus reprendre la question comme si on était dans les années 60/70 parce que cette critique a eu lieu (contrairement à ce que croit Krisis) et qu’elle a été défaite par l’époque134 et a aussi montré ses insuffisances théoriques.
Refus du travail ou abolition du travail ?
La critique en acte du travail a pris diverses formes. Celle du refus du travail dans l’expérience prolétarienne du Mai rampant italien (1968-1973) ; dans la pratique de groupes tels Potere operaio et dans les théories de Negri et alII sur le « salaire politique » ; celle de la critique du travail dans l’expérience française dont ont rendu compte les derniers numéros de la revue ICO et, par exemple, le texte : « Contre interprétation du “contre planning” dans l’atelier135 » débouchant sur la théorie de l’auto-négation du prolétariat, l’idée de révolution à titre humain et la rupture avec l’ultra-gauche conseilliste. Le texte « Lip ou la contre révolution autogestionnaire » constituera un des textes de cette tendance, publié dans la revue Négation136. Pour Négation, la critique du travail est dépassement du prolétariat car celui-ci ne peut exister que dans le capital si on conçoit le capital comme un rapport social à deux pôles (le capital variable et le capital constant) dans lequel le travail, en domination réelle, est subsumée sous le capital et n’est plus que capital variable. Il ne peut donc plus affirmer aucune positivité ou subjectivité propre. C’est la thèse inverse de celle de « l’autonomie ouvrière » italienne. Cette diversité des positions rend compte, entre autres, du stade différent atteint par la crise de reproduction des rapports sociaux dans ces deux pays. Pour Négation, la révolution ne peut donc plus se faire que par auto-négation du prolétariat, seule porte de sortie à cette subsomption. Toutefois, si le prolétariat ne peut plus développer son antagonisme en tant que classe prolétaire, cela n’empêche pas la prolétarisation de s’étendre en même temps que se développe un mouvement d’inessentialisation de la force de travail. Mais ce mouvement ne pouvant plus s’appuyer sur rien dans le capital, n’est plus que pure négativité137. Il ne peut donc y avoir d’autre alternative que l’abolition du capital et donc du travail. Dans cette optique cette abolition n’est pas le fruit de la contradiction du travail en tant que rapport social d’exploitation et de domination, mais celui du travail comme contradiction, c’est-à-dire d’une contradiction à l’intérieur même du mouvement historique du travail conçu comme « le mouvement historique ». C’est une position très proche, à cet égard, de celle de Krisis aujourd’hui, sauf que Krisis semble vouloir partir de l’abolition du travail… et donc du capital. L’ordre logique s’en trouve donc renversé.
Il nous faut enfin signaler que le texte peut être le plus retentissant de cette époque nous vint des États-Unis, en 1974, avec « Un conflit décisif, les organisations syndicales combattent la révolte contre le travail » de John Zerzan138. Il rompt avec des positions du moment qui voient dans l’auto-organisation et la gestion ouvrière139 la forme et le contenu essentiels des luttes de classes. Mais la position de Zerzan souffrait de plusieurs limites. Une première, décelable dès cette époque qui faisait du refus du travail un dépassement de la contradiction du travail et de la contradiction d’un prolétariat à la fois classe du capital et classe contre le capital ; l’autre, moins décelable à l’époque, dans le fait que Zerzan annonçait dans cette lutte non la fin d’un cycle de lutte, mais le début d’un nouveau. La position de Zerzan n’était d’ailleurs pas très claire puisqu’elle faisait de la pratique du refus du travail aliéné une possible opportunité pour la réappropriation du « vrai » travail dans lequel les ouvriers vont redevenir des artisans140. Or le refus du travail ne peut être une ligne de démarcation car ce n’est ni une position (c’est l’expression d’une subjectivité), ni une revendication (au contraire de l’abolition du travail) ; c’est un mouvement de révolte historiquement situé141, ce que reconnaît la revue Échanges qui le considère comme une forme concrète de lutte de classes, ajoutant que c’est la radicalisation de ce mouvement qui seule aurait pu créer les conditions de la négation du prolétariat. En son absence, le mouvement ne pouvait que refluer rapidement parce que ce n’est justement pas une position collective tenable. Le refus du travail n’est pas un élément de la conscience de classe, car celle-ci comprend l’affirmation du travail comme puissance potentielle de la classe productive, capacité à transformer le monde. Le refus du travail en tant que négation est rupture avec ce processus d’affirmation et ne se développe que dans une phase de crise. C’est pour cela que la polémique de l’époque entre Zerzan (le refus du travail comme désir radical) et Reeves (le refus du travail comme expression d’un rapport de force favorable) reste vaine si on ne saisit l’opposition qu’au niveau théorique, alors qu’elle exprimait un point de basculement historique : vers l’abolition du travail par les prolétaires ou vers la fin de la centralité du travail par et pour le capital.
Ces pratiques ont été mises en échec parce qu’elles elles ne tenaient pas assez compte des limites qu’imposait leur déroulement au sein d’un rapport social qui n’avait pas disparu, même si cela semblait craquer de tous les côtés et in fine, c’est déjà l’absence d’élargissement et de perspective de ces pratiques qui n’était pas reconnue. La reprise du travail en juin 68 en France et la défaite à la Fiat en 1973, ne pouvaient qu’amener à se poser les questions autrement, car il fallait quand même un certain recul que les textes de l’époque n’avaient pas. Or, justement, avec le recul nécessaire, il est regrettable que Le Manifeste ne mette pas davantage en avant ce qui différencie d’un côté la crise du travail et sa critique aujourd’hui, adossées à la restructuration des procès de production et de travail, et de l’autre le mouvement de refus du travail des années 60-70 surgi sur la crise du modèle fordiste de régulation.
Nous savons aujourd’hui qui a gagné, au moins provisoirement, mais comme à toute chose malheur est bon, il y a au moins un « avantage » à la situation actuelle, c’est que le travail ne peut plus s’y affirmer, ni en tant que classe ni en tant que valeur. L’ancienne contradiction, interne au prolétariat, entre affirmation et négation devient caduque. L’affirmation du travail qui constituait en partie la classe ouvrière n’existe plus. Mais de cela, il ne s’ensuit aucune négation du travail de la part d’individus qui continuent à être définis par leur appartenance au salariat et donc au capital.
Le retournement de la critique du travail
Comme toujours quand une période révolutionnaire atteint ses limites, c’est sur ses propres limites que prospère la suivante en les retournant, ce qui produit, dans un second temps, un processus d’englobement142. Cette critique du travail a donc été retournée au profit du capital : l’absentéisme et le turn-over des années 60/70 sont devenus flexibilité au service du capital et précarité salariale, les OS sont devenus robots. Le droit à la paresse est devenu droit au travail ou droit au revenu ou droit à l’emploi. Comme Krisis le dit, la société du travail est arrivée à sa fin… et il n’y a pas à le regretter… si le système de reproduction capitaliste n’arrive pas à transformer le travail devenu « inutile » en emplois « utiles » ! C’est ce que nous développons quand nous distinguons inessentialisation de la force de travail et fin du travail. Les nécessités de reproduction du rapport social combinent tendance à la valorisation sans le travail et travail comme discipline, occupation, emploi, élément de domination plutôt que d’exploitation. Ce distinguo permet aussi d’éviter d’avoir à surveiller les chiffres du chômage pour savoir si notre point de vue est vérifié. Si la fin de la dialectique des classes rend difficile la constitution d’une nouvelle théorie générale et a fortiori son unité, ce n’est pas une raison pour que la critique succombe aux variations des courbes statistiques. Cela est valable aussi bien en ce qui concerne les pays dominants (pour qui on va nous parler de reprise de l’emploi) que pour les pays dominés (où l’extrême gauche va nous seriner doctement que la classe ouvrière mondiale augmente en nombre en valeur absolue).
Le vocabulaire employé par Krisis pour définir son projet politique apparaît assez décevant. En effet — est-ce une question de traduction ou de distance par rapport au discours en France ? — on a l’impression d’avoir affaire à un discours « gauche de la gauche » à tendance libertaire, style le réseau No pasaran. Pour ne prendre que quelques exemples, les notions de « fraction néo-libérale » ou « d’apartheid social » ou encore l’idée que l’État démocratique se réduit à son noyau répressif, ce que No pasaran appelle « l’État du superministère de l’Intérieur » sont représentatives de ce langage gauchiste. Bien sûr on peut dire que cela est secondaire car il faut voir ce que l’on met derrière les mots. Nous remarquons simplement qu’il est ambigu de parler de « fraction néo-libérale » quand on a affaire à un discours qui dépasse largement le cadre du discours libéral classique puisqu’il recouvre aussi des éléments libertaires/libertariens (voir les positions de Cohn-Bendit par exemple), comme il dépasse la traditionnelle coupure Droite/Gauche sur la scène politique. Le danger est de faire croire qu’il y a un mauvais capitalisme qui doit être remplacé par un bon. Ce n’est bien sûr pas ce que fait Krisis puisque ses membres dénoncent très justement143 ceux qui diabolisent le capital financier et font assaut d’anti-américanisme, mais c’est ce que font en France des groupes comme Attac, des journaux comme Le Monde diplomatique.
La notion « d’apartheid » suggère que la société capitalisée cherche à stigmatiser et isoler des classes dangereuses à l’image de ce qu’elles étaient au début du XXe siècle, quand le prolétariat n’avait pas encore été intégré dans la communauté nationale par la mise au travail forcé de ses éléments lumpénisés et par « l’Union sacrée » réalisée au cours des deux guerres mondiales. La situation est aujourd’hui assez différente. S’il y a bien développement d’un système carcéral à grande échelle, on ne peut pas non plus dire que cela soit vraiment prémédité de la part des États. Sauf aux États-Unis, on ne construit pas beaucoup de prisons, mais on entasse des prisonniers dans la plus pure irrationalité car tout le monde sait très bien que ce n’est pas une solution, mais un pis aller et que ce sera pire à moyen terme. Le fait que, par exemple cela diminue le nombre de chômeurs américains (argument que l’on entend souvent à l’extrême gauche) n’est qu’une conséquence et ne correspond pas à un plan du capital. Si on s’attache surtout à l’Europe, la fonction des États est toujours globalement intégratrice. Ainsi, en Grande-Bretagne, si les droits s’effondrent, la charité sociale permet à la bouilloire de ne pas exploser. En France, pays des « banlieues à problèmes » et à révoltes sporadiques, l’école continue tant bien que mal son travail de reproduction comme le montre l’extrême sensibilité de ce secteur ; sensibilité aux « réformes », mais aussi sensibilité aux luttes depuis 1986.
Ce qui donne à l’ensemble un équilibre précaire et chaotique, c’est que la société capitalisée, dans une certaine mesure et pour un certain temps (combien de temps ?), est capable de se reproduire au sein même de la crise du travail. Le capital, en se faisant totalité, réalise l’unité de son procès et peu importe qu’il intègre par la production ou par la consommation. Ce n’est pas une question de valeurs, c’est une question de prix. Il s’agit d’instiller du revenu, que ce soit par le travail, les allocations ou le deal et permettre que la reproduction des rapports sociaux s’effectue. C’est cette relative réussite d’une précarisation qui n’exclut pas qui explique la difficulté des luttes des chômeurs ou de ce qu’on appelle « les sans ». C’est ce qui explique aussi la réapparition de toutes les formes de gauchisme qui prospèrent sur les nouvelles « Causes » à défendre et enfin, c’est ce qui explique les « luttes par procuration »144.
L’État dans la société capitalisée n’est donc pas essentiellement l’État répressif, mais un État minimal au sens des libertariens si on réduit la définition de l’État à ses fonctions régaliennes plus ses fonctions keynésiennes. Ce que João Bernardo145 appelle « l’État restreint ». Mais si on y regarde de plus près, son champ d’action s’est accru dans la mesure où il tente la synthèse des différentes formes : libérale, chrétienne, sociale-démocrate, fasciste. Sa puissance aussi a augmenté dans la mesure où il a englobé l’ancienne société civile et pénétré tous les recoins de la vie des individus. Il n’est plus quelque chose de totalement extérieur à nous. L’État, c’est aussi nous comme nous le disions dans un de nos textes146. Au niveau économique, par exemple, l’État n’a plus besoin de nationaliser, de posséder pour montrer sa puissance car la puissance ne passe plus essentiellement par l’accumulation de biens, par des immobilisations. La puissance de l’État français est bien évidemment supérieure dans sa privatisation de France Télécom que dans le maintien de la nationalisation des Charbonnages de France. Ce n’est plus de la même puissance qu’il s’agit. Elle dépasse les définitions et clivages traditionnels. Qui pourra dire que les grandes entreprises et les grands syndicats ne fournissent pas aujourd’hui une des composantes essentielles de « l’État élargi » ?
En ce qui concerne les individus, ceux-ci sont bien plus assignés au modèle du travail et du revenu, qu’il soit légal ou non, au modèle de consommation et au « style de vie » de la société capitalisée que si on leur mettait un policier dans le dos à chaque pas147. Il va sans dire que cela n’est pas sans implication sur la question de la domination. Nous sommes d’ailleurs saisis d’un doute à ce propos car à partir du moment ou nous accordons la priorité à la reproduction par rapport à la production dans la société capitalisée, nous avons cru bon de mettre l’accent sur cette notion de domination, ce qui à la réflexion n’est pas très satisfaisant. En effet le terme semble supposer deux pôles, un pôle dominé et un pôle dominant, mais à partir du moment où nous avançons également que l’État a englobé la société civile et que l’État c’est aussi nous, comment poser un extérieur qui dominerait ? Comment ne pas tomber dans la vision d’une logique impersonnelle du capital, celle du « capital automate » de Krisis ou celle de « la communauté matérielle du capital » de Camatte et Invariance ? La solution, bâtarde, consiste à supposer quand même la sédimentation d’une unité supérieure constituée de différentes instances institutionnelles et techno-scientifiques débouchant sur une pratique et un discours qui n’arrivent pas à s’unifier en l’absence d’une vision de classe, d’une véritable Weltanschauung. C’est une conception qui rappelle celle décrite par Max Weber comme un processus de rationalisation, mais dans laquelle s’ajoute la techno-science qui tient lieu de vision et qui finalement tente de circonscrire le délire des jeux de la puissance auxquels se livrent les différentes forces qui détiennent des pouvoirs. Tout cela mérite des éclaircissements et il en est de même pour les rapports entre la Domination et les dominations148, entre domination et aliénation, domination et subordination et enfin domination et exploitation, ce que nous espérons entreprendre ailleurs.
Un Marx utile et un Marx inutile ?
Dans Lire Marx149, Kurz fait une présentation de textes classés par thèmes du Marx « ésotérique », et donc, pour Krisis, du Marx encore « utilisable ». Tous les thèmes sont introduits par d’assez denses préfaces qui fournissent des éléments essentiels pour la compréhension des thèses de Krisis. Nous n’avons fait aucun commentaire direct sur les textes de Marx et nous nous sommes contentés de reproduire et commenter certains énoncés de Kurz.
Le travail ne s’oppose plus au capital
Kurz essaie de fonder la critique du capital sur autre chose que le point de vue du travail. Il ne le fait pas à partir d’une critique du programme prolétarien, mais à travers le caractère universel de l’aliénation : capital et travail sont deux éléments du même rapport fétiche. Cela l’amène à faire la distinction entre deux Marx : un Marx de la « modernisation », influencé par le sous-développement industriel allemand et le modèle anglais à suivre. Donc un Marx fondamentalement « progressiste », industrialiste et pour qui la classe ouvrière, dans les pays en retard, assurerait la tâche ailleurs dévolue à la bourgeoisie, celle d’être le moteur interne de développement du capitalisme150. C’est le Marx de la lutte de classes, de l’intérêt économique, du point de vue du travailleur, du matérialisme historique151. Le Marx « exotérique » donc, c’est-à-dire celui qui est tourné vers l’extérieur152, qui est compréhensible, celui qui se réfère positivement au développement immanent du capitalisme et devient le penseur scientifique du mouvement ouvrier et qui, comme tout scientifique, fut plus ou moins accepté puis reconnu et enfin dogmatisé par tous les Kautsky et Lénine du monde. Mais son calvaire n’était pas encore fini puisque les Mao et autres chefs de lutte de libération nationale du plus microscopique « pays » s’en réclamèrent bientôt pour renforcer leur idéologie anti-impérialiste. Ce Marx là est aujourd’hui mort.
Mais la théorie marxiste contient une autre argumentation, une critique bien plus profonde qui concerne l’essence de la chose capitaliste et non une de ses formes passagères. Le Marx « ésotérique » donc (difficilement accessible) qui se réfère à la critique catégorique du capitalisme. Quand le Marx classique, dans le sens de la notion hégélienne — ici matérialiste — de développement et de progrès regarde l’histoire comme un tout, il le fait sous l’angle d’une histoire des luttes de classes, c’est-à-dire qu’il projette seulement le processus de développement et d’établissement du capitalisme intérieur sur l’ensemble de l’histoire. Ce n’est qu’avec la notion de fétiche du Marx ésotérique qu’il est possible de nommer, à un plus haut niveau d’abstraction, ce qui est commun à toutes les formes de société ayant existé jusque là, et qui ne soit pas le fruit de projections rétrospectives de la modernité. Le mécanisme spécifique de la divinité fétiche capitaliste c’est : le « sujet automate »153, terme qui apparaît dès le début du Capital, mais qui est aussitôt ignoré par ceux pour qui le système est défini par un rapport d’exploitation154.
La théorisation marxiste s’est dissociée en une théorie de la société « objectiviste » et « économiciste » (quasi-scientifique) d’une part et une théorie de l’action « subjectiviste » (politique et juridique) d’autre part. Cette schizophrénie ne fait que reproduire le dédoublement de la pensée bourgeoise en d’un côté une société qui fonctionne de façon quasi automatique comme un mécanisme d’horlogerie (« la main invisible » de Smith) et de l’autre le « libre arbitre » et « l’autonomie de l’individu »155.
En ce qui concerne la critique du travail, le Marx ésotérique semble moins présent puisqu’il adopte souvent le point de vue du travail (et donc de la classe ouvrière). Néanmoins, par la mise en avant de la notion de travail abstrait, il dépasse cette assimilation entre un pôle travail et une classe qui le porterait. Le travail abstrait comprend aussi l’activité du capitaliste et des managers ; il s’étend donc à l’ensemble des classes et de la hiérarchie et dans sa manifestation capitaliste, la production de richesses devenue exorbitante échappe totalement à l’appropriation subjective et sensible par les possesseurs de moyens de production. La question de la propriété n’est plus centrale.
Contrairement aux thèses anciennes de Malthus et Veblen sur « la classe de loisirs », il y a alors séparation entre production et jouissance et donc il y a production pour la production. Derrière cela, il y a l’idée que le capitalisme a poussé la croissance des forces productives au-delà des limites du besoin subjectif de gagner de l’argent. C’est la passion aveugle pour la richesse abstraite, c’est-à-dire la valeur qui explique cela et non la recherche utilitariste du profit. Le travail abstrait constitue un système de référence commun à l’ensemble de la société156. Il n’est donc plus possible alors de constituer une opposition au capital « du point de vue du travail » et cela même si Marx emploie encore les termes de non travail et de travail pour opposer les deux pôles157. Ce point de vue est une illusion parce que travail et capital ne sont que deux états différents du même rapport fétiche irrationnel : l’un sous forme fluide (le travail) et l’autre sous forme figée (l’argent). Et Kurz de reprendre la formule de Marx [particulièrement prisée par la critique allemande. NDLR.], selon laquelle tous les individus impliqués dans le rapport social capitaliste sont réduits à des « masques de caractères » qui expriment des catégories économiques.
Cela débouche sur la notion de « sujet automate », concept introduit par Marx dans le premier chapitre du Capital, mais qui est resté ignoré longtemps des marxistes. Dans ce livre premier, ce concept côtoie celui du fétichisme de la marchandise, ce qui fait que dès le livre I, toutes les catégories fondamentales pour effectuer une critique de l’économie politique, seraient en place.
« Le sujet automatique n’est pas une existence à part se cachant quelque part dehors, mais il est la sphère d’influence sociale qui oblige les hommes à subordonner leurs propres agissements à l’automatisme de l’argent capitalisé158 ». Mais ce sont toujours des individus qui agissent : d’un côté, irresponsabilité des responsables (le méchant manager et le sale politicien) et de l’autre responsabilité des irresponsables (le chômeur raciste et la mère célibataire antisémite)159.
Il en va de la crise du capitalisme comme du capitalisme lui-même : il s’agit d’un processus dynamique. Si la cause ultime de la crise réside dans le fait que le développement des forces productives forcé par la concurrence rend le travail superflu et attaque ainsi la substance du capital, il est clair que le niveau sans cesse plus élevé des forces productives amène la crise a des dimensions de plus en plus importantes. Alors, il est aussi imaginable que le capital atteigne une limite interne absolue, un niveau d’évolution où il ne lui sera plus possible de réabsorber suffisamment de force de travail humain, pour redonner de l’élan à l’accumulation du capital160. On arrive donc à la fameuse phrase de Marx selon laquelle « La limite du capital, c’est le capital lui-même ». Phrase insupportable pour le Marx exotérique clamant « Nous serons toujours plus » (d’ouvriers) auquel fait contre point le Marx ésotérique du « Vous serez de moins en moins » (d’ouvriers).
« Plus la crise, en tant que barrière intrinsèque du capital approche, plus la critique du capitalisme devient une question catégorielle [il faut lire : de catégorie. NDLR] et cesse d’être, justement à cause de cela, une simple question de classe. Elle devient une question qui se pose inéluctablement quel que soit le point de vue social où on se place »161. Dans cette mesure la fin de la lutte des classes pourrait correspondre non à la victoire du capitalisme mais au sommet de sa crise objective.
Le point de vue de ceux qui ont gagné
Tout en connaissant le VIe Chapitre inédit du Capital (référencé ici sous le nom de : Résultats du procès de production immédiat), Kurz n’utilise pas la périodisation fondamentale du capital qui en ressort entre domination formelle du capital et domination réelle ; périodisation qui a été reprise par toute l’ultra-gauche critique des années 60-70 et aussi par les opéraïstes. Nous n’en avons pas l’explication, mais nous supposons que c’est parce que Krisis ne considère pas ces concepts comme définissant des phases historiques, mais les prend plutôt au sens théorique, comme moment abstrait de la conceptualisation du capital. « Ce que j’appelle subordination formelle du travail au capital, c’est la forme générale de tout processus de production capitaliste. De même, elle peut coexister comme forme particulière au sein du mode de production capitaliste pleinement développé qui l’englobe, alors que celle-ci n’implique pas forcément celle-là162 ». Nous sommes bien d’accord avec cette appréhension théorique des concepts, mais nous ne voyons pas en quoi elle serait incompatible avec une approche historique ou en terme d’approfondissement de la subsomption. En fait la dimension historique s’exprime justement dans le fait que le capitalisme révolutionne les forces productives (le capital mène sa lutte de classe dans le sens d’une plus grande domination sur les travailleurs) et bouleverse les rapports sociaux (les prolétaires répondent et résistent). Or la mise en rapport entre ces phases du capital et les luttes ouvrières permet de repérer les points de rupture qui se situent dans le passage d’une phase à l’autre (années 20), puis dans la crise d’une phase (années 60-70) ; points de rupture au sein desquels le prolétariat apparaît dans sa dimension révolutionnaire. Dans la mesure où le prolétariat n’a pas fait exploser cette infernale dialectique des classes (il y a eu défaite, ce que ne peut reconnaître Krisis pour qui il n’y a pas eu combat !), la soumission au capital s’impose dès lors aux travailleurs comme une nécessité de la technologie.
Faute de le voir, Kurz ici et Jappe dans son Guy Debord163, en viennent à séparer des « oppositions immanentes » (le mouvement ouvrier) qui ne seraient que des expressions de racines pré-capitalistes non encore extirpées du corps du système capitaliste lui-même, et des oppositions non immanentes qui n’existent pas encore vraiment mais sont ou seront en formation dans la crise de la valeur. Il ne s’agit toutefois pas d’une nouvelle théorie du sujet, puisque celui-ci n’existe qu’en formation. Mais à la différence de Temps critiques, cette critique de l’immanence les amène soit à chercher un sujet externe aux contradictions du capital, un sujet transcendant164, soit à s’en remettre à un curieux effort de la volonté : « Seule une association voulue par les individus et dépendant de leurs convictions à eux et non pas de leur position donnée dans le système sera capable de mener à bien un mouvement révolutionnaire véritable ». Et encore « On n’a pas une classe intra-capitaliste qui en renverse une autre. On a une réunion des individus critiques désireux de se débarrasser du sujet automatique qui se heurte à la partie de la société voulant absolument le conserver ». Là encore nous tombons sur une opposition inconciliable entre l’objectivisme absolu du sujet automatique et le subjectivisme absolu des individus, même si Kurz pense éviter cette aporie en énonçant une nouvelle voie matérialiste vers l’abolition du capitalisme : « Le “matérialisme” de la question de l’abolition du capitalisme réside dans la manière dont sont assimilées les expériences négatives de la réalité capitaliste — dans un large sens social global — et non pas dans la manière dont les individus se trouvent a priori fixés sur le plan social165 ». La théorie n’est donc plus l’expression d’un sujet conscient ni le produit des luttes de classe. C’est une catégorie de la pensée. Et le capitalisme n’est pas un rapport social, il est hypostase du capital.
Pourtant, il nous semble qu’il faut tenir les deux bouts. La crise généralisée dont parle Krisis est aussi une crise généralisée des rapports sociaux et non pas simplement crise d’une économie autonomisée. Il faut donc tenir compte de la place des individus dans les rapports de production même si cette place n’est plus fixée en rapport avec la définition originelle du travail productif. Nous pensons, par exemple, que ce sont aujourd’hui les travailleurs de la « reproduction » plutôt que ceux de la production qui sont les plus à même de remettre en cause le système, parce qu’ils sont obligés de penser globalement sa crise et les conditions de la reproduction. Il faut tenir compte aussi du fait que de plus en plus d’individus n’ont plus aucune position dans les rapports sociaux (chômeurs sans honte et chômeurs heureux, SDF et sans papiers) et enfin ne pas ignorer l’insoumission latente de nombreux jeunes. Nous ne concevons pas l’unité de tous ces individus sur la base d’une association affinitaire, ce qui serait la meilleure façon de recréer des particularités, vu souvent les années lumière qui les séparent actuellement. L’unité entre raisons objectives et raisons subjectives d’en finir avec ce système doit s’exprimer dans une intensification de la tension individu/communauté. Kurz reste d’ailleurs imprécis puisqu’il parle « d’individus associés » ou s’associant dans le processus même de la critique pratique (ce qui n’est pas la même chose). Ainsi, on conçoit (même si c’est pour le critiquer) que des individus puissent s’associer a priori sur la base de leurs refus : il y a eu ainsi des « associations contre la modernité », « association contre les nuisances » dont effectivement l’action de s’associer n’est pas déterminée par une position particulière mais par une pratique critique. Cela ne peut se faire qu’à partir d’une position particulière car autrement on ne voit pas ce qui motiverait cette pratique166. La célèbre phrase de Marx selon laquelle les prolétaires peuvent faire la révolution à titre humain parce qu’ils n’ont pas subi de tort particulier167 n’est acceptable que dans la perspective d’un messianisme classiste. Plus important aujourd’hui est de savoir comment, à un certain moment, une position particulière est grosse d’universalité.
Dans cette optique d’une recherche d’un capitalisme pur, Krisis va interpréter tout le mouvement historique en termes de modernisation et de rattrapage, le mouvement ouvrier n’est plus que le moteur de cette dynamique et on ne peut le distinguer en rien du mouvement du capital. Capital et travail n’auraient donc jamais été deux pôles contradictoires d’un rapport social, mais sont deux éléments du même rapport fétiche.
De la remarque juste selon laquelle la production de richesse devenue exorbitante échappe totalement à l’appropriation subjective et sensible par les possesseurs de moyens de production, il en est déduit la certitude fausse qu’une grande masse de produits n’est pas vouée à beaucoup de jouissance et qu’il s’agit d’une augmentation de la production pour la production – « une fin en soi irrationnelle168 ». Cette hypothèse ne peut que reposer sur une théorie implicite des « vrais besoins » et d’une valeur d’usage d’avant le marché où les objets auraient été utilisés et appréciés pour eux-mêmes, en dehors donc de tout fétichisme, réel ou symbolique. Mais où et quand a-t-on vu un tel monde ? La position de Krisis est, cette fois, particulièrement digne du Marx « exotérique ». Quant à la fin irrationnelle, pour le capital il en va de l’irrationalité comme de la pureté : ce n’est pas son affaire. Et ceci, doublement, soit dans l’optique de Krisis parce qu’un « sujet automatique » (la divinité fétiche capitaliste) n’a pas d’état d’âme, soit parce qu’une logique de domination et de puissance exprime que le jeu en vaut la chandelle169. Donc, le cœur même du paradoxe du rapport capitaliste, s’il ne peut être expliqué par le rapport de classe et d’exploitation entre travailleurs salariés et capitalistes, ne peut pas l’être par le capital automate non plus. Il ne faut pas tomber dans l’opposition absolue et insoluble entre objectivité et subjectivité.
Kurz replace aussi la lutte de classes dans la perspective de la lutte pour la démocratie. Il voit donc dans la lutte de classes une lutte politique170 qui s’est affirmée dans la social-démocratie historique. Or dès La Critique du Programme de Gotha, Marx affirme au contraire le caractère anti-politique de la lutte des classes, ce qu’affirmèrent de leur côté, mais pour d’autres raisons, syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes. Là encore la réécriture de l’histoire du mouvement prolétarien ne tient pas compte des tensions qui l’agitent et se place uniquement du point de vue de ceux qui ont « gagné » (et donc de notre défaite, mais le « notre » inclut-il les membres de Krisis ?) comme si le sens de l’histoire était inscrit à l’avance (on retombe sur le marxisme « exotérique » !). Cette même fixation sur la critique de la politique ne conduit pas Kurz à relever les insuffisances de Marx sur la question de l’État et particulièrement sa vision d’un communisme comme simple administration des choses171.
CHAPITRE IV
Les autonomisations de la valeur
Anselm Jappe, Debord, Les Aventures de la marchandise, L’Avant-garde inacceptable
La communication n’est pas la communauté
Debord172
Pour Jappe (et Debord) l’analyse de la marchandise est ce qui sépare la théorie de la valeur et sa « pensée économique », de la simple économie politique à la Ricardo. Le concept de spectacle est alors un développement ultérieur de la forme marchandise.
Jappe cite Lohoff de la revue Krisis, pour montrer les insuffisances de la théorie marxiste traditionnelle de la valeur : « La critique marxienne de la valeur n’accepte pas la valeur comme une donnée de base positive, et l’argumente pas davantage en son nom (…) la réalisation à grande échelle de la médiation en forme de marchandise ne porte absolument pas au triomphe définitif de celle-ci, mais coïncide plutôt à sa crise173 ».
Debord, s’inspirant de Lukács, pense que la réification va venir buter sur un sujet dont l’essence est d’être révolutionnaire, mais en fait, ce n’est pas le sujet qui est aliéné mais son monde duquel il fait partie. Le prolétaire n’est donc pas rongé de l’intérieur par les forces de l’aliénation. Jappe critique la position de Debord qui suppose l’existence d’un sujet « sain » dont on aurait falsifié l’activité. Position qui culmine dans l’idée, maintes fois reprise par ce courant, de la domination du faux (« le vrai n’est qu’un moment du faux »), idée qui remonte sûrement à Lukács et à sa recherche de l’authentique, de la non falsification : la vérité serait révolutionnaire. Jappe critique cette dichotomie entre vrai et faux, cette conception d’une vérité conçue de manière statique, comme ce qui doit être dévoilé. Or le fétichisme ne masque rien et il n’y a donc rien à dévoiler. Jappe développe cela dans Les Aventures de la marchandise174, en signalant que la critique de Marx du fétichisme souffre finalement d’être conçue sur le modèle de sa critique de la religion, c’est-à-dire sur le modèle de l’inversion : « Il ne peut en être autrement dans un mode de production où le travailleur n’est là que pour les besoins de valorisation de valeurs déjà existantes, au lieu qu’à l’inverse ce soit la richesse matérielle qui existe pour les besoins du développement du travailleur. De la même façon que dans la religion l’homme est dominé par une fabrication de son propre cerveau, dans la production capitaliste il est dominé par une fabrication de sa propre main »175
Jappe reprend aussi la critique que l’Encyclopédie des Nuisances a faite à Debord sur son apologie de la lutte des classes, lutte qui pourrait exister ou se dérouler en dehors du mouvement de la valeur. Il critique ses hésitations entre classe ouvrière et prolétariat176 ainsi que sa conception d’une communauté comme « communication » dont les avatars courent de Voyer à Marazzi en passant par Habermas.
Cette critique ne l’empêche toutefois pas de rester à l’intérieur d’une théorie du sujet en en appelant à une sorte d’association volontaire pour la subversion de ce monde, comme si on agissait essentiellement à partir d’une position idéologique et non à partir de conditions particulières. C’est cohérent avec son idée que prolétaires et capitalistes sont tous deux soumis à l’aliénation, celle produite par la domination du travail abstrait : « Dans la société moderne, les individus sont isolés à l’intérieur d’une production ou chacun produit selon ses propres intérêts. Leur lien social s’établit seulement a posteriori à travers l’échange de leurs marchandises177. Leur être concret, leur subjectivité doit s’aliéner à la médiation du travail abstrait qui efface toutes les différences »178. Le processus d’englobement de l’antagonisme des classes, lui fait oublier que le capital n’est pas un automate qui domine des individus isolés (c’est bien sûr une tendance à l’œuvre), mais qu’il est un système reposant sur le salariat. Sans être exclusifs d’autres conflits, ceux autour du travail et du refus du travail lient bien objectivité et subjectivité de la lutte, à l’inverse de toutes les théories associationnistes.
