La nécessaire critique du travail… est trop urgente pour la laisser aux mains de nos ennemis

par Temps critiques

I - La valeur sans le travail

1)Travail et mode de production

Dans les formes pré-capitalistes, le travail qui était surtout un moyen de domination et l'exploitation purement économique ne revêtait qu'un aspect secondaire ; le but principal n'étant ni l'accumulation, ni la reproduction élargie.

C'est avec le développement du mpc (mode de production capitaliste) qu'on a accolé valeur et travail, en ne cherchant dans le travail que son aspect créateur de valeur et non son caractère disciplinaire d'activité aux ordres.

À partir de là, la priorité a été donnée au concept d'exploitation par rapport à celui de domination pour décrire et critiquer le mpc. Cette priorité accordée au concept d'exploitation et à la valeur-travail, plaçait aussi, au cœur du système, la figure de la classe ouvrière, personnification du travail producteur de valeur, mais aussi producteur de richesse en général ; il n'y a pas eu de questionnement sur le caractère et le contenu de cette richesse l'idéologie du travail productif est commune aux deux classes antagonistes du rapport social capitaliste.

Mais aujourd'hui c'est le couple travail productif-classe ouvrière qui a cessé d'être une force historique de transformation. Il a laissé la place à une situation de double indifférence celle du capital par rapport à la nature du travail qu'il met en œuvre (il tente idéalement de transformer tout travail en travail producteur de valeur), et celle du salarié moderne, qu'il soit ouvrier ou non, par rapport à un travail de plus en plus abstrait.

La perte des contours spécifiques des formes de travail, comme la perte correspondante des figures et des identités de classe, n'ont pas supprimé l'exploitation, mais l'ont vidée de ses présuppositions étroitement économiques. C'est pour cela que nous préférons employer et mettre au premier plan le concept de domination qui ne recouvre pas seulement les inégalités dans les rapports de travail (niveau de la production), mais qui affecte l'ensemble des rapports sociaux (niveau de la reproduction).

Sous sa forme actuelle, le mpc est davantage devenu un mode de reproduction qu'il ne reste un mode de production. En effet, le processus d'accumulation du capital n'est plus le point de départ d'une extension de la production, le capital devient un but en soi (par exemple pour la grande entreprise). Tout doit être objet de capitalisation et celle-ci peut aussi s'effectuer en dehors du procès de production. Ce sont davantage la rentabilité et la puissance qui sont recherchées que la maximisation des profits. Les facteurs purement financiers l'emportent sur les objectifs de production et l'investissement ne sera pas prioritairement un investissement productif (« capitalisme de casino », « opa » etc.).

Au niveau de l'ensemble de la société, le surplus dégagé sert principalement au renforcement (surtout infrastructurel) d'un système fondé sur la consommation et donc la destruction. Les salariés ne produisent pratiquement plus de richesse nouvelle et leur temps de travail est consacré à consolider et à reproduire le système, ainsi qu'à remplacer ce qui a été détruit dans le cycle précédent. Paradoxalement, bien que n'étant plus la référence centrale au niveau du procès de production, le travail reste la référence au niveau du procès de reproduction. Ainsi, l'insertion et le contrôle social s'effectuent par le biais du travail. En revanche, il n'est plus une base de constitution d'identité collective. L'éclatement des statuts de travail dans le cadre général de l'inessentialisation de la force de travail (domination de plus en plus grande du capital fixe sur le travail), rend problématique une unité fondée sur des intérêts immédiats. L'unité à conquérir se situe au-delà de la valorisation du travail, au delà de la valorisation par le travail.

2) Travail et valeur

Plus le processus de production est automatisé, plus le travail abstrait domine à travers l'utilisation de la techno-science, rejetant à la marge le temps de travail humain défini comme strictement productif au sens traditionnel du terme. Dans ces conditions, le temps de travail humain ne peut plus être la mesure de la valeur. La production de valeur semble dissoute dans le mouvement général de circulation et le profit surgit de toutes parts sans qu'on puisse en saisir l'origine, sans qu'on puisse le mesurer précisément.

La rupture entre production et travail met en doute l'autonomie d'un espace productif auquel on pourrait imputer de manière exclusive la création de valeur. L'accent est mis sur l'acte technologique lui-même et l'objectif est un objectif d'intensité du procès de production dans son ensemble plutôt que d'intensification du procès de travail. Il ne s'agit pas tant (du point de vue économique) de faire travailler les hommes plus longtemps, que de modifier les conditions de réactivation du travail mort (capital fixe), comme s'il n'y avait que lui, dans l'entreprise, qui puisse encore produire de la valeur. On peut lire toutes les réformes introduisant plus de flexibilité, à la lumière de ce développement théorique. La flexibilité n'est pas le triomphe de la loi de la valeur, c'est le signe d'une part de l'inessentialisation toujours plus grande de la force de travail dans le processus d'ensemble ; et d'autre part d'un « despotisme de fabrique » rénové. Ainsi au Japon, les salariés passent de plus en plus de temps dans l'entreprise, mais désormais en Europe également,… sans qu'on puisse déterminer réellement le travail qui y est réalisé, et son utilité.

Dans la valeur sans le travail1, c'est la valeur elle-même qui se pose comme richesse. Si cela existait déjà, dès l'origine, comme l'explique F. Fourquet2 à propos d'Adam Smith, donc à l'époque où domine la théorie de la valeur-travail, ce n'est qu'aujourd'hui que ce phénomène atteint sa perfection. Ce n'est plus le travail qui crée de la richesse, c'est, au mieux, à la richesse que l'on demande de créer du travail, que ce soit par le biais des « chèques-services » ou de « l'entreprise citoyenne ». On est arrivé à un tel degré de la valeur sans le travail que certains envisagent aujourd'hui d'associer les licenciés économiques aux gains boursiers de leurs entreprises ! (Le Monde, déc. 97). A partir de là, toute la discussion sur la « bulle financière » et l'opposition entre économie et finance est à côté de la plaque. La valeur se présente comme flux mondial de puissance (Fourquet) et non plus comme une immense accumulation de marchandises (Marx). En effet, l'accumulation de richesse n'a plus rien d'un entassement qu'on pourrait se partager. La richesse, Si on peut encore employer ce mot est davantage une vaste structure d'objets et de constructions techniques liées entre elles, créant ainsi une cohérence artificielle dans laquelle les possibilités réelles de la vie humaine restent inexploitées ou sont annihilées.

