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Guerre du capital et antiennes anti-impérialistes : l’Ukraine

par Temps critiques

Le capital ne dépasse rien

La crise sanitaire avait entraîné l’idée fugace que l’ancien monde pouvait, dans l’urgence, laisser place à un monde nouveau parce que l’événement semblait passer au révélateur ce qu’implique l’acceptation et la reproduction de ce qu’on a appelé la société capitalisée. Celle-ci pouvait être remise en cause non pas au nom d’une prise de conscience, car de tout cela tout le monde ou presque est plus ou moins conscient. En conséquence, il ne s’agissait pas de retourner aux « valeurs » (conservatrices) ou aux « vraies valeurs » (éthiques) que la révolution du capital bouscule, mais d’expérimenter quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Mais on sait qu’à part le développement de gestes de solidarité et une remise en cause partielle et en actes des hiérarchies dans certains secteurs et particulièrement à l’hôpital, il ne se passa plus grand-chose. En effet, État et capital furent les seuls à même de répondre au défi sanitaire. Le respect des mesures de confinement puis la confiance majoritaire dans les vaccins ont permis une remise en route de l’ordinaire. Contrairement à la nouvelle ritournelle à prétention anticapitaliste d’un retour au business as usual, elle s’est faite d’abord sur la base de la continuité logistique qu’offre la plasticité des technologies de l’information et de l’économie de plateforme. Elle a gommé en partie les blocages qu’occasionnait la crise sanitaire. Elle s’est faite ensuite sur la base des nouvelles logiques du pouvoir politique marquées par l’absence de position politique et l’aversion au risque, le « en même temps » et l’impératif de l’adaptation permanente. Cette plasticité au niveau des « politiques » forme le pendant des flux d’informations et de marchandises d’une part et de la flexibilité des processus de production d’autre part. Cela fonde une forme commune de « gouvernance » qui permet de comprendre que hormis dans quelques pays dirigés par des « figures1 », les mesures de lutte contre la pandémie eurent tendance à converger. Du monde d’après qui ne serait plus comme celui d’avant, il ne resta finalement que le maintien d’une récurrence théorique autour de la transition énergétique ; parce que loin de « disrupter » avec la crise sanitaire hier et la guerre en Ukraine aujourd’hui, cette transition est au centre d’un projet à long terme de « développement durable ». Elle est la tête de pont du projet : « il faut que tout change pour que rien ne change » comme disait Lampedusa dans Le Guépard. Et ces deux derniers événements sont autant de révélateurs des urgences à relever pour les pouvoirs en place. Dans les deux cas, il y a une remise en cause non assumée de manière critique, de la croyance en la main invisible du marché et à sa capacité à assurer une domination parfaite et abstraite du capital comme s’il n’y avait plus de forces et de puissances bien concrètes à l’œuvre ; et de ce fait, il y a prise en compte des limites de notre rapport à la nature extérieure et à un niveau plus basique (le rapport du GIEC comme nouveau destin commun), de la contradiction entre interdépendance et indépendance (cf. les plans de réindustrialisation/relocalisation).

Globalisation et universalisme multiculturel du marché, prix bas suivant une division du travail épousant la théorie des avantages comparatifs2 absolus ou relatifs, interdépendance, telles semblaient être les caractéristiques des quarante dernières années. Une version contemporaine du « doux commerce » de Montesquieu semblait avoir gagné, non seulement chez les libéraux anglo-saxons, mais aussi pour les tenants allemands de l’économie sociale de marché et leur formule Wandel durch Handel (« le changement par le commerce »). Et son appréhension à gauche comme le triomphe de l’idéologie néo-libérale, a fait reculer la critique audible dans le débat politique jusqu’à demander encore plus d’État comme position de « résistance », mais sur fond d’idéologie victimaire.

Quant à nous, tout en critiquant par bien des côtés cette idée du triomphe d’une telle forme capitaliste, nous avons grandement sous-estimé le lien qu’il pouvait y avoir entre la restructuration sous forme réseau et la forme marché, non pas jusqu’à remettre en cause l’idée de la puissance de forces capitalistes bien repérables y compris au sein de l’État restructuré sous la forme réseau, mais en faisant comme si cette voie était déblayée, et que le capital ne rencontre plus d’obstacles majeurs à sa dynamique.