Les Aventures de la marchandise179
La valeur est un sujet automate
Si la valeur est beaucoup plus ancienne que le capital, ce n’est pourtant que dans le capitalisme qu’elle devient capital en produisant un rapport tautologique alors qu’auparavant elle n’était qu’une médiation entre valeurs d’usage180. Il s’avère donc impossible de faire une généalogie de la valeur en tant que catégorie et cela est en plus inutile puisque c’est seulement dans sa forme actuelle qu’elle nous intéresserait. Ce qui existe par contre, c’est une histoire des fétichismes qui ont crée les rapports de production et les formes de conscience correspondantes. Derrière cela, il n’y a pas l’homme conscient mais l’homme fétichiste qui n’est sujet que par rapport à la nature (extérieure), mais pas par rapport à sa propre socialité (nature intérieure). Et cela dès l’origine. Il n’y a pas d’aliénation au sens de perte de quelque chose à récupérer181.
La valeur, dit Marx, dans le Livre III sur les Théories de la plus-value, est simplement posée, c’est « une chimère »182 et la loi de la valeur est elle-même du fétichisme et non pas une chose réelle que le fétichisme voilerait.
La valeur est une forme sociale totale183 et ce n’est pas la théorie de la valeur de Marx qui est dépassée, mais la valeur elle-même. Il en découle que la valeur n’est pas une catégorie économique et qu’elle ne peut être confondue avec ses formes : valeur d’usage bien sûr, mais aussi valeur d’échange, ce à quoi les marxistes la réduisent bien souvent. Or la valeur ne doit pas être confondue avec la valeur d’échange car elle est une quantité de travail abstrait contenu dans la marchandise. Pour Jappe, on peut même dire que la valeur d’échange disparaît car le marché ne rajoute aucune valeur et la valeur de la marchandise pré-existe au marché dans la mesure où le travail abstrait domine. La valeur n’est pas non plus unité valeur d’usage/valeur d’échange. La marchandise est l’unité valeur d’usage/valeur. Paradoxalement, cela amène Jappe à parler parfois au nom de la valeur d’usage184, valeur concrète dirigée vers la satisfaction des besoins, qu’il oppose à la valeur en général dirigée vers l’accumulation. Au XIXe siècle cela passerait encore, mais aujourd’hui où voit-il une différence entre les deux aspects quand on sait le sens pris par la notion de besoin ? Ce raisonnement s’explique par le fait que le concept de travail abstrait est censé tout recouvrir et qu’il renvoie aux oubliettes de l’histoire la distinction entre travail productif et improductif. Il lui substitue alors la notion de « travail utile », pour en conclure que pour les marxistes, tout travail est utile. Comprenne qui pourra ! C’est bien plutôt, aujourd’hui, pour le capital que tout le travail devient « utile », ce qui effectivement dépasse la distinction originelle entre travail productif et improductif.
Jappe distingue deux fois, à notre connaissance, la loi de la valeur de Marx (en fait la théorie de la valeur-travail) et la valeur en tant que telle, pour dire tout d’abord que la première n’a pas de fonction critique (cela veut-il dire qu’elle n’aurait qu’une fonction analytique ?) ce qui rompt effectivement avec la vision marxiste d’une loi de la valeur pouvant même être transposée jusque dans le socialisme comme Roubine et bien d’autres le pensaient ; pour dire ensuite que, pour le marxisme traditionnel, la valeur masque la plus-value et que c’est là que résiderait le fétichisme185. Mais la critique de la plus-value n’a de sens qu’en tant que critique de la valeur. On pourrait préciser ici cette question sans trahir Jappe, en disant que la loi de la valeur est souvent réduite par les marxistes, à une loi générale du travail socialement nécessaire qui répartit les quantité de travail en fonction des productions à effectuer et d’un souci de productivité (économie de travail). Elle apparaît donc comme une loi naturelle qui s’impose autant aux individus qu’aux entreprises et symbolise une régulation d’un marché par essence anarchique. Ce côté « opérationnel » de la loi néglige le fait que pour Marx, elle a une dimension historique et sociale (contrainte à la survaleur) qui renvoie aux nécessités plus générales de la reproduction des rapports sociaux. Celle-ci ne peut se faire sans intervention de caractère étatique (fixation des normes monétaires et salariales qui déterminent la valeur), ce qu’oublie trop souvent Jappe d’ailleurs. Pour paraphraser Jappe, on peut dire que s’il analyse bien la valeur dans sa forme sociale, celle du travail abstrait spécifique du MPC, il ne l’analyse pas dans sa forme phénoménale (monnaie et prix)186.
Nous reprenons maintenant le cours de notre lecture des Aventures de la marchandise.
Il ne s’agit donc pas d’évaluer le champ historique de cette loi de la valeur, objectif qui a occupé Marx, Engels et des générations de marxistes187, mais d’effectuer la critique de la valeur. Nous sommes d’accord avec cet objectif, mais nous ne partageons pas sa façon de l’affirmer qui sous-entend que cette question ne concernerait que le camp du marxisme exotérique. Comme nous n’adhérons pas à cette coupure entre deux camps et deux Marx, nous ne pouvons que signaler l’intérêt théorique de la distinction entre plus-value et valeur quant à la nature des rapports sociaux dans la jeune URSS des années 20188.
Pour Jappe, ce n’est donc pas le travail lié à la division du travail, le travail concret, qui est premier et substance commune à tous les produits, mais le travail abstrait comme substance-sujet produite par des relations sociales et des représentations. Il ne faut pas confondre ce travail abstrait qui est une « abstraction réelle » avec le travail abstrait au sens formel que Krisis, définit comme « l’empirique devenir-abstrait du travail »189.
On ne peut pas comprendre la valeur si l’on n’y reconnaît pas l’aliénation de la puissance sociale. La valeur est auto-valorisation indépendamment des valeurs d’usage. C’est la généralité du travail qui fonde le lien social et non sa particularité comme dans les sociétés pré-capitalistes : l’universalité sociale du travail est donc séparée de la richesse concrète des travaux particuliers. La valeur est auto-valorisation indépendamment des valeurs d’usage et le travail n’est social qu’à partir du moment où il est délivré de ses déterminations sociales. Il y a donc une contradiction fondamentale entre la valeur et la vie sociale concrète.
Les classes sociales ne sont que des personnifications des catégories. En conséquence, la domination du capitaliste n’exprime que celle du travail mort (ce dont rend compte le procès de valorisation) sur le travail vivant190. Le capitaliste n’est détenteur de puissance que comme personnification du capital191 ».
« Le capitaliste fonctionne uniquement comme personnification du capital, capital-personne, de la même manière que l’ouvrier n’est que du capital personnifié (…) La domination du capitaliste sur l’ouvrier est, en conséquence domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur192 ». Le capital acquiert de plus en plus une figure objective et de rapport qu’il est, il se transforme de plus en plus en chose, mais en chose qui a incorporé le rapport social193 ». Toujours chez Marx, on peut encore lire ceci : « La valeur est un sujet automate194 » et « La valeur se présente comme sujet195 ». La théorie du fétichisme reconnaît donc l’existence d’un sujet, mais souligne que jusqu’ici les sujets ne sont pas des hommes, mais leurs relations objectivées (cf. Postone). Néanmoins, Jappe cherche à éviter tout soupçon qui le rattacherait, lui et son courant, au structuralisme ou à la théorie des systèmes. Il existerait bien un sujet, mais actuellement ce ne serait pas l’homme mais son produit qui serait sujet. Le sujet ne serait donc qu’un sujet en devenir, qui ne le serait que par rapport à la nature, mais non à l’égard de sa propre socialité. C’est une proposition absolument inacceptable pour nous car l’homme est indissociablement rapport à la nature intérieure et à la nature extérieure196.
Nous ne nous inscrivons pas dans une théorie du sujet puisque nous analysons le processus historique comme procès d’individualisation et tension entre individu et communauté. Le seul point commun que nous avons ici avec Jappe et Krisis, consiste en un refus de poser un individu (ou un sujet) comme aliéné et qu’il s’agirait de restaurer dans toute sa plénitude originelle.
Marx applique ainsi cette théorie du fétichisme à la réalité sociale : « Même si l’ensemble de ce mouvement apparaît comme un procès social, et si les moments singuliers de ce mouvement émanent de la volonté consciente et des fins particulières des individus, la totalité du procès n’en apparaît pas moins comme une connexion objective, qui naît de façon tout à fait naturelle ; totalité qui, certes, provient de l’interaction des individus conscients, mais ne se situe pas dans leur conscience, n’est pas subsumée comme totalité sous les individus. Leur propre entrechoquement produit une puissance sociale qui leur est étrangère, placée au-dessus d’eux ; qui est leur relation réciproque comme procès et pouvoir indépendants d’eux197 ». Les classes sociales ne sont pas des sujets agissants qui porteraient à un antagonisme absolu. Elles sont des formes à l’aide desquelles se réalise le sujet automate. Jappe expose de manière juste la fausse opposition entre travail et non travail qui serait à la racine de la notion d’exploitation : « Cette critique n’était pas du tout une critique du travail, mais une critique exercée du point de vue du travail, une critique à l’encontre des non travailleurs198 ». C’est le travail qui produirait la valeur, donc il est normal qu’il se le réapproprie et tout le monde doit être mis au travail. C’est le programme prolétarien qui court du milieu du XIXe siècle aux années 30 du XXe199. Jappe ne peut le reconnaître car alors ce serait faire sortir le communisme d’un grand trou noir. Pour y remédier, il lui semble suffisant de le faire sortir tout armé d’une partie de la théorie de Marx.
Ce qui est étonnant dans cette approche, c’est qu’il n’est jamais explicité d’où part Marx dans sa critique de l’économie politique (Les « conseils de lecture » de Kurz, dans son Lire Marx ne nous le précisent pas plus). Cela n’aurait pas d’importance s’il ne s’agissait que de rétablir une vérité au sein d’une académie du marxisme, mais cela en prend quand on en fait ressortir les fausses évidences (Marx ne remet pas Hegel sur ses pieds, quoiqu’on en dise) et surtout quand cela permet de montrer que ce qui paraît simple et finalement indiscutable chez Marx (un des Marx diraient Krisis et Jappe) l’a en fait tourmenté et l’a amené à énoncer des choses contradictoires pendant plus de vingt ans. Contradictions qu’on peut très bien considérer comme des antinomies, c’est-à-dire des contradictions sans dépassement.
Nous allons développer le premier point à partir de son Introduction à la critique de l’économie politique de 1857 et particulièrement du titre III sur la méthode de l’économie politique. Dans cet ouvrage qui a servi de référence, quant à la méthode, à des générations de marxistes et qui pour nous correspond plutôt à ce qu’il a écrit de plus critiquable, il va concilier une conception empiriste de la connaissance (la théorie du reflet) et une conception rationaliste de la métaphysique (le couple essence/forme le plus souvent rendu par le terme de forme phénoménale, mais que nous rendons, par exemple dans notre critique de La Société du Spectacle, par le terme « d’apparence » (cf. infra). Dès le début, il y a confusion entre le concret, le réel (Marx prend l’exemple de la population) et la catégorie ou concept de ce réel (Population)200. Or, pour Marx, on ne peut partir de ce concret car il est désordonné, atomisé (par exemple la population est composée d’individus) et pauvre en contenu par rapport à la richesse de la totalité. Ainsi, Marx nous dit à la fois que le concret est le point de départ… mais qu’il ne doit pas l’être ! Si on part quand même de ce « concret-réel » (c’est la méthode dite d’investigation) pour aller vers les déterminations les plus simples, ce sera uniquement pour pouvoir revenir ensuite à la riche totalité que représente le « concret de pensée » (c’est la méthode dite d’exposition). On est en plein dans la théorie du reflet.
Pourtant, quand Marx parle de « représentation chaotique du monde » pour le concret-réel, on est déjà bien dans un concret pensé et cette ambiguïté ne peut s’expliquer que parce qu’il a plutôt en tête l’opposition entre essence (le concret de pensée) et apparence (le concret-réel). En fait, Marx a du mal à se contenter de l’empirisme de la théorie du reflet qui aplatit sa théorie de la connaissance à une sorte d’immédiatisme non théorique. Il a donc besoin de réintroduire une pensée du dédoublement (essence/ apparence), une pensée métaphysique car c’est le monde réel qui est métaphysique et plein de mystère (cela annonce la marchandise et le fétichisme). À la suite de R. Fausto et de Tran Hai Hac201 qu’il semble pourtant ignorer, Jappe revient sur la question de savoir si une réalité peut être contradictoire où si c’est seulement sa représentation qui l’est. Pour lui, il ne fait pas de doute que Marx avait adopté la première position202. C’est la nature de l’objet étudié (la société capitaliste) qui force la description à se faire métaphysique, conceptuelle. Jappe cite Marx et le fait que le travail abstrait correspond au concept hégélien : à l’intérieur du travail abstrait, concept et abstraction deviennent réels. La forme y triomphe sur le contenu et la substance : « Le capitalisme est la métaphysique réalisée203 ».
Nous allons maintenant développer notre second point en cheminant dans les œuvres de Marx, à la recherche du concept explicatif204.
Dans ses œuvres de jeunesse et dès ses notes sur les Éléments politiques de James Stuart Mill, Marx critique les classiques qui font de la valeur, si ce n’est une substance, du moins le fondement rationnel des prix. Il critique aussi leur façon de faire des moyennes abstraites des choses réelles205. Dans les Manuscrits de 1844, il reproche à Ricardo de faire abstraction de la concurrence et des prix au profit du travail cristallisé. Marx considère cette dernière notion comme une abstraction de la réalité. À l’époque, pour lui, la valeur est égale au prix de marché qui comprend les frais de production plus le profit et la rente. On retrouve cela dans La Sainte Famille et ce n’est que dans L’Idéologie allemande que la notion de valeur-travail apparaît puis est développée dans Misère de la philosophie. Marx rompt avec la philosophie feuerbachienne pour un empirisme positiviste qui, paradoxalement va prendre pour sésame l’abstraction de la valeur. Cette position n’est toutefois pas très assurée car dans Travail salarié et capital qui suit, il reprend la théorie de Smith sur les oscillations des prix autour de la valeur et il insiste sur le facteur de crise que représenteraient ces oscillations. La « valeur » prend donc encore ici une place subordonnée.
Un changement important apparaît dans le chapitre des Grundrisse sur l’argent (neuf ans plus tard). Entre temps, sa rédaction a été accompagnée de la relecture de La science de la Logique de Hegel. Qu’y remarque-t-on ? Par opposition à prix moyen utilisé auparavant, Marx parle de valeur moyenne et il l’oppose à la valeur de marché qui est non pas simple négation de la valeur réelle mais « négation de la négation206 ». Pourquoi cela ? Parce que la valeur de marché est 1) négation de la valeur moyenne (= moyenne des prix) et 2) cette valeur moyenne est elle-même négation de la valeur réelle (= valeur-travail).
La valeur réelle n’a donc aucune autre visibilité que celle qui se réalise par l’intermédiaire de la valeur moyenne. Elle est devenue une essence (= métaphysique de la valeur) qui n’existe que par sa forme phénoménale, la valeur moyenne. C’est le mouvement de l’essence qui remplace le mouvement des prix. On a la même chose dans le rapport marchandise/argent. La valeur d’échange de la marchandise a une existence distincte du produit. On a le produit puis la marchandise puis la valeur d’échange. La valeur qui était le temps moyen (ou travail abstrait) existe d’abord idéellement comme forme de la marchandise pour se dégager de cette substance et devenir matière dans l’argent. Cette matérialité qui devient indépendante peut devenir contradictoire et même antagonique. C’est l’origine des crises.
Ce qui prime alors pour Marx, c’est l’aspect privé de la production et de l’échange207. Et l’argent est la forme de l’objectivation des relations sociales. Il y a contradiction entre le caractère général de la monnaie (qui implique la notion de travail général) et le caractère privé du travail concret et de la production. Cette contradiction va être « solutionnée » en disant que la valeur, ce n’est plus que du travail social en général (= travail abstrait) et l’argent sa cristallisation. On voit donc que ce raisonnement est en complète opposition avec l’idée précédente d’une valeur déterminée par le temps de travail moyen, puisque là, la base est le travail privé. Auparavant l’argent supposait la valeur d’échange dont il était la matérialisation, alors que là c’est la monnaie qui pré-existe à la valeur d’échange, car c’est grâce à l’argent que le produit acquiert son caractère social de valeur d’échange.
Cette antinomie n’est pas du tout repérée par Krisis et Jappe qui ne retiennent que la seconde exposition et renvoient la première et la théorie de la valeur-travail au Marx exotérique.
C’est la conception du travail général qui a changé entre les deux moments : dans un premier temps, il est une abstraction qui se concrétise dans quelque chose de réel, le temps de travail social moyen alors qu’après c’est l’argent qui devient matérialisation du travail général qui est lui-même abstraction du travail qui va devenir travail abstrait.
Le fondement positif de la valeur disparaît.
On voit donc ici, que si Krisis, comme nous-mêmes, critiquons et tendons de dépasser le programmatisme prolétarien qu’a pu représenter la théorie de la valeur-travail, ce n’est pas à partir du même biais. Pour Krisis et Jappe cela se fait à partir de ce travail abstrait qui devient sujet. Pour nous, et en référence aussi au Marx du Fragment sur les machines, il s’agit de renoncer à toute théorie de la valeur, car englobée dans le procès de capitalisation des activités humaines, la valeur devient évanescente ainsi que nous le montrons dans le chapitre V (p. 108).
La Contribution à la critique de l’économie politique apporte peu de choses nouvelles, mais la logique hégélienne apparaît renforcée par le fait de faire du travail abstrait un sujet et de l’homme un prédicat en tant que simple agent du travail concret208. Dans le MPC, le travail doit prendre la forme de la généralité abstraite pour devenir social et le travail de l’individu n’a aucun caractère social direct car il est travail aliéné. On retrouve l’antinomie du Marx de la critique de l’économie politique qui, au fur et à mesure de la scientifisation de son discours économique est obligé d’utiliser des concepts philosophiques, voire métaphysiques.
Marx y reconnaît cependant que la mesure quantitative de ce travail abstrait se fait par le temps de travail simple209, mais ce travail simple est lui-même une abstraction tirée du travail complexe et des générations de marxistes n’ont jamais pu le définir. Là-dessus aussi, il semble que la critique faite par Castoriadis soit utilisable.
C’est le seul point sur lequel nous apporterons un correctif à l’exposé de la revue Marx envers et contre Marx. En effet, c’est dans la Contribution qu’on trouve un texte qui sert de référence à toutes les thèses sur l’abstraction réelle. On y lit que la réduction des différents travaux à « un travail non différencié, uniforme, simple, bref à un travail qui soit qualitativement le même et ne se différencie donc que quantitativement (…) est une abstraction qui s’accomplit journellement dans le procès de production sociale » ; « abstraction qui n’est pas plus grande ni moins réelle que la réduction en air de tous les corps organiques210 ». Mais toutes ces thèses vont buter sur le caractère indéterminé que conserve le travail abstrait dans cet ouvrage211.
Le premier chapitre du livre I du Capital va renforcer cette tendance212. La valeur y a toujours le travail abstrait comme fondement, mais celui-ci n’est qu’« une chose de pensée ». Marx y établit une comparaison entre l’abstraction du travail qui domine les hommes en s’objectivant et l’abstraction de l’Homme représenté dans un Dieu. « La forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique213 » et « Lorsque nous parlons de la marchandise comme matérialisation du travail au sens de la valeur d’échange » nous avons affaire à « une existence fictive, uniquement sociale de la marchandise, absolument distincte de la réalité physique214 » [sous-entendu : réalité physique qui a la forme fantasmagorique d’un rapport entre les choses. NDLR]. La valeur-travail n’a donc pas plus de réalité que n’en ont les Dieux, mais elle a des effets dans le réel en mettant les choses à l’envers. Ainsi, on peut croire que c’est le travail du tailleur qui produit de la valeur alors qu’il n’en produit que parce qu’il est du travail indifférencié (= abstrait). La valeur n’a plus à être mesurée par le temps de travail, mais par le temps de travail nécessaire.
Dans le livre III du Capital tout cela sera abandonné et la notion de valeur est elle-même abandonnée au profit d’un retour à la notion de frais de production, qui, eux, sont parfaitement quantifiables. Pour Marx, il faut « découvrir les formes concrètes auxquelles donne naissance le mouvement du capital considéré comme un tout. C’est sous ses formes concrètes que s’affrontent les capitaux dans leur mouvement réel et les formes que revêt le capital dans le procès de production immédiat comme dans le procès de circulation, n’en sont que des phase particulières ». Nous sommes passés dans l’économie politique de Marx et non plus dans la critique de l’économie, mais plutôt que d’attaquer ce nouveau fétichisme (celui de l’économie), Krisis préfère lui opposer le discours exotérique (celui de la « science économique »).
Société du spectacle ou société capitalisée ?
L’idéologie du Vrai et du Faux215
La théorie du spectacle peut être rattachée à la notion de monde inversé chez Marx. Pour lui, le monde réel est le produit du travail et la bourgeoisie, une fois au pouvoir, renverse cela en faisant du capital le producteur de la valeur. D’où le rôle important attribué à l’idéologie chargée de voiler l’essence des choses au profit de leur apparence. Mais si Marx part de la genèse de la forme argent pour en déduire le caractère fétiche de la marchandise, Debord, lui, ne cherche pas à démontrer la genèse du spectacle à partir d’une analyse du rapport des hommes à la nature et à partir de la réification des rapports sociaux. Il part directement de l’idée de l’existence du spectacle pour en déduire sa réalité matérielle216.
Comment cette vision peut s’objectiver, on ne le saura pas. Simplement Debord nous dit que ce ne sont pas les médias qui peuvent objectiver le spectacle puisqu’ils ne sont eux-mêmes que des formes particulières du spectacle (thèse 6). L’objectivation résulte en fait d’un processus spéculatif puisque le spectacle est un pur concept, quelque chose d’immatériel.
Comme toute philosophie spéculative, la « philosophie » de la théorie du spectacle se fonde sur un mythe d’origine, un mythe étonnant d’ailleurs pour des lecteurs de Marx, le mythe de la vie. La vie serait la réalité réelle dont les images se sont détachées (thèse 2). Le monde est coupé en deux avec d’un côté la vraie vie et de l’autre le spectacle qui représente l’irréalité de la société réelle (thèse 6)217. La réalité ce sera la lutte de classes et le prolétariat, le spectacle sera le monde de la bourgeoisie. En se rattachant à cette réalité, la conception du spectacle de Debord n’est pas encore indépendante de ce qui le produit : le capital, le travail aliéné, les classes. C’est pour cela que le fétichisme ne renvoie ni à un miroir, ni à un masque. Le fétichisme est la réalité de cette société et contrairement à ce que dit Lukács, il n’y a pas de point de vue privilégié (en l’occurrence celui du prolétariat) qui permettrait d’aboutir à une transparence des rapports sociaux.
Passons maintenant à la postérité de la théorie du spectacle. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il y a une très grande fidélité de la part de ceux qui se réclament de cette théorie, malgré toutes les divergences théoriques et pratiques sur le reste. Cette fidélité n’est pas une fidélité par rapport à l’origine de la théorie du spectacle, mais plutôt par rapport à ses ultimes avatars. Le spectacle n’y est plus qu’apparence, ce qui permet tous les énoncés qui deviennent aussi infalsifiables que ceux énoncés par l’État. Ainsi, ce qui reste central, c’est l’insistance sur le mensonge218 et une vision véritablement policière de l’Histoire219. Mensonge auquel on opposera (toujours la scission du monde en deux !) la vérité220. Seule la vérité est révolutionnaire en quelque sorte… quand le sujet révolutionnaire a été perdu ! Vérité détenue par un petit nombre d’êtres exceptionnels. Ce n’est pas un hasard si tous les écrits de ces années 70 se situent dans l’énoncé d’une pensée cynique de droite ou de gauche221 qui se veut parole de personnalités ayant du pouvoir (Berlinguer, leader du PCI ou le supposé grand bourgeois Censor). Au-delà d’un procédé qui renoue avec une tradition française qui mélange position morale et fronde politique (de Retz, La Rochefoucauld), procédé dans lequel il s’agit de « faire scandale », il y a bel et bien une volonté de puissance qui se cache sous la pratique radicale. Il n’y a qu’à voir la jouissance qu’ont les auteurs à citer les commentaires de la presse « bourgeoise », comme Debord s’est complu dans l’énoncé de ses polémiques avec ses différents éditeurs. C’est une volonté de se faire reconnaître une exceptionnalité, au moins auprès d’une certaine élite. C’est J.-P. Voyer qui poussera le plus loin le bouchon, avec son concept de « publicité222 ». Il est vrai qu’il est difficile de se croire les seuls détenteurs de la vérité et de ne pouvoir être soi-même en pleine lumière puisque par principe on s’y refuse223.
Quant à L’Encyclopédie des Nuisances elle a cherché à « mobiliser l’instinct de conservation » (Discours préliminaire de 1984, p. 9-10), ce qui en dit long sur l’acceptation de la défaite. La théorie post-situationniste de la catastrophe s’est substituée peu à peu à une théorie post-marxienne de la décadence La conception policière à laquelle a souvent été réduite la théorie du spectacle conduit à se perdre dans la description fascinée des procédés du pouvoir… et dans l’acceptation de la défaite. La théorie d’origine excluait la victoire de la bureaucratisation, or, ce qui dans la théorie du spectacle de 1967 devait être réalisé par la théorie (la critique de la séparation se posant comme mouvement d’unification), l’est par le capital à l’époque du « spectaculaire intégré ».
Comme Debord n’est pas remonté jusqu’à la genèse de ce qu’il a produit, le spectacle, il en est réduit à rechercher le responsable qui a mis au monde ce spectacle : la caste gouvernementale224 qui organise le grand mensonge. Le principe de 1967 : « Le vrai est un moment du faux » devient en 1988 : « il n’y a plus rien de vrai ». Le spectacle a englobé la réalité. L’unité est rétablie, ce qui est une autre façon de prononcer la fin de l’Histoire. Jappe semble d’ailleurs critiquer cette dichotomie du vrai et du faux225 en parlant d’une recherche de la vérité chez Debord qui revêtirait un mode statique ; d’une vérité conçue comme reflet. Mais Jappe amorce ensuite une distinction entre falsification et manipulation qui nous apparaît confuse.
Le problème est complexe et il ne s’agit pas de mépriser l’ensemble des efforts théoriques de l’Internationale Situationniste. En effet, en insistant sur l’importance de la fausse conscience, l’IS dépasse, dans la théorie, ce qui s’est avéré être, à la lumière de l’Histoire, l’aporie marxiste d’un prolétariat « classe de la conscience ». Seulement ce dépassement a peu de valeur heuristique quand il retombe sur la vision d’un mensonge généralisé. Sur ce point l’IS en reste à l’époque de Marx. À cette époque, il fallait dévoiler ce qui n’apparaissait pas ouvertement, c’est-à-dire pour Marx l’exploitation. Cette tache revenait aux intellectuels car la classe ouvrière, avant de se constituer en prolétariat et en classe de la conscience, ne portait que la fausse conscience immédiate d’une classe en transit, transit entre la paysannerie — catégorie honnie par Marx car justement incapable d’accéder à l’unité, à la conscience — et le prolétariat, classe d’essence révolutionnaire. Tous les Lénine de la terre et de l’Histoire s’engouffreront dans ce chemin balisé par Marx226. Nous ne sommes plus dans cette époque historique qui plaçait le prolétariat face au capital, mais en marge de la société (les classes travailleuses assimilées aux classes dangereuses), ce qui effectivement ne pouvait que produire une séparation entre deux mondes. Le moment de la vente de la force de travail semblait le seul rattachement du prolétaire aux rapports sociaux capitaliste et à la « société civile227 ». La domination du capital restait formelle. Nous ne sommes pas non plus dans la phase suivante de l’installation d’une domination réelle du capital dont le fondement est l’implication réciproque des deux pôles du développement capitaliste : le pôle travail et le pôle capital. La communauté ouvrière n’existe plus, il n’y a plus d’identité ouvrière à affirmer, sauf de façon nostalgique et la crise du travail est évidente pour beaucoup. Pourtant le travail s’impose toujours en tant que rapport social particulier reproducteur de l’ensemble des rapports sociaux. Le salarié n’a plus aujourd’hui conscience de participer à la transformation du monde, à la production d’un monde nouveau. Il la subit (la « fatalité technologique »)… et en profite quand il le peut et comme il peut (utilisation ludique et interactive des micro technologies par exemple).
Nous sommes plutôt dans une situation qui exhibe une réalité à la fois évidente et obscène.
On a là un point important dont ne tiennent jamais compte les théories qui pensent implicitement ou explicitement que la plupart des gens sont des crétins ou des ignorants baignant dans une douce aliénation ou résignés à la soumission. Comme nous le disons souvent dans certains de nos textes : nous sommes tous inclus dans le rapport social et nous le reproduisons ; l’État, c’est aussi nous. Il ne s’agit pas d’une nouvelle « servitude volontaire » car le lien n’est pas établi essentiellement avec d’autres individus (même s’il existe dans le cadre des rapports inégaux de services), mais avec un système abstrait qui développe chez les individus une appréhension distanciée du système, une distance qui ne sert pas justement à rompre avec l’immédiatisme de l’appréhension des choses, mais à passer d’un pôle de la contradiction à un autre en distendant le temps de manière à rendre possible et cohérente les deux positions correspondantes. De la contradiction d’origine qui s’efface naît un paradoxe par définition indépassable. C’est pour cela qu’aujourd’hui, autour de nous, on n’entend plus parler de contradictions et toujours davantage de paradoxes. C’est un signe de la tendance à la forclusion du système. Il y a englobement.
Les individus ne distendent pas que le temps, ils distendent aussi leurs fonctions, dans le temps il est vrai. D’un côté ils sont encore producteurs, mais sans illusion, de l’autre ils sont consommateurs avec de moins en moins d’illusions. Sans trop y croire, ils demandent à la fois des supermarchés sans vache folle, de l’électricité à volonté sans les dangers du nucléaire et deux automobiles, au moins, par foyer sans les marées noires228. Il n’y a pas là la moindre fausse conscience, mais un certain bon sens qui fait qu’on se réserve idéalement le premier terme à soi-même et le deuxième on le laisse aux autres et aux bateleurs médiatiques. La démarche est donc vaine d’écrire cent pages sur l’empoisonnement perpétré en Espagne et camouflé sous le nom de syndrome de l’huile toxique229 comme si c’était la révélation de l’année ou la preuve du mensonge généralisé. S’il y a bien mensonge et injustice, ceux-ci ne sont pas le produit d’un « plan du capital » faisant fonction de grand ordonnateur et qui s’appuierait sur les services secrets des grandes puissances230. Ils ne sont pas non plus le produit d’une nouvelle forme, souple, de totalitarisme. Ils correspondent à une logique de bouleversement sans fins, les jeux de la puissance, comme dit F. Fourquet, mais des jeux qui produisent de l’interactivité jusque chez les plus démunis231. La logique du procès d’individualisation présente dès les débuts du capital réactualise aujourd’hui ce qui fut à l’origine de l’individu bourgeois, l’autonomie (pour le bourgeois il s’agissait de la liberté). Mais dans un monde qui ne la permet plus que sous la forme d’une autonomisation entendue comme séparation extrême232. Il en découle une certaine banalisation du « mal » qui est, contradictoirement, prise de distance avec le monde, résistance et passivité. Face à ce phénomène il nous faut éviter une simple indignation, même aux couleurs du radicalisme, sous prétexte qu’il ne nous resterait que cela, dans ce qui serait une sombre époque dans laquelle on ne parle plus en terme de contre-révolution de la même façon qu’on ne parle plus en terme de révolution. Il vaut mieux s’attaquer aux difficultés théoriques et aux exigences pratiques que nous impose un monde qui a réalisé une grande part des aspirations révolutionnaires d’origine… en les soumettant aux exigences de sa propre logique interne. Contrairement à ce qu’ont souvent énoncé les thèses d’extrême gauche, il n’y a pas eu « récupération » des idées révolutionnaires, mais retournement des limites de la révolution. C’est très net quand on voit ce qui est advenu des idées de Mai 68 : l’imagination est au pouvoir, mais c’est celle des publicitaires233 et des « gagneurs » ; l’autonomie devient le maître mot, mais c’est sous la forme de l’auto-contrôle qu’elle triomphe ; le « ne travaillez jamais » des situationnistes de 68 est aujourd’hui devenu une tendance que le capital agite à son gré, en fonction de contradictions que personne ne maîtrisent vraiment234 et Anarchie est le nom d’un nouveau parfum de luxe…
Il faut essayer de dépasser la vision philosophique originelle de Marx, reprise par Debord et bien d’autres, d’un triptyque sujet-réel-aliénation qui fait du sujet une essence de l’homme, du réel une apparence qui voile l’essence et de l’idéologie la projection de l’essence mystifiée. Dans cette vision, la fin de l’aliénation ne peut être que le retour à l’essence de l’homme comme fin de l’Histoire (Marx), la fin de toutes les séparations ne peut qu’être l’avènement d’un individu immédiatement et complètement social (l’IS et la fin de l’art, la fin de la vie privée).
Or, il n’y a pas d’essence de l’homme car l’essence est le produit de l’activité et non l’inverse.
Nous sommes bien d’accord sur la nécessité de dépasser les oppositions dualistes entre « base » et « superstructure », entre « apparence » et « essence », « être » et « conscience » comme le dit Jappe235, mais comme il nous semble l’avoir montré, le concept de spectacle comme celui de marchandise les a, au contraire, pour fondement. Nous retombons sur l’idéologie du « faux » et le jargon de l’authenticité qui est derrière tout ce discours. Or si à l’origine il s’accompagne d’un certain souci d’analyse des rapports sociaux qui fait qu’on concède à l’individu qu’il n’est pas complètement aliéné puisque son activité est encore nécessaire au système236, après la dissolution de l’IS, l’aliénation semble totale. La théorie se fait catastrophiste (EdN) ou auto-réalisatrice chez le dernier Debord pour qui le principal ennemi du spectacle, c’est le spectacle lui-même.