Quant à la « richesse » circulante composée en grande partie de capital fictif3, elle signale une autonomisation de la valeur par rapport à sa base productive. À cet égard l'aspect spéculatif que prend l'utilisation des fonds de pension manifeste l'autonomisation de la valeur par rapport au travail, alors que dans les systèmes de solidarité par répartition, elle ne s'autonomisait que par rapport au travail productif en étant étendue à l'ensemble des salariés.

Tout ceci ne signifie pas que le travail productif a disparu du mpc dans son ensemble, car il a été rejeté à la périphérie. Le « centre », par ses capacités organisatrices et sa puissance technologique s'érige en directeur du travail des autres. De même, les grandes entreprises du « centre » ne tirent pas l'essentiel de leur profit de l'exploitation du travail en leur sein, mais de la domination qu'elles exercent en aval (maîtrise des matières premières et des réseaux de sous-traitance), et en amont (commercialisation, clientèle, etc.). La rationalité de l'ensemble est financière. Elle fixe le niveau de l'investissement largement en dehors de son coût et les États sont alors chargés de boucher les trous éventuels. Ainsi, aujourd'hui, malgré les délocalisations, la grosse majorité des investissements se fait entre les pays industrialisés. La dernière « crise » mexicaine montre bien cette rationalité purement financière. La haute volatilité des investissements est le signe de placements spéculatifs, et invalide l'idée que la recherche de nouveaux lieux de développements soit l'objectif premier.

Le véritable agent du procès de production, c'est la société, sous la forme du salariat combiné socialement. C'est cet aspect déterminant du niveau global qui explique les politiques d'État-providence. L'intervention de l'État a permis l'autonomisation de la valeur par rapport aux capitaux particuliers et par rapport au travail. Si cet État-providence semble aujourd'hui en recul, il n'en demeure pas moins que l'État reste le premier niveau d'organisation du capital global. Toute valorisation des moyens qui permet à l'économie de fonctionner est déterminée par des finalités extra-économique (par exemple, en France, les choix de l'énergie nucléaire et du tgv sont des choix politiques).

Les organisations internationales des États (fmi, Banque mondiale, onu) et les réseaux des firmes multinationales constituent les autres niveaux d'organisation.

3) Crise du travail et déclin du mpc.

Le travail n'est plus une force mais une fonction. Il donne lieu à un statut, un salaire-attribution, rentrant lui-même dans un revenu social global dont le montant est relativement indépendant du travail réel effectué.

Cette définition du travail n'empêche pas l'approfondissement de la domination, car le travail-fonction, ce travail-service constitue en fait une inféodation au salariat. On doit faire acte de présence dans un système de mobilisation des personnes.

Là réside aussi toute la contradiction du système : il n'a jamais été aussi abstrait, complexe, capitaliste donc (un rapport entre les choses médié par les hommes), mais en même temps, il n'a jamais autant sollicité les personnes, recréant des rapports directs de dépendance et de subordination qui rappellent les modes pré-capitalistes. Le Japon représente le modèle achevé4 de ce double mouvement, même Si un « clash » est toujours possible (la suppression de l'emploi à vie contredit en partie l'investissement personnel total exigé).

Le salariat est la forme que prend la reproduction des individus. Il « fait système » tout en étant en grande partie déconnecté du travail. Le chômeur, le retraité, l'assisté (rmi), sont autant définis par le salariat que le « véritable salarié ». Le travail se dissout dans un double mouvement contradictoire : d'un coté il y a une extension du salariat comme modèle social alors que le travail devient de plus en plus inessentiel dans la production des richesses ; de l'autre côté, le salariat fonctionne comme discipline et mise à disposition des individus, mais en même temps il les socialise et les reproduit encore tant bien que mal (le travail comme lien social).

4) En conclusion.

a)Dans le modèle du salariat, l'urbain et le tertiaire sont hypertrophiés Si bien que toute trace de l'origine des choses s'efface, projetant ainsi l'utopie du capital qui est de se passer de l'homme, dans un monde de plus en plus artificiel. Cette artificialité est d'ailleurs le signe de sa puissance… et donc de celle de l'homme, car le capital n'est pas tin monstre abstrait. Il n'y pas de « capital automate » au sens de Marx, même s'il y a une certaine automaticité de la reproduction du capital. Il y a bien un commandement capitaliste. La structure de plus en plus abstraite du mpc a une logique propre qui impose ses déterminations au groupe dirigeant, dont la tâche consiste à rationaliser et à légitimer ce qui se passe. Mais en même temps il y a un jeu par rapport à cette structure et à la matérialité technique, jeu qui donne l'impression que ce groupe dirigeant n'a pour but que ses propres intérêts de domination. En fait on peut dire qu'il y a une interaction et une concordance entre la puissance de la capacité machinique et technologique du système et la puissance d'organisation et de jouissance des individus qui ont un réel pouvoir de décision.

b)Si ces « décideurs » gardent ou construisent ce pouvoir, il faut voir que cela concerne un petit nombre d'hommes, mais que la masse des salariés, donc des hommes, a perdu le pouvoir objectif qu'ils tiraient de la transformation de la matière (ou de l'esprit) et qui les amenaient à se considérer eux-mêmes comme force matérielle (ce qui rendait d'ailleurs « supportable » l'exploitation). Par rapport à cela, le salarié moderne est un exclu du « travail qui compte » pour le système. Il ne travaille souvent qu'en coulisse afin de permettre le travail des autres, le travail « qui compte ». Il s'agit là d'un sacré renversement : avant le capitalisme la minorité privilégiée ne travaillait pas ; aujourd'hui, si le système ne connaissait aucun frein, il n'y aurait pratiquement plus que cette minorité qui travaillerait, en tout cas, dans les pays occidentaux et au Japon.

ii - Activité et travail

1) Le travail est une forme particulière et séparée de l'activité humaine.