Or, l’idée d’un pur capitalisme anonyme des réseaux et l’illusion d’une mise en réseau heureuse tombent avec la pandémie, un risque non planifié par les stratégies capitalistes, mais néanmoins anticipé puisque Bill Gates avait déjà décrit les ravages d’une pandémie mondiale, il y a bientôt une dizaine d’années ; comme il tombe avec le retour des conflits de puissance étatiques, gelés tant bien que mal depuis 1945. Il s’avère finalement que la Russie est bien plus une puissance réémergente qu’elle n’est un marché émergent pour reprendre la langue de l’économie.

La ruse de l’histoire

Le retour des puissances et le rééquilibrage auquel on assiste3 agit comme une ruse de l’histoire qui contredit à la fois Fukuyama et sa « fin de l’histoire » et Huntington et sa guerre entre civilisations, sans pour cela redécliner les formes anciennes de l’impérialisme. La guerre menée par Poutine nous en fournit un exemple parce que ses raisons en sont bien plus politiques, idéologiques et religieuses4, qu’économiques. De la même façon qu’Hitler n’a pas pris le pouvoir pour que Krupp puisse vendre sa machine de guerre, Poutine ne mène pas une guerre à haut risque pour s’approprier les centrales nucléaires, le blé ukrainiens et le vieux Donbass industriel, mais pour défendre un système de « valeurs » qu’on peut refuser ou juger abject, mais qui n’en existe pas moins avec la reprise des thèses néo-eurasianistes de son idéologue Alexandre Douguine sur un monde multipolaire reposant sur des grands espaces, l’opposition à un Occident décadent et à une démocratie somme toute fictive qui lui permet de se moquer de la façon dont le gouvernement français et sa police traitaient les manifestants en France, par exemple pendant le mouvement des Gilets jaunes.

C’est d’ailleurs ce qui agace et gêne les puissances occidentales en déficit de démocratie et qui ne lui opposent que des sanctions économiques comme si l’homo economicus avait triomphé sur toute la planète. Ce n’est pas non plus le retour à la guerre froide car les camps et la qualification des amis/ennemis ne sont plus figés. La Chine a d’ailleurs un grand rôle à jouer dans une triangulation qui n’est plus celle de l’ancienne partition en deux blocs. Elle a en effet, un autre poids que ne l’avaient les pays « non alignés » (le tiers-monde) et son rêve de puissance est, à l’inverse de la Russie impériale, centré sur l’État-nation (incluant donc Hong-Kong et Taïwan) avec des objectifs plus néo-colonialistes, comme en Afrique, qu’impérialistes.

D’ailleurs la Russie qui connaît des difficultés à assurer sa domination sur son territoire dans la mesure où kleptocratie et oligarques empêchent toute redistribution capitaliste conséquente et embryon de vie démocratique, vivant essentiellement de la rente sur les richesses du sous-sol, serait bien en peine d’assurer la reconstruction puis la survie d’un pays aussi grand de surface et de densité de population que l’Ukraine. La solution guerrière semble paradoxalement plus un signal de faiblesse de l’État russe que de sa force ; une faiblesse d’autant plus apparente que la solidité des services de renseignement et de l’évaluation des rapports de force n’est pas apparue évidente, d’où d’ailleurs l’exclusion du responsable de ses services avant le début de la guerre5. Mais l’appréhension objective des rapports de forces est biaisée par le fait que dans cette crise, les Occidentaux ont laissé à Moscou la maîtrise de l’escalade, concept clé en matière de dissuasion, qui avantage systématiquement celui qui en a l’initiative. En effet, l’OTAN a fixé d’entrée de jeu les limites à ne pas franchir, excluant directement toute intervention hors de ces limites et l’Ukraine y est extérieure. Ce sophisme des limites s’étend à l’idée que l’interdiction du ciel aux avions russes devrait être considérée comme une déclaration de guerre à la Russie et cela même si pas un avion de l’OTAN ne pénétrait dans l’espace aérien russe et biélorusse. Un signe de plus que les Américains n’ont aucun intérêt dans l’affaire puisqu’en laissant faire ils affaiblissent et l’Europe et la Russie et rendent improbables l’idée gaulliste de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural », celle de Gorbatchev de la « maison commune » proposée en 1991 et leur propre conception d’une mondialisation heureuse qui non seulement incluait la Chine dans les relations internationales puis le marché mondial (OMC), mais aussi l’ancienne URSS. C’est ainsi que sur l’initiative des États-Unis, la Russie entre en 1992 au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale et qu’elle obtient des dizaines de milliards de dollars de prêts continus dans les années qui suivent. Elle rejoint le Conseil de l’Europe en 1996, puis le G7 en 1997 (qui devient G8). Moscou bénéficie aussi du soutien de Washington lors de la crise du rouble en 1998 et d’une assistance financière d’urgence de Bruxelles. Du mépris et de l’arrogance, il y en eut, certes — notamment de la part des États-Unis durant les guerres des Balkans —, mais la balance ne penche pas du côté de l’humiliation, alors pourtant que des voix se font entendre pour justifier l’agression russe au nom de cette prétendue humiliation. Quant aux Européens, eux, des intérêts, eh bien ils en ont au contraire trop pour prendre des mesures plus radicales que les sanctions économiques doublées de sanctions culturelles contre Dostoïevski et Tchaïkovski. Par contre Poutine ne fixant aucune limite, non seulement Kiev se retrouve menacée, mais aussi la Moldavie et la Géorgie qui demandent maintenant, non seulement leur intégration immédiate à l’UE, mais aussi à l’OTAN.