Krisis, pour la plus grande part, évite ces travers, parce que son lien à l’IS est très lâche, mais il n’en est pas de même pour Jappe dont le titre même de son livre sur la marchandise montre bien que contrairement aux thèses de La société du spectacle — qui comme nous l’avons déjà dit, cherchaient à lier spectacle-marchandise-capital-travail d’un côté et salariés-classes de l’autre — la marchandise vit sa vie, se détache de ses déterminations originelles qui l’ancraient dans la société capitaliste, pour développer ses propres contradictions. Dès lors, pour Krisis, le capital n’est plus un rapport social, mais il devient ce que Kurz, dans une appellation d’origine incontrôlée, nomme la « société moderne » (quand il ne va pas jusqu’à employer la notion de « post-moderne » !). Il n’y a plus qu’une métaphysique de la valeur qui est confondue avec le capital, celui-ci étant ensuite ramené à la marchandise. Une expression de Jappe, mais qu’on retrouve aussi chez d’autres, rend bien compte de cela : « La valeur a un continuel besoin de s’accroître ». On ne peut être plus clair sur le fait que le sujet révolutionnaire du programmatisme prolétarien est remplacé par la valeur-sujet. Ce n’est pas du tout ce que nous entendons quand nous parlons de la tendance à la valeur sans le travail. La valeur n’est pour nous que l’expression ou la représentation du processus d’accumulation et de circulation du capital, dont nous décrivons les transformations.
L’aporie d’une valeur qui crée le travail
L’analyse de la marchandise se situe dans le même cadre théorique que celle du spectacle. La notion de « fétichisme de la marchandise » ne peut se comprendre que dans la perspective d’une « libération » de la valeur d’usage qui viendrait mettre fin à la fausse conscience. Or aujourd’hui, le capital s’est même libéré en partie de la contrainte de produire des marchandises. La marchandise est l’autonomisation d’une forme de la valeur et c’est pour cela que Marx part de l’analyse de la marchandise… mais pour comprendre et expliquer le phénomène valeur qui pour lui est fondamental. Or à ses débuts la valeur n’est pas suffisamment apparente car elle ne s’est pas encore détachée des activités humaines. Elle est représentation de quelque chose, mais elle n’a pas encore engendrée sa représentation. On peut effectivement analyser plus facilement une forme déjà autonomisée comme la forme marchandise, mais alors il y a un risque de perdre de vue l’objet principal de l’analyse, la valeur et le capital, pour ne voir que la marchandise qui devient une catégorie a-historique et dogmatique. On obtient alors les développements sur « la société marchande », puis sur « la société spectaculaire marchande ». Le capital n’est pas vu comme rapport social, mais comme rapport purement marchand. Les « lois du marché » sont perçues comme lois naturelles et le rôle de l’État est négligé. Il n’est saisi que comme redoublement de l’abstraction des sujets et de l’échange de marchandises. Krisis rejoint ici les positions de Pasukanis pour qui : « l’abstraction impersonnelle d’un pouvoir d’État agissant dans l’espace et le temps avec une régularité et une continuité idéales correspond ici au sujet impersonnel et abstrait dont elle est le reflet237 ». La politique (et le droit) est alors délégitimée comme forme de médiation. La visée centrale de l’intervention politique est reportée sur la lutte contre le fétichisme et la marche vers la transparence de la société à elle-même.
De la même façon, les rapports de domination et d’exploitation sont relégués au second plan au profit de l’analyse du fétichisme. Or la subordination du travail vivant au capital n’est pas le produit d’un automatisme social. Il y a bien un système politico-social et juridique qui règle tout cela et qui s’appelle le salariat. Encore une notion étrangère aux théories de Krisis et Jappe.
D’autre part, si la marchandise est une forme de l’autonomisation de la valeur, elle en est seulement une des formes possibles comme on le voit aujourd’hui. Elle n’est plus qu’une partie de ce qui s’échange par rapport à la part croissante des flux d’information et des flux financiers et son contenu a changé (elle contient une part toujours moins importante de travail vivant en son sein) : il n’y a vraiment plus rien à « libérer » ! C’est d’ailleurs pour cela que certains pensent qu’il n’y a plus qu’à se servir238. Or ce qui doit perdurer c’est l’échange et non la valeur d’usage que beaucoup aujourd’hui traduisent concrètement par production ou activité d’utilité sociale239 ; échange organique entre des individus sociaux et la nature. C’est en effet parce qu’à un certain moment la prédominance de la production matérielle a imposé des rapports sociaux de domination des hommes sur les hommes que le métabolisme avec la nature s’est « détraqué ».
Rentrons dans le détail en revenant à Marx. Dans sa démarche il ne se pose pas la question de l’origine de l’échange240, de la même façon que Debord ne se pose pas la question de l’origine du spectacle. Marx pose la marchandise comme « abstraction objective » qui permet aujourd’hui à tous ses exégètes de nous expliquer que la société est marchande. On est encore dans un raisonnement tautologique.
Marx fait commencer l’échange avec la fin des communautés primitives, assimilant abusivement tout échange avec l’échange marchand, ce qui est inacceptable du point de vue des faits analysés depuis par les anthropologues, mais aussi dangereux du point de vue des implications politiques aujourd’hui, avec une tendance dans certains milieux à chercher des poux dans la tête de tout échange, à voir dans toute pratique non marchande l’œil du malin et l’embryon d’un futur rapport marchand. Étant entendu que le plan socialiste n’a jamais constitué la solution communiste, on ne voit pas trop quels sont le sens et le but de la chasse.
Marx ne dit pas non plus pourquoi l’échange prend la forme de l’échange de marchandises. Il nous dit juste que la valeur d’échange s’impose et il en déduit une théorie de la valeur dans laquelle le travail s’objective dans la marchandise241. Mais pourquoi, pour devenir valeur (et donc un universel), le travail doit-il se présenter comme temps de travail moyen ? Cela reste une énigme, alors que par ailleurs Marx nous dit que c’est l’économie bourgeoise qui assimile valeur en général et quantité de valeur concrète qu’elle renferme242.
La valeur emprunte alors, dans les termes a-historiques de la substance (le travail rendu social sur la base de la comparaison des différents travaux privés), les déterminations historiques de la valeur d’échange devenue la caractéristique de toutes les formes de reproduction sociale243. Or comme le travail social tel qu’il est défini par Marx est travail abstrait, il est le produit de « l’usine sociale » du capital dans laquelle l’ouvrier n’est plus « le producteur », la mesure de la valeur ne peut donc être le temps de travail réel. L’exemple marxien de Robinson n’est qu’une « robinsonnade ». En effet, Marx pose à la fois le travail comme condition de la valeur et le fait que ne serait travail que ce qui produit de la valeur. On est proche de la tautologie.
Plus important, la valeur n’est pas sujet244 mais est une représentation qui donne corps à l’économie politique. Il ne s’agit donc pas d’axer la critique sur la crise de la valeur et donc ce qui l’accompagne, la dévalorisation, mais sur la crise des rapports sociaux et du rapport à la nature. C’est parce que le capital s’est fait totalité qu’il tente de convertir Homme et Nature en travail mort et en nature morte. La lutte « écologique » n’est donc pas une lutte extérieure à la lutte « sociale ». Elle s’intègre aux mouvements qui s’opposent aux puissances de la reproduction capitaliste et qui cherchent à fonder un nouveau rapport à la nature. Ici, nous parlons de nature dans sa double acception, c’est-à-dire non seulement comme nature extérieure de l’homme, cet incréé par l’Homme, mais aussi comme nature intérieure de l’Homme. En ce qui concerne la nature extérieure, Tchernobyl, l’effet de serre, la question des déforestations, le problème de l’eau, des épidémies, concentrent les attentions dans les grandes conférences internationales comme celle de Rio. Il s’y discute de la possibilité de transformer les conditions naturelles en conditions sociales dans des domaines qui se situent au-dessus des questions de profit et de marchandisation. Mais attention, cela ne signifie pas que ces politiques ne rencontrent pas d’autres tendances qui proposent, sur le terrain, de régler les problèmes du court terme par des « droits de tirage à polluer ». Il y a donc bien toujours deux niveaux, celui des États qui expriment une vision plus globale et à long terme et celui des grands capitaux privés plus préoccupés par le court terme même si les deux niveaux sont assez imbriqués ne serait-ce que par le fait que ce sont souvent les États qui impulsent les grands programmes de recherche qui permettent aux capitaux privés de s’inscrire eux aussi dans une perspective stratégique245. Pour ce qui est de la nature intérieure, on retrouve la même volonté démiurgique de supprimer l’obstacle constitué par la nature ou au moins de reculer les limites, par exemple celle de la mort. La symbiose entre les jeux de la puissance et le processus semi-autonome de la techno-science permet de croire à l’éclosion d’un Homme nouveau bardé de prothèses. Il ne faut pas voir dans ce phénomène une pure volonté de manipulation comme l’exprimaient les théories eugénistes et les systèmes totalitaires (cf. les expériences nazies) ou des romans de science-fiction. Derrière cette fuite en avant, il y a aussi l’idée scientiste selon laquelle tous les problèmes peuvent être résolus. Là encore la science tient à se présenter comme neutre. Pour ne prendre que l’exemple du clonage, il est dit qu’il peut aussi bien servir à la sélection d’une élite que contribuer à une égalisation volontariste des individus. Ce serait une décision politique fondée sur un choix éthique qui permettrait de prendre la bonne décision.
L’humanité s’organise sur la base d’une reproduction « rétrécie » et non plus « élargie » pendant qu’elle produit de la valeur à l’infini. Si le matérialisme a bien saisi que l’homme n’est pas un esprit au-dessus de la matière, mais un de ses éléments, il n’en fait pas moins de cette matière un objet et non un produit de l’activité. C’est tout le rapport à la nature qui s’en trouve perverti et pour tout dire, il n’y a plus de rapport au sens riche et fort. Il n’y a que domination sur la nature. La théorie de la valeur réussit le tour de passe-passe de transformer les sujets (les hommes et leur activité) en objets (les hommes abstraits de leur activité). Le sujet, c’est la valeur ! On retombe sur l’aporie d’une valeur qui crée le travail (la métaphysique de la valeur) et d’un travail qui crée la valeur (l’économie politique). Concrètement si l’on peut dire, la valeur-sujet c’est le mouvement du capital, le travail moteur c’est le rôle progressiste de la classe ouvrière. Krisis ne fait qu’exprimer le premier mouvement et la critique du second, sans sortir du même cadre conceptuel, celui de la valeur.
La fausse dialectique de l’essence et de l’apparence
La valeur est une essence, le travail est une substance, la valeur d’échange une apparence ! Marx tentera, dans les Théories sur la plus-value, de faire la synthèse (en vérité impossible) de tout cela : « D’accord, le capital est valeur en procès mais c’est quand même le travail qui le produit ». Il s’agit toujours de définir un double mouvement qui est celui du capital d’un côté avec tout ce qui en découle : auto-valorisation du capital246, science et progrès et de l’autre celui du développement de la classe ouvrière dans la mesure où c’est le travail qui crée la valeur, ce qui fonde objectivement la « mission » de la classe ouvrière.
Quand Marx dit, dès le début du Capital, qu’il va partir de l’analyse de la marchandise comme forme élémentaire de la richesse dans le mode de production capitaliste, il se situe d’emblée dans une conception théorique et non historique247 de la valeur et il ne peut expliquer comment ce qui ne peut être considéré au départ que comme activité générique des hommes devient travail. Le couple valeur/travail en tant que présupposé du reste de l’analyse ne peut déboucher sur une conception historique rendant compte de la forme abstraite prise par l’activité humaine dans l’aliénation (à la fois travail et valeur). Le travail, la « société » comme abstraction, la valeur comme sujet sont posés comme séparés et le communisme n’apparaît pas comme production de la communauté humaine dans la tension individu/communauté. La vision marxiste qui se renforcera tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier se fera de plus en plus objectiviste tout en conservant, comme compensation en quelque sorte, une dimension millénariste qui est revendication immédiate de la communauté humaine, c’est-à-dire suppression de la tension individu/communauté.
La difficulté c’est de ne pas tomber dans le piège de l’unilatéralité qui aboutit à supprimer la contradiction : il ne faut pas défendre l’Homme contre la valeur qui est la forme prise par l’aliénation du travail248, ni la valeur contre l’Homme249 car alors, dans les deux cas, c’est au travail que l’on confie la solution. Dès lors il ne peut plus être aboli.
Dans la phase de domination réelle du capital250 tout travail devient valeur car tout devient travail nécessaire pour le capital, dépassant ici la distinction de l’économie classique reprise par Marx, entre travail productif et travail improductif. C’est le travail qui devient le « fétiche », à la fois nécessaire et inessentiel. Marx n’a perçu çà que dans quelques textes comme celui du Fragment sur les machines des Grundrisse, qui est un texte où il anticipe le développement futur mais dans un au-delà du capitalisme. Comme tache pratique et immédiate il ne pouvait continuer dans cette direction et en développant la notion de fétichisme de la marchandise cela lui permettait de « libérer » le travail vivant à travers les luttes de classes en opposant la « bonne » valeur d’usage à la « mauvaise » valeur d’échange. Derrière le travail concret producteur de valeur d’usage il y a encore l’image du producteur à l’ancienne, celui qui donne corps à l’idée des conseils ouvriers et à la gestion ouvrière, le programme prolétarien. Mais aujourd’hui où tout travail devient valeur pour le capital il n’y a plus d’usage que pour le capital et le salarié du capital n’est plus producteur mais agent de ce capital ; il n’a plus de métier mais des fonctions. C’est ce qui rend le salarié à la fois utile et inessentiel.
Cette valorisation qui cherche à se développer par l’extension du « travail » à toute la vie quotidienne est aussi un projet qui a traversé l’IS dans sa revendication d’une autogestion généralisée. Là aussi elle a exprimé — plus qu’elle n’a anticipé, puisqu’elle est restée dans l’immédiatisme — ce qui, une fois la défaite des années 69-75 consommée, allait devenir le mouvement du capital. À ce propos il est assez paradoxal que la mode soit à Debord, alors que visiblement ce sont partout les thèses de Vaneigem qui triomphent ! Dans les années 70, l’operaïsme italien avec sa revendication d’un « salaire politique » et certains aspects de la critique féministe, ont aussi rendu compte de cet aspect.
Jappe fait une bonne critique de la notion de sujet et de l’assimilation du sujet révolutionnaire à une classe, le prolétariat, qui est intimement liée au développement du capital au sein des rapports sociaux capitalistes. Mais comme il l’écrit aussi plus loin251, Debord ne dit pas que cela. Ce dernier insiste à la fois sur la communauté comme « vraie nature sociale de l’homme » et sur l’individu libre qui est celui qui n’est plus déterminé par ses appartenances. Ces deux points sont importants, mais Debord ne les voit pas comme contradictoires. Il suppose que le rapport entre individu et communauté va se produire entre deux entités séparées qui vont se réunir. Mais de quelle substance sont remplis ces entités, on n’en sait rien. Ce qui n’est pas vu ici c’est que le rapport individu/communauté n’existe que sous forme de tension et implique justement une dialectique entre les appartenances communautaires anciennes des individus (paysannes, ethniques, nationales) et leurs particularités en tant qu’individus (classe, âge, sexe, groupes de référence, etc.).
L’IS a bien exprimé la dimension de l’époque qui s’ouvrait dans les années 60 : celle d’une nécessaire révolution à titre humain. Mais sa compréhension de cette époque est sur ce point restée en deçà de celle de la revue Invariance et même de celle de Castoriadis252. L’IS a fait des cadres et des étudiants253 deux de ses cibles principales, mettant ainsi le doigt sur le problème de la théorie marxiste des classes et la question des classes moyennes, mais ce fut seulement pour décharger une sorte de haine contre ces classes parce qu’elles auraient représenté la personnalisation du faux dans le spectacle. L’IS n’a pas vu que sa critique participait de ce même mouvement qui fait que les classes moyennes se trouvent souvent au centre des bouleversements d’une époque, sans en avoir la moindre maîtrise comme on a pu déjà s’en rendre compte dans les années 30. À partir des années 60, les transformations à l’intérieur de la structure même de ces classes les font passer de la pré-modernité au rôle d’agents de la néo-modernité254. Elles sont les « classes »255 qui font face aux résultats du capital : la consommation et son objet, la marchandise. La revendication de ces classes peut donc osciller entre l’apologie de l’existant et de la société de consommation d’une part et, d’autre part, la critique de la marchandise dans le luddisme, le vol comme activité idéologico-sportive (une modernisation de la vieille « récupération individuelle sur le tas » des anarchistes individualistes du début du siècle), le pillage ou encore l’environnementalisme256. Debord espérait que ces classes moyennes seraient prolétarisées257 et tomberaient dans le prolétariat comme Marx l’avait envisagé. Mais ces classes moyennes n’ont pas subi un tel déclassement et c’est au contraire l’ensemble de la « classe » des salariés qui s’est plus ou moins retrouvée sur les positions des « classes moyennes ». Debord a fini par l’admettre dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle et les thèses de Jappe et Krisis semblent partir de cet acquis pour réécrire toute l’histoire du mouvement prolétarien du point de vue de son intégration.
Malgré sa contestation de la marchandise, cette critique a surtout opéré comme un travail de déculpabilisation par rapport à la consommation, mais aussi par rapport à toute la tradition puritaine du catéchisme révolutionnaire lié à la classe du travail258.
Comme Jappe le dit : « élaborer une théorie critique autour de la catégorie de l’échange, ainsi que l’a fait Debord, et d’une autre façon l’École de Francfort, constituait un progrès important par rapport au marxisme du mouvement ouvrier pour lequel seul comptait cet échange déséquilibré qu’est le commerce de la force de travail. Aux yeux de ces marxistes, donner à l’échange la place centrale équivaut à consacrer une attention primordiale à la sphère sociale et aux rapports intersubjectifs, au détriment de toute considération pour la relation entre l’homme et la nature, c’est-à-dire pour l’objectivité à laquelle conduirait l’analyse de la production259 ».
Nous pensons que c’est ici que se trouve une des causes de la critique assez désincarnée que les situationnistes font du travail. Mais là encore, pointer les limites ne peut conduire à invalider complètement leur démarche car toutes les critiques du travail et les mouvements anti-travail seront, dans la phase historique suivante, retournés par le capital qui posera lui-même la question de la fin du travail et accomplira l’inessentialisation de la force de travail.
En ne s’attaquant principalement qu’au spectacle de la marchandise et non au capital, l’IS a cru faire la révolution alors qu’elle faisait surtout de la publicité pour la révolution. Il n’y a pas eu récupération de ses thèses contrairement à ce qui s’est souvent dit. Sa critique a simplement décrit la nouvelle dynamique du capital. Comme Jappe le signale : « Là où il y a communication, il n’y a pas d’État »260, ce que proclameront tous les publicitaires d’avant-garde. L’immédiatisme de leur critique sera amplifiée chez J.-P. Voyer avec le concept de « publicité » et avec le groupe des Fossoyeurs du vieux monde et leur concept de « bavardage ». La société de communication intègre la société de consommation, la marchandise se fait immatérielle.
L’importance accordée au langage, qui s’est manifestée aussi bien dans une inversion hégélienne systématique du prédicat que dans des formules de type magiques, n’a fait souvent que rendre compte du mouvement immédiat. Ils ont senti les questions, un peu comme les surréalistes en leur temps, mais comme les surréalistes, ils n’ont pas compris la révolution comme une tension entre l’ancien et le nouveau. Ils se sont rattachés au connu, à la classe ouvrière, mais en transposant la théorie de l’avant-garde artistique dans le domaine de la politique révolutionnaire261. Dans cette vision, c’est donc la théorie révolutionnaire qui fait la révolution et qui est la source de la société future !
Après quelques tergiversations au début des années 70, les ouvriers n’étant pas venus à la théorie, Debord en a tiré une leçon et il s’est retiré.
Il ne s’agit pas de juger Debord et l’IS et encore moins de les condamner, à partir d’une position qui a l’avantage de pouvoir être rétrospective, mais il ne faut pas hésiter à dire les limites de l’époque et du mouvement. Nous ne croyons donc pas que l’on puisse écrire comme Jappe le fait : « Si un autre Mai 68 ne s’est pas reproduit jusqu’à présent, il n’en demeure pas moins que les causes qui l’ont créé n’ont pas pour autant disparu, et que si un jour le désir d’être maître de sa propre vie devait redescendre dans la rue, on se rappellerait plus d’un enseignement de l’IS ». La contre-révolution se développe toujours sur les limites de la révolution, ce qui fait qu’on ne peut revenir au stade antérieur car le mouvement du capital a continué à transformer le monde, y compris en s’emparant des thèmes de la révolution (désirs, libérations, autonomies). La théorie qui est toujours à la fois description et anticipation ne conserve plus que le caractère de description. Elle devient immédiatisme et n’a plus le caractère réflexif suffisant. Elle n’est pas invalidée, mais elle se fait sédiment, moment historique de la critique révolutionnaire. Elle ne peut nous montrer le chemin.
C’est pourquoi, aujourd’hui, la théorie du spectacle n’est qu’une théorie critique parmi d’autres262. Mais faut-il encore le reconnaître ! Cela ne semble pas être le cas quand Jappe cherche à faire la différence entre l’IS et Socialisme ou Barbarie. Il reconnaît une sorte de dette de l’un des groupes envers l’autre, mais pour finir par condamner le second sur la base de ce que sont devenus ses participants. Nous pensons pourtant que le Bilan effectué par Cardan (Castoriadis) dans le no 35 qui précipita la fin de Socialisme ou Barbarie représente un travail dont les résultats n’ont pas encore été atteints par la plupart de ceux qui se présentent encore comme révolutionnaires aujourd’hui263. L’IS a accusé Socialisme ou Barbarie d’avoir liquidé la révolution en s’appuyant sur l’inéluctabilité de la révolte, mais on sait aujourd’hui que rien n’est jamais garanti, ni la révolte, ni la crise finale.
La « tradition marxiste française » vue de l’étranger
Le dernier chapitre du Debord de Jappe, portant sur la « pensée française », est le plus contestable parce qu’il s’appuie sur des sources (Gombin et surtout Lindenberg) très discutables car de seconde ou troisième main. Les textes critiques en français ne semblent pas connus de lui, ce qui donne une impression étrange à qui n’est pas un lecteur occasionnel ou passif. Ainsi, la remarque sur l’aspect éthique du marxisme des intellectuels français264, concerne surtout le petit cercle autour de Maximilien Rubel qui s’est surtout fait connaître par la parution des œuvres de Marx chez Gallimard-La Pléiade. Cet aspect éthique ou existentialiste (Sartre) est lui-même battu en brèche dès le début des années 60 avec l’offensive structuraliste et anti-humaniste des Althusser, Foucault, Lacan, Bourdieu. En dehors des groupes politiques ou militants, seules des figures de la stature d’Henri Lefebvre et de Pierre Naville feront œuvre originale. Le premier nommé influencera d’ailleurs l’IS avec sa critique de la vie quotidienne, pendant que le second consacrera des centaines de pages, justement à la question de la valeur, au sein de son monumental ouvrage, Le nouveau Léviathan (Anthropos).
Si on quitte la catégorie des « intellectuels », mais non pas celle de l’activité théorique, on s’aperçoit que des groupes ou revues ont poussé leurs efforts dans une direction qui n’a rien d’éthique. Socialisme ou Barbarie (hormis peut-être Lefort) a conduit la critique de l’économie politique à bout avec la critique de la loi de la valeur (Cardan) et le travail postérieur de Souyri (Brune dans SoB) sur la dynamique du capitalisme. Si Jappe ne s’en aperçoit pas, c’est qu’à la suite de Postone265 et du groupe Krisis, il ne parle pas de la même valeur. Ce que Cardan (anciennement Chaulieu et futurement Castoriadis), critique dans les nos 30, 31, 32 puis 35 de sa revue, c’est la théorie de la valeur-travail de Marx, base de sa théorie de l’exploitation et conséquemment de celle sur l’antagonisme des classes. Dans la mesure où il en fait le centre de la critique, c’est effectivement la plus grande partie de la théorie de Marx et du programme prolétarien qui deviennent caduque. Pour Jappe et autres, il s’agit de la valeur comme « forme sociale totale » et ce n’est pas la critique de la valeur de Marx qui est dépassée, mais la valeur elle-même266. On reste ainsi effectivement à l’intérieur de Marx, à condition de se livrer à une opération de délimitation d’un Marx « ésotérique » et d’un Marx « exotérique ». Cette distinction est relativement proche de la théorie de la coupure entre le jeune Marx et le Marx de la maturité qu’on trouve chez Althusser, puisqu’elle reprend la distinction entre un Marx jeune aux notions transhistoriques (cf. aussi Postone) et un Marx de la maturité qui serait le seul à spécifier les notions en fonction d’une critique du système capitaliste et non pas d’une critique plus générale qui cherche à dérouler tout le procès général des rapports individu/communauté et du rapport à la nature.
Sans entrer dans le détail de la critique de Castoriadis (Cardan), nous citerons quelques points qui recoupent notre projet éditorial et qui montre l’erreur ou la méconnaissance de Jappe.
Castoriadis critique le fait que Marx fasse du travail abstrait une substance : « Ce que ces objets possèdent en commun, outre leur utilité ou valeur d’usage — qui ne saurait, d’après Marx, fonder des relations d’échange quantitativement déterminées — c’est d’être des “produits du travail humain”. C’est donc le travail qu’ils “contiennent” qui est cette substance/essence commune…267 ». Marx se fourvoie dans la métaphysique, comme nous l’avons dit nous aussi, précédemment dans la critique faîte à Roubine. Nous y reviendrons encore. L’intérêt de l’analyse de Castoriadis est aussi de relever les antinomies de la critique de l’économie politique de Marx qui font notamment que la catégorie du travail abstrait est pensée « tantôt comme purement physiologique-naturelle et tantôt comme pleinement sociale, tantôt comme transhistorique et tantôt comme liée spécifiquement à la phase capitaliste (Postone, Krisis et Jappe ne retiennent que cette dernière proposition, comme si cela allait de soi), tantôt comme une manifestation de la réification de l’homme sous l’exploitation capitaliste et tantôt comme le fondement qui permettra un calcul rationnel dans la société à venir »268. Il relève aussi l’opposition entre le livre I et le livre III du Capital269. Castoriadis refuse finalement la logique de Hegel, qui à travers Marx énonce que quelque chose est et en même temps n’est pas. Appliquée à la valeur, cela veut dire pour Marx que dans les société pré-capitalistes la valeur n’est pas car il n’y pas de « travail nécessaire », mais juste du travail effectif, mais en même temps que la valeur est car il y avait déjà des proportions de temps, des proportions de valeur donc270. « Antinomie qui perpétuellement divise la pensée de Marx entre l’idée d’une “production historique” des catégories sociales (et de la pensée) et l’idée d’une “rationalité” ultime du processus historique271 ». Par ailleurs, d’un point de vue politique, Jappe et Krisis qui négligent complètement les mouvement de la fin des années 60, ne peuvent comprendre l’apport d’un groupe comme Socialisme ou Barbarie (comme ils ne peuvent saisir l’opéraïsme). Pourtant, comme l’IS d’un côté et comme Tronti ou Potere operaio de l’autre, SouB se trouvait « en phase » avec le mouvement ; il est donc vain de les juger par rapport à ce que sont devenus ses principaux animateurs.
On peut tout autant être surpris du peu d’empressement de Jappe à citer Jean-MarieVincent272, pourtant bien français, même s’il possède une sérieuse culture allemande. Il apparaît comme un des auteurs français à avoir abordé la question de la valeur, qu’il développe dès le milieu des années 80273, avec l’idée d’un Marx qui ne serait plus celui qui a saisi dans le langage hégélien des Manuscrits de 1844, l’homme comme auto-production, mais celui qui, à partir des Grundrisse, ne met plus dans l’activité de production le principe exclusif d’explication des rapports sociaux. Et Vincent de développer la distinction travail abstrait/travail concret274. Le travail, dit Vincent, prend la forme valeur et ce n’est pas en tant qu’activité téléologique primaire qu’il est sanctionné. Il reprend aussi le concept de « masques de caractère » employé par Marx et repris par Postone, Kurz ou Jappe : « Le travail qui permet à la valeur qui s’auto-valorise de se perpétuer ne réunit les individus dans la production sociale que pour mieux les diviser et les atomiser, que pour mieux les réduire à l’état de masques de caractère ou de supports de fonction dans des mouvements qu’ils ne maîtrisent en rien, alors qu’ils croient maîtriser les circonstances et la matière à laquelle ils sont confrontés275 ». Vincent va même parfois plus loin que Kurz et Jappe (et leur fixation sur le livre I du Capital276) quand il critique la théorie de la valeur-travail en s’appuyant sur le livre III du Capital. « Parler de la valeur du travail, c’est comme parler d’un logarithme jaune », ce qui revient à dire que mesurer les choses par le travail ou le travail par les choses et le temps est une entreprise presque impossible277. Et encore : « Il s’ensuit que si le travail nécessaire peut être ramené pour les salariés à des moyens de subsistance individualisés, il n’en va pas de même pour la plus-value ou survaleur qui ne peut jamais être complètement individualisée (il est vrai qu’il faut tout de même des individus pour la produire). Elle résulte en réalité d’une confrontation permanente entre l’ensemble des agencements et procès du capital (procès de travail, procès de production, procès de circulation, procès de réalisation de la plus-value) et les travailleurs isolés dans leurs dépenses de travail278 ». Jappe lui reproche pourtant de développer son analyse à travers le cadre du marxisme traditionnel. On pourrait dire la même chose de Krisis et de Jappe quant à leur référence maintenue au travail productif et à la baisse du taux de profit. À l’inverse, Vincent insiste bien sur les transformations du capital qui font que ce ne sont plus simplement des tendances qui viennent contredire la loi — comme l’énonçait Marx — mais l’établissement de nouveaux rapports entre la valorisation et les conditions matérielles (variation des conditions de production à travers le développement des technoscience et variations dans le partage des profits). Il est aussi parfois plus clair sur le statut exact donné à la théorie de la valeur-travail : « Le travail en tant que représentation de l’activité humaine tournée vers la valeur informe les opérations sociales les plus essentielles, orientation de la production sociale, allocation des ressources humaines et matérielles de la société, et surtout régulation des rapports entre prestataires de travail abstrait et superviseurs du procès de travail délégués dans ces fonctions par le travail mort279 ». C’est lui aussi, qui, à partir du livre III du Capital, constate que dans les passages sur les classes sociales, nulle part Marx n’y parle des classes comme sujets agissants ou comme des acteurs collectifs intervenant consciemment dans les rapports sociaux. Les classes sont pour lui des complexes de processus et de mouvements sociaux qui ne peuvent être assimilés à des entités stables. Les classes ne se reproduisent jamais à l’identique parce qu’elles sont en permanence restructurées par l’accumulation et la circulation du capital280 ». C’est une perspective qui n’est pas très éloignée de la notion opéraïste de « composition de classe ». Composition de classe qui devient très rapidement à la fin des années 70, un problème de « recomposition de classe » pour le prolétariat, à partir de l’éclatement du vieux corps ouvrier. Ce point, pourtant majeur, ne fait l’objet d’aucun développement explicite, ni chez Postone, ni chez Krisis, ni chez Jappe. L’analyse de Vincent reste-t-elle trop classiste pour eux ? Ils semblent se contenter d’un mouvement interne à la valeur qui pose un rapport direct entre les fonctionnaires du capital (les capitalistes) et le capital sous sa forme automate, comme si les prolétaires (au sens large) n’étaient plus médiés par leur rapport au capital. C’est effectivement une tendance qui se développe avec le mouvement des chômeurs, celui des « sans » ; mais alors il faut aussi convenir que leur critique ressemble plus à un pas de côté qu’à une véritable critique du travail car, fondamentalement, aujourd’hui, c’est le capital qui critique le travail. Le but ne peut donc pas être seulement de se réapproprier la critique du travail. Il s’agit de se débarrasser du capital avant qu’il n’ait « barbarisé » l’ensemble des rapports sociaux. C’est un point sur lequel nous n’avons justement pas assez insisté281, ne tirant pas toutes les implications de notre idée de « révolution du capital », ni même de celle « d’inessentialisation de la force de travail ».
Il faut reconnaître que l’analyse de Jappe et de Krisis tranche avec l’intérêt porté en France aux œuvres de jeunesse et particulièrement aux Manuscrits de 1844. Mais plus important, c’est la perspective qui diverge. Pour Jappe, Postone et Krisis, la distinction entre les deux Marx cherche à produire une nouvelle théorie critique qui ne se relie pas à la théorie du prolétariat puisque ce dernier n’est que capital variable. La théorie doit donc se poser à l’extérieur de la dynamique du capital et de ce qui la fonde historiquement : la lutte des classes282. Pour nous, en France, nous avons été parmi ceux qui ont posé la critique de la théorie du prolétariat (le programme prolétarien) comme une nécessité de notre temps pour de devenir de la théorie communiste. Mais dans notre perspective, il n’y a pas rupture théorique. C’est pourquoi, nous n’avons pas distingué deux Marx mais cherché à comprendre l’unité de la théorie de Marx dans ses contradictions. Contradictions qui peuvent être comprises, justement, à travers la dynamique du capitalisme. Il n’est pas possible de se mettre à l’extérieur de cette dynamique parce que précisément, ce qui la définit c’est de tout englober283. La théorie communiste est anticipation et tout est déjà d’une certaine façon dans le premier Marx (Marx théoricien de la révolution à titre humain pourrions-nous dire), mais si la théorie n’est pas simplement une forme de connaissance (ce que bien des textes de Postone semblent oublier), mais est théorie communiste, alors la théorie de Marx ne peut être détachée du mouvement ouvrier qui la fonde. La critique du prolétariat ne peut donc pas être un a priori du type de celui de Krisis, qui énonce, rétrospectivement, de façon a-historique que la classe ouvrière a toujours été le moteur du développement capitaliste. Elle ne peut venir que de la prise en compte de l’échec du programme prolétarien et des révolutions (il n’y a jamais un mot sur ces phénomènes chez Krisis !), ainsi que du fait que c’est le capitalisme qui a commencé à révolutionner le monde et a profondément transformé les rapports sociaux. L’analyse de Postone et de Jappe284 sur ces transformations peut être pertinente dans la mesure où elle s’attache à faire ressortir ce qui n’est pas caduc chez Marx mais cela n’a rien à voir avec la délimitation d’un quelconque « ésotérisme ».