Il faut d'abord distinguer activité humaine et travail sous peine de faire du travail une catégorie a-historique ce qui finalement aboutit à le pérenniser. Le travail n'est en effet qu'une forme particulière d'activité humaine que l'on peut définir comme une activité aux ordres (esclavage, servage, salariat), ce qui n'efface pas toute trace d'activité dans le travail, surtout dans la forme salariale qui n'est jamais purement disciplinaire. Le travail est aussi une activité séparée des autres activités (la vie hors travail) et une activité de séparation. Séparation d'avec la nature (domination de la nature dans le capitalisme moderne et le « socialisme »), séparation entre les humains (domination, exploitation), qui s'inscrit dans un processus d'humanisation sur la totalité de l'histoire humaine.

Mais attention, il ne s'agit pas de « libérer » le travail de son carcan capitaliste ce qui revient à ne critiquer le travail que sous sa forme salariée et donc à en faire, dans sa forme générale, un invariant de l'espèce. Ce serait là inverser l'ordre réel des choses. L'activité ne se cache pas sous le travail, elle est présente partout et c'est particulièrement clair aujourd'hui dans une crise du travail qui est aussi crise de l'activité humaine dans la perte même du sens général des activités (Tchernobyl, la « vache folle », le développement des biotechnologies en fournissent les signes les plus visibles). Dans cette crise, les rapports entre travail et activité se renversent sans cesse : toute activité semble être transformée en travail car rien ne doit échapper à la société capitalisée, mais le travail reste aussi une opportunité pour l'activité (détournement, savoir faire, relations sociales). Cela détruit toute possibilité d'illusion réformiste. La crise est tellement profonde que c'est le système capitaliste lui-même qui est actuellement à la pointe de la critique du travail, avec l'utilisation de notions telles que « l'effort », « l'emploi », « l'activité », « la pleine activité », qui toutes tendent à supplanter la notion traditionnelle de travail au sein de l'idéologie de la domination.

2) Sur la notion d'utilité sociale et plus généralement, sur la notion d'utilité.

C'est le capitalisme lui-même qui critique en acte le travail par la constante substitution capital/travail, ce qui conduit à l'inessentialisation de la force de travail. Mais son idéologie est déjà en partie au-delà du travail comme le montre l'utilisation répétée des termes d'emploi, d'effort et même d'activité qui peu à peu se substituent à la notion de travail. C'est donc aussi le capitalisme qui se met à parler d'utilité. Travail et utilité perdent alors tout sens précis. Tout travail traditionnel perd sa spécificité au profit d'une polyvalence mal définie et chaque « profession » cherche à prouver son utilité pour ne pas apparaître inutile ou comme seulement « utile » au système. De notre point de vue, il peut paraître surprenant de parler en terme d'utilité car cela semble induire une sorte de jugement moral sur les différents types de travail. Rappelons que les marxistes et les libéraux ne font rien de tel puisqu'ils procèdent objectivement, en cyniques serviteurs de l'économique. Pour les premiers est utile tout ce qui crée de la valeur ; pour les seconds est utile tout ce qui satisfait des besoins. En fait, Si nous pouvons reprendre cette notion, c'est pour l'utiliser comme outil critique qui interroge un système dont l'une des caractéristiques essentielles est l'absence de visibilité. Elle est donc, à un premier niveau, un facteur de critique du travail puisqu'elle s'oppose à ce que tout soit transformé en travail (voir, par exemple, toutes les propositions sur le « travail de proximité »). A un deuxième niveau, elle contient une dimension utopique dans la mesure où elle permet de ne pas poser la question du travail dans les termes du système (partage du travail, réduction de la durée du travail), c'est-à-dire toujours sur les bases d'un travail qui reste non critiqué et dont n'est posé ni la question du contenu, ni celle des formes, ni celle de sa perpétuation.

L'emploi du terme d'utilité doit rester, pour l'instant, plus critique que programmatique pour ne pas se retrouver confronté à ses emplois capitalistes (modèle utilitariste et morale de l'intérêt individuel). Il ne s'agit pas non plus de promouvoir une activité « utile » au détriment d'un travail « inutile » car axé sur la seule exigence du profit. En effet, si tout travail n'est pas productif de valeur, tout travail est aujourd'hui « utile » en ce qu'il participe à la reproduction du système de domination capitaliste. C'est pour cela qu'en pleine crise de la centralité du travail, le système cherche paradoxalement à transformer toute activité en travail… tout en rendant la force de travail inessentielle

Nous réaffirmons donc que le terme d'utilité doit rester plus critique que programmatique. Il permet une critique du travail existant, mais il ne nous permet pas de fixer, dès maintenant, les futures activités, en fonction de « besoins sociaux » qui, en l'état actuel des choses, relèvent de pures spéculations ou pire de l'idéologie du goût. Ce n'est que dans un mouvement de subversion de l'ordre existant que l'on pourra déterminer des choix en fonction de l'élaboration des objectifs globaux à plus long terme. Il n'y a pas de définition absolue et à priori de l'utile et de l'inutile. Ces qualificatifs n'ont de valeur qu'historique (et non pas morale). il ne nous faut pas confondre éthique de transformation du monde et position moralisante. Ainsi accoler à la notion d'utilité le qualificatif de « sociale » ne résout rien car on peut alors, sans autres précisions, se retrouver dans une logique de planification à la soviétique ou dans le cadre d'une analyse qui reste interne à la science économique dans la mesure où elle suppose implicitement l'idée de rareté comme point de départ. Rareté, qui, elle-même, détermine des besoins (le manque) et donc des productions correspondantes. Dans cette dernière optique, on rejoint une sorte de moralisme puritain qui peut s'accommoder d'un habillage aussi bien capitaliste (« l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme » de M. Weber) que révolutionnaire ou écologiste (le discours sur les gaspillages de la société de consommation, les « faux besoins », la « vraie vie », etc.).

Le travail ne peut exister en dehors d'un rapport social historique de domination. Sinon, c'est le rendre éternel, ne pas le saisir comme une contradiction du processus d'humanisation dans l'aliénation. Aujourd'hui c'est le salariat qui le présuppose et il est donc vain de discuter sur ce que serait un travail « acceptable » ou un « travail socialement utile ». La crise du travail est donc aussi une crise du salariat. Le capital n'est pas un facteur de production (ce que dit pourtant le discours du capital), c'est la production qui est un facteur parmi d'autres du capital au sein d'un procès de valorisation dont le travail n'est plus le centre. Cela dissout potentiellement le rapport salarial et pose le problème du salariat comme mode dominant d'organisation des rapports sociaux.