Il est à remarquer que l’extension à l’Est de l’UE n’est pas une opportunité pour le noyau dur de l’UE qui a assez à faire avec le choc asymétrique, d’ordre économique ou financier, que produit chaque crise avec ses pays en bordure méditerranéenne, France comprise, sans parler des positions particulières prises par ses membres classés parmi les « démocraties illibérales » comme la Hongrie d’Orban, cheval de Troie de Poutine dans l’UE. L’Allemagne ayant retrouvé son « espace vital » historique, culturel et géographique de la Mitteleuropa à travers son Ostpolitik d’abord, puis la rebalkanisation de l’ex-Yougoslavie, on ne voit pas non plus ce qu’elle chercherait dans une intégration de l’Ukraine ou de la Moldavie6. L’UE a donc intérêt à des sanctions modérées, alors qu’une étude universitaire allemande vient de le démontrer : un arrêt immédiat des importations coûterait au maximum entre 2 % et 3 % du PIB allemand (Piketty, Le Monde, le 13-14 février). Mais en attendant, l’UE verse 640 millions d’euros par jour pour l’approvisionnement en gaz de la zone. De la même façon, si l’UE, la Grande-Bretagne et les États-Unis voulaient prendre de véritables sanctions qui ne touchent pas que quelques dizaines d’oligarques, mais un nombre beaucoup plus important d’entre eux agissant de façon discrète, il faudrait qu’ils revoient leur système général de surveillance des grandes fortunes avec de nouvelles règles, même capitalistes, capables de s’en prendre aussi aux fortunes de leurs propres ressortissants (ibid.). Or à Londres, les oligarques russes ne créent aucune nouvelle structure, même si on parle de « Londongrad ». Ils profitent juste des facilités et opportunités des règles britanniques de droit des affaires qui leur permettent une intégration quasi naturelle fonctionnant comme une nouvelle norme (cf. par exemple, leur rachat de clubs de football). Ainsi, Boris Johnson peut-il, tout aussi naturellement, nommer Evgeny Lebedev, propriétaire de l’Evening Standard et de The Independent, à la Chambre des lords, malgré un avis contraire des services de sécurité. Et si on revient à la France, TotalEnergies décide de rester, « quoiqu’il en coûte », présente en Ukraine et surtout en Russie malgré la guerre. Pourtant, d’autres compagnies pétrolières américaines ou anglaises se sont retirées et nul ne peut penser que l’État français ne soit pas là derrière cette décision, en spécialiste du « en même temps » et du double langage7. Sur ce front, il est à noter que le géant pétrolier russe Loukoil, deuxième entreprise pétrolière du pays, a appelé dès le 2 mars à « arrêter rapidement » la guerre en Ukraine. « Nous prônons un arrêt rapide du conflit armé et soutenons sans réserve son règlement via un processus de négociation et des moyens diplomatiques », a indiqué le conseil d’administration de Loukoil dans un communiqué. Se disant « préoccupée face aux événements tragiques en cours en Ukraine » et exprimant « sa profonde sympathie pour tous ceux qui ont été touchés par cette tragédie », l’entreprise a assuré « mettre tout en œuvre pour continuer à fonctionner de manière stable dans tous les pays et régions du monde » (Le Parisien, le 3 mars).