Pour enfoncer le clou à propos de la prétendue conception éthique et idéaliste du marxisme français, nous citerons encore deux autres contre exemples. Le premier est la prévalence de l’analyse de la forme valeur dans toute une frange du marxisme universitaire ; à preuve les revues des années 70, Intervention critique en économie (Maspero-PUG), Économie et socialisme (Maspero-La Découverte), Critique de l’économie politique (Maspero-La Découverte). Mais ces tentatives d’analyse de la forme-valeur cessent dès 1985 car elles conduisent nombre de leurs auteurs à l’abandon de la théorie de la valeur (c’est le cas pour Denis, Aglietta, Cartelier et Benetti). Le second contre-exemple réside dans l’existence d’un courant ultra-gauche très actif, au moins au niveau éditorial, que ce soit la revue Invariance et Jacques Camatte dont l’influence a été très importante après 68 auprès de nombreux groupes et individus, Roger Dangeville (autre ancien bordiguiste a qui on doit la première traduction des Grundrisse en français, en 1968 aux éditions Anthropos) ; la librairie La Vieille Taupe (première manière) qui fut un lieu de discussion inter-groupes et réédita de nombreux textes oubliés dont le fameux « Auschwitz ou le grand alibi » qui représente un summum de la réduction du marxisme à un économisme. Tous ces groupes et individus ont, au contraire de ce que dit Jappe, développé une mystique des conditions objectives. Un livre comme Le mouvement communiste de Barrot285 synthétise bien les thèses de l’époque. Un groupe-revue comme Théorie Communiste issu du communisme des conseils en exprime la quintessence aujourd’hui.
Or dans ces courants, on retrouve des théorisations très proches de celles de Krisis aujourd’hui, mais formulées bien antérieurement. Pour ne prendre que quelques exemples, nous citerons : les commentaires de J. Camatte sur le VIe Chapitre inédit du capital de Marx publiés dans Capital et Gemeinwesen286 ; et le concept « d’anthropomorphose du capital » dans la revue Invariance qui rend à peu près compte de la notion de « sujet automate » chez Krisis. « Si le capital, dans son procès de vie est cause de la séparation du travailleur de ses moyens de production, il devient ensuite l’élément qui permet l’unification, laquelle n’est plus entre travailleur individuel et outil parcellaire, mais entre ouvrier collectif et moyen de production socialisé. L’intermédiaire valeur-capital (Kapital-Wert) comme tous les intermédiaires devient ensuite prépondérant et détermine la nouvelle unité dans une mesure telle qu’au point d’arrivée du processus, le capital s’est anthropomorphisé et le travailleur capitalisé. Le salaire est l’élément essentiel de cette transformation mystificatrice. Il apparaît comme la certification attestant l’unité retrouvée homme/moyens de production puisqu’il apparaît comme paiement non de la force de travail, mais de la fonction exercée par l’ouvrier dans un procès de production déterminé287 ». Et Camatte, dans le même ouvrage, de citer le livre I du Capital : « Dans la circulation A-M-A’ au contraire, marchandise et argent fonctionnent seulement, pour ainsi dire, comme des modes d’existence déguisée, l’argent sa forme générale, la marchandise sa forme particulière. La valeur passe constamment d’une forme à l’autre, sans se perdre dans ce mouvement, et se transforme ainsi en sujet-automate (…) ».
Plutôt que de la notion d’intermédiaire, nous pensons qu’il faudrait plutôt parler ici de médiation, dans la mesure où, justement, nous avons introduit une distinction entre intermédiaire et médiation qui est fondée sur la potentialité en devenir historique que contient la médiation alors que les intermédiaires actualisent une immédiateté288.
Si ces courants semblent, aux yeux de Krisis, avoir eu moins d’importance que l’IS à la fin des années 60 et au début des années 70, c’est une illusion d’optique qui en est la cause. Car avant le « scandale » de Strasbourg en 1967, l’IS est inconnue en dehors de Paris puisque non diffusée en province. De plus, le dernier numéro de la revue, le no 12, en 1969, le sera dans seulement sept villes ! Alors que les livres de Marcuse circulent abondamment et que le pamphlet La Brèche de Castoriadis-Lefort-Morin « fait un tabac ». La reconnaissance viendra plus tard et elle sera surtout médiatique. L’influence souvent superficielle de l’IS sur des individus se voulant « révolutionnaires » et l’activité éditoriale suiviste qui en découlera, seront d’ailleurs dénoncées par Debord dans sa critique du milieu pro-situ.
De même sur la Chine, si les analyses de l’IS sur le régime chinois sont bonnes, elles ne sont pas plus connues que celles que F. Brune (alias Souyri) a faites à la même époque pour SoB et elles n’auront vraiment un impact que quelques années plus tard avec la parution des livres de Charles Reeves et Simon Leys.
La maturation des idées s’est faite après 68 et le mouvement est resté largement spontané, peu théorique, comme le montre le Manifeste du 22 Mars qui s’appuie plutôt sur des thèses proches de la revue-groupe Noir et Rouge dont les préoccupations éthiques ne sont effectivement pas absentes et qui joua un rôle de premier plan à Nanterre. Comme l’a dit souvent l’IS, le mouvement n’a pas trouvé sa théorie, mais de cela qui est juste, il n’est pas nécessaire d’inférer que cette théorie introuvable était la sienne !
Des conséquences d’un oubli : l’implication des avant-gardes dans le mouvement ouvrier révolutionnaire.
L’avant-garde inacceptable
Ce livre289 édite en français des articles écrits par A. Jappe dans les années 90 et publiés en allemand dans la revue Krisis sur les rapports de l’IS avec l’art et les avant-gardes du XXe siècle. En guise de postface, l’auteur y a joint un inédit récent sur la postérité littéraire de Debord290.
Cet ouvrage ne contient rien de nouveau sur la question de la valeur. Dans sa note liminaire, Jappe renvoie le lecteur à son livre Les Aventures de la marchandise. De la même manière, ce qui, dans le premier chapitre est nommée « le spectacle de la politique » anticipe sur ce qu’on lira ensuite dans Le Manifeste contre le travail.
Le seul élément qui peut faire l’objet d’une critique se trouve dans l’article « Les situationnistes ont-ils été la dernière avant-garde ? » dans lequel Jappe s’oppose à l’opinion communément admise selon laquelle « la poésie moderne et la culture moderne en général ont été, y compris à l’encontre des interprétations subjectives de leurs créateurs, une protestation contre le progrès “sans âme” (interprétation conservatrice) ou contre le capitalisme (interprétation de gauche)291 ». Après avoir remarqué que, bien au contraire, « l’art moderne, malgré son attitude contestataire parfois radicale, évolua presque toujours à l’intérieur du cadre constitué par la société marchande292 », il poursuit : « On voit aisément le parallèle avec le marxisme du mouvement ouvrier. Le productivisme de l’industrie trouve son prolongement dans le productivisme de la poésie293 ». Mais dans une note de bas de page, Jappe s’interroge sur les limites de ce parallèle, allant jusqu’à attribuer à l’art une puissance d’intervention plus grande que celle du mouvement ouvrier « contre la subordination de la vie aux exigences de la production294 ». Avancer cela, c’est méconnaître les étroites implications politiques des avant-gardes avec le mouvement ouvrier révolutionnaire. C’est oublier qu’avant de s’autonomiser du mouvement révolutionnaire prolétarien qui affronte l’Europe bourgeoise des années 1917-21, les premières avant-gardes artistiques se sont définies comme le fer de lance de cet « assaut prolétarien ». Cette « fusion295 » s’est fortement manifestée en Russie et en Allemagne avec le mouvement Dada. En Russie, futuristes (Maïakovski), et suprématistes (Malevitch), constructivistes (Tatline) rompent avec l’art du passé et s’engagent dans la révolution ; En Allemagne Raoul Hausmann, Johannes Baader et George Grosz s’emparent des visées les plus émancipatrices de la psychanalyse et de l’anarchisme pour les associer aux aspirations collectives de la révolution prolétarienne296. Kurt Hiller fonde ainsi le « Conseil des travailleurs intellectuels ». La seule référence qui pourrait confirmer la thèse de Jappe, il ne l’a produit pas, c’est celle du « Manifeste art prolétarien » de Theo van Doesburg, Kurt Schwitters, Jean Arp et Tristan Tzara en 1923, qui définit la notion d’art total et refuse de se plier à un quelconque art de classe fut-il prolétarien297. Toutefois, si ce texte apparaît radical parce qu’il semble dépasser le strict combat de classe et la position subordonnée qu’y occuperait l’art prolétarien, il apparaît en fait que c’est pour mieux se soumettre au matériau et à la technique. La critique du subjectivisme expressionniste ne conduit finalement qu’à un nouvel objectivisme. Mais nous sommes déjà en 1923 et bien des illusions sont tombées.
Ce n’est en effet, qu’avec l’échec du mouvement prolétarien européen que l’on peut dissocier les avant-gardes de leurs bases politiques d’origine. Elles pourront alors exalter l’art pour l’art, la création séparée ou l’art au service du parti de la révolution et finalement après leurs avatars staliniens ou trotskistes (cf. Breton et les surréalistes), s’auto-dissoudre ou être absorbées par la publicité. À ce sujet, l’analyse de Lourau sur L’auto-dissolution des avant-gardes exprime fort justement l’advenu de ces mouvements une fois autonomisés de leurs bases politique et réduits à une esthétisation de leur pratique. Ces avant-gardes peuvent alors réactiver l’ancienne figure de l’artiste qui se place en dehors de la société, en rupture avec les valeurs et les modes d’existence de la société se recomposant sur les bases mêmes de cette limite historique du mouvement révolutionnaire de 1917-21. Dans cette perspective, les actions de « résistances contre le travail » les plus significatives ont été celles menées par les ultra-grévistes (cf. Fiat, Turin, 1919 ; Berlin, 1918, Conseils des ouvriers et des soldats) et non pas par les « artistes » anti-bourgeois.
Peu explicite, à la limite de l’insignifiant (au sens linguistique du terme), le titre de ce livre298 laisse-t-il entendre que, comme pour l’IS à la fin des années 1950, toute référence à l’avant-gardisme reste aujourd’hui toujours « inacceptable » ? Seul le sous-titre est « lisible », mais imprécis s’il veut signifier que Debord n’acceptait pas les avant-gardes. Car l’IS a non seulement critiqué et refusé les avant-gardes politiques et artistiques, mais elle a cherché à les supprimer-dépasser dans la « réalisation de l’art ». Cette critique n’était donc pas pour l’IS de l’ordre de l’acceptable ou de l’inacceptable, elle était de l’ordre de l’abolition. En écrivant « inacceptable », Jappe escamote une dimension majeure du combat de l’IS contre les avant-gardes historiques (et non pas contre l’avant-garde abstraïsée qu’appelle le singulier), celle de l’intervention. Car on ne peut pas accepter une chose ou un processus sans les combattre. Si ce titre signifie (et cette lecture peut être attribuée à un lecteur ordinaire, comme à un documentaliste qui cherche à classer l’ouvrage dans une nomenclature plus ou moins universelle), que la société actuelle n’accepte pas l’avant-garde, cela laisse entendre qu’on aurait un système répressif ou despotique qui ne tolèrerait pas l’avant-garde. Dans cette acception, nous sommes dans de la pure fiction puisque le système politico-artistique contemporain ne cesse de célébrer telle ou telle « création » comme étant « d’avant-garde ». Bref, l’avant-gardisme est un opérateur majeur de la publicité faite art et de l’art devenu publicité.
CHAPITRE V
L’évanescence de la valeur
Temps Critiques, Krisis et la question de la valeur
1. Forme et contenu
Dans son projet pour fonder « une nouvelle critique de la valeur299 » Jappe adopte intégralement et sans la périodiser la notion marxienne de forme valeur. Cette notion constitue pour lui une composante essentielle du Marx « ésotérique ». Après avoir souligné que la forme valeur ne doit pas être confondue avec une catégorie économique et après avoir rappelé la « double nature de la marchandise » (VU et VE), Jappe précise que dans son analyse de la forme valeur Marx ne recherche pas la genèse historique de la valeur mais « sa genèse logique ». Cette logique, comme on peut le lire dans le premier chapitre du Capital, passe par l’expression de ce qui fait la substance de la valeur d’une marchandise, à savoir le travail abstrait qu’elle « coagule » (Marx) en elle et qui, dans l’échange lui donne sa forme valeur. C’est grâce à leur échangeabilité que les marchandises peuvent accéder à la forme valeur, laquelle combine deux pôles, la forme simple et la forme d’équivalent. L’unité des deux formes réalise la valeur d’échange ou Valeur. Et Jappe, fidèle à Lukács et aux situationnistes, d’insister alors sur la puissance sociale de la forme valeur, cette « abstraction réelle », dans laquelle s’aliènent tous les rapports sociaux de « la société marchande », nommée aussi « la société fétichiste ».
Que cette théorie de la valeur soit « nouvelle » par rapport à la théorie de la valeur travail cela ne fait guère de doute et nous l’avons explicité plus haut. Mais en regard des diatribes contre « la marchandise » que divers courants critiques300 ont diffusées depuis la fin des années 60, la « nouveauté » ne saute pas aux yeux.
Pour fonder une « nouvelle » théorie de la valeur, Jappe utilise le concept de forme valeur sans le périodiser ni le critiquer. Il procède à l’hypostase d’une forme, celle de la valeur dont le travail abstrait est la substance, sans percevoir que cela correspond à une période historique du MPC. Fixé à sa théorisation de la marchandise comme « valeur sujet », il projette sur les réalités de la société capitalisée d’aujourd’hui des entités (« travail », « fétichisme de la valeur », « sujet-automate ») qui ont opéré leur médiation dans la période de domination formelle du capital sur le travail puis dans la première phase de la domination réelle. Or, dans sa dynamique de totalisation, le capital s’est affranchi de sa détermination à la forme valeur telle que Marx l’avait définie.
Avancer que Krisis prend pour fondement de sa théorie de la valeur le concept de « forme-valeur » sans le critiquer, qu’est-ce dire, au juste ? C’est introduire le contenu de cette forme, à savoir le procès de totalisation du capital. En se rattachant à une périodisation aussi vague et aussi peu définie que celle d’un avant et d’un après « la société du travail », Krisis s’interdit de saisir les raisons historiques qui privent désormais la forme valeur de son ancienne puissance sociale. Ayant abandonné la théorie de la valeur-travail et celle du prolétariat comme sujet-historique de la révolution, Krisis, grâce à l’artifice de son Marx « ésotérique », s’enferme dans une rhétorique de la forme, dans une meta-forme : la « société du travail ». Cet hyperformalisme ne permet pas à Krisis de saisir la séparation qui s’est effectuée entre la forme-valeur et son contenu, le travail abstrait. Dans la dynamique du capital cherchant à répondre à la crise ouverte par les mouvements révolutionnaires des années 68-74, ce n’est pas comme l’avance Krisis, le travail abstrait qui a englobé le travail concret, mais c’est le travail abstrait qui a été englobé par le mouvement de capitalisation de toutes les activités humaines de sorte que la forme-valeur perdant son contenu, elle devient non pas toute puissante, mais évanescente301.
Le travail humain productif n’étant plus la substance de la dynamique du système capitaliste contemporain, son « abstraction concrète » qu’était le travail abstrait ne peut plus se réaliser dans la forme valeur telle que Marx (et Krisis) l’avait définie. Car, comme le disait Bordiga : « La réalité apporte les formes, mais la théorie apporte les contenus ».
Aujourd’hui, quelle est la réalité apportée par la forme-valeur ? C’est celle de la forme autonomisée et immédiatisée de la subsomption du travail sous le capital. Ce sont les multiples dispositifs au moyen desquels le capitalisme rend inessentielle l’ancienne exploitation de la force de travail productif. Face à cette réalité des formes actuelles de la dynamique globale du système capitaliste, la théorie de la forme-valeur comme expression d’une puissance sociale « fétichiste » ne peut pas critiquer son mouvement réel puisqu’elle ne fait qu’en expliciter la manifestation actuelle à savoir la séparation de la forme valeur et de son ancien contenu, le travail abstrait. L’effort théorique doit s’orienter dans d’autres voies qui ne prennent pas pour références politiques des formes pré-capitalistes de sociétés, celles d’avant « la société du travail » (Krisis) ou encore celles d’avant « la société industrielle » (EdN).
En s’enfermant, à la suite de Marx, dans la rhétorique d’une critique « logique » de la valeur, Krisis et Jappe déshistorisent la critique politique, celle qui vise un devenir-autre de l’histoire des hommes et des femmes. Contre-dépendants de leur adhésion à la théorie du « fétichisme de la marchandise » et de la forme-valeur, ils ne voient pas que « la forme (est un) produit de l’immédiat » ; [qu’] elle adhère à l’histoire de l’advenu302 ». En ce sens, la forme, « c’est le maximum de la justification303 ». Or, comme Krisis fonde son Manifeste sur une hypostase du travail humain productif (la « société du travail », etc.) il leur est impossible d’accéder à une critique de la forme-valeur car cela ruinerait aussi « l’ennemi » qu’ils se donnent : « le travail abstrait ».
2. La forme-valeur n’organise plus les rapports sociaux.
Ne pouvant plus fonder sa « nouvelle critique de la valeur » sur la reproduction des rapports sociaux de production comme le faisaient encore les communismes de conseil et dans leur filiation, les situationnistes, Jappe cherche une théorie qui concilie l’anti-travaillisme et la généralisation de la forme-valeur. Pour résoudre cette aporie, il fait appel à la sociologie, à l’anthropologie et à la psychanalyse, susceptibles, selon lui, d’établir la réalité de la « socialisation fétichiste304 » qui opérerait comme une « médiation fallacieuse305 » de la « société marchande ». Voulant se démarquer de l’héritage freudo-marxiste sur la théorie du fétichisme social, Jappe y adjoint Durkheim. Mais, comme Krisis divise l’œuvre de Marx, Jappe divise l’œuvre de Durkheim. Il conserve son analyse de la religion et du sacré qui, en tant que « projection de la puissance humaine » constituent un rapport social invariant « à toute forme possible de société306 », mais il rejette l’approbation de Durkheim à « la constitution fétichiste de la société307 ». C’est la capacité descriptive de la sociologie durkheimienne que Jappe dit retenir et non sa capacité interprétative. Pour les besoins de sa cause théorique sur le fétichisme social, Jappe se rallie au Durkheim analyste de la coercition de la société sur les individus, mais il écarte « l’autre » Durkheim qui veut traiter « les maux » de la société bourgeoise par les corporations. Or, il n’y a pas deux faces à l’œuvre de Durkheim. Chez lui, la critique des « solidarités organiques » de la société moderne n’est pas dissociable de son exaltation d’un néocorporatisme qui éliminera « le trouble social » engendré par la division du travail et la production industrialisée. Décréter la « fin de la politique308 » pour s’en remettre au sociologisme serait-ce la révolution à laquelle nous convie Krisis ?
Aujourd’hui, ce n’est plus la valeur qui organise les rapports sociaux. Ce que nous appelons le « système de reproduction capitaliste » constitue un effort de conceptualisation qui se situe au-delà du « fétichisme de la valeur » puisque la forme-valeur a été englobée et qu’elle n’est plus opérante comme telle ; mais cette notion ne se situe pas au-delà du capital puisque c’est le procès de celui-ci qui fait système.
3. La détermination historique des théories de la valeur
Tout le phénomène de bureaucratisation et d’irrationalité propre à ce système a d’ailleurs été analysé par Debord. Cette analyse avait déjà été faite par Lukács, lui-même disciple indiscipliné de Weber lequel ne voyait dans la bureaucratisation que l’accomplissement d’un processus de rationalité. Pour nous, la valeur n’est qu’un moment de la puissance et que celle-ci ait été rendue nécessaire, pendant toute une période historique, par l’accumulation de marchandises, de capital et de travailleurs ne signifie pas qu’il doive toujours en être ainsi. Il nous semble que la notion de forme-valeur sert au courant autour de Krisis, de concept synthétique pour lier capital, marchandise et spectacle.
Ainsi, pour justifier cette démarche Lohoff est obligé à son tour de faire intervenir l’opposition entre essence et apparence309. Nous l’avons critiqué supra : privilégier cette rhétorique philosophique ne permet pas de comprendre l’évanescence de la forme-valeur. Il faut pour cela tenir compte des luttes historiques du mouvement ouvrier révolutionnaire ce qui a été le cas de tout un courant (marxiste, comme anarchiste) qui, en France, considérait la valeur en tant que « catégorie économique » et base de l’exploitation donc base de la théorie des classes (ce qui relativise très nettement la notion de « tradition française éthique » puisque ces courants sont dominants dans l’extrême gauche et l’ultra gauche). Nous essayons donc de porter la critique à ce niveau et contre ces anciennes conceptions qui situent toujours leurs analyses à l’intérieur de la théorie de la lutte des classes et de la théorie de la valeur-travail qui restent un tabou incritiquable. Or c’est la théorie de la valeur sous sa forme de loi de la valeur qui est caduque (si jamais elle a été vraie un jour310), et qui permet de comprendre le phénomène empirique de l’inessentialisation de la force de travail et du déclin sociologique des classes, en dehors même de leur déclin en tant que sujet historique.
Obnubilés par leur opposition philosophico-anthropologique au travail-abstrait comme puissance sociale, Krisis et Jappe ne peuvent pas sortir du cadre dans lequel s’est déroulé le mouvement de la valeur dans la société de classe. Mais, ils sont conscients toutefois de « la crise de la valeur » et du fait que la forme valeur « quoique “objectivement” dépassée entre toujours plus en collision avec le contenu matériel qu’elle aide à créer311 » à savoir le travail abstrait. Cette reconnaissance les conduit à rechercher un au-delà théorique à cette « dévalorisation de la valeur » (il faut entendre ici, de la valeur-travail productif) ; un au-delà occulté par les « épigones » de Marx, celui de la forme-valeur et du fétichisme de la marchandise.
Compte tenu de ce que nous venons d’avancer sur l’évanescence de la valeur, nous pouvons faire une remarque sur la notion de crise de la valeur, en fonction de ce qu’en dit Lohoff : « La critique marxienne de la valeur n’accepte pas la valeur comme une donnée de base positive et la réalisation à grande échelle de la médiation en forme de marchandise ne porte absolument pas au triomphe définitif de celle-ci, mais coïncide plutôt avec sa crise »312. C’est effectivement ce qui correspondrait à la crise du système de reproduction capitaliste, mais qui ne repose pas essentiellement sur une détermination objectiviste de la notion de crise, objectivisme que l’on introduit quand, comme Lohoff, on fait référence à la critique marxienne de la valeur. Critique qui a toujours été ambiguë puisque Marx, dans la filiation des auteurs classiques Smith et surtout Ricardo, adopte cette théorie de la valeur-travail avant d’insister sur certains aspects, la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage, puis finalement de la critiquer au sens où le développement du capital, particulièrement sous sa forme de capital fixe (accumulation de travail passé) rendrait caduque la mesure de la valeur par le temps de travail. Marx ne peut évidemment pas s’y tenir car cela rendrait aussi caduques… la valeur et les classes. Il fait donc de ce développement quelque chose qui, en fait, ne sera réalisé que dans la phase socialiste. Le problème, c’est que c’est le capitalisme qui a réalisé tout cela. Dans ces conditions que veut donc dire le dernier mot de la citation de Lohoff : « sa crise » ?
Est-ce que cela ne fait référence qu’à une crise de la théorie de la valeur-travail ? Dans ce cas cela est un constat théorique, mais ne débouche pas sur une crise puisque la valorisation s’effectue en grande partie en dehors du travail. Est-ce une crise de la valeur en tant que représentation ? Non, si on admet, comme Krisis, que la valeur est un fait social total. Est-ce que Lohoff veut dire que la crise de la valeur-travail est aussi crise du travail ? Dans ce cas nous sommes d’accord, mais alors pourquoi Anselm Jappe dit-il313 que la différence entre Krisis et nous provient du fait que pour Krisis la « crise de la valeur » est exactement une confirmation de la théorie marxienne de la valeur ? Cela nous rend perplexes, mais peut-être que la vraie différence réside dans le fait que pour Krisis la théorie de la valeur n’est analysée qu’en tant que forme, ce qui fait que se trouve gommée la détermination historique de la théorie et tout particulièrement le lien entre économie classique bourgeoise et économie marxiste ouvrière pour ne retenir que le stade de critique de l’économie politique chez Marx. D’où l’emploi chez Lohoff du terme bizarre de « critique marxienne de la valeur ». Alors que pour nous, la théorie de la valeur-travail a une portée heuristique, dans la mesure où elle a permis de spécifier le rapport social capitaliste par rapport à des formes plus anciennes de subordination. C’est en effet elle, qui fonde l’analyse en termes de classes antagoniques même si elle contient, dès son origine, des éléments erronés comme l’assimilation de la force de travail et de la monnaie à des marchandises avec tous les développements qui en découlent sur le salaire de subsistance, la loi d’airain des salaires, la paupérisation absolue, etc. Déjà invalidés par les tendances principales du capital dès la fin de la domination formelle du capital (1880-1914), ces futurs axiomes, de ce qui deviendra le marxisme-léninisme, sont a fortiori devenus étrangers à la nouvelle dynamique du capital314. Et la tendance à la caducité de cette théorie de la valeur-travail est ce qui motive nos développements sur l’inessentialisation de la force de travail.
CHAPITRE VI
Sur la nouvelle dynamique du capital
Troisième révolution industrielle, souveraineté nationale, Empire ?
Jappe, Kurz, et la critique d’Empire315
Le travail immatériel n’est porteur d’aucun dépassement
Dans la première partie, Jappe commence par signaler que pour les auteurs d’Empire, on ne peut plus distinguer entre travail productif, travail reproductif et travail non productif316. Donc tous les hommes seraient des prolétaires. Ce constat est juste dans la mesure où il n’est plus possible de séparer nettement le temps de travail du temps de non-travail. Cela démontre que « La société fondée sur la valeur a suscité des modes de produire [la traduction indique “mode de production”, mais c’est vraisemblablement une erreur. NDLR] qui ne sont plus compatibles avec la valeur en tant que forme sociale, sans pour autant que la valeur perde son rôle de forme structurant la société. La dissolution de la frontière entre travail et non-travail est un facteur de plus de la crise capitaliste, et non la preuve que (…) nous aurions déjà dépassé le capitalisme. Cependant, cela amène Hardt et Negri à ne jeter aux oubliettes que la seule catégorie de valeur en tant que telle (et non la distinction entre travail vivant et travail mort, qu’ils chargent d’une signification sociologique et subjective : comme distinction entre propriétaires et non-propriétaires des moyens de production)317. » Cela nous apparaît comme une simplification de la position de Negri. En fait, la catégorie de General intellect intègre bien l’indistinction entre travail mort et travail vivant, du point de vue du procès dynamique de production, mais la distinction réapparaît du point de vue politique dans la mesure ou le « commandement capitaliste » phagocyte ce General intellect qui apparaît alors comme faisant face au travail vivant, alors que ce dernier en est la source par l’intermédiaire du travail immatériel.
Pour Negri le travail immatériel déborde toujours le simple travail et son rapport dominé au capital, pour vivre sa vie et s’auto-valoriser. De cela il découle logiquement une apologie du développement des forces productives et particulièrement des formes informatiques qui activent les créations de la « multitude ». Sur ce point on peut relever une différence entre Jappe qui semble beaucoup plus proche des positions de l’EdN sur la critique du « progrès » et celles de Kurz dont l’industrialisme progressiste est critiqué par Jaime Semprun318. Le contenu de la technique, de la science et des forces productives reste, dans Empire, un point aveugle. Cela parce que le nouveau rapport homme/machine règle enfin la question de savoir qui domine le rapport. Il y a constitution d’un nouvel être machinique au sein de la multitude319. Le capital n’est plus qu’une coquille vide, parasitaire, qu’il faut exproprier.
Hardt et Negri font une autre apologie de l’advenu en déclarant que « L’Empire est meilleur, de la même façon que Marx affirmait que le capital était meilleur que les formes de société et les modes de production qui l’avaient précédé320 ». Or cela ne fut qu’une des positions de Marx, même si ce fut sa position dominante, il eut aussi sa sympathie pour la commune « arriérée » russe.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, Kurz se livre d’abord à une critique de L’Empire et les nouveaux barbares de Jean-Christophe Rufin 321 pour développer un certain nombre de points intéressants quant au processus de globalisation. Pour ce qui est des « pays en voie de développement » par exemple, Kurz signale que « la corruption n’est pas un phénomène autochtone, mais (hormis “l’héritage” négatif de la période coloniale) résulte du fait que, toute base productive autonome ayant été détruite par le rapport-capital global pour cause de “rentabilité” insuffisante, la dépendance matérielle d’une production externe s’accroît322 ».
Alors que Rufin signale des points communs entre la situation de l’Empire romain et « l’Empire » actuel, Kurz montre bien la différence entre l’ancien qui détermine un « en dedans » et un « en dehors » de sa souveraineté et le nouveau qui ne connaît plus d’en dehors. Les nouveaux barbares ne sont alors que des « en dedans » pour extérioriser et maintenir au dehors ce qui a été produit par sa propre logique sociale323.
Rufin essaie aussi de critiquer la vieille vision de Rostow sur la question des pays « en retard » et donc sur un modèle unique de rattrapage. Pour lui, il y a séparation absolue entre un monde historique où s’appliquent des catégories universelles et de l’autre, le monde des nouveaux barbares où règne le relativisme culturel, c’est-à-dire les divisions ethniques, les haines intercommunautaires et le particularisme violent. Mais cette division est vouée à l’échec, car ce sont précisément les « catégories universelles » du capitalisme qui en raison de la concurrence universelle de crise, engendrent leur contraire apparent. C’est pourquoi la « barbarie » se retrouve à l’intérieur même de « l’Empire ».
Kurz critique la position objectiviste qui considère l’émancipation sociale comme la réalisation conséquente de « lois historiques » et non comme rupture consciente avec la pseudo-naturalité réelle du système de production marchande. Cette rupture avec la fausse « seconde nature » des sociétés fétichisées reste ignorée, la société que l’on croit « libérée » va de nouveau faire elle-même fonctionner ses structures selon des lois aveugles, au lieu d’être déterminée collectivement par la conscience de ses membres. À l’inverse, la position subjectiviste agit comme si cette « seconde nature » aveugle, constituée par des lois sociales de structure et de développement fonctionnant sous l’empire de l’agent autonomisé que représente la valeur-argent, n’existait tout simplement pas324. La corruption n’apparaît plus comme obstacle à la main invisible du marché, mais comme un régime d’autorité qui se trouverait directement aux mains d’élites corrompues. Negri et Hardt en viennent alors à regretter les vertus capitalistes du passé : « L’aristocratie transnationale semble préférer la spéculation financière aux vertus entrepreneuriales et apparaît ainsi comme une oligarchie parasitaire »325. À partir de là, il devient normal de tout voir en termes de logique de pouvoir ou de logique de domination qui pousserait sans cesse vers une nouvelle souveraineté impériale et une stabilisation. Or, pour Kurz, la contradiction interne au capitalisme, entre l’universel et le particulier, est insoluble dans le cadre de la forme capitaliste.
Si Hardt et Negri, à l’inverse de Rufin, reconnaissent qu’il n’y a plus d’extériorité spatiale ou sociale à l’Empire, c’est pour en déduire la nécessité d’une immanence positive, celle de « la multitude ». Incapables de formuler une critique, ils en sont réduits à proposer une alternative, un contre-Empire à partir de l’éclosion des subjectivités rebelles et des « bandits ethniques326 ». Celles-ci ne sont pas vues par eux comme des produits de la crise, une « lutte de classes ensauvagée qui dément tout geste émancipateur327 », mais comme son origine. De la même façon, Hardt et Negri s’illusionnent sur la capacité des flux d’immigration à être à la fois la source d’une nouvelle possibilité de valorisation du capital et la base d’un enrichissement des perspectives de la multitude. Les migrations ne sont, en effet, rien d’autre qu’un moment d’une concurrence universelle et en soi, migrer n’est pas plus émancipateur que de rester chez soi. Le sujet « nomade » n’est pas plus enclin à la critique et à la révolte que le sujet sédentaire328. Hardt et Negri ne comprennent pas que se retrancher constitue pour « l’Empire329 » de la valorisation du capital une réaction spontanée au processus de décomposition. Le limes autrefois définitoire de l’Empire dans son rapport au reste du monde est aujourd’hui projeté à l’intérieur de « l’Empire » murs et barbelés séparent américains et mexicains, européens de l’Union et ceux de l’Est, israéliens et palestiniens, quartiers résidentiels et bidonvilles. On n’aurait pas de mal pourtant à trouver des exemples inverses : fin du mur de Berlin, majorité hispanisante de la population américaine, Europe à 25, etc. Mais pour Kurz, il est nécessaire de rattacher la crise produite par la mondialisation du capital à une notion phare de Krisis, celle « d’apartheid social », notion que nous avons critiquée plus haut dans nos remarques sur le livre de Jappe sur Debord.