3) Les critiques du travail

Chez les premiers socialistes on peut remarquer une confusion constante entre les notions d'activité et de travail. Pour Proudhon, le travail doit se rapprocher d'une activité créatrice. C'est une activité humaine de tous les temps qu'on peut couler dans tous les moules économiques. Le travail est en quelque sorte un dérivé de l'activité naturelle et libre. Quant à Fourier, il insiste sur le fait qu'il faut trouver des formes agréables de travail. Il n'y a guère que Marx pour se prononcer pour la fin du travail lui-même, mais cette fin est reportée à un stade ultérieur du développement des forces productives qui seul permettra la réappropriation sociale de ces forces qui font face au prolétariat sous la domination du capitalisme. Lafargue reprend ce thème en 1880, dans son Droit à la paresse. Le succès du pamphlet est davantage dû au caractère provocateur du mot d'ordre qu'aux vertus objectives du texte qui mêle l'apologie des corporations (influence de Proudhon) et des jours fériés chrétiens de l'Ancien Régime avec un hymne à la machine qui délivrera l'homme du travail. Néanmoins, il faut reconnaître à Lafargue l'audace d'avoir posé la question du travail en dehors du cadre étroit de la baisse du temps de travail, c'est-à-dire dans la perspective de la fin de la domination et de la conquête du temps libre. A l'époque il est en effet une voix isolée quand on sait que l'Internationale déifie le travail dans son Congrès de Genève en 1866.

C'est presque un siècle plus tard que se manifeste à nouveau la critique du travail et ce, sous plusieurs formes :
– d'une manière indirecte par le centrage de la critique sur la vie quotidienne (H. Lefebvre) ;
– d'une manière directe par l'énoncé théorique de la nécessaire suppression du travail et l'auto-négation du prolétariat (l'Internationale situationniste à partir de 1963, puis divers courants issus de l'ultra-gauche à partir de 1967/68) ;
– d'une façon concrète dans le Mouvement de Mai 68 et les différentes formes de refus du travail qui se sont développées dans tous les pays capitalistes industrialisés depuis le milieu des années 60 (absentéisme, turn over, sabotages). Le « Mai rampant » italien poussera ce mouvement jusqu'à ses extrêmes limites.

Ces mouvements de luttes ont oscillé entre la mise à jour de la contradiction du travail salarié puissance de la classe du travail mais à l'intérieur du rapport d'exploitation, ce qui débouchera sur des pratiques de « libération » du travail (expériences autogestionnaires, mouvements vers l'autonomie : l'opéraïsme italien) et l'expression moins affirmée et moins claire de l'idée que c'est le travail lui-même qui est une contradiction en tant que forme historique aliénée de l'activité humaine dans une société régie par des rapports de domination.

Ce mouvement de refus du travail fera l'objet d'une double interprétation. D'un côté, il est considéré d'abord comme l'expression d'un désir radical. Le mouvement de critique et de refus du travail est relié à la crise de la théorie du prolétariat et finalement à sa critique. D'un autre côté, le refus du travail est analysé comme un mouvement provisoire et résorbable, issu d'un rapport de forces ponctuellement favorable à la lutte de classes, rapport de forces qui peut s'inverser comme le montre le renversement de la « mobilité » ouvrière en flexibilité patronale dans les années 80. A partir des années 80, la critique du travail se fait plus discrète. Sur le terrain elle prend des formes plus souterraines et semble même parfois abandonner l'idée d'une lutte collective quand elle se développe en dehors du système du salariat. Si Antonio Negri y voit l'amorce d'une nouvelle configuration de lutte (« l'entreprenariat politique »)5, force est de constater que ces tentatives d'auto-valorisation du travail se sont fondues aujourd'hui dans le « miracle » italien des nouvelles formes de production des petites et moyennes entreprises et dans l'idéologie Benetton. Au niveau théorique, la critique du travail ne se maintient que dans quelques revues confidentielles.

En effet, c'est toujours sur les limites de l'ancien cycle de luttes que le capital se restructure : le refus du travail et l'absentéisme sont « retournés » en précarité et flexibilité par le capital.

Quand on dit que la crise du travail supplante la critique du travail, cela signifie que cette crise fournit le nouveau décor des polémiques et revendications, qu'elle fournit le cadre dans lequel peut et doit s exercer le débat public. Ainsi, on pourra même trouver des auteurs (J. Rufkin) ou des ex (futurs ?) responsables politiques (Rocard) pour énoncer la « fin du travail », sans jamais énoncer la moindre critique du travail lui-même. D'autres se penchent sur ce qui restera toujours du travail (le « travail hétéronome » d'A. Gorz) ; enfin certains cherchent à dégager le travail de ses implications salariales et capitalistes en voulant le sauvegarder sous la forme d'une activité « utile » (milieu libertaire surtout).

On en perd de vue la nature même du travail, ce qui est grave quand on sait que la contre-offensive a déjà commencé. Aux idées de Gorz, Rufkin, Méda et Forrester, il est vrai largement médiatisées et diffusées, répondent aujourd'hui pour au moins sauver l'idéologie du travail, les bons apôtres de gauche du travail que sont d'Iribarne, Sainsaulieu, Supiot, la revue Alternative économique et l'ancien dirigeant de la cgil italienne B. Trentin. Ils rivalisent d'arguments de bon sens pour nous maintenir dans l'idée que le travail existera toujours, que ce n'est pas le travail qui manque mais l'emploi, que d'ailleurs les gens veulent du travail, etc.

Pourtant, on assiste aujourd'hui à une sorte de « dénaturalisation »du travail qui fait que celui-ci n'a plus qu'un lointain rapport avec la production des conditions matérielles de la vie. C'est historiquement cette prédominance de la production matérielle dans la mise en place puis l'extension du capitalisme qui a produit les théories de la valeur-travail, du travail productif et la conception d'un surproduit matériel.