Dans la société capitalisée, les qualifications politiques ayant perdu une partie de leur objectivité historique comme on peut le voir avec les élections en France où la moitié des candidats marquants sont traités de fascistes ou de populistes, parce que le gouvernement en appelle à un retour à une souveraineté nationale peu populaire et disons droitière8, Zelenski et les Ukrainiens peuvent être traités de nazis par Poutine parce qu’il n’y a plus entre eux de référence partagée. Or Poutine cherche justement à raviver l’histoire et l’épopée de la « Grande Guerre patriotique » — unissant Biélorusses, Ukrainiens et Russes contre l’Allemagne nazie — à travers l’établissement de ses républiques artificielles du Donbass, pointe avancée d’une nouvelle lutte contre les nazis… ukrainiens. Dans cette mesure et surtout pour certains pays qui se sentent menacés par le retour des grandes puissances, l’État-nation redevient une référence comme on le voit pour l’Ukraine aujourd’hui. Une tendance réapparue d’ailleurs plus généralement pendant la crise sanitaire, parce que la forme nation de l’État semble assurer une meilleure protection que le monde des réseaux, en occultant toutefois que si l’État au niveau national distribue les aides comme on a pu le voir avec les mesures de chômage partiel pendant la crise sanitaire, c’est le processus de globalisation qui continue à distribuer les trajectoires géopolitiques et sociales au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet à travers les flux de capitaux et de force de travail qu’États, FMN, banques et GAFA impulsent. Ainsi, « la France des start-ups » peut se targuer du développement rapide de Doctolib, mais cette « jeune pousse » n’existerait pas sans les capacités d’hébergement d’Amazon. Il y a donc bien là une interaction contradictoire que nous avons relevée dans notre article précédent sur le rééquilibrage.

Quelle position politique ?

Tout d’abord, les gouvernements des pays capitalistes occidentaux ne sont pas engagés directement dans la guerre. La situation est donc fort différente de celle qui prévalait au moment de la première guerre du Golfe où le mouvement anti-guerre avait pu se développer dans des pays ayant mobilisé des troupes contre le gouvernement de Saddam. Il n’y a donc pas pour le moment de mouvement pour la paix conséquent dans les pays non-engagés, tout juste des manifestations monstres comme à Berlin ou des manifestations témoignages comme en France. Et en Ukraine, à notre connaissance, il y a seulement des actions de démoralisation qui insistent sur le nombre élevé de soldats russes tués avec un appel aux mères russes parce que pour les Ukrainiens, il n’y a pas de position de défaitisme révolutionnaire tenable en dehors de cercles infimes qui ne peuvent de toute façon guère rendre publique leur position. Si défaitisme révolutionnaire il pouvait y avoir, il se trouverait éventuellement du côté russe, mais au nom de quoi le défendre ? En effet, le fil rouge des luttes de classes est coupé et l’idée d’une guerre révolutionnaire est absente aussi bien chez les deux belligérants que parmi des forces extérieures. Même la lutte contre la guerre tout court n’a plus que l’horizon limité de la lutte en faveur de la paix.

Ensuite, nous ne sommes pas un centre internationaliste pouvant décider d’un « programme » pour l’Ukraine qui serait la position à tenir sur place, que ce soit en Russie ou en Ukraine. On peut juste discuter de ce qui peut être fait ou non à partir d’ici, dans les pays capitalistes occidentaux. C’est pour cela que la position publique de Chomsky pouvait constituer un point de départ même si elle n’est pas claire quand il fait allusion à la « campagne chauvine antirusse ». Qu’elle puisse se développer en Ukraine, ce n’est pas une évidence si on prend en compte la série ukrainienne « Au service du peuple » dans laquelle Zelenski joue son propre futur rôle. D’ailleurs, en Europe le sentiment antirusse vise surtout Poutine, les oligarques et par extension leurs obligés, dont beaucoup d’artistes à la solde de ces mêmes oligarques — ne serait-ce que parce que ce sont eux qui les font exister par leur financement. Ce n’est en effet pas le peuple russe dans son ensemble qui est visé par le quidam qui n’a pas plus de préférence a priori que pour le peuple ukrainien, si ce n’est, à la limite, un penchant pour le « petit » contre le « gros ».