Cette critique de Kurz est cohérente avec l’ensemble des thèses de Krisis. Leur conception de la constitution fétichiste de la société et de sa « seconde nature » aveugle ne peut mener qu’à la condamnation du subjectivisme, du politicisme, de l’hypostase du pouvoir. C’est le comble de l’horreur pour les tenants de la valeur-sujet et du capital automate. Sans être fausse, cette critique passe quand même à côté d’un caractère essentiel de la dynamique actuelle, caractère décrit par Negri sans être toutefois vraiment réfléchi.
Une critique qui manque son objet : la critique d’Empire conduit au ralliement à l’ancienne théorie léniniste de l’impérialisme.
La forme de cet ouvrage pose problème. Dès l’ouverture330, le ton est donné qui est de se moquer de la médiatisation du livre de Hardt et Negri et du fait qu’il serait Le Manifeste communiste du XXie siècle331. On ne peut manquer de rapprocher cela de ce que les traducteurs en français du Manifeste contre le travail énoncent à la première phrase de leur préface : « Après le Manifeste du Parti communiste de Marx (1848) et De la misère en milieu étudiant de l’Internationale situationniste (1966), le Manifeste contre le travail du groupe allemand Krisis (1999) constitue « le troisième manifeste communiste ». Outre le fait que le Manifeste de Marx ne constitue pas pour nous une de ses œuvres contenant une connaissance pour aujourd’hui, il s’instille subrepticement, dans ces débats et ces polémiques, une sorte de concurrence non assumée comme telle. Il nous apparaît abusif de présenter le Manifeste contre le travail comme un nouveau Manifeste communiste alors qu’il est quasi muet quant aux références historiques sur les pratiques révolutionnaires ou communistes332. Et il est tout aussi discutable de qualifier le livre Empire de cette manière. Cela conduit en effet à attaquer ce livre sur ce qu’il n’est pas : un ouvrage de théorie. Kurz et Jappe lui reprochent de ne pas critiquer les catégories capitalistes alors que le but du livre est de décrire un état du monde avec une certaine volonté de prévision. Car même là où la critique des catégories transparaît (critique de la théorie de la valeur-travail, critique d’une conception restrictive du travail productif), cela ne lui est pas concédé car se sont justement ces catégories qui restent non critiquées par Krisis. Non seulement non critiquées, mais ici revendiquées par Jappe333 qui dénonce les marxistes qui digèrent si mal (la distinction que fait Marx) entre travail productif et travail improductif, alors que cette distinction est justement défendue mordicus par les marxistes (et même aujourd’hui par les libertaires et autres anarcho-syndicalistes) comme l’une des dernières bouées à laquelle s’accrocher avec la loi de la valeur-travail et la baisse tendancielle du taux de profit. On en vient d’ailleurs à se demander si Jappe et Kurz ont le moindre rapport, même auditif ou visuel avec des marxistes ou des anarchistes contemporains. Mais le comble de la confusion est atteint lorsqu’on voit Jappe attaquer Negri avec les arguments du « Marx exotérique » ! À trop vouloir prouver et faire de la divination, on peut se prendre les pieds dans le tapis…
C’est pourtant ce qui arrive quand Jappe pense contrer Negri et sa centralité du travail immatériel, en déclarant que « le métier le plus répandu dans le monde reste celui de paysan334 ». Peut-être, mais outre le fait qu’il ne s’agit pas d’un métier mais d’un état, cela ruine alors tout ce que disent Kurz et Krisis sur le constat que c’est seulement aujourd’hui à ce niveau de développement des forces productives qu’on peut véritablement faire la critique du travail abstrait et supprimer la valeur. En fait, Negri, comme Krisis, se réfèrent à une « troisième révolution industrielle », celle produite par l’informatique sans qu’une véritable analyse de ce qu’apporterait comme nouveauté cette technologie ne soit explicitée. Au moins chez Negri et les néo-opéraïstes comme Lazzaretto et Virno est-elle fondée sur le concept de travail immatériel qui va être rattaché à la notion marxienne de General intellect. Chez Krisis, elle fonde simplement l’hypothèse de la fin du travail. Cette troisième révolution industrielle confirmerait un processus d’automatisation entamé depuis déjà plusieurs dizaines d’années et qui conduirait, contradictoirement à la fin du travail et à la catastrophe.
Ce qui est plus grave, c’est que les auteurs ne semblent pas connaître les éléments de base des théories de Negri : sa critique de la théorie de la valeur-travail335 est négligée sous prétexte qu’il en met en place une autre dans laquelle il montre que c’est tout le travail vivant qui devient créateur de valeur. Or cela n’invalide pas forcément sa première critique336 ; ses développements autour du General intellect sont également ignorés337 et c’est pour nous servir « l’exotérisme » le plus plat, l’éternelle ritournelle sur le fait que « c’est la production de valeur en tant que telle qui devient toujours plus difficile, parce qu’il n’y a que le travail vivant qui la crée, et que le capital a toujours moins besoin de travail vivant338 ». Cela induit une conception économiciste de la crise capitaliste pourtant démentie dans d’autres écrits de cette mouvance. Cette conception d’une crise finale est reprise par Jappe qui fait grief à Negri de la nier (ce qui est vrai339) comme tous les marxistes traditionnels l’auraient niée. Affirmation particulièrement non fondée quand on sait que la théorie de la crise finale a été une thèse stalinienne très prisée dans les années 30, à la suite de l’économiste Evgueni Varga ! Ce fut aussi une obsession de la Gauche italienne et de Bordiga que de prévoir la date de la prochaine grande crise (annoncée pour 1975 par Bordiga) puisqu’une fonction de la théorie communiste est d’anticiper. Mais il ne semble pas que Jappe et la mouvance Krisis aient une quelconque connaissance de cette branche du « marxisme traditionnel ».
D’autres approximations témoignent d’une lecture très rapide du livre et toujours d’une méconnaissance des thèses opéraïstes et néo-opéraïstes. Quand par exemple, les auteurs d’Empire mettent en avant la subjectivité et la créativité ouvrière qui doivent toujours être contrôlées par le capital, Jappe n’y voit qu’une nouvelle théorie de la décadence s’appuyant sur les thèmes de la corruption et de la spéculation. Mais au lieu de critiquer cela sérieusement en montrant que la valeur ne passe plus essentiellement par le travail vivant, ils préfèrent tirer Negri vers le ridicule : puisque la corruption est un obstacle à la valorisation, alors « le contraire de la corruption est donc la valeur » et « il faut faire la révolution au nom de la valeur ». C’est ce que Negri, après trente-cinq années d’études et une dizaine de livres, a compris de Marx340 ponctue Jappe avec sarcasme. Bien évidemment Negri n’a jamais dit cela. De la même façon Kurz va railler la confusion de Negri sur le travail abstrait parce qu’il confondrait travail abstrait et abstraction du travail. Comme si Negri ne savait pas ce qu’était le travail abstrait ! Il y a là une position de supériorité théorique assez déplorable, car la discussion théorique tourne cours quand la crise de la théorie communiste, que Krisis ne semble pas percevoir autrement qu’à travers le prisme de sa théorie propre, produit une incapacité à se comprendre341.
La critique de Kurz est aussi paradoxale que celle de Jappe. Dans un premier temps il reprend à son compte la notion d’Empire pour en montrer la nouvelle singularité en tant « qu’Empire de la crise globale342 », mais la notion d’Empire comme d’ailleurs celle d’impérialisme américain (Kurz semble hésiter entre les deux) est fondamentalement en opposition avec sa vision d’une « constitution fétichiste des sociétés de production marchandes modernes343 ». C’est pour cela qu’il attaque Hardt et Negri parce que ces derniers voient dans l’Empire une constitution volontaire positive des « puissants », ceux de la « corruption généralisée ». En écho à l’idéologie officielle, la corruption n’apparaît plus en tant qu’obstacle à la « main invisible » et à ses bienfaits, mais comme un régime d’autorité qui se trouverait directement aux mains d’élites corrompues, alors même que la « main invisible » semble avoir disparu344. Mais alors comment cette critique du subjectivisme au nom de l’action d’une « seconde nature » aveugle, peut-elle rester cohérente avec la notion « d’apartheid social » qui est à la base des analyses de Krisis et qui se comprend difficilement sans l’existence d’un système de domination et l’existence concrète d’individus chargés de l’exercer ? Il y a là une incohérence dans la démonstration.
De la crise, Kurz ne veut voir que l’éclatement et la décomposition. Sa critique de l’État, de la politique et de la transnationalisation ignore les formes de recomposition, que ce soit dans la tendance à l’État-réseau qui vient percuter la souveraineté nationale ou bien dans la nécessité pour le système de trouver une stratégie politique ; nécessité qui transparaît depuis le 11 septembre 2001, par exemple sous la figure des théories néo-conservatrices. Ce n’est pas parce qu’il y a mise en échec de l’instauration d’un nouvel ordre mondial rêvé par Bush senior, que le chaos est total et que la question politique de la souveraineté disparaît. Kurz après avoir laissé supposer que la notion d’Empire était un tant soit peu opérante à condition qu’on ne le conçoive pas au sens d’un super gouvernement mondial (ce que Hardt et Negri ne conçoivent pas non plus), n’a plus comme ressource qu’à faire ressurgir l’idée d’un nouvel impérialisme représenté par la superpuissance américaine.
De la souveraineté nationale à l’Empire
Nos positions par rapport à Empire de Hart et Negri sont exprimées dans l’article, « De la souveraineté nationale à l’Empire », dans le no 13 de Temps critiques paru en 2003. Nous n’en reprendrons ici que quelques éléments.
L’analyse d’Empire est intéressante pour plusieurs raisons :
A – Tout d’abord parce qu’elle rompt avec la vieille vision de l’impérialisme. « Guerres justes », « droit d’intervention » caractérisent l’Empire et remplacent les guerres de conquête345. En effet, elle tient compte des transformations de la forme État-nation et du fait que celui-ci se réorganise sous la forme de réseaux, même si dans certains pays comme la France, l’État-nation perdure mais avec de multiples conflits (souverainisme, laïcité, exception culturelle, etc.). Cette analyse permet aussi de se dégager d’un anti-américanisme primaire qui se développe depuis la première intervention dans le Golfe. En effet, l’un des premiers contre sens produit par rapport à ce livre a été, à l’extrême gauche, d’assimiler Empire et États-Unis, ce qui n’est pas du tout le propos des auteurs. Pour eux, il y a seulement coïncidence provisoire entre les intérêts particuliers des États-Unis et l’intérêt général de L’Empire. À travers leur pilotage de l’Empire, les américains repoussent la frontière du capital, mais l’Empire est un non-lieu de la même façon que le travail abstrait est une activité sans lieu, une « forme ». Le processus de modernisation est achevé et c’est autre chose qui commence avec l’économie de l’information qui n’est pas territorialisable346. L’Empire n’a donc pas de frontière. Il est aux antipodes de la vision d’une « forteresse-Europe » dont nous accable toute l’extrême gauche et qui rend compte, à son corps défendant, du fait que l’Empire n’est encore qu’une tendance à l’œuvre.
Les auteurs d’Empire ne cèdent pas non plus à la mode altermondialiste qui voudrait que l’État national recule partout pour laisser la place à l’offensive néo-libérale. Pour eux, il n’y a ni gouvernement mondial, ni world company. Le capital global a besoin de l’État pour réaliser ses projets et intérêts collectifs. Autre point extrêmement intéressant, c’est que contrairement aux idées opéraïstes d’origine sur l’autonomie du politique (Tronti), c’est tout le reste qui tend à s’autonomiser du politique : la gestion, le droit et la justice347.
Il faut faire ici une remarque importante. Si Hardt et Negri voient une rupture dans « la constitution politique du présent » et par exemple une rupture entre souveraineté nationale et impérialisme d’un côté, réseaux de pouvoir et Empire de l’autre, ils ne voient pas, par contre, de rupture entre le cours des luttes actuelles et les luttes prolétariennes qui les ont précédées348. On aurait ainsi affaire à un « nouveau prolétariat » qui n’est pas « une nouvelle classe ouvrière industrielle », mais le concept général définissant tous ceux dont le travail est exploité par le capital, la totalité de la « multitude coopérante ». « Dans la post-modernité, le subjugué a absorbé l’exploité349 » Les pauvres ont avalé et digéré la multitude des prolétariens. On est proche de l’idée d’une classe universelle qui subvertirait le système à titre humain, mais le va-et-vient entre la référence à une classe et la notion pré-classiste de multitude et celle post-classiste de l’humain dénote la difficulté de s’en tenir à une vision qui ne va pas au bout de la rupture produite par ce que nous appelons « la révolution du capital ».
B – Cette analyse est intéressante, ensuite, parce qu’elle tient compte, précisément, de cette révolution du capital, même si elle ne conduit pas à des conclusions identiques aux nôtres. De l’idée juste selon laquelle la contradiction entre forces productives et rapports de production n’est plus opérante, Hardt et Negri se réfèrent maintenant à l’opposition350 entre commandement capitaliste et valorisation par la force de travail sociale. Ils ne voient que la subordination du travail au capital, qu’ils analysent comme fausse souveraineté, alors qu’aujourd’hui la « société capitalisée » peut être définie comme la situation où c’est la société entière qui est subordonné au capital. À l’époque de la reproduction, c’est la fonction exercée par l’individu, naturellement à un taux élevé d’interchangeabilité, qui est fondamentale (c’est pourquoi les demandes de flexibilité ne sont pas tant le fruit mauvais d’un patronat rapace, que d’une exigence précise de la reproduction) et non plus l’intelligence collective déjà incorporée dans l’être inorganique (le capital). La prétention de réduire ce qui a été défini comme General intellect aux capacités d’auto-valorisation des individus permises par le développement de la technoscience est ridicule. Ces intelligences sont asservies à la machine avec une inversion de la fonction de prothèse qui fait de ses porteurs des reproducteurs de l’existant. Pourtant, Hardt et Negri sont bien conscients de ce changement qualitatif qu’ils perçoivent à partir de la notion de biopouvoir. « Biopouvoir qui est un autre nom pour la subsomption réelle de la société sous le capital351 », mais là encore il va leur suffire d’inverser les signes pour faire de la domination la base de la libération. Ce n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, la vie qui devient l’objet du capital car « la vie est ce qui pénètre et domine toute la production352 ». Il n’y a donc aucune raison de s’opposer à la production et au machinisme et nos auteurs de citer Marx pour sa critique du mouvement luddiste et son appréhension du conflit entre machines et ouvriers comme un faux conflit : « Il fallait à la fois du temps et de l’expérience avant que les travailleurs n’apprissent à distinguer entre le machinisme et son emploi par le capital, donc à transférer leurs attaques des instruments matériels de production à la forme de société qui utilise ces instruments353 ». C’est ainsi qu’un des passages parmi les plus critiquables de Marx devient le viatique pour de « nouvelles virtualités qui ont la capacité de prendre le contrôle des processus de la métamorphose machinique354 ». De nouveau Lénine et Trotski, le socialisme de l’électricité, l’apologie du taylorisme et de l’armée… si elle est rouge !
Il est à noter que la position opéraïste originelle de « refus du travail » que Negri développe depuis le début des années 70, à partir de son activité à Potere Operaio pendant le « Mai rampant italien », se trouve ici particulièrement affadie. Le refus du travail n’est plus que refus du commandement capitaliste et il n’est plus aussi critique du travail.
C – Analyse intéressante, enfin, parce que Negri et Hardt mettent bien en avant la dimension utopique de la mondialisation. Bien sûr, comme Krisis, on pourrait se moquer de cela et dire que c’est d’utopie du capital dont il s’agit, mais se serait oublier que ces deux auteurs y voient aussi un dépassement des particularismes, une tension vers la communauté humaine355, toutes choses que Krisis est bien loin de percevoir. Mais là où nous ne pouvons suivre Negri et Hardt, c’est quand ils affirment qu’ils n’y a plus de hiatus entre mouvement et but car la société nouvelle serait contenue toute entière dans l’ancienne et qu’il n’y aurait plus finalement qu’à en inverser le sens (par exemple la flexibilité du travail imposée par le capital devient nomadisme de la multitude par un retournement de sens). Sens d’aliénation et sens de libération pourraient donc donner à un même processus des destinées différentes356. Cela peut faire rire, il n’empêche que c’est une projection utopiste qu’on pourrait revendiquer si Negri n’en faisait pas une réalité immédiate357, un début de communisation.
CHAPITRE VII
L’activité critique n’est pas au-dessus de la mêlée
Personne n’est aujourd’hui propriétaire de la théorie (communiste) et au-delà des polémiques entre mini groupes et individus ou d’un appel au syncrétisme, il est nécessaire de saisir convergences et divergences, ce que nous avons tenté à l’égard de Krisis avec qui Temps critiques est souvent associé par des commentateurs extérieurs aux deux groupes et revues.
Krisis est un bon exemple de l’éclatement de la théorie (phénomène qui a été à l’origine de notre revue). En effet, ses écrits méconnaissent complètement certains apports de l’ultra-gauche historique : Korsch n’est cité qu’une fois, défavorablement ; Pannekoek et Rühle jamais ; Mattick une fois ; Bordiga jamais. De la même façon, toute la reprise théorique post-68 est ignorée358, ce qui leur permet de se présenter comme les premiers à porter la critique parce que certains de leurs ouvrages ont été médiatisés. Cela conduit aussi Jappe, dans son Debord, à parler de la critique révolutionnaire en France, à partir de sources de seconde main ou bien encore dans Les Aventures de la marchandise à ne pas préciser ses références. Ainsi, p. 124-125 de ce dernier livre, il reconnaît une certaine fin de la valeur-travail, mais pour dire aussitôt que les autres auteurs qui s’y réfèrent en déduisent que nous sommes déjà au-delà de la valeur. À qui fait-il allusion ? À Negri, à Temps critiques ? On n’en saura rien.
C’est toutefois assez logique puisque, comme l’Internationale situationniste, cette mouvance n’organise pas son intervention théorique à partir de la critique du programme prolétarien. Pour l’IS, cela s’est fait à partir de la critique de l’art, pour Krisis cela se fait plutôt à partir d’une critique des Lumières dans la lignée de l’École de Francfort. Mais si l’IS, du fait de la période charnière dans laquelle elle s’exprime359, ressent encore le besoin de se raccrocher au mouvement prolétarien (références à la révolution espagnole et au conseillisme ; liens de Debord avec le groupe Socialisme ou Barbarie), la revue Krisis, fille des années 80-90, n’en ressent plus le besoin. Là où nous énonçons la rupture du fil historique — ce qui nous amène aux mêmes conclusions que Krisis quant à la caducité des luttes de classes en tant que sujets antagoniques —, Krisis nie tout lien comme entaché « d’exotérisme ». Pour justifier cela, il lui est nécessaire de réinterpréter toute la théorie de Marx de façon à n’en retenir que ce qui est compatible avec leur approche de la valeur, c’est-à-dire finalement une toute petite partie et c’est ce à quoi s’est attaché R. Kurz dans son Lire Marx360. Leur conception les amène à opposer une histoire des catégories à une histoire des luttes de classes. Ils produisent ainsi une coupure mécanique que Marx a vécue et exprimée dialectiquement, ce qui fait que, pratiquement, on peut lui faire dire tout et son contraire et c’est pour cela que les tentatives ne sont pas nouvelles qui visent à séparer le bon grain de l’ivraie. Cette position dualiste peut apparaître — aux yeux de lecteurs pressés de trouver un nouvel ennemi — d’autant plus légitime que leur énoncé se produit à une époque où le résultat du développement du capital produit justement la caducité des antagonismes de classes ; une époque où la domination de la « communauté matérielle du capital » (Camatte) semble inclure l’hypothèse du « sujet automate ». Krisis énonce donc, sans perdre son sérieux, que dans Le Capital (au moins dans le livre I), on ne trouve pas un passage où il soit question de lutte de classes361. Nous ne prendrons qu’un exemple pour montrer le contraire et nous le ferons au sein même de ce qui est présenté comme le cœur du Marx ésotérique : le livre I du Capital. Dans la première section, nous y voyons Marx développer le concept de « forme-marchandise » à propos de la terre, mais le raisonnement vaut aussi pour la force de travail. Dans les deux cas, il s’agirait donc de marchandises fictives qui n’acquerraient le statut de marchandise que par le fait qu’elles ont un prix. L’expression couramment employée par Marx de « valeur de la force de travail » signifie en fait valeur d’échange. Elle a une valeur d’échange mais elle n’est pas « valeur362 ». Et cette valeur d’échange est en grande partie déterminée par la lutte des classes363. En disant cela, Marx rompt avec l’analyse économique classique qui rapporte la valeur au prix de marché et donc à la loi de l’offre et de la demande. Contrairement à ce que croit Krisis, rompre avec l’économie classique nécessitait d’introduire la lutte des classes. Le salaire est un rapport social et ce n’est pas sa « valeur » qui l’explique, mais sa relation au profit, selon le niveau d’accumulation du capital et dans le cadre du partage plus ou moins conflictuel de la valeur ajoutée. Ce sont au contraire les tenants du marxisme standard ou orthodoxe (« exotérique ») qui jugent inexistante, à ce propos, la lutte de classes ou juste bonne à établir un niveau minimum de prix364. Bien sûr, Krisis nous rétorquera que cela n’est que rhétorique puisque de toute façon il ne peut rien sortir d’une lutte sur le salaire, mais pour nous les implications sont importantes quant à la compréhension du système. En effet, dans l’achat-vente de la force de travail, ce que le travailleur vend au capitaliste, ce n’est pas une marchandise mais sa soumission personnelle pendant la journée de travail et celui-ci lui achète un droit au commandement (c’est pour cela que nous définissons le travail salarié comme activité aux ordres d’individus libres). Tout cela se détermine dans un rapport de forces qui, à travers la médiation étatique, aboutit à des normes sociales et institutionnelles. Négliger cela, c’est confondre logique marchande et logique capitaliste, ce qui est actuellement la chose la mieux partagée du monde. Nous n’accusons pas Krisis de céder à cela, mais dans la mesure où ce groupe participe de cette réduction du capital à la marchandise, sa critique de l’altermondialisation, telle qu’elle s’exprime dans Les habits neufs ou dans Les Aventures… ressemble souvent à un coup d’épée dans l’eau.
Pour mieux fonder ses thèses, Krisis doit réécrire toute l’histoire du mouvement ouvrier dans le sens d’une identification unilatérale avec le travail. Cette manière de rabattre les luttes prolétariennes sur une sorte d’alliance objective avec la dynamique du capital relève d’une méprise, voire d’une mystification. En effet, dès l’origine du capitalisme, il y a une tension entre la soumission à la domination du travail et une critique du travail qui se manifeste dans des luttes souterraines : coulage, sabotage, absentéisme, « perruque », etc. Cette lutte souterraine, on la retrouve pendant la guerre civile espagnole, lorsque, au grand dam des dirigeants de la CNT, les ouvriers espagnols, malgré « leur gouvernement », continuent à résister aux sollicitations qui leur enjoignent d’augmenter la productivité « révolutionnaire365 ». De la même façon, ce n’est pas parce que les militants d’Ordine nuovo de Turin et les « gauchistes » (au sens de Lénine) en Allemagne au début des années 20 étaient favorables aux conseils ouvriers, qu’ils étaient pour une gestion ouvrière. Il y avait là une contradiction importante puisque les individus qui réclamaient « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers » étaient des éléments tellement « productifs » que la plupart avaient été licenciés !
Pour Krisis, les mouvements des années 60 n’ont rien apporté de nouveau et ils relèvent d’un « rameau tardif du Marx exotérique366 ». Tout le passage mérite citation tant il est emblématique de leur contre-dépendance à la forme-travail comme nous l’avons déjà analysé dans le chapitre III de ce livre :
– « À la fin du miracle économique occidental, de ce grand boom du fordisme de l’après-guerre, dont l’automobile constitue la principale production et le premier produit de consommation, le Marx exotérique – à vrai dire au-delà de son époque historique – vit inopinément un troisième printemps ; il se présente cette fois sous la forme du grand mouvement des jeunes et des étudiants de l’Ouest accompagné de phénomènes apparentés dans le bloc de l’Est (Printemps de Prague) et dans le Tiers Monde. Mais ce troisième printemps ne va rester qu’une légère brise qui effleurera la société par un mouvement culturel symbolique. La tentative d’enrichir ce mouvement, en lui donnant le pathos national révolutionnaire du Tiers Monde et de rassembler dans un nouveau grand projet stratégique la réception du Marx exotérique en une force historique globale, s’épuisera surtout dans une culture pop romantico-révolutionnaire. Seule une minuscule minorité essaiera de donner corps à ce choix stratégique, condamné à l’échec, dans des actions militaires kamikazes quasi existentialistes et totalement isolées (comme dans le cas de la Fraction Armée Rouge)367 ».
À cela on peut ajouter cette autre illustration extraite de Lire Marx :
« La réflexion sur la théorie marxiste n’est pas repensée en fonction du niveau d’évolution atteint par les formes de sociétés capitalistes, mais elle est réimportée, relativement pervertie conceptuellement, des pays de la périphérie dont la modernisation en cours est déjà en passe d’échouer sur le plan économique et structurel, alors qu’elle semble vivre ses derniers triomphes politiques révolutionnaires. Tout ce qui reste de l’ancien rôle modernisateur du Marx exotérique pour les puissances capitalistes elles-mêmes, c’est une poussée révolutionnaire culturelle du mouvement de 1968 qui déclenchera ensuite la dernière phase post-moderne d’individualité capitaliste. Habillés d’un vocabulaire marxiste par le mouvement des jeunes et des étudiants, les motifs : critique culturelle, anti-autoritarisme, “révolution sexuelle”, et actions ponctuelles se transforment en concepts du management et du marketing d’avant-garde, accompagnés d’une commercialisation de la vie intime et de la transformation du travailleur en entrepreneur. Dans la mesure où lesdits nouveaux mouvements sociaux qui tentent d’établir différentes contre-cultures à la suite de 1968 et jusqu’au milieu des années 80, se prennent encore (à tort) pour une opposition sociale radicale, ils se réclament de plus en plus rarement de la critique marxiste de l’économie politique. Le potentiel des interprétations marxistes ne suffit manifestement plus à expliquer la réalité sociale. Mais sans s’appuyer sur la théorie marxiste, l’analyse manque d’acuité critique et les mouvements perdent de leur mordant, s’effritent ou se fondent dans le capitalisme par le biais d’une culture parallèle et d’une politique de niches368 ».
Voilà un morceau de choix qui réécrit l’histoire à partir de l’advenu ! Tout n’est pas faux dans ce qu’énonce Kurz, mais quand on parle de ce point de vue il n’y a plus ni histoire, ni mouvement de lutte. Il n’y a plus qu’un déterminisme qui fait qu’on juge ce qui s’est passé dans l’événement à partir de ce qu’a produit son échec. Le mouvement de la jeunesse a dynamisé finalement le capitalisme donc il n’était que cela dès le départ. Tout est lu de la même façon, bien souvent à l’envers. C’est ainsi le cas lorsque Krisis voit le mouvement prolétarien comme s’identifiant à la croissance des forces productives, alors que c’est justement sa défaite dans les années 20 et les années 1936/37 qui va amener ce culte du travail et la défense de l’outil de travail. Mais alors que chez Adorno cela participait encore d’une grande déception par rapport à une histoire vécue, qui conduisait à dire que puisque le prolétariat n’est pas tout, il n’est plus rien, chez Krisis, le fil historique objectivement coupé et les individus qui y participent n’ayant vécu aucun des cycles révolutionnaires et contre-révolutionnaires précédents, la froideur du jugement fera office d’argument : « la classe ouvrière a toujours été… etc. ». Quand Krisis ou Jappe assimilent le mouvement ouvrier aux théories de la IIe Internationale369, ils ne font qu’hypostasier un moment de l’histoire, mais ne comprennent pas la formation tendancielle du prolétariat et ses différentes phases : tout d’abord, mouvement de « sans réserves »370 qui affirment leur dimension humaine par une utopie réactionnaire : le retour à une communauté originelle (les millénarismes) ; puis avec les débuts de la révolution industrielle, les sans-réserves deviennent prolétaires dans leur résistance à la transformation de l’homme en simple force de travail et de l’activité humaine en simple appendice de la machine ; après leur échec, le capital est devenu un rapport social qui inclut la classe ouvrière comme un de ses pôles. Son rôle moteur dans la transformation du monde, l’amène à affirmer, contradictoirement, le travail. Marx reprend cela grosso modo à partir de la Contribution à la critique de l’économie politique, alors que les Grundrisse constituent une œuvre de transition que certains considéreront après 68, comme une synthèse. À partir de là, Krisis ne comprend pas mieux le rôle historique de la social-démocratie et le fait qu’elle exprime justement, comme le syndicalisme, cette contradiction d’une classe au sein du capital mais qui en même temps doit l’abolir. Là encore, pour Krisis il n’y a plus contradiction mais opposition entre réformisme et révolution et ils ont tranché dans le sens du premier terme.
Pour nous, il n’y a pas de coupure, ni exotérisme ni ésotérisme, pas plus chez Marx qu’ailleurs. Le Capital est bien une continuation des œuvres des années 1840 (Manuscrits de 1844, La Sainte Famille, L’Idéologie allemande et Manifeste du Parti communiste, mais dans la mesure où le mouvement ouvrier est approfondissement du procès historique de la valeur et cela sur les limites du mouvement prolétarien qui apparaissent dès la révolution de 1848. Ce sont ces limites qui vont être théorisées, par Engels et surtout Kautsky, pour devenir le programme prolétarien de la IIe Internationale. C’est donc tout à fait différent de la vision de Krisis.
De la même manière, comme le dit la revue Trop loin371, ce n’est pas la critique du travail qui a manqué mais une pratique critique dépassant le niveau atteint à la fin des années 60/70 et, de plus, une critique qui ne soit pas que négative. C’est en fait la critique du capital et du salariat qui a manqué, non pas celle du travail qui, elle, a bel et bien été produite. On ne se débarrasse pas du capital et du salariat comme s’il s’agissait de simples représentations dont il faudrait s’émanciper (Krisis a ici une position similaire à celle de l’IS). Le travail n’est pas une représentation (c’est confondre l’idéologie du travail et le travail), c’est une activité générique contradictoire opérant dans l’aliénation laquelle implique, dans le capitalisme, salariat et domination du travail abstrait.
La démarche de Krisis implique aussi de se débarrasser de ce qui ne cadre pas avec son analyse. Ainsi, le « Mai rampant » italien est passé sous silence. Serait-ce parce que son cadre de réflexion reste germano-allemand ? Pourquoi laisser entendre que pendant la trentaine d’années qui sépare les analyses de l’IS et celles Krisis, l’activité critique aurait été absente ? Peut-on tenir pour négligeable le moment historique de l’opéraïsme ? Pourquoi faudrait-il taire tous les efforts faits en France après 1968 pour analyser la double nature des mouvements de cette époque et donc le caractère non inéluctable de leur devenir ? Si l’on ne peut a priori suspecter les « krisiens » de mauvaise foi, il y a là tout du moins une grande méconnaissance de ce qui s’est passé et s’est écrit.
Nombre de concepts krisiens sont discutables car a-historiques.
En France, la notion de « marxisme traditionnel » n’est pas compréhensible dans la mesure où on a l’habitude de distinguer critique marxienne et marxisme. Mais surtout, elle ne tient pas compte des différentes périodes du mouvement prolétarien et de l’évolution du système capitaliste. Ainsi, alors que des références sont faîtes au VIe Chapitre inédit du Capital (sous la référence, Résultats du procès de production immédiat), les notions phares de ce chapitre : domination formelle et domination réelle du capital ne sont pas reformulées alors qu’elles permettent justement de périodiser. On ne sait alors jamais si ce qu’énonce aujourd’hui Krisis était énonçable à d’autres périodes du capitalisme ou si c’est seulement maintenant qu’on peut l’énoncer. Or, même si c’est cette dernière option qui prévaut, faut-il encore la rattacher à ce qui s’est passé à l’époque en cherchant ce qui aurait pu faire qu’il n’en soit pas ainsi. Sinon, on réécrit complètement l’histoire en la réduisant à un déterminisme et on fait l’apologie de l’advenu. C’est par exemple le cas pour une critique de Lénine qui apparaît chez Kurz uniquement comme un modernisateur. Loin de nous l’idée de réhabiliter Lénine, mais que dire d’une démarche qui lirait L’État et la révolution à l’aune du « les soviets plus l’électricité » et de la NEP ?
La distinction entre un Marx exotérique et un Marx ésotérique n’est pas davantage concluante. Les distinctions faîtes par certains entre un Marx jeune et un Marx de la maturité étaient déjà suffisamment critiquables pour qu’on n’en rajoute pas une autre qui n’éclaircit rien et qui, de plus, à certains moments, semble revendiquer sa dette à l’égard d’Althusser et de sa césure. Le fait que cette distinction puisse en plus faire intervenir une question de compréhension (un Marx accessible aux ouvriers et un Marx pour l’élite communiste !) nous paraît une manière étrange de fonder une conceptualisation372. Une périodisation, pour avoir valeur heuristique, ne doit être ni purement chronologique (jeunesse/maturité), ni purement conceptuelle (exo/eso de Kurz ou historiciste/scientiste d’Althusser). Par exemple, la situation que décrivent Postone et Krisis sur le capital automate correspond à l’achèvement de la domination réelle du capital et à l’englobement de la contradiction des classes. Un mouvement qui pour nous est historique et n’était donc en rien prévisible. Marx le prévoyait d’ailleurs plutôt comme devant être l’œuvre de la phase inférieure du communisme, le socialisme. Mais pour eux, cela constitue un phénomène inscrit dans la nature même des classes et de la lutte des classes. Ce qui relève principalement de la défaite théorique et pratique du mouvement prolétarien est alors réduit à son caractère indécrottablement bourgeois et progressiste.