Or le travail, ce n'est plus ce que fait l'homme, mais la production d'un rapport social et politique de domination, alors que l'activité, c'est ce que fait l'individu dès maintenant. Partir de l'activité c'est réintroduire la passion en lieu et place de la valorisation. Cette distinction entre travail et activité6 prend une grande importance à l'heure actuelle puisqu'elle permet de comprendre le jeu subtil autour des qualifications du travail. Le salarié qui s'identifie à un poste de travail et à une qualification précise développe des valeurs (par exemple celles de l'ancienne communauté ouvrière) qui l'amènent à confondre travail et activité au cours du processus de transformation-création, même si une conscience de classe lui fait ressentir durement la contradiction du travail (production dans la soumission). Le haut degré d'abstraction atteint par le travail ne permet plus aujourd'hui l'intégration de cette professionnalité objective. Ce qui est demandé, c'est une propriété externe et subjective par rapport à un travail qui n'a plus vraiment de contenu précis (cette analyse semble valable aussi bien pour l'ouvrier « pao » que pour l'enseignant ou le « flic »). C'est d'ailleurs pour cette raison qu'à peu près les mêmes critères sont exigés pour pratiquer l'ensemble des postes et fonctions.

Dire que le travail c'est l'activité aux ordres et la séparation ne veut pas dire que le travail pourrait être libre et qu'ainsi il coïnciderait avec l'activité. La production et la reproduction des conditions d'existence des individus dans la perspective de la communauté humaine imposent des activités organisées et collectives mais qui ne représentent qu'une partie de l'activité des hommes. Le « travail libre » ne peut donc être le simple lieu de l'échange de substances avec la nature, travail qui serait réduit au minimum par le développement de l'automation (Gorz, Rufkin) et cohabiterait avec la véritable praxis conçue sur le modèle de la jouissance bourgeoise (Lafargue).

L'existence d'un surproduit est bien antérieure à la séparation des activités et au développement du travail. Il apparaît dans l'échange avec la nature mais il est contrôlé. Il faut relier l'objectivité de l'activité liée à la naturalité (produire pour se nourrir par exemple) et la subjectivité du plaisir de bien manger ensemble (prendre l'activité pour elle-même). L'activité et une intersubjectivité inclues dans la communauté humaine doivent remplacer travail et rapports sociaux, tout en sachant que cela est rendu difficile par la perte de pouvoir objectif de l'ancienne classe du travail. Contrairement à ce que dit Gorz dans son dernier ouvrage7, on n'a pas quitté le plan du travail abstrait mis en évidence par Marx, sous prétexte que se développent de nouvelles formes de travail qui peuvent être assimilées à du travail servile. Le travail est bien toujours travail abstrait en tant qu'il est puissance collective objectivée, complètement socialisée et incluse dans le capital fixe et ses réseaux de diffusion ; et ce qui est rendu concret et qu'on cherche à valoriser, ce n'est que la fonction d'utilité pour le système qui permettra de mobiliser la « ressource humaine ». Mais cette utilité hautement artificielle peut être remise en cause du jour au lendemain. La valorisation éventuelle qu'elle procure reste donc très ponctuelle. Alors que le travailleur qualifié traditionnel cherchait dans sa professionnalité à échapper en partie à l'emprise du capital, le travailleur moderne le tente par une pratique de retrait intellectuel. En effet, l'idéologie d'un service extrême auprès de son entreprise est totalement contradictoire avec l'idéologie individualiste produite au niveau de la société globale et à fortiori avec la représentation que les individus ont de la liberté. C'est aussi en cela qu'il ne peut y avoir « parachèvement » de la domination.

Il faut relativiser ce que nous disions dans le no 2 de Temps critiques sur l'individu du salariat quand nous mettions en avant que même ceux qui en étaient exclus (par exemple les Rmistes), l'étaient sur la base du salariat. Il serait plus juste de dire qu'ils le sont sur la base du travail même si celui-ci n'est plus toujours perceptible ou effectif. S'il y a bien toujours domination et commandement capitaliste, la base du salariat devient trop étroite pour organiser la reproduction des rapports sociaux. La généralisation du salariat qui fut un des mots d'ordre du programme prolétarien des années 20 a été en grande partie réalisée au cours du demi-siècle qui a suivi, mais elle l'a été par le capitalisme et elle n'est vraiment plus à l'ordre du jour pour lui et donc la question ne devrait même pas se poser pour nous ! Ce qui est à l'ordre du jour, pour le capitalisme, c'est le contrôle des activités nécessaires et celui-ci passe aussi bien par des formes pré-capitalistes ou pré-salariales (travail à domicile, travail « indépendant ») que par des formes péri- ou post-salariales (intermittents du spectacle, contrats de type commerciaux remplaçant les contrats de travail, travail de « proximité »).

S'il ne s'agit pas de faire de ces formes et particulièrement de l'intermittence une réponse à la flexibilité patronale et une nouvelle base pour l'autonomie (c'est un peu la position de Negri et Lazzarato), s'il ne s'agit pas de faire de tous les travailleurs des travailleurs intermittents (comme l'énonce pourtant un tract d'« Agir contre le chômage » du 19/12/96), il ne s'agit pas non plus de condamner ces formes d'emplois et de demander à ce que tout le monde Soit fonctionnaire (ce qui semble parfois ressortir des positions d'une organisation libertaire comme la cnt).

On retrouve ces confusions ou ambiguïtés dans l'analyse de toutes les formes de précarité et plus généralement dans l'analyse du chômage. Au lieu d'une analyse objective des transformations de la société capitalisée, on trouve bien souvent une sorte de misérabilisme social qui ne tient pas compte de la persistance et de la diversification des pratiques anti-travail par rapport aux luttes et aux formes d'action des années 65-75. La flexibilité n'est plus vue que comme une stratégie du capital (l'extrême-gauche s'aligne sur les positions de la cgt des années 80 !), alors qu'elle est aussi, parfois, une tactique des individus (auxiliaires de la fonction publique, intermittents du spectacle, « professionnels » de l'intérim, saisonniers endurcis, spécialistes des chantiers occasionnels etc.). D'une manière plus générale il ne faut pas confondre mobilité et précarité. C'est sombrer dans l'économisme que de ne voir que chômage et précarité là où il y a aussi et surtout crise du travail et de ses valeurs. Le travail précaire est alors considéré comme un danger particulier et surtout une forme dégradée de travail donnant lieu à une forme dégradante de statut. A partir de telles positions il devient très difficile d'affirmer une position autonome, une position qui se distingue de celle des différents gestionnaires du capital ou de celle des grandes centrales syndicales, cogestionnaires de la force de travail. Il n est donc pas étonnant qu'on entende parler de droit au travail garanti pour tous, ce qui se veut sans doute plus radical que le droit au travail des constitutions de 1945 et 1958 ou que « l'interdiction du chômage » de B. Tapie.