Enfin, toute position qui part de l’existence de l’OTAN se place du point de vue de l’ancienne guerre froide comme si elle était responsable de l’écroulement du bloc soviétique. Pourtant, Castoriadis dans Devant la guerre (1981), déclarait : « La seule idéologie qui reste, ou peut rester vivante en Russie, c’est le chauvinisme grand-russien. Le seul imaginaire qui garde une efficace historique, c’est l’imaginaire nationaliste — ou impérial. Cet imaginaire n’a pas besoin du Parti — sauf comme masque et, surtout, truchement de propagande et d’action, de pénétration internationale. Son porteur organique, c’est l’Armée. […] L’Armée est le seul secteur vraiment moderne de la société russe — et le seul secteur qui fonctionne effectivement9. » Il conceptualisait ce secteur comme « statocratie » influençant largement la « nomenklatura » de l’époque. Certes, la montée en puissance des oligarques à partir de l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev et Eltsine a semblé rompre avec cet imaginaire dans la mesure où cette transformation allait de pair avec le développement des échanges et l’ouverture de la Russie à l’Ouest… et une baisse continue des dépenses de défense tombées à 4 % du PIB en moyenne entre 2010 et 2020 (source, Le Monde, le 18 mars 2022), alors que Castoriadis parlait de 15 % à l’époque de son livre. Force est de reconnaître que ces accapareurs de la richesse russe, qui n’ont pas été emprisonnés ou qui ne se sont pas enfuis à l’étranger, se sont eux aussi rendus aux arguments idéologiques du maître du Kremlin.

Il est par ailleurs absurde, qu’alors que la chute du Mur de Berlin était saluée par tous les communistes de gauche comme une levée de verrou par rapport au « socialisme réellement existant », Poutine soit quasiment aujourd’hui reconnu comme un « résilient » du communisme par des individus issus de ces courants ou, ce qui est moins étonnant, par des ex-staliniens des partis communistes orthodoxes. Nombre d’entre eux s’appuient d’ailleurs sur des informations en provenance du controversé Telegram. Ce réseau s’est en effet progressivement développé à l’Ouest pendant la crise sanitaire, tout particulièrement chez les manifestants antivax et antipasse et pendant les « convois de la liberté ». Pourtant, si à l’origine, il a servi de réseau contestataire à de jeunes Ukrainiens, parce qu’il n’y a pas de modération, il semble servir aujourd’hui en Russie, à pratiquer la désinformation et à faciliter des délations contre les opposants russes à la guerre10.

Il est toutefois difficile de trancher sur la question dans la mesure où, par exemple en France, depuis le mouvement des Gilets jaunes, ce sont tous les médias traditionnels qui sont cloués au pilori parce qu’une proportion importante du « peuple » ne leur fait plus confiance, ni d’ailleurs aux partis politiques traditionnels. Celui qui est la cible de ces médias devient alors comme la preuve que les dés sont pipés et que l’information tourne à la propagande, par exemple aujourd’hui, anti Poutine, voire antirusse. Ce soutien côté « radical » se retrouve dans des partis officiels comme la France insoumise empêtrée entre sa sympathie globale pour Poutine, le soutien passé à la politique russe en Syrie et aux massacres d’Alep qui auraient dû pourtant constituer une ligne rouge du même type que celle de Budapest 1956 ; et une realpolitik qui, à l’instar des positions de Podemos en Espagne, l’empêche de proposer un soutien actif à l’Ukraine au profit d’un timide appel à la paix complètement vain du point de vue d’une quelconque efficacité politique.

Avec le retour des puissances, l’anticapitalisme tend à se transformer en un anti-impérialisme qui renvoie les protagonistes de la guerre à un même phénomène et donc à l’équivalence (la propagande ukrainienne vaut bien la propagande russe). C’est un coup de poignard contre tous les manifestants et les personnes, qui mènent aujourd’hui une lutte certes minoritaire contre la guerre en Russie comme l’employée de la télévision russe, qui est intervenue avec pancarte à l’appui pour interrompre le journal télévisé ; ou les manifestants arrêtés dans toutes les grandes villes de Russie. Parler en termes de pure propagande de la part des protagonistes et des deux côtés, c’est faire comme si cette propagande effaçait la mémoire des faits passés. D’ailleurs, de façon préventive, Poutine a essayé d’effacer cette mémoire avec la dissolution de l’ONG russe « Mémorial ». Une mémoire qui est d’ailleurs étroitement liée à l’histoire de l’Europe et de l’ère des révolutions… et des contre-révolutions dans cette même Europe (révolution russe, cosaques et armée blanche contre armée noire de Makhno, puis armée rouge contre la Makhnovchtchina, dékoulakisation et famine de 1932 orchestrée par la Russie stalinienne, anti-sémitisme et nazisme, Grande Guerre patriotique, occupation russe et lutte pour l’indépendance et la démocratie de l’Ukraine). L’universalisme de la solidarité n’est jamais à ce point abstrait qu’il ne fasse de différence émotionnelle avec le contexte historico-politique. C’est ce contexte qui rend difficile aujourd’hui, pour ne pas dire inadéquate, toute appréhension en termes de « deux poids, deux mesures » sur la question des réfugiés ukrainiens qui seraient mieux traités que d’autres types de réfugiés, syriens ou afghans, argument parfois énoncé à gauche sous couvert de racialisation plus ou moins consciente des conflits (les Ukrainiens seraient infestés par les groupes suprématistes blancs) comme si les Russes et Poutine (et d’autres, évidemment) étaient exempts des exactions commises en Afghanistan, Syrie et Tchétchénie.