Au lieu de faire de l’unité contradictoire de la théorie, l’expression de la dynamique contradictoire du capital et de ce qui la meut, au moins jusqu’à la fin des années 60, c’est-à-dire la dialectique des luttes de classes, Krisis sépare Marx et la théorie et finalement reporte la contradiction sur la théorie et dans le ciel des idées puisque finalement le Marx ésotérique serait celui qui arriverait à s’extirper du rapport social, du rapport entre les classes.
On ne comprend plus alors comment Marx a pu élaborer la théorie communiste et comment elle a pu s’inscrire dans une praxis. Il faut dire que les notions de « mouvement communiste », « théorie communiste » n’apparaissent presque jamais dans les écrits de Krisis. Une des seules fois où Kurz parle de communisme c’est en référence à ce qu’il appelle « communisme d’État » !
Les références exclusives au fétichisme de la marchandise et à la valeur conduisent à une sorte de « socialisme de la chaire » et manquent d’impact politique. En insistant beaucoup sur ce qui est caché, voilé, on en reste à l’idée d’une fausse conscience, de représentations fausses, alors que ce qui compte, ce n’est plus de dégager le caché, mais de saisir les représentations que se font les individus du capital, des rapports sociaux, de l’État et de la démocratie, et d’en tenir compte dans nos pratiques. Il en est de même avec la valeur, qui pour nous est essentiellement une représentation inscrite dans l’objectivité du capital, ce qui ne nous conduit pas à rechercher « une transparence » dans les rapports sociaux. Les représentations sont un élément de la tension individu/communauté373 ; elles opèrent des médiations entre des aspirations collectives qui expriment un besoin de communisation et des aspirations individuelles vers un accomplissement des potentialités de l’espèce humaine, vers un dépassement des modes d’existence aliénés. Toutefois, ces médiations ne peuvent s’autonomiser de la dimension objective qui les produit.
L’analyse de la crise élaborée par Krisis est très discutable. Dans le Manifeste contre le travail, elle apparaît sous la forme du capitalisme de casino avec la sempiternelle allusion à la dichotomie entre économie réelle et phénomènes monétaires, alors que cette distinction est une invention de la théorie classique (en partie partagée par Marx), vision moralisante et religieuse qui condamne l’argent comme tendance toujours renouvelée à la chrématistique. Sauf à croire à une nouvelle « main invisible » qui prendrait chez Krisis la forme d’une logique implacable de la structure, les marchés ne sont que des surveillants des flux qui travaillent pour les puissances qui les surplombent (États, organisations internationales). Or pour Krisis, de la même façon qu’il y a aujourd’hui une simulation du travail (là nous sommes d’accord), il y aurait aussi une simulation de la valorisation dans le crédit et sur les marchés boursiers. Finalement ATTAC aurait raison (la vraie différence, c’est qu’au moins les rédacteurs de Krisis proclament qu’ils ne seront jamais antisémites374 ! Le capital fictif n’est pas vu comme un moteur de la valorisation, mais comme un élément de sa crise. C’est logique puisque Krisis ne peut concevoir d’autonomisation de la valeur375 et donc reconnaître que le capital fictif puisse s’autonomiser du travail vivant. Cela n’est pas nouveau puisque c’est une tendance que Marx avait déjà pointée, mais il ne l’avait envisagée que comme signe d’une crise financière passagère puisque le travail vivant restait le moteur de la valorisation. Or aujourd’hui la financiarisation de l’économie est le mode normal de fonctionnement, comme d’ailleurs l’inflation (avec laquelle elle entretient un rapport) l’a été dans la phase précédente. Il n’y a donc pas de déconnexion entre économie réelle et économie fictive mais unité des deux dans l’équivalence de tous les capitaux376.
Le phénomène de globalisation ne doit pas être vu uniquement comme un processus d’autonomisation de la valeur, mais aussi comme un moyen de ralentir le processus de fictivisation du capital à long terme qui a atteint son apogée à la fin des années 60–début des années 70. Pour nous, contrairement à ce qu’a énoncé la revue Invariance, il n’y a pas d’échappement de la valeur. Il y a des limites à son autonomisation. La lutte contre l’inflation doit d’ailleurs être reconsidérée dans ce cadre. C’est parce qu’il est plus difficile de créer des moyens de crédit qu’il s’agit de pomper le crédit potentiel existant sur un marché financier suffisamment attractif (politique de taux d’intérêts élevés à l’époque377). Le problème est que cette libéralisation financière qui s’accompagne d’effets immédiats comme la multiplication des flux financiers par rapport aux flux traditionnels de marchandises et d’effets pervers comme les produits dérivés, induit qu’une grande partie de la critique sociale se fait à partir d’une lecture des effets et non en direction de ce qui est le moteur du processus. C’est pour cela, et même avec les meilleures intentions du monde, que cette critique est immédiatement réformiste.
S’il y a bien des tendances à la formation de bulles financières, ce n’est pas une raison pour en déduire une déconnexion vis-à-vis de « l’économie réelle ». La bulle n’est pas tant déconnexion que le signe que le capital atteint un haut niveau de représentation.
Il faut reconnaître aussi que la conception marxiste de la monnaie que reprend Krisis (conception pourtant grandement « exotérique » !) ne lui permet pas de la concevoir comme autre chose que la forme de concrétisation des échanges de marchandises. Ainsi, Jappe, dans Les Aventures, reprend de façon a-critique la théorie de la monnaie-voile des classiques et de Marx, afin de régler la question de la transformation des valeurs en prix de production. Or si cette vision était juste, il n’y aurait jamais eu toutes les controverses récurrentes autour de la question de la transformation des valeurs en prix de production. Et la faiblesse des critiques faîtes à Marx sur cette question, à la fin du XIXe (par exemple par Böhm-Bawerk) ne réside pas tant dans des erreurs que dans le fait qu’elles n’opposent à la théorie de la valeur de Marx, qu’une autre théorie de la valeur. Alors que la valeur est bien une représentation, une catégorie et une catégorie dont on pourrait se passer comme le proposait déjà Pierre Naville au début des années 1980.
Après avoir observé que Marx « utilise le terme de catégorie à titre d’équivalent du concept (Begriff) hégélien, mais en fait, plutôt dans le sens de Kant378 », Naville analyse les impasses auxquelles ont abouti les tentatives des économistes marxistes (notamment italiens et russes) pour définir les catégories d’une « économie socialiste » qui puisse se vérifier dans la réalité empirique des sociétés socialistes existantes. Au terme d’un examen méthodique des principales catégories économiques (valeur-travail, plus-value, salaire, propriété, etc.) issues du marxisme-léninisme et face à leur absence de validité au regard des transformations du capitalisme, l’auteur du Nouveau Léviathan se demande s’il convient de créer de nouvelles catégories ou bien d’y renoncer. Raisonnant par exemple, sur la catégorie du salaire il constate qu’elle a été bouleversée aussi bien par l’étatisation capitaliste que par la planification dans le socialisme d’État puis il avance la notion « d’entretien » pour définir cette « fonction générale » qui aujourd’hui « se différencie en rémunération directe du travail et en services publics ou privés, en assurances et allocations379 ». Mais cette nouvelle catégorie étant à son tour fragmentée en autant de statuts divers du salariat, Naville abandonne cet effort de réévaluation des anciennes catégories et il conclut : « On en vient à se demander s’il n’est pas préférable de renoncer à la conception même de catégories380 ».
Dans certains passages des textes de Krisis, ce doute à l’égard des catégories économiques n’est cependant pas absent. On perçoit la reconnaissance d’un problème puisque, par exemple, Kurz, indique que « la critique de l’argent d’inspiration marxiste n’était pas moins incohérente que celle du pessimisme culturel. Comme cette dernière, elle s’arrêtait à la critique de la “façon d’en user” et au postulat que l’argent ne doit pas être tout, sans toucher les déterminations formelles de base en tant que telles381 ». C’est également logique dans la mesure où Krisis, dans son analyse de la forme valeur, maintient la validité de la théorie de la valeur travail et celle de travail productif. Mais cette logique conduit à l’incohérence, car c’est bien parce qu’il y a (tendance) à la simulation du travail que la tendance à la simulation de la valorisation n’est pas véritablement une simulation mais correspond à une tendance à la valorisation sans le travail. Au lieu de cela, Krisis s’en remet à l’éclatement futur de la bulle financière qui ne saurait tarder. Quand ? Dans 10 ans, 100 ans, 1000 ans ? On ne le saura pas. Suffit-il de répondre que le but d’un « Manifeste » n’est pas de prévoir ? L’effondrement des marchés émergents d’Asie est salué, mais qu’est-ce qui s’est réellement effondré ? D’ailleurs, une fois la restructuration opérée, le pôle asiatique de la globalisation repart, semble-t-il, aujourd’hui de plus belle.
L’absence de mise en perspective des catégories utilisées selon les périodes historiques, amène Kurz et Krisis à assimiler capital fictif et bulle financière, alors que si le second phénomène inclut bien le premier, l’inverse n’est nullement obligatoire comme l’a montré la période de croissance des années 60-75. Le capital fictif de l’époque était anticipation du capital futur dans un système où la valorisation du capital passait encore largement par la centralité du travail dans le procès de production et son mode de régulation adéquat, le fordisme. Cette injection de capital fictif au sein de l’accumulation pouvait avoir des effets inflationnistes, surtout si une hausse continue de la productivité venait à s’interrompre, mais cela n’a nullement conduit à une bulle financière. Inversement aujourd’hui, la bulle financière est partout présente comme mise en jachère de capital productif.
La notion de « Troisième révolution industrielle382 » pour parler de l’avènement de l’ère de l’information ne nous paraît pas très judicieuse. Si les grandes mutations techniques et sociales qui ont marqué la dynamique historique du capitalisme ont pu être qualifiées de « révolution industrielle », cette image largement diffusée ne rend pas compte des décalages entre les phases de développement intense des technosciences et les phases de crise ou d’expansion du capitalisme. Les effets de l’informatisation des activités humaines sont certes à la fois quantitatifs et qualitatifs mais ils n’impliquent pas la discontinuité historique qui justifierait l’appel à la notion de révolution. Il s’agit davantage de stratégies économiques pour étendre, multiplier et généraliser des dispositifs techniques qui existent déjà383.
Triomphe ou crise de la valeur ?
La crise finale est vue par Krisis comme fin du travail alors que nous voyons la crise dans l’inessentialisation de la force de travail. Le point commun c’est que la crise n’est pas essentiellement référée à sa dimension économique. Mais nous ajoutons que cette crise n’a rien de finale au sens où « la crise finale » cela n’existe pas en dehors d’une l’idéologie du sens de l’histoire qui n’a plus aucune portée critique. C’est là une différence non négligeable qui est pourtant souvent négligée et qui conduit maints commentateurs à assimiler Temps Critiques et Krisis. Or, dans sa notion de fin du travail, Krisis confond travail et emploi. L’emploi n’est pas du tout en baisse, ni de façon absolue ni de façon relative384, même si le nombre d’inemployables augmente. Mais l’analyse de Krisis est faussée par le fait que sans le dire explicitement, ils ne parlent de fin du travail qu’au sens de fin du travail productif. Sans dire qu’il y a de leur part dissimulation, on peut avancer que mettre davantage en avant cette affirmation reviendrait pour eux à dévoiler un peu plus les emprunts au Marx « exotérique » et donc accentuerait le caractère non opérationnel de la distinction entre ésotérique et exotérique.
Plus fondamentalement encore, il nous paraît contradictoire de parler de fin du travail et de publier un Manifeste contre le travail. Il y a là comme un pétard mouillé, un tir à retardement Nous avons déjà signalé que l’essentiel sur la question avait été exprimé, en temps opportun c’est-à-dire dans les années 70, mais que cette expression n’avait pas épuisé toutes les implications de la critique du travail. Aujourd’hui, même si cette critique du travail fait partie intégrante de notre activité théorique, c’est à la crise du travail385 qu’il faut s’attacher. Or cette lutte n’appelle pas un « manifeste » car le temps des manifestes révolutionnaires est révolu puisqu’il était celui du cycle des révolutions prolétariennes (1848-1920).
Cette crise serait accentuée par la mondialisation et la globalisation, mais ces deux notions ne sont pas suffisamment distinguées par Krisis. Cela n’apparaît qu’une seule fois386, quand il est question de la « tendance historique de la reproduction capitaliste globale » (et donc mondiale) et on a l’impression que ce sont de simples équivalents comme finalement dans la pensée unique dominante où la seule différence réside dans le fait que les Anglo-saxons emploient le terme de globalization et les Français celui de « mondialisation ». Cette ambiguïté est redoublée par le fait qu’en France, le terme de globalisation a un sens économique précis, par exemple dans son emploi dans l’expression « globalisation financière ». Il s’agit là d’un processus qui ne manifeste pas essentiellement une différence d’extensivité, mais plutôt une différence d’intensivité et des mécanismes techniques particuliers, tels ceux liés à la dérégulation. C’est pour cela que nous préférons parler de « totalisation du capital » plutôt que de mondialisation387. Ce nouveau stade serait celui de la crise permanente, alors qu’on peut très bien y voir une tentative de restructuration supérieure, à condition de ne pas la voir achevée, ce qui constitue l’erreur d’Hardt et Negri dans Empire ou celle de la revue Théorie communiste.
Il nous semble pourtant qu’il y a incompatibilité à parler d’un côté du triomphe de la valeur et de l’autre de sa crise ; si ce n’est à concevoir une limite objective au capital. C’est cohérent avec l’idée de valeur-sujet et la vision d’un capital-automate, mais si cette limite est réelle, en quoi pourrait-elle produire, par contrecoup et en opposition, une libre association des individus ? Si la révolte contre l’irrationalité du système et contre la domination est toujours une possibilité, c’est bien parce qu’il n’y a pas de limite objective, de la même façon qu’il n’y a pas de parachèvement de la domination. Krisis a du mal à envisager le capital comme un rapport social et la crise comme crise de la reproduction des rapports sociaux. Krisis a aussi du mal elle a du mal à entrevoir ce qui ferait le lien entre la reproduction encore contradictoire des rapports sociaux (le moment positif de la crise) et la non-reproduction (le moment négatif de la crise388)
Des individus associés… pour gérer… des Pactes ?
Nous pensons avoir montré l’intérêt des textes de la mouvance de Krisis, même si nous ne lui avons pas épargné les critiques. Sans résumer nos propos, nous voudrions conclure en disant que la perspective de Krisis est très « en phase », post-moderniste si on osait le dire ; mais pourquoi pas puisque Kurz ne semble pas repousser le qualificatif ? En traçant un trait sur le passé et sur les débats internes au mouvement communiste prolétarien389, Krisis pense pouvoir déboucher facilement sur l’idée des individus associés, alors que cette dernière référence reste on ne peut plus artificielle quand on ne l’envisage que comme le fruit d’un subjectivisme par ailleurs critiqué ou d’un volontarisme politique contre lequel Krisis dit pourtant lutter. Si, comme le dit Jappe dans Les Aventures…, la critique du fétichisme, qui est une médiation sociale, n’est pas critique de toute médiation au nom d’un immédiatisme imaginaire et s’il faut trouver d’autres médiations390, il ne s’agit pas non plus de se rattacher à n’importe quelle médiation et encore moins de la créer de toute pièce !
Cette démarche de Krisis, dans Le Manifeste contre le travail peut être intéressante dans la mesure où cela permet de « toucher les gens » (cf. le relatif succès de ce pamphlet), sans trop de pré-requis théoriques, sans qu’il soit nécessaire de proposer à des « jeunes » de parcourir tout un processus historique difficilement assimilable. Mais le problème, c’est que ces individus, Krisis ne peut même pas les nommer. On n’est pas, bien sûr, dans la « multitude » negriste, mais on n’est pas non plus dans la référence à un individu qui serait produit historiquement dans son rapport à la communauté.
Que voudraient ces individus associés ? En se posant la question du point de vue d’individus associés et non du point de vue de rapports sociaux ou du rapport des individus à la communauté, Krisis pense éviter tout danger de messianisme, attitude qu’ils assimilent à une perspective utopique. « Ce qui explique que le Marx ésotérique soit, lui aussi totalement anti-utopique. Il ne veut ni le paradis sur terre ni la construction de l’homme nouveau » et encore : « Dans l’histoire de la modernisation, l’utopie peut toujours être interprétée comme un appel à l’idéal capitaliste face à la méchante réalité capitaliste. L’utopie est la maladie infantile du capitalisme, non celle du communisme391 ». Nous sommes en partie d’accord puisque nous avons souvent pris nos distances avec une vision du communisme comme réalisation d’un homme nouveau392 et la caricature qu’en ont donnée les régimes de Mao, Castro et surtout Pol Pot. De la même façon, nous avons clairement affirmé que le communisme n’était pas la toute-puissance des hommes s’exprimant enfin sans entrave. La tension individu/communauté pourra atteindre une riche intensité, mais au sein de la dimension humaine, c’est-à-dire dans les limites de sa finitude393. Mais cela doit-il nous conduire à parler « d’exagération utopiste » et à n’affirmer comme « objectif immense justement parce qu’il est relativement modeste394 » que la fin de la pauvreté massive, l’abandon « des formes sociales dogmatiques » (!) et la délivrance de l’homme de souffrances totalement inutiles ? Nous ne le pensons pas. S’il y a bien une utopie du capital (celle de se passer des hommes) et une utopie du communisme de caserne léninisto-trotsko-stalinien (celle de l’homme nouveau), tout mouvement qui porte une contestation globale du capitalisme doit s’appuyer sur une dimension utopique qui lui donne sa raison d’agir, de prendre ce risque. Si certains aspects des mouvements subversifs des années 60/70 étaient effectivement gros d’illusions et de fausses routes, s’en moquer comme le fait Kurz et surtout généraliser de manière à caractériser tous ces mouvements à cette aune, est ridicule et aboutit en fait à en liquider le souvenir. L’utopie qui peut aussi avoir des fonctions de leurre n’est certes pas une panacée et elle ne remplace pas la révolution, mais son rôle est de poser des questions dont on ne connaît pas à l’avance les réponses395. Concrètement aujourd’hui et quoiqu’on pense des altermondialistes, il reste qu’ils ont produit l’idée, à nouveau neuve, qu’un autre monde est possible, alors que c’est justement ce que « la restauration396 » des années 80 avait fini par faire oublier. Cela commence d’ailleurs à se savoir et à faire peur ; d’où les réactions des politiciens qui veulent « coller à ce mouvement » et aussi celles des médias qui font mine de s’interroger sur son programme alternatif. Mais en vain, car justement ce « mouvement », en ce qui concerne sa base, n’a pas d’autre finalité que de s’affirmer comme mouvement. Il n’a pas de but ; le mouvement est tout, pour lui. C’est uniquement en cela qu’il est réformiste, mais un réformisme d’un nouveau genre puisqu’il est celui d’un temps comme suspendu, sans réforme ni révolution. Il inclut donc des dimensions des deux moments, ce qui lui confère une allure de « réformisme radical ». Une allure seulement, car comme la situation, son succès relatif réside dans sa participation à ce temps suspendu et donc en ce qui le concerne, à la répétition du même, à l’absence de toute perspective et de véritable intervention politique.
En ne se posant pas plus de questions que cela, ce « mouvement » retombe effectivement au niveau d’une « association d’individus » !
Dans Le Manifeste, Krisis donne un but à cette « association d’individus », celui de « sceller un pacte contre le travail397 ». Les auteurs précisent ceci : « Les ennemis du travail aspireront donc à la formation de fédérations mondiales d’individus librement associés qui arracheront à la machine du travail et de la valorisation tournant à vide les moyens d’existence et de production et en prendront les commandes398 ». On croirait lire une motion autogestionniste du PSU au début des années 70, mais modernisée par une référence à la notion de « Pacte » ! Cela s’intègre parfaitement au phénomène présent de contractualisation des rapports sociaux, lié lui-même à la résorption des institutions et au redéploiement de l’État sous forme de réseau.
Novembre 2003 – Mai 2004
Notes
1 – La notion de « théorie communiste » est acceptable à condition d’avoir un emploi assez large de ces deux termes, du même type que celui qu’on pouvait avoir du vocable « socialisme » au moment de la Première Internationale.
2 – C’est ce que nous répétons depuis quinze ans dans la Quatrième de couverture de la revue Temps critiques. Sur la question du fil historique et de sa rupture, on consultera les nos 12 et 13 de Temps critiques et le site tempscritiques.free.fr
3 – Robert Kurz, « Pulsion de mort de l’idéologie capitaliste. Économie totalitaire et paranoïa de la terreur », in J. Guigou et J. Wajnsztejn (dir.), Violences et globalisation, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 337-343.
4 – Cf. Moishe Postone et son texte : « Antisémitisme et national-socialisme », à l’intérieur du recueil Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation. Textes traduits de l’américain et présentés par Olivier Galtier et Luc Mercier, L’Aube, 2003, p. 79-107. Nous avons été les premiers à traduire ce texte sur l’antisémitisme (sous le titre « La logique de l’antisémitisme »), le seul texte de Postone publié en français à l’époque, dans Temps critiques no 2, automne 1990, p. 13-37, présentation de Bodo Schulze, traduction de Bodo Schulze et de Laure Balandier).
5 – Ce concept de contre-rationalité a été proposé par Dan Diner in Zwischen Aporie und Apologie. Über Grenzen der Historisierbarkeit des Nationalsozialismus, Fischer, 1987. Le concept de contre-rationalité tient compte de ce que l’antisémitisme s’oppose radicalement à la rationalité instrumentale tout en comportant une certaine logique interne que le terme d’irrationalité tend à obscurcir. Pour un emploi plus récent du terme, on peut se rapporter à un article d’Hipparchia dans le no 13 de Temps critiques (2003), p. 133.
6 – Marx, Le Capital, tome I, Messidor, Éd sociales, 1983, p. 81.
7 – Ibid., p. 85.
8 – Ibid., p. 87.
9 – Contribution, Éd. Sociales, p. 10. Dans Relire le Capital, Page Deux, 2003, volume I, p. 49, Tran Hai Hac propose d’employer plutôt le terme « d’abstraction sociale » pour montrer qu’il s’agit d’une abstraction correspondant à un procès social déterminé.
10 – C’est déjà ce qu’on trouvait chez Proudhon, défenseur du travail concret contre l’argent et qui confond la forme phénoménale du capital avec son essence. C’est aujourd’hui ce qu’on retrouve avec des groupes comme ATTAC et les litanies contre le capital financier qui martyrise notre bon capital productif ! Comme le disent Olivier Galtier et Luc Mercier dans leur préface à Marx est-il devenu muet ? La méthode de Postone « peut être utilisée pour analyser de manière critique tous les anticapitalismes à tendance personnificatrice (ceux-ci ne contribuent jamais à détruire le capitalisme, ils ne font que participer à sa mutation) ».
11 – Dans Marx est-il devenu muet ? (L’aube, 2003), Postone dit que les Juifs ne furent pas les représentants du capital (cela aurait pu justifier un antisémitisme de classe présent, par exemple, dans le mouvement anarcho-syndicaliste français du début du XXe siècle), mais qu’ils furent sa personnification.
12 – Pour une affirmation radicale de cette position, cf. le texte « Auschwitz ou le grand alibi », dans la revue Programme communiste, no 11, avril 1960 et notre critique dans le no 2 de la revue Temps critiques (1990).
13 – Et non pas à la créer comme ont essayé de le faire croire les ultra-gauches influencés par les thèses bordiguistes avec leur mise en avant du Arbeit macht frei au frontispice d’Auschwitz.
14 – Postone, op. cit. p. 99.
15 – Postone, op. cit. p. 91, note 7. Dans notre republication de ce texte de Postone dans le volume II de l’anthologie des textes de Temps critiques, intitulée La valeur sans le travail (L’Harmattan, 1999), nous avons signalé, en avant-propos pourquoi nous émettions des réserves vis-à-vis du titre choisi par Bodo Schulze à partir de la traduction allemande, alors que le titre américain est : Anti-Semitism and National-socialism. Nous y voyons un forçage du sens peu satisfaisant. En première lecture, il accrédite l’idée d’une logique de l’antisémitisme comme il y aurait une logique du capitalisme et comme il y a une logique des mathématiques ! Nous disions à l’époque que cela ne nous éclairait pas sur le type de logique en question. Aujourd’hui, grâce à l’apport d’autres textes de Postone, nous y voyons une Logique hégélienne à l’œuvre et une dialectique du concret et de l’abstrait à laquelle nous n’adhérons pas ou plus. Cela apparaîtra plus loin dans notre critique du concept d’abstraction réelle et celle de la forme-valeur. Mais à cette Logique hégélienne correspond aussi une logique de la valeur-sujet qui conduit implicitement Postone à vouloir à tout prix fonder le projet de l’extermination des Juifs dans une logique du capital. C’est finalement une position assez proche de celle des bordiguistes, ce qui ruine un peu l’originalité de sa vision. Vouloir absolument rattacher antisémitisme et capitalisme amène à chercher une rationalité tout hégélienne dans une réalité qui, elle, n’est pas rationnelle (Schulze reconnaît que l’antisémitisme n’a pas besoin des Juifs pour exister et Postone que l’extermination n’avait aucune « utilité » pour les nazis). Si Georg Lukács et Ernst Bloch ont insisté sur cette irrationalité fondamentale du national-socialisme, on peut dire ici que Postone et Schulze se rattachent plutôt à la vision adornienne du national-socialisme comme produit dérivé de « la froideur bourgeoise ». Pour nous, malgré tout l’intérêt du texte de Postone, cette question n’est pas traitable sans prendre en considération la question du rapport à la communauté. Accessoirement cela fonde notre critique de la dialectique postonienne concret/abstrait, car là où il ne voit qu’abstrait (le cosmopolitisme des Juifs face au pseudo concret de la race et de la nation), nous voyons une occultation du concret de la communauté juive, la dernière communauté à ne pas avoir encore été détruite totalement, à l’époque, par le capital.
16 – Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation, traduit de l’américain et présentés par Olivier Galtier et Luc Mercier, L’Aube, coll. « Monde en cours », 2003.
17 – Il y a une certaine confusion à parler de dépassement des notions transhistoriques et continuer à se référer à un concept de valeur dont, comme dit Marx dans le livre I du Capital, « L’esprit humain s’évertue à percer le secret depuis plus de 2000 ans ». Cette critique, nous la formulerons tout au long du présent ouvrage.
18 – C’est à partir de cette supposée opposition que R. Kurz fondera sa distinction entre un Marx « exotérique » et un Marx « ésotérique » (nous y reviendrons).
19 – Dimension que nous avons aussi développée dans les premières années d’activité de la revue et qu’on peut lire dans les articles de Charles Sfar « Esquisse d’une théorie critique de la fin des classes et de leurs luttes » et de Jacques Wajnsztejn « Et le navire va… », Temps critiques, no 6/7, automne 1993.
20 – M. Postone, Time, Labor, and Social Domination : A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, Cambridge University Press, 1993, cité par A. Jappe dans Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003.
21 – Postone, Marx est-il devenu muet, présentation, p. 7.
22 – C’est pour cela qu’on ne peut se contenter de la critique de cette présentation faite par Les amis de Némésis, lesquels contestent simplement que la première position entraîne automatiquement la seconde.
Cf. https://www.lesamisdenemesis.com/
23 – Sur cette question du fil historique, on se reportera aux nos 12 (2001) et 13 (2003) de Temps critiques.
24 – Postone, Time…, p. 6.
25 – Postone, Time…, p. 75-76.
26 – Postone, Time…, p. 81.
27 – Dans Lire Marx, La Balustrade, 2003.
28 – Lire Marx, p. 47.
29 – Theodor W. Adorno, « Marx est-il dépassé ? » in Diogène, no 64, 1968.
30 – En 1989, l’un des trois fondateurs de Temps critiques, Bodo Schulze développait la même idée dans un travail jamais publié : « Le caractère fétiche de la marchandise : une critique d’E. Balibar ». Mais son analyse dévoile bien le caractère improuvable de cette abstraction réelle quand il dénonce ceux qui veulent résoudre le problème de la transformation des valeurs en prix et qui « tombent dans l’illusion métaphysique qu’on pourrait connaître l’essence en soi de la valeur pour la comparer quantitativement avec sa forme phénoménale ». S’il y a métaphysique, elle est bien alors chez Bodo Schulze ! Nous reviendrons sur cette question.
31 – Robert Kurz, Lire Marx, La Balustrade, 2002, p. 31.
32 – Cf. l’article d’Adorno « Notes critiques sur la théorie et la pratique », réunies dans Modèles critiques, Payot, 1984, p. 276-296.
33 – R. Kurz, op. cit., p. 32.
34 – A. Jappe, Les Aventures…, p. 116-117.
35 – Ibid., p. 117.
36 – Theodor W. Adorno, « Marx est-il dépassé », p. 8.
37 – Ibid., p. 13.
38 – Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Léo Scheer, 2002.
39 – Manifeste… p. 49.
40 – Ibid., p. 49.
41 – Ces deux passages sont de Krahl, Konstitution und Klassenkampf, 1971, p. 49 et p. 365 et sont cités par Jappe dans Les Aventures de la marchandise, p. 250 et p. 218-219.
42 – Ibid., p. 82.
43 – Ibid., p. 375.
44 – Ibid., p. 263.
45 – Isaak Roubine, Études sur la théorie de la valeur de Marx, Maspero, 1978.
46 – Marx, Le Capital, première édition allemande, p. 45. Jappe nous signale que cette phrase a disparu de la seconde édition et que Roubine la paraphrase ainsi : « La valeur n’est pas le produit du travail, mais une expression matérielle, fétichisée, de l’activité de travail des hommes » (Études…, p. 200, note 21).
47 – Robert Kurz, « L’honneur perdu du travail », p. 95-96 du no 25 de Conjonctures, revue québécoise d’analyse et de débat, Printemps 1997.
48 – Roubine, Études… p. 96.
49 – Roubine, Études… chapitres 8 et 12.
50 – Roubine, Études… p. 105.
51 – Roubine, Études… p. 152.
52 – Lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868 et second paragraphe de la section sur le fétichisme de la marchandise dans le livre I du Capital.
53 – Roubine, Études… p. 163.
54 – Le Capital, tome I, 1, Éd. sociales, p. 62.
55 – Roubine, Études… p. 190.
56 – Ces trois références dans Le Capital, livre III, tome 8, Éditions sociales, p. 197.
57 – Roubine, Études… p. 41.
58 – Roubine, Études… p. 49, mais en référence aux p. 195-196 et 207 du Capital, Livre III, tome 8.
59 – Roubine, Études… p. 88-89.
60 – Cette critique date du milieu des années 70 et a été assez partagée à l’intérieur de groupes informels issus de l’ultra-gauche. À l’époque, le livre de Roubine n’étant pas encore publié en français, nous avons dû travailler à partir de la version anglaise commentée et critiquée par l’américain « B », qui vivait alors à Paris ainsi que sur la traduction effectuée par D. F. Ces écrits n’ont jamais été publiés, mais le travail de « B » et les échanges qu’il eut, à l’époque, avec J. W. sont à l’origine des développements futurs de Temps critiques au sujet de la valeur. Au passage, cela égratigne passablement l’affirmation de Jappe et de Krisis, selon laquelle leur courant est le seul et le premier à intervenir sur cette question.
61 – Marx n’a pas exprimé une position différente (malgré quelques passages des œuvres de jeunesse), sauf que pour lui l’essentiel n’est pas constitué par un état de la technique mais par son développement incessant dans le cadre du mode de production capitaliste. La technique capitaliste est pour lui la rationalité incarnée et il en infère que la technique ne peut être questionnée car elle appartient au « royaume de la nécessité ». Trotski qui dira dans Terrorisme et communisme (10/18, p. 125) que le taylorisme est mauvais dans son usage capitaliste mais bon dans un usage socialiste et Lénine avec ses « soviets plus l’électrification » pousseront le bouchon encore plus loin. Roubine garde donc sur cette question une position très orthodoxe.
62 – Mais si pour Marx cela devait permettre de dégager les conditions objectives de la lutte des classes, Roubine ne souffle mot sur cette question, occultant ainsi la question de la nature des rapports de production en URSS et de la persistance ou non de la valeur dans le socialisme.
63 – Des revues comme Socialisme ou Barbarie (cf. no 22 et 23 de 1957 et 1958), puis ilo et ICO en France et I Quaderni Rossi (naissance du courant opéraïste) en Italie, ont essayé de rendre compte de ce phénomène et de ses implications politiques dans les années 50-60.
64 – L’impact du « catastrophisme » est certes dû au poids de la critique écologiste, mais il est aussi le fruit d’un changement de parcours d’une partie de la critique radicale. Aussi bien pour Zerzan que pour L’Encyclopédie des Nuisances, la défaite prolétarienne qui est entérinée à la fin des années 70 (en 1974, Semprun voit encore la révolution et les conseils ouvriers au Portugal) conduit à quitter la critique du capitalisme pour entreprendre une critique qui se veut plus générale, sur « la société industrielle ». Marx s’efface alors peu à peu au profit de Günther Anders dont le titre de l’ouvrage de référence est à lui seul un programme (L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, EdN-Ivrea, 2002). Cette remarque ne doit pas faire oublier les différences fondamentales entre « primitivistes » à la Zerzan et « encyclopédistes ». Les choses ne semblent pourtant pas évidentes pour tout le monde puisque Jean-Marc Mandosio a trouvé bon de préciser ses positions sur « l’idéologie anti-industrielle » dans le dernier numéro (no 5) de la revue Nouvelles de nulle part.
65 – C’est ce que la revue Invariance analysera dès le début des années 70, comme procès d’anthropomorphose du capital. Cf. Invariance, Jacques Camatte, Spiralhêtre – Le Ségala – 46140 Belaye.
66 – Alors qu’elle dit par ailleurs que c’est le travail qui crée la valeur. Comprenne qui pourra !