iii - Gestion du social ou perspective politique

1) Revendications et luttes actuelles

On ne peut comparer le chômage des années 30 (chômage de déflation et d'écroulement général de la production, faible productivité sauf aux États-Unis), avec le chômage actuel qui combine une croissance très modérée de la production et des forts gains de productivité. On ne peut non plus comparer les chômeurs et les « exclus » actuels avec ceux de l'époque. La transformation des rapports sociaux et le procès d'individualisation ont détruit la dialectique des classes et renvoyé ces individus à leurs particularités et à l'atomisation. Ils sont devenus comme étrangers aux anciennes valeurs de classe elles-mêmes en déclin parmi les salariés encore soumis au travail. On n'a donc pas affaire à une « société de travailleurs sans travail », figure arendtienne reprise par Castel dans Les métamorphoses de la question sociale, mais à une société qui ne sait plus ce que c'est que le travail et qui ne produit plus automatiquement des « travailleurs ». Tout le discours sur la soi-disant inadéquation de l'école à l'entreprise trouve là aussi son origine sans forcément saisir le sens du phénomène. Non seulement la masse des jeunes rencontre des difficultés pour trouver un emploi, mais peu de choses désormais, dans un cursus scolaire « normal » les prépare au travail. Il y a une convergence de plus en plus saisissante entre d'un côté, absence de travail scolaire réel et de l'autre l'absence réelle de travail qui guette beaucoup de jeunes à la sortie. Le travail en tant que valeur abstraite n'est plus ressenti que comme un principe arbitraire parmi d'autres. Coupé de sa cohérence (contenu, sens, discipline), il n'est plus une valeur reconnue. Et progressivement, par capillarité en quelque sorte, c'est toute norme qui est perçue comme arbitraire. La crise des valeurs liées au travail rencontre ici la tendance à l'inessentialisation de la force de travail, dans une société de surnuméraires. Il n'y a alors plus aucune raison pour que la violence des rapports sociaux n'explose pas aussi dans l'école.

Il ne s'agit pas d'opposer « inclus » et « exclus » comme le font les sociologues, il ne s'agit pas non plus d'opposer les luttes dans le secteur travail aux luttes extra-travail puisque ces dernières ne représentent pas ce qui serait un nouveau terrain privilégié des luttes dans la situation actuelle, mais sont le produit de l'impossibilité à organiser encore la reproduction des rapports sociaux sur la base du travail .Il s'agit juste de tenir compte du fait que les conditions d'une unité ne sont plus données immédiatement par ce que l'on appelait traditionnellement la « situation de classe » En effet, l'unité ne peut plus se faire sur la base de la dynamique du capital comme ce fut parfois le cas dans la période de croissance fordiste durant les Trente glorieuses. Les revendications ont donc forcément des connotations corporatistes puisqu'elles mettent enjeu des situations d'éclatement de la force de travail.

La revendication d'une forte baisse du temps de travail, du type 32 heures de travail hebdomadaire sans baisse de salaire (revendication de la cnt et de la tendance Lipietz au sein du parti écologiste) se présente comme un moyen de recréer une unité en liant le problème de la baisse du temps de travail au volume global de l'emploi. Mais dans ce cas on ne peut qu'être surpris par l'aspect modéré de la revendication. Que des salariés luttent ici et maintenant pour les 32 heures immédiates est forcément une bonne chose, mais qu'on en fasse une revendication nationale est déroutant. La revendication des 32 heures s'inscrit, malheureusement, soit dans une tactique de différenciation et de surenchère (cnt) par rapport à d'autres organisations syndicales qui sont encore sur la revendication des 35 heures (cfdt et cgt), soit dans une optique de nouveau gestionnaire (Lipietz et la question de la course de vitesse entre mise en place effective de la baisse du temps de travail et accélération de la productivité compensatrice).

Or, pour avoir une portée à la fois efficace (du point de vue de la réduction du chômage) et utopique (dans ce qu'elle préfigure de potentialités pour une activité libre), la revendication d'une baisse du temps de travail doit se situer au-delà du principe de la domination de l'économie (principe qui maintient justement les revendications « révolutionnaires » aux alentours des objectifs envisageables par le système lui-même), tout en tenant compte des bouleversements qu'il faudrait opérer sur le fonctionnement d'ensemble du système. C'est là toute la difficulté. En effet, une revendication d'une baisse massive et rapide de la durée du travail à 20 heures par semaine serait tout à fait possible, au niveau européen, par exemple, vu les réserves de productivité que garantit le niveau actuel d'accummulation de capital. Or cela ne créerait pas beaucoup d'emploi Si on laisse filer la productivité, mais des inégalités supplémentaires. A l'inverse, la même revendication à productivité égale pourrait conduire à un « partage du travail », à condition que les emplois soient substituables à des situations individuelles de non-emploi. Mais nous savons bien que la division du travail sous sa forme moderne rend aléatoire cette solution. Cette notion de partage du travail est ambiguë et dangereuse. Là encore il faut distinguer ce qui serait une pratique de lutte par exemple le refus des heures supplémentaires équivaut à un partage effectif du travail ; de ce qui serait un slogan qui, de notre point de vue, ne conduit qu'à partager des choses que l'on devrait transformer ou supprimer. Dire comme certains, qu'il faudrait que tout le monde travaille, mais moins, conduit à accepter les fondements productivistes du système de domination ainsi que son organisation du travail. Utiliser ce slogan serait également redoutable par l'usage que pourrait en faire le système de reproduction capitaliste qui pourrait imposer un partage contraint aboutissant à déshabiller Paul pour habiller Pierre.