67 – Chez Roubine, la valeur peut en effet être « individuelle », « potentielle », « latente », « valeur de marché », « prix de production », « prix de marché », « prix » (op. cit., chapitre 16).
68 – Dans son article « Valeur, égalité, justice, politique. De Marx à Aristote et d’Aristote à nous », Les Carrefours du labyrinthe, Seuil, 1978, p. 255.
69 – Par exemple dans le paragraphe 1 du premier chapitre du Capital, dans lequel la valeur est décrite comme une « cristallisation » de la substance-travail, simple « gelée » de travail humain, temps de travail « coagulé ».
70 – A. Jappe et R. Kurz, Les habits neufs de l’Empire, Léo Scheer, 2003.
71 – Le Capital, I, Éd. Sociales, p. 161.
72 – La Gauche germano-hollandaise conservera cette conception substantiviste de la valeur avec sa problématique des bons de travail, de l’administration des choses. La crise n’est vue que comme dysfonctionnement des concepts de la valeur : baisse du taux de profit, dévalorisation/dévalorisation, etc.
73 – Roubine, Études… p. 16.
74 – Cf. les crises de « convalescence » chères à P. Mattick ou encore la conception rigide de la restructuration de la revue Théorie communiste.
75 – Vers les années 75, cette contradiction interne peut prendre plusieurs contenus : la contradiction travail/activité générique pour la revue Crise communiste et JW, celle de l’activité vitale séparée pour la revue Maturation communiste, etc.
76 – Ce rôle de géniteur historique du travail est attribué, selon les courants, à l’éclatement de l’activité vitale qui produit lui-même l’échange ou bien à la prédominance de la production matérielle ou bien encore au procès d’individualisation.
77 – L’erreur de Roubine est aussi celle des libertaires partisans de « l’utilité sociale » !
78 – Ce qui se traduit, dans les médias, par la dénonciation constante du caractère purement corporatiste que revêtirait de toute revendication ouvrière aujourd’hui.
79 – Quand nous parlons de cette tendance à « la valeur sans le travail » (cf. le titre éponyme de notre recueil de textes aux éditions L’Harmattan paru en 1999), il s’agit pour nous du travail vivant et de la force de travail qui le produit, laquelle tend à devenir inessentielle dans le procès de valorisation. Cette valorisation se poursuit néanmoins dans la mise en action du travail mort (ou capital fixe).
80 – Roubine, Études… p. 206-207.
81 – Ibid., p. 194-195.
82 – Cf. la section 2 du livre I du Capital dans laquelle Marx exprime cette position qui représente l’une de ses trois positions sur l’État qui recevra plus tard le nom de « théorie de la dérivation ». Dans sa version allemande (sur cette question on peut se reporter à la revue Critique de l’économie politique, no 10, 1980), l’État moderne est une catégorie qui relève de la critique de l’économie politique et doit être comprise en rapport au niveau d’abstraction du capital. Dans cette optique, l’État dérive du capital. Pour notre part, nous pensons qu’il y a contemporanéité logique des catégories État moderne et valeur (pas de rapports marchands sans État et pas de rapport social capitaliste sans État et salariat). Néanmoins la valeur existe avant l’État moderne… Sur cette question difficile, on se reportera avec profit à la série III de la revue Invariance.
Pour mémoire on rappellera que chronologiquement, la première position s’exprime dans les textes de 1843-44 et inverse le sens de la détermination hégélienne entre État et société civile ; la seconde qui court de 1846 au Capital exprime la théorie de la dérivation et enfin, la troisième qui s’exprime dans les textes politiques sur la lutte de classes en France met en avant l’idée d’une autonomie relative de l’État.
83 – Marx, cité par Roubine, Études… p. 185.
84 – C’est aussi parce qu’il se livre à une critique de Kautsky (Les doctrines économiques de K. Marx) qui définit le travail abstrait comme une dépense d’énergie humaine en tant que telle, indépendamment de formes données. Kautsky s’appuie pour cela sur des passages du chapitre I du Capital, alors que Roubine se réfère au passage sur le fétichisme dans la Contribution.
85 – Éd. Denoël, 2003, p. 271 sqq.
86 – Kurz, « L’honneur perdu… », p. 61.
87 – Cette opposition est illustrée dans l’imagerie esthétique par les tableaux de Grosz ou les dessins de Steinlen dans les années 1910-20.
88 – Kurz, « L’honneur perdu… », p. 65.
89 – Ibid., p. 66.
90 – À ce propos, voir la rhétorique socialo-écologiste d’André Gorz autour des notions de « travail autonome » et de « travail hétéronome ».
91 – Kurz, « L’honneur perdu… », p. 95.
92 – Ibid., p. 68-69.
93 – C’est ce que ne comprennent pas les idéologues du « développement durable » [NDLR].
94 – Ibid., p. 52.
95 – Cette position assez claire à l’époque (1991) et formulée à un moment où le courant primitiviste se cantonnait au milieu de la Deep ecology sans rencontrer grand écho dans l’ultra-gauche, semble aujourd’hui quelque peu obscurcie par les tentatives de rapprochement entre des membres de Krisis et Jappe d’un côté et des membres de l’EdN de l’autre. Toutefois, un article récent de J. Semprun paru dans la revue Nouvelles de nulle part, no 4, très critique vis-à-vis du Manifeste contre le travail, semble.
96 – Kurz, « L’honneur perdu… », p. 53.
97 – Ibid., p. 54.
98 – Ibid., p. 81.
99 – Ibid., p. 86.
100 – Et donc, sous-entends la défaite de ses propres prétentions révolutionnaires.
101 – Léo Scheer, 2003.
102 – Il en est un peu de même à l’intérieur de Temps critiques : si la critique des particularités et l’accent mis sur la singularité, l’analyse de la tension individu/communauté, l’analyse de la valeur et du « système de reproduction capitaliste » apparaissent comme des constantes, c’est l’analyse du travail qui agit comme une sorte de médiation. Toutefois, ce n’est pas tant sur la critique du travail que nous insistons (critique qui pour nous a été faite aussi bien au niveau pratique que théorique à la fin des années 60–début des années 70) que sur sa crise. Nous y reviendrons.
103 – Cf. Les revues Les Temps maudits (CNT), Courrier alternatif (ocl) et No pasaran (du réseau éponyme).
104 – Roland Simon, Fondements critiques d’une théorie de la révolution, vol. I, Senonevero, 2001, p. 299.
105 – Op. cit., p. 64.
106 – Cf. notre définition du « système de reproduction capitaliste », in Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.
107 – C’est en cela que le capital est aussi un rapport social et non une simple catégorie, pôle dominant du rapport capital/travail. À ce sujet, la revue Théorie Communiste, parle de « l’implication réciproque » du capital et du travail dans le rapport social capitaliste.
108 – Krisis, Manifeste…, p. 83.
109 – Ibid, p. 16.
110 – Pour de plus amples développements, on pourra aussi se reporter à nos articles sur la mondialisation et le processus d’unité guerre-paix publiés dans le volume III de l’anthologie de Temps critiques sous le titre Violences et globalisation chez L’Harmattan en 2003.
111 – Ibid., p. 21.
112 – Ibid., p. 23.
113 – Manifeste contre le travail, p. 91.
114 – Ibid., p. 92.
115 – Ibid., p. 105.
116 – Ibid., p. 106.
117 – Cf. J. Guigou, « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques, no 9, automne 1996, p. 43-59. Article réédité dans Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn (dir.) La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, p. 261-276.
118 – Cf. Roland Simon, Fondements critiques d’une théorie de la révolution, Senonevero, p. 357.
119 – Bien sûr, on pourra toujours soutenir que ces révolutions n’ont pas conduit à l’abolition du capital, mais nous préférons ne pas nous engager sur ce terrain ici et considérer qu’il y a bien eu, au moins ponctuellement, tentative de liquidation du capital (cf. par exemple dans la période dite du « communisme de guerre » en URSS (1920/1921) comme dans certains moments des collectivisations en Catalogne.
120 – C’est toute l’ambiguïté de Marx dans les Manuscrits de 1844 qui sont à la fois une critique de l’aliénation dans le travail et une définition du travail comme essence de l’homme en tant qu’activité générique, au-delà donc de ses formes particulières. Krisis ne tient absolument pas compte de cette contradiction, ce qui permet à Kurz, dans sa présentation des textes de Marx encore « utiles », de dire que : « L’autre Marx, le Marx ésotérique, celui de la critique radicale catégorique se discerne bien moins nettement en ce qui concerne la critique du travail. Sur ce point, Marx semble généralement en accord avec le marxisme positiviste du mouvement ouvrier. De longs passages de son argumentation présentent le travail comme une évidence, comme une nécessité naturelle éternelle ou interprètent le travail comme une entité supra-historique de l’homme. Marx suit ici le mouvement ouvrier qui voit dans le travail le propre de la condition humaine, déformé par le capital à des fins extérieures et usurpatrices » (Kurz, Lire Marx, p. 123). Il nous semble d’autant plus dommageable de négliger les Manuscrits de 1844, que Kurz fait très justement remarquer, tout de suite après ce passage, que « Marx ne s’est jamais laissé aller à glorifier le travail et les mains calleuses, à exalter l’éthique protestante du travail accompli et la création de valeur par le travail ». Mais pour Kurz cela ne signale pas, comme pour nous, la perspective communiste de Marx, son utopisme messianique que Krisis rejette, mais seulement le fait qu’il a en tête le travail abstrait qui oblige justement à faire abstraction de tout contenu du travail, du sens ou du non-sens humain et des conséquences de l’activité humaine sur l’espèce humaine et sur l’ensemble de la biosphère (p. 123). La théorie du fétichisme est incompatible avec une théorie de l’aliénation.
121 – Nous ne parlons donc pas ici de crise au sens économique.
122 – Cf. Temps critiques, hors série d’avril 1998, « La nécessaire critique du travail est trop urgente pour la laisser aux mains de nos ennemis ».
123 – Krisis, Manifeste contre le travail, p. 31. À noter que cette référence aux « œuvres de jeunesse » de Marx (il s’agit ici des Manuscrits de 1844) est assez rare chez Krisis. En effet, contrairement aux développements des groupes français issus de l’ultra-gauche, qui dans les années 70, cherchant à comprendre la crise de la théorie du prolétariat, s’appuient surtout sur une lecture approfondie des Manuscrits, de La Sainte Famille, de L’Idéologie allemande et pour finir des Grundrisse, Krisis s’appuie essentiellement sur le Marx de la maturité, suivant en cela un de ses maîtres américains, Moishe Postone.
124 – Cette position semble parfois co-exister avec une autre qui dans sa critique centrale du travail abstrait, lui oppose le temps où l’économie et le travail concret n’étaient pas encore désencastrés (disembedded) du reste des activités, pour parler comme Polanyi.
125 – On en a un exemple récent avec une interview de ce même de Benoît à la revue italienne L’Officina, Rome, février-mars 2002. On peut trouver ce texte sur le net avec des phrases entières identiques à celles du Manifeste contre le travail. Ainsi : « L’innovation en termes de moyens de production [au lieu de “en terme de procédé”. NDLR] va plus vite que l’innovation en matière de produits ». Comme pour Krisis, tout cela est mis sur le dos d’une révolution informatique (« troisième révolution industrielle » dit Krisis) qui n’est pas particulièrement spécifiée. On y parle de la centralité d’une opposition au travail et de la critique d’une « formation sociale fétichiste ». On y trouve aussi, beaucoup plus explicitement affirmée que chez Krisis, la nécessité d’une objectivation qui passe par la recréation d’un lien social de type organique pour échapper à « l’apartheid social » [autre concept krisien particulièrement galvaudé. NDLR]. La globalisation est vue uniquement comme un phénomène d’unification du monde autour de la représentation et de la réalité de la marchandise et cela débouche sur le lieu commun de la déconnexion économie réelle/économie financière ou virtuelle, énoncé commun d’Attac comme de Krisis. Les critiques contre le « mouvement socialiste », se moulent exactement dans les critiques de Krisis contre le mouvement ouvrier : dans les deux cas, il n’y aurait jamais eu de critique du travail. À l’opposé de cela, de Benoît comme Krisis reprennent la même citation de Marx, issue des Manuscrits de 1844, selon laquelle, si on lui laisse le choix, le travailleur libre fuira le travail comme la peste ! À la limite, on peut dire que la démarche de Alain de Benoist est plus cohérente que celle de Krisis puisqu’elle pioche abondamment dans les écrits de jeunesse de Marx, alors que Krisis et son « capital automate » renvoie le plus souvent la position de Marx sur le travail à une position exotérique (cf. supra, citation de la note 104). C’est assez logique puisque pour Krisis le Marx ésotérique, c’est celui du Capital, qui, quoiqu’on en dise (Bordiga, Mattick, Dunayevskaya) ne laisse que peu de place à la lutte de classes et au rôle historique du prolétariat.
126 – Ses traducteurs s’égarent dans leur préface (p. 7), en qualifiant le pamphlet situationniste De la misère en milieu étudiant de « second manifeste communiste » ! Car, si en 1966, ce texte a manifesté quelque chose, qu’était-ce d’autre que l’embarras politique des situationnistes vis à vis de la montée en puissance de catégories de salariés non-ouvriers qui venait contrecarrer le programme conseilliste auquel l’IS s’était ralliée ? Leur attaque contre la vie « misérable » des étudiants et des cadres cherchait à faire basculer les étudiants dans le « parti de la révolution » afin qu’ils n’aillent pas grossir les rangs de ce marais, proie facile de tous les modernismes. Faire référence aujourd’hui à ce qui n’était alors qu’une erreur de perspective compréhensible, est beaucoup plus grave politiquement. Quant à qualifier ce pamphlet de « communiste », nous pensons que ses auteurs n’y ont même jamais pensé à l’époque et encore moins depuis !
127 – Cf. la critique de cette interprétation dans « Néo-luddisme et résistances ouvrières », Temps critiques, no 12, hiver 2001, p. 16-26.
128 – Manifeste contre le travail, p. 51
129 – Ainsi, au chapitre 10, il est affirmé que le mouvement ouvrier n’a jamais été qu’un mouvement pour le travail. À noter que cette affirmation pour le moins provocante ne mérite que quatre pages du Manifeste contre le travail ! (p. 53-57).
130 – Les anarcho-syndicalistes du début du XXe siècle et les conseillistes des années 20, s’ils prônaient une réappropriation des richesses, ne se posaient pas en gestionnaires du capital.
131 – Toutes ces références italiennes figurent dans M. Burnier, Fiat, conseils ouvriers et syndicats, Éd. ouvrières, 1980.
132 – Il y a bien le projet des « autoroutes de l’information », mais ça n’avance pas vite. D’autre part l’action en justice contre Microsoft ne semble pas relever simplement des lois anti-trusts mais aussi du souci des pouvoirs « publics » de ne pas voir se verrouiller le secteur, au moins dans l’immédiat.
133 – Manifeste contre le travail, p. 71-72.
134 – Krisis et Jappe semblent méconnaître complètement ce moment du dernier assaut révolutionnaire, ce qui fait que leur critique de 1968 reste très adornienne et centrée sur les mouvements étudiants allemands et français, en oubliant la dimension prolétarienne qui a fait de cette révolte générale de la fin des années 60–début 70, un moment de dévoilement et de basculement dont on n’a pas encore tiré tous les enseignements. Là encore le mélange d’ancien et de nouveau qui caractérisait ces mouvements est complètement négligé par Krisis.
135 – Revue Informations et correspondances ouvrières (ICO), no 118, juin 1972. Pour obtenir des numéros encore disponibles, on peut s’adresser à la revue Échanges – bp 241 – 75866 – Paris Cedex 18.
136 – Cf. L’avant-premier numéro de la revue Négation parut en 1971, puis suivirent trois numéros, dont Avortement et pénurie et Lip ou la contre-révolution autogestionnaire.
137 – D’où, à l’époque, l’apologie de l’émeute et du pillage. Cf. aussi la revue éphémère issue de Négation : Le Voyou (un seul numéro paru en mars 1973). Ce journal « de provocation et d’affirmation communiste », par rapport à des revues plus théoriques, cherchait à exprimer une certaine immédiateté de la rupture des prolétaires d’avec la communauté matérielle du capital, dans des moments bien précis. Ce côté irréductible du négatif à l’œuvre — à l’inverse là aussi de la vision que Krisis transporte de cette époque que ses membres semblent mal connaître — devait ouvrir la voie vers une affirmation communiste et pas simplement un mouvement négatif. En septembre 73, deux de ses instigateurs prenaient acte de leur trop grand optimisme. Le besoin du communisme n’apparaissant que de façon marginale dans les zones les plus développées du capital alors que ce qui dominait encore est la défense du « dernier carré » des prolétaires d’usine, ils décidèrent de cesser cette parution. On peut faire un parallèle entre cette expérience et des tentatives comme celle de Comontismo en Italie et son affirmation : « Contre le capital, lutte criminelle » ou, plus tard, avec les tentatives des groupes des Fossoyeurs du vieux monde, puis Os Cangaceiros.
138 – Traduction française dans la revue Échanges, 1975.
139 – Cf. l’article de Watson « Le contre-planning dans l’atelier », in ICO, no 115-116, mars-avril 1972.
140 – On voit ici l’origine des positions primitivistes actuelles de Zerzan ; mais à l’époque, son refus du travail aliéné qui est en fait affirmation du travail concret, se situe encore dans le cadre d’un système défini comme capitaliste, alors qu’il le définit aujourd’hui comme « industriel ».
141 – À ce sujet on se reportera à la polémique Zerzan/Reeves des années 70 sur le caractère définitif ou non de ce mouvement. La revue Échanges en possède encore des exemplaires.
142 – Il n’y a donc pas de « récupération » comme le crient toujours les gauchistes offusqués.
143 – Manifeste contre le travail, p. 18.
144 – Cf. le texte de J. Wajnsztejn sur « Du minimalisme politique la nature actuelle de l’État » dans la revue Lignes, no 31, 1997/2.
145 – Auteur brésilien que la revue Ni patrie ni frontières a commencé à faire connaître en France en traduisant certains de ses textes.
146 – Cf. Temps critiques, no 8, hiver 1995, p. 114.
147 – Les jeunes issus de l’immigration africaine ou nord-africaine ne vont pas se distraire dans ce qui pourrait être l’équivalent des bals populaires autour des fortifs du début du siècle, ils vont quémander une place dans les boîtes de nuit à la mode des centres-villes, lesdites boîtes qui leur refusent parfois l’entrée mais qui ont déjà intégré leurs nouvelles expressions musicales.
148 – De la notion de domination on glisse effectivement très facilement à l’idée qu’il y a autant de dominations qu’il y a de particularités. C’est ce que Jacques Wajnsztejn a critiqué dans Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan, 2002.
149 – Robert Kurz, Lire Marx : les principaux textes de Karl Marx pour le XXie siècleÉi, Paris, Éditions de la Balustrade. 2002.
150 – R. Kurz, Lire Marx, La Balustrade, 2003, p. 23.
151 – Ibid., p. 23.
152 – Ibid., p. 25.
153 – Ibid., p. 49.
154 – Comme le disait Bodo Schulze, représentant de cette tendance à l’intérieur de Temps critiques. Le sujet automate préside à ses actions sans qu’il ne mette pour autant un « plan du capital » à l’œuvre, comme le pense l’opéraïsme italien (cf. particulièrement les thèses de Negri dans La classe ouvrière contre l’État, Galilée, 1978). En ce sens, toute action est consciente et inconsciente sinon on légitime une vision policière ou stalinienne du monde.
155 – Lire Marx, p. 47.
156 – Ibid., p. 124. Nous ne pouvons que souscrire à cette position.
157 – Dans les différents groupes informels côtoyés au milieu des années 70, nous en étions là par exemple au moment de l’échec de la réunion d’unification, à Lyon, entre Négation et Bulletin Communiste. Cf. aussi par exemple le no 1 et unique de la revue Crise communiste (1977), regroupement d’individus issus de Négation ou ayant participé aux derniers numéros d’ICO et enfin, d’individus actifs dans la région Rhône-Alpes.
158 – Ibid., p. 213.
159 – Ibid., p. 213.
160 – Ibid., p. 256.
161 – R. Kurz, Lire Marx, p. 257.
162 – Marx, Un chapitre inédit du Capital, Bourgois, p. 191. Dans les Théories sur la plus-value (I, p. 456) il rajoute que la subsomption formelle est « la forme générale de la production capitaliste, commune à son mode le moins développé et à son mode le plus développé ».
163 – Anselm Jappe, GuyDebord. Sulliver-Via Valeriano, 1998, p. 211.
164 – Cela semble renforcé par leur critique acerbe du négrisme et de la théorie de la « multitude », celle-ci représentant certes une caricature de « l’opposition immanente », mais qui n’a que peu de points communs avec la théorie communiste ?
165 – Ces trois dernières citations sont tirées de Lire Marx, p. 366 et 367.
166 – « L’Association contre les nuisances » a ainsi participé à des actions avec des riverains contre diverses entreprises de destruction de l’environnement.
167 – « Dans la formation d’une classe chargée de chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui n’est pas une classe de la société civile, d’un ordre qui est la dissolution de tous les ordres, d’une sphère qui possède un caractère universel en raison de ses souffrances universelles, et qui ne revendique aucun droit particulier, parce qu’on lui fait subir non un tort particulier, mais le tort absolu, qui ne peut plus s’en rapporter à un titre historique, mais seulement à un titre humain, qui n’est pas en opposition partielle avec les conséquences, mais en opposition avec les principes politiques de l’État allemand, d’une sphère, enfin, qui ne peut s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et, partant, sans les émanciper toutes ; en un mot, une sphère qui est la perte totale de l’homme et ne peut donc se reconquérir elle-même sans la reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la société, c’est, en tant que Stand particulier, le prolétariat. » K. Marx, Œuvres, tome III, Pléiade, p. 396.
168 – Lire Marx, p. 51.
169 – Si ce n’était pas le cas, un grand nombre de patrons et de dominants se retireraient immédiatement sur une île déserte, comme le font certains artistes et chanteurs.
170 – Op. cit. p. 63.
171 – Pour une critique de cette position de Marx, on peut se reporter à l’article « L’aporie du politique », Temps critiques, no 8, 1994-95, p. 61 sqq.
172 – Anselm Jappe, Guy Debord, Denoël, coll. « Essais », 2001.
173 – Krisis, no 13, 1993, cité dans Debord…, note 23, p. 74.
174 – Debord, p. 217.
175 – Le Capital I, p. 696. Éd. Sociales.
176 – Mais qui n’en a pas eu, à l’époque ?
177 – Nous avons déjà critiqué cette conception dans nos remarques sur Roubine.
178 – Debord…, p. 34.
179 – Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003.
180 – Les Aventures…, p. 193.
181 – Cf. notre concept « d’aliénation initiale » dans, Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn, « Activité humaine et travail », Temps critiques, no 4, automne 1991, p. 1-28 ; article reproduit dans Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn (dir), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, p. 11-36.
182 – Grundrisse, I, p. 173.
183 – La référence à Mauss apparaît plusieurs fois chez Jappe dans ses ouvrages Guy Debord et Les Aventures de la marchandise (p. 238-239) et notamment au concept de « fait social total ». Or, cette référence à ce concept central élaboré par le sociologue, notamment à partir de ses études sur les religions et le don, peut conduire ici à des confusions. Il n’y a pas chez Mauss de théorie de la communauté humaine puisqu’il se situe dans la perspective de la sociologie durkheimienne et de ses présupposés nationaux-républicains. Néanmoins, son républicanisme n’est pas toujours explicite puisqu’il a manifesté quelques sympathies pour la communauté nationale de Vichy. Ce qui chez Mauss n’est pas pensé c’est l’opérateur de la totalisation
184 – Les Aventures…, p. 105.
185 – Les Aventures…, p. 103.
186 – Il faut reconnaître que Jappe en parle quand même une fois, p. 46, pour signaler que le travail abstrait n’étant qu’une forme sociale, il ne peut s’exprimer directement et doit avoir recours à la forme indirecte que représente l’argent. Mais chez lui, l’argent, la monnaie, restent des formes neutres et ne semblent pas participer du fétichisme. Cette question a pourtant son importance car plus le travail abstrait domine, plus son résultat est immatériel et plus la valeur apparaît directement comme argent. Les formes fluides du capital l’emportent alors sur les formes accumulatives et fixes. Ce phénomène est à l’origine de la prétendue déconnexion de l’économie financière par rapport à « l’économie réelle ». Nous y reviendrons dans un ouvrage de J. Wajnsztejn en préparation.
187 – Sans entrer ici dans le détail, nous renvoyons à un bon état des positions et des controverses sur cette question dans Ruy Fausto, Marx : logique et politique, Recherches pour une reconstitution du sens de la dialectique, Paris, Éd. Publisud, 1986, à partir de « L’espace historique des catégories » (p. 133 sqq.).
188 – Cf. aussi la question des « bons de travail » et son optique proudhonienne-ricardienne de suppression de l’argent au profit d’une mesure directe de la valeur produite. Dans sa version marxiste, c’est l’argent et l’irrationalité du marché et du système capitaliste qui constituent un obstacle à la réalisation de la valeur.
189 – Kurz, Die verlohrene Ehre, p. 27-28, cité dans la note 43, p. 83. des Aventures…. [Si ce n’est pas le travail concret qui crée la valeur mais le travail abstrait, cela supprime toute possibilité et légitimité pour les travailleurs de se réapproprier la richesse sociale. Ainsi, le slogan libertaire « Tout est à nous, rien n’est à eux » est donc particulièrement déplacé puisqu’il implique une opposition centrale entre travail et non-travail et non une scission à l’intérieur du travail lui-même. Accessoirement, cela relativise l’importance de la tendance à la subsomption du travail vivant par le travail mort. NDLR]
190 – Cette position a déjà été exprimée dans les années 50 par Raya Dunayevskaya (dans un ouvrage traduit en français sous le titre de Socialisme et Liberté, Champ Libre, 1971) qui ne s’est jamais focalisée sur la question de la classe exploiteuse, puisque pour elle, le capital est avant tout rapport social médiatisé par des choses. Bordiga reprendra cette question pour essayer de résoudre l’énigme russe qui occupait beaucoup les esprits de l’époque de l’après Seconde Guerre mondiale. Il mit en avant le phénomène de dépersonnalisation du capital (cf. son texte Propriété et capital paru en français dans l’organe de la Gauche communiste L’Internationaliste, reproduit par le centre de documentation de la librairie La Vieille Taupe à la fin des années 60. Pour lui, le capitalisme russe anticipait puisqu’il se développait sans qu’on puisse identifier réellement une classe dominante.
191 – Marx, Théories sur la plus value, tome I, p. 456.
192 – Résultats du procès immédiat de production du capital (plus connu en France sous le nom de Sixième chapitre inédit du Capital), p. 141-142.
193 – Marx, Théories sur la plus-value, III.
194 – Livre I du Capital, Éd. Sociales, p. 173.
195 – Grundrisse, Tome I, Éd. Sociales, p. 250.
196 – Sur ce sujet, nous renvoyons à ce que dit Adorno.
197 – Ibid., p. 135.
198 – Les Aventures…, p. 105.
199 – C’est aussi bien celui des « conseillistes » allemands des années 20, que celui des syndicalistes révolutionnaires, alors que Jappe n’y voit que celui des sociaux-démocrates (p. 112). C’est logique puisqu’il reste dans la problématique des deux camps, des deux marxismes et qu’il ne comprend rien en terme historique, ni la lutte des classes, ni l’évolution des contradictions. Il y a ce qui est dans la « société du travail » (p. 113) et ce qui est en dehors !
200 – Marx, Introduction à la critique de l’économie politique, Éd. Sociales, p. 164.
201 – Ruy Fausto, op. cit. ; Tran Hai Hac, Relire le Capital, Page Deux, 2003.
202 – Les Aventures… p. 186-187.
203 – Ibid., p. 188.
204 – Nous suivons ici, très librement, l’argumentation développée dans le no 1 de la revue Marx envers et contre Marx (deux numéros parus, le no 1 en 1981, le no 2 en 1982 et un livre, Le principe autonome en 1983).
205 – C’est exactement la critique que Castoriadis adresse au Marx « fétichiste de l’économie » (p. 300 des Carrefours du labyrinthe, Seuil, 1978). On remarquera aussi que Marx jeune critiquera systématiquement l’abstraction comme principe de mystification, en tant qu’instrument de pensée qui produit seul le faux semblant d’un connaître réel (Critique du Droit politique hégélien, Éd. Sociales, p. 45). C’est l’Introduction à la critique de l’économie politique qui va poser l’abstraction comme principe de connaissance et établir la distinction entre concret réel et concret de pensée (p. 165 sqq.). Par la suite, Marx critiquera Ricardo pour son manque de capacité d’abstraction (Théories sur la plus-value, II).
206 – La valeur de marché se ramène à la valeur réelle au travers de ses perpétuelles oscillations : « elle est constamment inégale à elle-même » et dans une parenthèse, Marx signale : « Ce n’est pas une identité abstraite, pour parler comme Hegel, mais une perpétuelle négation de la négation, c’est-à-dire qu’elle se nie elle-même en niant la valeur réelle ».
207 – On retrouve là le point de départ de Roubine que nous avons critiqué au début du présent livre.
208 – Marx, Contribution…, p. 15 sqq.
209 – Marx, Contribution…, p. 10.
210 – Contribution…, p. 10.
211 – Pour une interprétation de ces difficultés on peut se reporter à Relire le Capital de Tran Hai Hac, Page Deux, 2003, p. 49-50.
212 – La revue Marx envers et contre Marx parle même d’un retour à Feuerbach avec la comparaison avec Dieu. C’est un reproche fait dès 1980 par Henri Denis dans L’économie de Marx, puf, p. 152, mais à propos de l’Introduction de 1857. Conception feuerbachienne de la généralité (abstraction) comme illusion (cf. p. 168-169) qui fait nier la réalité de la généralité pour ne s’en tenir qu’à l’existence d’êtres particuliers (id., p. 44-45).
213 – Le Capital, Livre I, première section, édition de La Pléiade, Économie, tome I, p. 606.
214 – Id.
215 – Nous réutilisons ici en grande partie l’analyse de Bodo Schulze sur la question, analyse publiée pour la première fois dans le volume I de l’anthologie de Temps critiques : L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1999, p. 83-106.
216 – « Le spectacle est (…) une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée » (thèse 5).
217 – Et encore : « Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant » (thèse 2).
218 – Cf. J.-P. Voyer, Une enquête sur la nature et la cause de la misère des gens (Champ Libre, 1976) : « L’économie n’est rien d’autre que le mensonge de la bourgeoisie sur la domination de la bourgeoisie » (p. 28).
219 – Cf. Gianfranco Sanguinetti, Du terrorisme et de l’État (Grenoble, 1980). Sanguinetti s’est focalisé sur la manipulation souterraine du terrorisme par l’État et cela l’a amené à prédire son extension (p. 134), au moment même où ce terrorisme a été résorbé. Son analyse réduit le problème de la violence à celui de l’État. Les Brigades Rouges ne pouvaient donc, au mieux, qu’être instrumentalisées. Il ne saisit pas qu’elles sont le produit des limites du mouvement de subversion. Jappe ne se laisse pas prendre non plus à cette argumentation car, pour lui, les rapports fétichistes suffisent largement à produire la fausse conscience, sans qu’on ait besoin de recourir aux théories de la manipulation.
220 – Cf. Guy Debord & Gianfranco Sanguinetti, La véritable scission dans l’internationale, Champ Libre, 1972 ; Censor (G. Sanguinetti), Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, Champ Libre, 1976.
221 – Censor encore et Pier Franco Ghisleni dans Lettre aux hérétiques, Grenoble, Éd. du Rhododendron, 1987.
222 – Cf. la critique de cette position dans Invariance, série iv, no 1, 1986, p. 55 : « La dynamique de celle-ci (l’IS) fut de faire une publicité pour le mouvement révolutionnaire ; elle fit du marketing. Les gens de ce mouvement furent d’autant plus contraints à cette pratique qu’ils s’adressaient à une classe non réceptive, passive, qu’ils voulaient mettre en branle. Il fallait qu’ils l’agressent pour la détourner de ses orientations du moment et la projeter dans un devenir révolutionnaire ».
223 – Vaneigem fait exception par son vitalisme débordant. Il reste bien dans la lignée du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard, 1967), mais dans une forme de plus en plus assoupie. Il justifie par là, la critique portée contre lui quelques années plus tard par Debord et Sanguinetti, pour avoir fait l’apologie de ceux qui en 1968 n’auraient été que « les insurgés de la volonté de vivre » (cf. La véritable scission…, p. 117).
224 – Pour Voyer, le responsable sera le marchand… et finalement le juif.
225 – p. 202 sqq.
226 – On retrouvera cette méthode de Marx dans l’analyse de la marchandise sur laquelle nous revenons plus loin.
227 – Le capitalisme, qui était en train de se mettre en place, en profita pour isoler par divers moyens les formes ponctuelles de conscience nées dans les luttes (luddites anglais, canuts lyonnais et tisserands silésiens). Le développement du syndicalisme allait d’ailleurs aboutir à circonscrire ces débordements en les inscrivant dans le cadre strict de la défense de la force de travail et de l’outil de travail.
228 – Cf. la brochure John Zerzan et la confusion primitive publiée par la revue En attendant (5 rue du Four. 54000. Nancy) qui fait une bonne critique des dernières thèses de Zerzan publiées dans Futur primitif et Aux sources de l’aliénation, L’Insomniaque, 2002.
229 – Cf. Jacques Philipponneau, Relation de l’empoisonnement perpétré en Espagne et camouflé sous le nom de Syndrome de l’huile toxique (Éd. de L’Encyclopédie des nuisances, 1994) qui justifie son travail par le fait que la seule valeur d’usage qui demeure serait la Vérité.
230 – C’est en gros la vision du livre de Philipponeau. La valeur d’usage est en quelque sorte restaurée au détriment de la forme valeur.
231 – Aux États-Unis, par exemple, de plus en plus de gens dépensent davantage d’argent pour leurs téléphones portables que pour se loger. Cf. aussi le rôle d’Internet dans la lutte des chômeurs.
232 – Cette affirmation mériterait davantage de développements. Certains se trouvent dans le livre de J. Guigou, La Cité des ego (L’impliqué, 1987), d’autres dans le tome I de l’anthologie de Temps critiques, L’individu et la communauté humaine (L’Harmattan, 1998). Les nos 12 et 13 de Temps critiques ont également abordé certains aspects des processus d’autonomisation et de particularisation des individus.
233 – « À travers (les) yeux (de Guy Debord), une génération a vu l’illusionnisme d’un spectacle qui était en train d’envahir nos vies, de changer nos sensibilités et nos valeurs. Et pourtant, ils sont nombreux les jeunes d’alors qui sont passés de Marx et de la contestation au travail dans le cinéma, à la télévision, dans la publicité, en sommes dans le spectacle. Les mêmes qui parlaient alors de travail salarié et de plus-value, qui croyaient au matérialisme comme unique clé de lecture de la société, sont devenus des “créatifs”, des pions d’une société dont la production est surtout immatérielle. La critique du spectacle a favorisé, paradoxalement, sa réalisation. Elle a fonctionné comme ces interdits moraux qui aiguisent la curiosité et l’intérêt, qui génèrent un discours incessant et obsessionnel justement autour de ce que l’on voudrait repousser ou réprimer. La répression sexuelle a fait du sexe le fétiche par excellence, la critique du spectacle a alimenté une curiosité permanente pour ses mécanismes parmi ceux qui, par définition, voulaient s’opposer au système ». (Carlo Freccero, Libération du 6 décembre 1994). Ce journal présentait l’auteur de ce témoignage cynique de la façon suivante : « Après des études à Gênes où il fut membre d’un groupe de la mouvance situationniste, a commencé à travailler pour la télévision avec Silvio Berlusconi quand celui-ci était encore inconnu. Il participa au lancement de Canale 5 en Italie et de la Cinq en France, avant de travailler pour la RAI. Aujourd’hui conseiller de Jean-Pierre Elkabbach à la direction de France 2 et France 3) » Cette note est tirée du no 1 de la revue Le crépuscule du XXe siècle (4 rue Sivel 75014. Paris) qui elle-même a succédé à la revue Les mauvais jours finiront. Le cynisme mis à part, beaucoup d’intermittents en lutte aujourd’hui se reconnaîtront dans ce parcours. C’est toute l’ambiguïté de ce mouvement.
234 – Un exemple de ces contradictions apparaît bien dans la concomitance entre des plans de licenciements très importants, le maintien de systèmes de pré-retraite très avantageux d’un côté et la mise en place en Angleterre et en France de plans de travail forcé ou de retour autoritaire au travail (nommé « activité ») pour les chômeurs.
235 – Debord…, p. 216.
236 – IS, no 7, p. 9.
237 – E. B. Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, edi, 1970, p. 108.
238 – Cf. le slogan « Tout est à nous, rien n’est à eux » lancé par les libertaires.
239 – Pour une critique de cette notion d’utilité sociale, cf. notre texte : « La crise du travail exige une révolution dans la théorie », Temps critiques, no 10, 1998, p. 21 à 54.
240 – Ce qu’un économiste classique comme Smith s’est pourtant posé quelques dizaines d’années auparavant en essayant de faire le lien entre rapports sociaux, échange et produit.
241 – Grundrisse (Fondements…. ), Anthropos, p. 219.
242 – Marx, Œuvres, La Pléiade, p. 582 note b.
243 – Cf. par exemple l’interminable polémique sur la valeur et les bons de travail dans la « phase de transition » socialiste vers le communisme.
244 – Ce qui a été la position de Barrot dans Le Mouvement Communiste, Champ Libre, 1972 et d’une revue comme Crise Communiste (un numéro paru en 1977).
245 – C’est aussi pour cela que nous parlons de système de reproduction capitaliste.
246 – Quelles que soient les critiques qu’on peut adresser aujourd’hui à Marx, on voit qu’il est toujours cent lieues devant tous les tenants de la « penséeuniquedegauchemondediplomatiqueraisonsd’agir.com », avec leur capital financier et leur « mauvais capitalisme ».
247 – C’est pour cela que plusieurs de ses critiques parleront de sa « métaphysique de la valeur ».
248 – Cf. par exemple : L’Horreur économique de Viviane Forrester.
249 – Cf. par exemple, la revue Théorie Communiste et sa théorie des cycles et de la crise.
250 – Cf. Marx, Un chapitre inédit du Capital, Éd. Bourgois, coll. « 10/18 », ainsi que le commentaire qu’en fait Jacques Camatte dans Capital et Gemeinwesen, Spartacus, 1978.
251 – Op. cit., p. 166-168.
252 – Cf. son article « Bilan » dans le no 35 de Socialisme ou Barbarie où tout n’est pas bon à prendre, mais où il anticipe bien Mai 68 en posant la question des catégories intermédiaires et, in fine, de l’existence d’une classe unique, d’une classe universelle de dépossédés. On y retrouve aussi l’idée d’une révolte de la jeunesse qui n’est pas simplement conflit de génération et enfin, pour la première fois dans SoB, une critique du travail.
253 – Cf. De la misère en milieu étudiant, brochure strasbourgeoise de novembre 1966, très inspirée des thèses situationnistes et rédigée en partie par un membre de l’IS, Mustapha Khayati. La position des trois « enragés » de Nanterre, qui rejoindront ensuite l’IS à la Sorbonne, à l’intérieur du Conseilpour le maintien des occupations (cmdo) est significative d’une capacité à pointer les problèmes de l’époque. Ils vont attaquer durement les groupes incapables selon eux de faire autre chose que de ressasser les défaites et les réflexes du passé (ICO surtout qui pourtant ne leur est pas antipathique) tout en ne prenant pas en compte le fait que l’Éducation devenait un lieu stratégique pour le pouvoir, un lieu symbolique pour les individus, un lieu de luttes pour les étudiants et lycéens.
254 – Mouvement de la néo-modernité que justement Debord théorise et revendique : « Il s’agit tout simplement de dire ce que les situs ont fait. En ce domaine, je crois que le point de vue central n’est pas de considérer en quoi ils ont été plus extrémistes que les autres (par exemple, plus libertaires que les pseudo-anars de la malheureuse époque, etc.) mais en quoi ils ont été les plus modernes (au sens vrai, c’est-à-dire justement révolutionnaire) ; en quoi ils ont répondu plus exactement que les autres aux problèmes, et aux illusions, de leur temps (urbanisme, spectacle, etc.) ». Debord, lettre à Martos dans Correspondance avec Guy Debord de Jean-François Martos (Paris, Le fin mot de l’Histoire, 1998), p. 77. Ici tous les mots doivent être bien pesés et pourraient faire l’objet de commentaires car ils constituent à notre avis le dernier vrai message d’un individu qui, quoiqu’on en pense par ailleurs, a effectivement laissé à ses contemporains un message qui s’inscrit dans l’Histoire.
255 – À partir de cette époque, et comme pour la classe ouvrière ou la bourgeoisie, on ne peut plus parler de classes qu’au sens de simple catégorie sociologique qui signale que l’ancienne structuration perdure en partie mais sans force historique et politique.
256 – Les membres de l’Encyclopédie des Nuisances reprennent aujourd’hui et sans états d’âme, une critique de la marchandise qui se fait au profit de certaines franges de la « classe moyenne », mais sans aucun lien avec l’activité possible des hommes.
257 – Cf. La Société du Spectacle, thèse 26.
258 – Le « Ne travaillez jamais » de l’IS participe du même objectif de déculpabilisation, mais aussi de l’ambiguïté d’une vision du communisme comme lieu des plaisirs, pendant que, quelque part, au loin, des machines travailleront pour nous…
259 – Op. cit., p. 214.
260 – IS, no 8, p. 30.
261 – Pour Debord la théorie exige que les ouvriers deviennent dialecticiens (La Société du Spectacle, thèse 123) et que les conseils deviennent situationnistes et non l’inverse (cf. Pascal Dumontier, Les situationnistes et Mai 68 : Théorie et pratique de la Révolution (1966-1972), Lebovici, p. 187, ouvrage cité par Jappe p. 76).
262 – Comme le dit bien Guy Fargette dans le no 12 de la revue Les mauvais jours finiront. Et Fargette d’ajouter à propos de la théorie du « spectaculaire intégré » : « Une remarque d’Adorno se présente d’elle-même à l’esprit : “Déduire l’univers à partir d’un principe pour le mettre en mots, voilà ce que fait celui qui, au lieu de résister au pouvoir, prétend l’usurper” ».
263 – À un niveau anecdotique, l’amalgame que fait Jappe, à la suite de Jaime Semprun entre Castoriadis et Glucksmann est complètement déplacé.
264 – Op. cit., p. 186.
265 – Cf. M. Postone, Marx est-il devenu muet, L’aube, 2003.
266 – Pour nous, il n’y a pas d’incompatibilité théorique entre les deux perspectives : la fin de la théorie de la valeur (que nous concevons comme « loi de la valeur-travail ») correspond à l’apparent triomphe de la valeur (cette fois au sens de Krisis de « forme valeur »), c’est-à-dire de valeur s’auto-valorisant. Notre définition de « la valeur sans le travail » nous semble synthétiser cela. La difficulté avec les écrits de Jappe et Krisis, c’est qu’il n’y a pas de référence précise aux autres démarches critiques. Ainsi, p. 124-125 des Aventures de la marchandise, Jappe reconnaît une fin de la valeur-travail, mais c’est pour dire aussitôt que ceux qui le disent aujourd’hui, en concluent souvent à la caducité même de la valeur dans la société actuelle. À qui est-il fait allusion, on ne le saura pas. Il ne semble pas que ce soit à Temps critiques puisque nous nous référons à la valeur sans le travail ; est-ce alors aux néo-opéraïstes ? Il semble que oui puisque Jappe, p. 270-271 critique la thèse negrienne de la fin de la théorie de la valeur. Mais là encore ce n’est pas de la même valeur dont parle Negri. S’il y a une critique à faire, c’est bien plutôt dans le fait que Negri voit surgir de la valeur partout et qu’il n’y a donc plus à distinguer entre les différents « créateurs de valeur ». D’où le reproche qui lui a été fait de glorifier le petit entrepreneur et toute activité d’auto-valorisation, ce que Jappe note bien p. 172 et 173.
267 – Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978 p. 252 (cf. aussi la note 4).
268 – Ibid., p. 269.
269 – Ibid., p. 256.
270 – Dans Marx : logique et politique, Publisud, 1986, Ruy Fausto dira que la valeur y est présupposée et non pas encore posée (p. 142).
271 – Castoriadis, op. cit., p. 267. Certains auteurs comme R. Fausto (Marx : logique et politique…) ou Tran Hai Hac, Relire le Capital, Page deux, 2003) critiquent chez Castoriadis son horreur de la contradiction qui lui fait voir toute contradiction comme antinomique. Cet argument dialectique ne nous paraît pas recevable.
272 – Lequel a même dirigé sa thèse de doctorat ; thèse qui donna lieu ensuite au livre Les Aventures… !
273 – Jean-Marie Vincent, Critique du travail, puf, 1987.
274 – Op. cit., p. 64.
275 – Op. cit., p. 65.
276 – On trouve quand même quelques allusions au livre III, par exemple dans Les Aventures… (p. 77, note 22.)
277 – Op. cit., p. 69.
278 – Jean-Marie Vincent, « Marx l’obstiné » in Marx après les marxismes, volume I, L’Harmattan, 1997.
279 – Ibid., p. 103.
280 – Ibid., p. 36.
281 – Nous avons abordé récemment cette question à partir d’un cas concret dans le no 4, de la brochure Interventions (l’impliqué, 2004) intitulé L’affrontement des références et la barbarisation des rapports sociaux.
282 – Cela apparaît explicitement dans la note 15 p. 176 des Aventures… qui critique la position de Korsch. La fin de la note est plus étrange qui s’attaque à ses disciples actuels… sans les nommer, encore une fois.
283 – C’est pour cela que certains, comme Invariance, à partir de la fin de sa série II (1975) ou bien les « primitivistes » d’aujourd’hui ont abandonné toute inscription dans cette dynamique, qu’elle soit critique ou lutte.
284 – Particulièrement Les Aventures de la marchandise de Jappe.
285 – Éditions Champ Libre, 1972.
286 – Éditions Spartacus, 1978.
287 – Invariance, série II, no 1, 1971, p. 17-18. Il y a donc 33 ans !
288 – Cf. J. Guigou, « L’institution résorbée », Temps critiques, no 13, hiver 2001, p. 63-82, réédité sous ce titre en brochure par l’Impliqué en 2001, isbn 2-906623-09-01
289 – Anselm Jappe, L’avant garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Léo Scheer, 2004.
290 – « Debord, un auteur comme les autres ? », p. 117-121.
291 – L’avant-garde…, p. 104-105.
292 – Ibid. p. 105.
293 – Ibid. p. 105.
294 – Ibid. p. 105.
295 – C’est le terme qu’emploie René Lourau pour qualifier la jonction des artistes et des révolutionnaires dans un seul et même mouvement. Cf. René Lourau, Auto-dissolution des avant-gardes. Galilée, 1980, p. 49. Et Lourau de préciser : « Dès le début, l’Allemagne en révolution voit les dadaïstes opter pour le combat politique. On a trop oublié cette fusion, pour ne retenir que la position apolitique du dadaïsme en général — du dadaïsme qui, en Suisse, en France, à Barcelone, à New-York, n’a pas eu l’occasion de se confronter avec la lutte armée ». Ibid., p. 49.
296 – Le dadaïsme berlinois ne représentait pas une tendance artistique de plus, mais un refus politique de l’art et une critique de la tendance expressionniste dominante, certes anti-guerre, mais se rattachant à l’art de salon (cf. particulièrement les positions de Kokoschka).
297 – On peut en trouver le texte exact dans Lionel Richard, D’une apocalypse à l’autre, 10/18, 1976, p. 320.
298 – Dans un courrier envoyé à Jacques Guigou en mai 2004, après que ce passage a été écrit, Anselm Jappe lui « fait observer que le titre “L’avant-garde inacceptable” n’est que la reprise ironique d’un des premiers tracts de la section allemande de l’IS en 1959 qui disait exactement Avantgarde unerwünscht. À cette époque, il s’agissait d’une protestation — peut-être naïve — contre une “société despotique” comme tu dis, qui n’acceptait pas les avant-gardes. Aujourd’hui, on peut avoir des raisons bien différentes pour trouver “indésirables” les avant-gardes ». Le debordisme de Jappe irait-il jusqu’à déshistoriciser un mot d’ordre qui, au moment où il a été diffusé, n’était qu’une simple réactivation de la critique dadaïste ? À moins que cette « reprise ironique » se veuille un « détournement » situationniste ? Mais aux yeux de qui le « détournement » a-t-il encore aujourd’hui une portée critique ?
299 – Selon le sous-titre même de son livre, Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003.
300 – Nous partageons les propos que J. Camatte écrit à leur sujet. Après avoir remarqué que « les marchandises, produits du capital, ont la même forme que les marchandises de l’époque antérieure à ce dernier, mais elles ont un contenu différent. Elles contiennent de la plus-value. Et finalement, ce qui compte dans la dynamique capitaliste ce n’est pas la marchandise mais la plus-value », il poursuit : « La persistance de cette forme [marchandise] a mystifié la plupart de ceux qui s’occupèrent de déterminer les caractères de l’époque contemporaine. On a parlé de “société marchande”, puis de “société spectaculaire-marchande”. Or, ce qui est déterminant, opérant, ce n’est pas la marchandise, mais le capital. La forme persiste parce qu’elle s’est autonomisée, mais au cours du mouvement d’autonomisation, il y a eu un contenu différent. D’autre part, le fait que le capital ait dû prendre des formes particulières, produits d’une époque antérieure (marchandise et argent), exprime qu’au départ il n’exerce qu’une domination formelle. Or, il a depuis longtemps accédé à une domination réelle. » Invariance, série iv, no 5, 1988, p. 5.
301 – Henri Lefebvre avait bien perçu cette dialectique des formes et de leurs contenus dans les mouvements de l’histoire lorsqu’il écrivait : « La théorie des formes ne peut oublier que chaque forme se présente d’abord comme un contenu qui se travaille, s’élabore et devient ainsi forme ; de sorte que celle-ci finit par apparaître comme antérieure au contenu », dans « Douze thèses sur logique et dialectique », préface à la troisième édition de Logique formelle, logique dialectique, Éd. sociales, 1982.
302 – Jacques Camatte, Forme et histoire, Milan, Cooperativa Colibri, 2002, p. 90.
303 – Id., p. 90.
304 – Jappe, Les Aventures… p. 236.
305 – Ibid., p. 235.
306 – Ibid., p. 251.
307 – Ibid., p. 251.
308 – Manifeste contre le travail, p. 65.
309 – Les Aventures…, note 23, p. 34.
310 – Dans un texte en préparation, déjà avancé mais non achevé, J. Wajnsztejn tente de répondre à cette question qui lui a été posée par Théorie communiste. Cf. Roland Simon, Fondements critiques d’une théorie de la révolution, Senonevero, 2001, p. 326-343.
311 – Jappe, Les Aventures… p. 150.
312 – Dans le no 13 de la revue Krisis, repris par Jappe dans son Debord (note 23, p. 74).
313 – Lettre à JW (2002).
314 – Il faut faire attention à ne pas se tromper d’instrument de comparaison. Les réformes entreprises dans tous les pays capitalistes dominants depuis maintenant plus de vingt ans, s’ils constituent une importante régression sociale, prennent cependant effet sur des conditions qui n’ont rien à voir avec celles du XIXe siècle. La finalité de ces réformes n’est d’ailleurs pas de nous renvoyer à cette époque.
315 – Jappe, Kurz, Les habits neufs de l’Empire, Léo Scheer, 2003.
316 – Nous sommes d’accord pour ce qui est du travail productif et du travail non productif, mais pas en ce qui concerne le travail reproductif qui peut aussi bien être productif que non productif (par exemple le travail des salariés des transports, de l’enseignement ou des hôpitaux)
317 – Op. cit., p. 29.
318 – Cf. la revue Nouvelles de nulle part, no 4, 2003.
319 – Les habits neufs de l’Empire, p. 41. Negri retrouve ici Deleuze et Guattari et leurs « machines désirantes » !
320 – Hardt et Negri, Empire, Exils, 2001, p. 73.
321 – Paris, Jean-Claude Lattès, 1991.
322 – Op. cit., p. 71.
323 – Op. cit., p. 66. Sur ce point, cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), Violences et globalisation, L’Harmattan, 2003. Ce volume III de l’anthologie de Temps critiques contient, entre autres, un texte de Kurz sur le 11 septembre 2001 et un long texte de notre part, intitulé, « L’unité guerre-paix dans le processus de totalisation du capital ».
324 – Op. cit., p. 96-97.
325 – Empire, p. 385.
326 – Cette critique « radicale » des bandes (p. 109) se retrouve dans Votre révolution n’est pas la mienne de Longchamp et Thizon, Sulliver, 1999 et dans Enquête sur le capitalisme dit triomphant, de C. Bitot publié dans Échanges (janvier 1999).
327 – Les habits neufs… p. 116.
328 – Op. cit., p. 114.
329 – Encore une reprise de la notion critiquée, ce qui montre au moins la difficulté à nommer la chose autrement, difficulté que nous connaissons aussi !
330 – Les habits neufs… p. 9.
331 – Selon Slavoj Žižek, s’exprimant dans le New York Times. Le même Žižek a écrit un ouvrage traduit en français aux éditions Nautilus, Le spectre rôde toujours, sous-titré « Actualité du Manifeste du Parti communiste », 2002. Il y développe des arguments proches de ceux de Krisis ou des nôtres qui montrent que contrairement à ce que pensent Krisis, cette critique est fort partagée et qu’ils n’en ont aucunement la paternité. « L’élément suprême du pouvoir et du contrôle n’est plus ce dernier maillon de la chaîne des investissements, autrement dit la firme ou l’individu qui “possède réellement” les moyens de production. Le capitaliste contemporain idéal fonctionne d’une toute autre façon, en investissant de l’argent emprunté, en ne “possédant réellement rien”, en étant endetté même, mais cependant en contrôlant toute chose » (p. 72).
332 – Dès l’instant où l’on partage le constat de la disparition de tout « sujet de la révolution », il n’y a plus d’unification possible a priori de la théorie révolutionnaire comme elle s’était réalisée autour du prolétariat. C’est ce que nous disons depuis la naissance de Temps critiques et qui constitue un invariant du texte de la quatrième de couverture de la revue. Faudrait-il alors comprendre que l’énoncé de la nouvelle théorie révolutionnaire est proclamé, de façon volontariste et autoritaire, par le « groupe-sujet » Krisis ?
333 – « Cependant, le poids toujours croissant des infrastructures et de la technologie au cours du développement capitaliste a pour résultat que la part du travail non productif s’accroît continuellement et étouffe le travail productif » (p. 24 mais voir aussi p. 17). C’est du Jappe dans le texte, mais cela pourrait être signé de nos derniers spécialistes de la critique marxiste de l’économie politique, j’ai nommé les pas célèbres Bitot, Bad et Thomas qui n’ont ni l’honneur d’écrire dans le New York Times, ni même dans Courrier International. Cela ne rend pas ce qu’ils disent plus intéressant, mais il faut au moins savoir qu’ils existent eux et leurs semblables, en petit nombre, mais tenaces. La position de Jappe n’apparaît de toute façon pas trop fixée puisque plus loin il reconnaît la justesse de l’analyse negrienne : « Comme le travail sort des murs de l’usine, il est de plus en plus difficile de maintenir la fiction d’une mesure quelconque de la journée de travail, donc de séparer le temps de travail du temps de loisir. Il n’y a pas d’horloges pointeuses sur le terrain de la production biopolitique : le prolétariat produit partout, dans toute sa généralité, toute la journée » (p. 484) et Jappe d’ajouter « Ce constat est juste dans la mesure où, en effet, il n’est plus possible de séparer nettement le temps de travail du temps de non travail. Cette évolution a déjà mis en crise la mesurabilité du temps de travail et donc de la valeur » (p. 29). D’accord, mais comment faire tenir ensemble cela avec ce qui est énoncé p. 24 et que nous reproduisons au début de cette note ?
334 – Op. cit., p. 23.
335 – Critique exprimée le plus explicitement dans un article commun avec M. Lazzarato, « Travail immatériel et subjectivité », Futur antérieur no 6, été 1991.
336 – Sur cette critique de Negri et sur notre position, on peut se reporter au volume I de l’anthologie de Temps critiques intitulé, L’individu et la communauté humaine (L’Harmattan, 1998) et particulièrement au passage sur « le devenu de l’autonomie ».
337 – Sur une appréciation critique de l’emploi du terme par Negri, cf. la présentation par J. Wajnsztejn de l’article de Riccardo d’Este dans le no 8 de Temps critiques, hiver 1995, p. 23.
338 – Op. cit., p. 26.
339 – Mais assez contradictoire pour Negri, puisque dans Empire on retrouve aussi l’idée d’une fin liée à la décadence avec référence à la chute de l’Empire romain.
340 – Op. cit., p. 33.
341 – On retrouve la même situation quand la position sur la valeur de Kurz (la valeur comme forme) occulte la remise en cause de son contenu (la valeur-travail), alors que pour Negri, la généralité de la question de la valeur occulte la forme valeur caractéristique du MPC.
342 – Op. cit., p. 59.
343 – Op. cit., p. 96.
344 – Op. cit., p. 97.
345 – Pour de plus amples développements, cf. notre supplément : « L’unité guerre-paix et le processus de totalisation du capital », mars 2003, qui vient de paraître dans le volume III de l’anthologie de Temps critiques sous le titre Violences et globalisation, L’Harmattan, 2003, p. 9-50.
346 – Ces deux dernières phrases pourraient sortir d’un écrit de Krisis : travail abstrait comme forme sociale ; fin de la modernisation (et du « rattrapage » dirait Krisis) ; économie de l’information (« troisième révolution industrielle » dit Krisis).
347 – C’est ce que nous affirmons quand nous parlons de la gestion de l’État au cas par cas (cf. Temps critiques no 12 et l’article « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’École. Un traitement au cas par cas ») ou encore de l’État d’exception permanent (cf. notre brochure Interventions, no 1, L’impliqué, 2002, sur les luttes italiennes des années 60-70 et leurs avatars aujourd’hui).
348 – Pour une position différente, cf. notre « Renouer le fil historique ». Temps critiques, no 12.
349 – Empire, p. 204.
350 – Opposition et non plus contradiction puisque Negri a abandonné la dialectique hégéliano-marxiste pour la pensée affirmative de Deleuze et Guattari.
351 – Empire, p. 440.
352 – Empire, p. 441.
353 – Le Capital, livre I, La Pléiade, p. 963.
354 – Empire, p. 483.
355 – Empire, p. 437.
356 – Negri avait déjà décrit, dans de nombreux textes, le retournement des luttes pour l’autonomie ouvrière des années 60/70 (absentéisme, turn-over et autres pratiques affirmant une « flexibilité » du point de vue du prolétariat) en une flexibilité patronale et étatique. C’était l’époque où il usait encore de la dialectique.
357 – Cet immédiatisme de Negri semble lié à son abandon de la dialectique. En effet, Negri a longtemps soutenu une position qui expliquait l’échec des mouvements de lutte anti-capitalistes des années 60-70 par l’absence de médiation politique. Depuis, Spinoza, Deleuze et Guattari sont passés par là !
358 – La seule exception réside dans l’ouvrage Les habits neufs de l’Empire qui critique indirectement l’opéraïsme de Negri, ouvrage dont nous venons de mettre en évidence les facilités et les faiblesses.
359 – Sur le double caractère de Mai 68, cf. tout le début du volume I de l’anthologie de Temps critiques intitulé, L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998.
360 – Grosso modo, cela se limite au volume I du Capital. Mais, il faut reconnaître que Jappe ouvre un éventail un peu plus large.
361 – Cela est aussi provocateur et infondé que Bordiga prononçant de la même façon que, dans Le Capital, il n’y a pas un passage qui ne soit lutte de classes !
362 – Karl Polanyi développera un argumentaire assez proche, un siècle plus tard.
363 – Ce que Marx développe mieux dans Travail salarié et capital. C’est aussi à partir de là que Potere Operaio développera son concept de « salaire politique ».
364 – Cf. le texte de référence : « L’achat et la vente de la force de travail » (section 2 du Capital), p. 106 et 109 de Salaires, prix et profit et p. 23 de Travail salarié et capital (Éd. Sociales).
365 – Sur ce point, cf. Michael Seidman, Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail, brochure d’Échanges et Mouvement, 2001. Toutefois Seidman a trop tendance à confondre résistances au travail et refus du travail.
366 – Kurz, Lire Marx, p. 31.
367 – Ibid., p. 32.
368 – Lire Marx, p. 32.
369 – Lire Marx, p. 165-166.
370 – Notion souvent employée par Bordiga et la revue Invariance pour définir justement d’un même terme, un caractère que l’on retrouverait dans toutes les phases.
371 – Revue Trop loin, no 2, Juin 2002, aredhis – bp 20306 – 60203 Compiègne cedex
372 – Sans entrer dans les détails, on ne voit pas bien en quoi les Manuscrits de 1844 seraient plus « lisibles » que le Livre I du Capital et ce dernier moins « lisible » que le Livre III.
373 – On peut lire des développements de cette notion dans les trois premières parties de l’anthologie I de Temps critiques, L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998.
374 – Manifeste contre le travail, p. 75.
375 – Apparemment le groupe n’a aucune connaissance des thèses d’Invariance, certes discutables mais indispensables sur les questions de la valeur, du travail productif, des classes, de la représentation, de la dynamique du capital.
376 – Cette analyse n’est d’ailleurs pas récente. Jean-Louis Darlet, dans les nos 1 et 2 de la série III de la revue Invariance (1976), s’est appuyé sur le tes (Tableau économique de la comptabilité nationale qui recense et fait se recouper toutes les entrées et sorties d’une branche de production) de Leontief de 1925 pour montrer que le schéma de Marx sur la distinction entre les secteurs I et II ne tient plus.
377 – Le développement des fonds de pension va dans le même sens. Il est en effet abusif de ne les considérer que comme des fonds spéculatifs, car la frontière entre se couvrir contre les risques et spéculer est de plus en plus floue.
378 – Cf. Pierre Naville, « Faut-il redéfinir les catégories économiques ? » dans le chapitre ix de son ouvrage, La maîtrise du salariat, Anthropos, 1984, p. 126.
379 – Ibid., p. 135.
380 – Ibid., p. 145.
381 – L’honneur perdu du travail, p. 74.
382 – Manifeste…, p. 74.
383 – Dans sa « Deuxième lettre sur les nanosciences » (texte inédit envoyé aux auteurs en août 2003), André Dréan critique lui-aussi l’idéologie technicienne et son utilisation abusive de la notion de « révolution industrielle » à propos des systèmes informatiques en ces termes : « à l’échelle du nanomètre et parfois bien en dessous, les laboratoires ont réalisé des commutateurs, des diodes, des amplificateurs, des transistors, bref des unités logiques élémentaires de type quantique à partir des molécules d’atomes ou même de noyau d’atomes isolés. Mais ils n’en sont encore qu’aux premières expériences et il n’est même pas question de songer à intégrer de telles unités au sein de nanoprocesseurs susceptibles de jouer le même rôle que les microprocesseurs actuels. L’ordinateur moléculaire, sans doute le moins complexe à réaliser, n’est pas pour demain. Même comme prototype. Parler aujourd’hui d’entrée dans la phase d’industrialisation [de ces procédés NDLR], c’est prendre les phantasmes de la domination pour la réalité ».
384 – Et cela, sans même faire intervenir la question de la croissance des emplois dans les pvd.
385 – Cf. l’article de J. Wajnsztejn dans le no 10 de Temps critiques, printemps 1998, intitulé : La crise du travail exige une révolution dans la théorie, où il énonce que la crise du travail supplantait sa critique. Dit autrement : faute de révolution immédiate, pour le moment, c’est le capital qui révolutionne.
386 – Lire Marx, p. 296.
387 – Nous avons récemment précisé cette préférence en avançant quatre raisons :
« [la notion de globalisation] :
– rend mieux compte de la dynamique actuelle du capital qui est totalisation, même si cette totalisation prend des formes diffuses, décentralisée, en réseau. En effet, la mondialisation n’est pas qu’économique ; c’est un mouvement protéiforme de flux. La mondialisation n’est donc pas réductible à l’international. Elle n’est pas tant agrégation que dévoilement d’une sorte d’infrastructure des flux que la puissance des États masquait ;
– elle n’enferme pas ces processus de totalisation dans une conception uniforme et homogène qui masque bien souvent les modalités diverses et variées selon lesquelles opèrent les flux de valeur ; (…)
– elle indique une rupture qualitative dans la diffusion du capital qui, s’il a toujours été plus ou moins mondial (…) se développait quand même généralement à partir de points fixes organisés comme des espaces autonomes reliés ou non à d’autres espaces ;
– elle permet aussi d’éviter de tomber dans les pièges d’une critique qui manque son objet quand elle ne s’attache qu’aux aspects les plus superficiels du phénomène. Les conséquences politiques de cette méprise ne sont pas négligeables. Elles induisent un large consensus de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par les “souverainistes” qui font le pont entre les extrêmes, pour désigner la mondialisation et la politique néo-libérale qui y présiderait comme l’ennemi principal. Le danger de cette convergence semble mieux perçu aujourd’hui que se dégage l’idée d’une “altermondialisation” qui cherche à se démarquer de toute référence identitaire ou nationale. Mais ce point étant acquis, il n’empêche que “l’altermondialisme” est un avatar de cette tendance qui consiste à se caler, de manière immédiatiste, sur le mouvement même du capital. Les alternatives qui sont alors proposées n’en sont pas réellement et derrière le slogan unificateur “le monde n’est pas une marchandise” se cache toutes les peaux de chagrin de la contestation de ce monde, de la taxe Tobin au développement durable en passant par le commerce équitable ». Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Violences et globalisation, L’Harmattan, 2003, p. 215-216.
388 – Nous reprenons ici, faute de mieux, les termes employés dans la revue Crise communiste no 1 (1977).
389 – Cela saute aux yeux, par exemple, quand on regarde le langage employé par Kurz dans sa présentation de Lire Marx sur tout ce qui concerne le socialisme ou le communisme. La nature de l’URSS est ainsi traitée avec désinvolture, ce qui nous donne des qualifications du type « socialisme d’État », « capitalisme d’État », « communisme d’État » (p. 30). Mais à quoi bon clarifier ou se positionner sur ces questions puisque de toute façon le mouvement de subversion de l’ordre établi n’aura aucune filiation avec ce mouvement prolétarien, ses polémiques internes, ses dérives, ses monstruosités !
390 – Les Aventures de la marchandise, p. 235.
391 – Lire Marx, p. 41.
392 – Cf. le no 10 de Temps critiques et particulièrement l’article, « L’aporie du politique ».
393 – Comme le dit Kurz, de façon imagée : « La maladie, la mort, le chagrin d’amour et les cons séviront toujours après le capitalisme. » Lire Marx, p. 41.
394 – Le goût pour les oxymorons nous semble mieux adapté à la littérature qu’à la critique théorique !
395 – F. Billard, Ordre dispersé, Léo Scheer, 2003, p. 75.
396 – Cf. Françoise d’Eaubonne, « La restauration », Temps critiques, no 2, automne 1990, p. 95-96.
397 – Op. cit., p. 92.
398 – Ibid., p. 93.