La question de la baisse du temps de travail n'est pas prise à la racine car elle imposerait une révolution dans la théorie et des pratiques de luttes totalement nouvelles. En effet, Si aujourd'hui la baisse du temps de travail s'avère pensable et « digérable » du point de vue des pouvoirs en place, c'est parce qu'elle est toujours conçue dans le cadre d'un processus long de rationalisation du procès de production et de gains de productivité dans le court terme, base de toute compétitivité en économie ouverte dans une situation de suraccumulation de capital et de surproduction tendancielle chronique. Dans ces conditions, un compromis de type fordiste n'est plus possible et accepter une baisse du temps de travail de la part des salariés, sans lutte réelle, c'est évidemment déjà accepter une augmentation de la productivité au moins équivalente à la baisse du temps de travail concédée. La lutte pour la baisse du temps de travail doit donc passer par la lutte contre les procédés de rationalisation dans les entreprises et particulièrement dans les services dont certains sont en instance de privatisation. Critiquer le soi-disant Progrès et les dernières trouvailles technologiques doit représenter un des axes principaux de résistance dans un premier temps, de lutte dans un deuxième temps.

2) La question du « lien social »

Dans les Manuscrits de 1844, Marx envisage le travail comme ce qui rend social. Socialité et travail sont pensés ensemble. Marx considère que l'échange, la valeur (il identifie d'ailleurs l'échange symbolique et réciproque avec le troc) et le travail ont toujours existé. Ce sont des « essences » qui ne se manifestent au grand jour que dans le capitalisme, enfin réunies à leurs « substances ». C'est cette perspective qui est finalement le point de départ commun à toute l'idéologie actuelle du lien social et de sa crise produite par ce que certains nomment, avec pudeur, les métamorphoses du travail, la perte de sens de l'activité, mais que nous désignons, pour notre part, comme crise du travail et fin de sa centralité dans un « système de reproduction capitaliste » qui est par définition un système de crise. En effet, Si le mpc connaît des crises, sa dynamique les lui fait surmonter et c'est en cela qu'il a « révolutionné » le monde, alors que le système de reproduction capitaliste est un système qui se barricade, c'est un capitalisme du retrait et de retraité.8

Or, parler de lien social c'est ne pas tenir compte de la place centrale occupée dans l'histoire par le rapport individu-communauté et la tension de nature historique et politique qui l'anime en période de crise. Si la sociologie de la fin du xixe siècle (Durkheim, Tönniees) a essayé de dépasser l'opposition philosophique traditionnelle entre individu et société en se fixant sur une naturalité du lien social dans la communauté, la problématique actuelle fait du lien social un référentiel absolu, condition de l'existence, cette fois, de la société. On a alors l'impression que la société n'existant plus, c'est une sorte de théorie politique et sociale qui doit la recréer.

Ce qu'on appelle la crise du lien social aujourd'hui repose sur une incompréhension de ce qu'est le procès d'individualisation et les nouvelles formes du rapport individu-communauté. L'idéologie des droits de l'homme, dominante, est l'expression la plus immédiate de cette incompréhension. Elle est une des formes historiques du rapport individu-communauté ; celle où la tension vers la communauté prend la forme de la particularité sous couvert d'universalité. Toutes les particularités sont équivalentes en ce qu'elles fondent l'unité de l'espèce humaine sur sa diversité culturelle.

Peu importe que le lien social ait une source naturelle ou historique et conventionnelle9, c'est encore poser le lien social comme extérieur aux individus. Le problème n'est pas celui de l'origine du lien social mais celui de la nature des rapports sociaux.

La base de cette problématique du lien, c'est l'inscription dans une conception de la coupure individu/société. L'individu n'y est pas considéré d'emblée comme être social. On va donc chercher la source du lien social et pour la plupart des auteurs ou groupes politiques, la source du lien social c'est le travail. Quand est énoncée la crise du travail, il en découle naturellement une crise du lien social. Chez D. Méda10, on trouve l'idée qu'il faudrait abandonner la mystique du travail (l'idéologie du travail sans la réalité du travail) et recréer le lien social en développant de nouvelles activités. Méda confond ici le travail en tant que mise en œuvre « technique » de la production et salariat en tant que système de domination et de reproduction sociale. Or ce n'est pas le travail qui crée le lien social, c'est le salariat qui produit des rapports sociaux à l'intérieur desquels, mais secondairement, se tissent des relations sociales dans le travail et autour du travail.

A l'époque des luttes de classes et de la transformation du monde par ces mêmes classes, ces relations ont pu prendre la forme d'une communauté de classe, d'une communauté ouvrière. L'inclusion ou l'exclusion s'effectuaient au niveau de toute une classe mais le lien fondamental se situait à l'intérieur de la classe. Les individus étaient encore inclus dans leur classe (subsumés dira Marx dans le vie chapitre inédit du Capital). La classe représentait la médiation entre individu et société dans le cadre d'une société où le travail était l'opérateur central et où les valeurs afférentes constituaient la base des solidarités de classe. La question du lien social ne se posait donc pas.

A l'époque du travail sans objet, à l'époque de l'individu-démocratique, ces relations deviennent fondamentales pour les individus isolés, car elles représentent à leurs yeux la plus grande part du « social ». C'est comme Si la relation elle-même devenait la médiation. Les revendications d'un revenu garanti vont dans le même sens dans la mesure où elles amènent à concevoir le revenu comme étant la médiation sociale à l'époque de la crise du travail.

Dans le milieu d'extrême-gauche, ce qui plaît chez Méda, c'est qu'elle produit une critique de l'autonomisation de l'économie par rapport au social, analyse que l'on retrouve d'ailleurs sous un autre angle chez V. Forrester et son Horreur économique. Or cette analyse n'est pas nouvelle. Karl Polanyi dans La grande transformation l'avait énoncée dès 1944, sans que son impact dépasse un cercle étroit de spécialistes. S'il en est autrement aujourd'hui, c'est que ce qui n'était qu'une constatation est devenu, dans la crise du travail, une contradiction explosive qu'il est toutefois erroné de vouloir résoudre par un simple contre-pied, comme semblent le penser Méda et Forrester. En insistant sur le lien social en soi, on élimine ce qui a toujours fait la richesse des rapports individu-communauté, que ce soit dans la dimension symbolique (les premières communautés) ou dans la dimension prométhéenne de la transformation du monde et des hommes, ou dans la dimension révolutionnaire (le communisme). Le lien social n'est alors qu'un lien de basse intensité qu'il faut activer par l'appel à une nouvelle citoyenneté, par l'appel à une communauté des citoyens (D. Schnapper).

3) Retrouver une force politique

Si Méda fait bien surgir la nécessité de « réinventer la politique », elle reste prise dans la problématique traditionnelle de la philosophie qui sépare et oppose individu et société. S'il y a rupture d'une unité qui est normalement assurée par la politique à l'époque moderne, ce serait à cause de cette dictature de l'économie qui donne la priorité à l'individu, sous la forme de l'homo economicus guidé par son intérêt égoïste alors qu'il faudrait la donner à la société, à l'intérêt collectif. La crise de la politique est alors vue uniquement comme produite par une régulation économique et sociale qui ne laisserait aucune place à « l'animal politique » que nous sommes (Méda convoque ici Aristote et Arendt). En fait, Méda ne tient pas compte des effets du procès d'individualisation dans les rapports individu/communauté, évolution qui nécessite une autre approche du pouvoir, un nouvel imaginaire social et politique (Castoriadis) qui ne passe plus par la médiation de l'État, même si parfois l'État conserve encore la figure symbolique du bien commun ou de l'en-commun (cf. les grèves de 1995 et les ambiguïtés autour de la notion de service public). A aucun moment Méda n'envisage la possibilité d'une auto-régulation à partir de l'élaboration de nouvelles règles communes qui restent à trouver et qui définiront les nouveaux rapports individu-communauté. Bien au contraire, elle cherche dans une nouvelle théorie de l'État fondée sur les conceptions hégéliennes du Pouvoir et du Droit, mais actualisée aux conditions de notre époque, une solution à la crise du lien social. Ainsi, c'est de l'État que devraient partir les nouvelles médiations. A partir de là fleurissent les banalités habituelles sur la nécessité de libérer du temps pour les activités communicationnelles (l'action n'est alors que celle de « l'agir communicationnel » d'Habermas) et l'exercice de la chose publique, pour accéder à une nouvelle citoyenneté. La politique n'est pas perçue comme étant à la fois action et projet d'autonomie (se donner soi-même mais avec les autres), ce qui pourrait définir par contre les objectifs d'un mouvement libertaire. Chez Méda, la politique nouvelle est conçue sur le modèle traditionnel de la séparation. La politique est une activité particulière qui devrait pouvoir être exercée par tous. Or, il ne s'agit pas de faire de la politique parce que l'homme serait un homo politicus brimé, mais parce que c'est aujourd'hui une dimension nécessaire des luttes contre la domination et donc contre la société capitalisée.

Pourquoi rechercher à tout prix une source à l'être social des hommes, alors que c'est justement un caractère qui les définit ? Pourquoi ne pas simplement reconnaître que c'est l'activité qui est au cœur de l'humain et que tout type d'activité, même contemplative, participe, y compris dans l'aliénation et la domination, de la production de l'humain et du monde (nature intérieure et nature extérieure de l'homme) ? Une fois reconnu cela, alors on peut se poser les vraies questions, celle de la liberté (mais aussi celle de la finitude, trop oubliée), celle des conditions de la non-domination, celle d'une vie agréable.

Quand nous parlons d'exigence politique, nous tentons de repartir de là où. la théorie de Marx s'est arrêtée sur cette question (la détermination du capital comme rapport social renvoie la politique dans le ciel de la superstructure et l'isole dans un champ particulier, celui du Pouvoir et d'un État qu'il faut conquérir) et de là où les anarchistes ont échoué dans leurs expériences historiques (chassez la politique en la mettant à la porte ne l'empêche pas de rentrer par la fenêtre… et de s'installer au gouvernement comme l'a montré douloureusement la guerre d'Espagne). Mais cette exigence est pour le moment désarmée devant :
– une imprégnation du « social » qui est le pendant de la domination de l'économie et qui conduit à poser une nouvelle objectivité du social, à côté donc de celle de l'économie. De la même façon que la « nécessité » se fait économique, tout problème devient « social ». Et le social, comme l'économique, se « règle » par la gestion ;
– le fait que concrètement, aujourd'hui, un dépassement politique de cette fausse opposition entre l'économie et le social ne signifie rien immédiatement, comme le montre encore le mouvement actuel des chômeurs ;
– une pensée dominante, d'inspiration kantienne, à la base de la théorie des droits. Ce qui est capable de forcer la reconnaissance acquiert le droit d'être. La reconnaissance n'est plus politique mais juridico-procédurale (Michel Freitag11).

Quand nous posons l'urgence de la politique, nous avons bien conscience d'une ambiguïté, puisque de tous côtés on entend des appels au politique. Mais, pour nous, il ne s'agit pas de refonder une politique qui justement prend acte de la dissolution des mouvements sociaux ou de leur caractère fondamentalement corporatiste, position qui pourtant risque d'être bientôt dominante. Il ne s'agit pas de réhabiliter la politique, mais de lier politique et mouvements de luttes.

Notes

1 – Cf. Temps critiques no 6/7.

2 – F. Fourquet, Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, La Découverte, 1989.

3 – Capital fictif : capital sous forme financière ou spéculative (ex. : les « capitaux flottants » l'argent de la dette, la monnaie de crédit) dont la réalisation en richesse effective n'est jamais évidente.

4 – La crise asiatique tend à réduire le caractère exemplaire du modèle japonais en généralisant les conditions de la capitalisation mondiale.

5 – Sur Négri et le « néo-opéraïsme », cf. les inédits consacrés à l'« Autonomie » in Anthologie de Temps critiques, volume 1, l'Harmattan, été 1998.

6 – Cf. Temps critiques no 4.

7 – André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, 1997, éd. Galilée.

8 – Voir l'importance nouvelle prise par les situations de rente ces dernières années, aussi bien au niveau des entreprises que des ménages. La conscience de cela affleure souvent dans la comparaison avec la situation à la fin de l'empire romain, ce qui marque déjà une évolution par rapport à la vision économiste de la « crise finale » dans les années 20-30.

9 – Cf. Farrugia, La crise du lien social, L'Harmattan, qui vise à démontrer l'aspect conventionnel et réformable du lien à partir d'une lecture rousseauiste du lien et du contrat social.

10 – D. Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier.

11 – M. Freitag, Dialectique et société, L'Âge d'Homme.