Ce soutien implicite ou explicite à la Russie peut tenir à plusieurs choses ; soit à l’idée banale de soutenir l’ennemi de nos ennemis — les États-Unis étant la cible principale parce qu’impérialiste par nature, sans tenir compte des changements d’orientation depuis Obama — ; soit parce que Poutine offrirait l’image de quelqu’un qui réhabilite l’action politique et la puissance militaire et peut ainsi briguer le rang de « figure » politique ; soit, enfin, par l’idée, cohérente avec le premier point, que la Russie n’est pas vraiment capitaliste et qu’y règne encore en grande partie un « despotisme oriental », plus favorable à une position anticapitaliste future, même si elle est produite à partir d’une droite poutinienne.

Quant au soutien autre qu’empathique et humanitaire au peuple ukrainien, il ne peut guère s’appuyer sur la supériorité démocratique de l’Ukraine par rapport à la Russie, car Zelenski et son gouvernement n’ont pas chassé leurs propres oligarques. Même s’ils ne sont pas nationalistes chauvins antirusses, leur patriotisme11 ne laisse place à aucune « question sociale » qui puisse être agitée pour orienter dans un sens plus politique la résistance. Bien au contraire puisque le 15 mars, la Verkhovna Rada d’Ukraine (Parlement) a adopté une loi établissant des restrictions sans précédent dans toute l’histoire de l’Ukraine indépendante sur les droits des travailleurs et les activités des syndicats. Cette loi est destinée à réglementer les relations de travail dans le cadre des hostilités lancées par la Russie en Ukraine. Le gouvernement considère qu’il s’agit d’une mesure nécessaire dans des conditions de guerre et que les syndicats sont contraints d’accepter cette situation sans protester. Les syndicats disent que c’est une excuse pour la déréglementation puisque quelques mois avant le déclenchement de la guerre un projet de loi avait déjà été déposé qui envisageait des restrictions au droit du travail… sur les conseils du ministère britannique des Affaires étrangères (source : Serhiy Guz / OpenDemocracy12, le 18 mars 2022). On comprend bien ici le lien entre oligarques, Russes ou Ukrainiens, finalement peu importe, et le gouvernement conservateur britannique.

Les prises de position des anarchistes ukrainiens ou russes que l’on peut lire à ce propos13 ne laissent rien apparaître de cette « question sociale » et aboutissent rapidement, hors les slogans et proclamations habituels, à rejoindre le combat antifasciste14. Une possibilité d’autonomie d’intervention de la part de nouvelles Brigades internationales aujourd’hui, parfois programmée dans certains tracts, faisant référence au Rojava, ne peut cacher qu’elle sera d’autant plus réduite que la stratégie utilisée, pour l’instant du moins, par la direction politico-militaire ukrainienne, est prioritairement celle du renforcement des villes dans la mesure où c’est la prise des villes et de leurs abords qui demande le supplément de forces le plus important de la part de l’assaillant (dans un rapport de 4 à 6 contre 115). Il n’y a qu’au Donbass, que le choix d’une stratégie de guerre des tranchées ou de position a été adopté. La stratégie ukrainienne permet d’ailleurs, avec la séparation entre unités territoriales menant des missions internes de quasi-police et l’armée proprement dite sur le front, d’exercer un maximum de contrôle. En effet, les opérations de guérilla, et par exemple les attaques de petits groupes contre les colonnes de chars engluées aux portes de Kiev ne semblent pas vraiment au programme, alors pourtant que des experts occidentaux pensent que ce sera à terme nécessaire vu le côté asymétrique des forces en présence. Pour l’instant, la direction militaire ukrainienne semble s’en tenir à quelques interventions de « techno-guérilla » avec des équipements sophistiqués dévolus à un nombre restreint de forces vives entraînées et encadrées par des instructeurs américains ou anglais avant le conflit. Des attaques de nuit contre les chars russes et les lignes de communication et de logistique russe sont quand même menées par des unités territoriales qui connaissent parfaitement le terrain. Mais si comme certains le disent l’Ukraine est une « nation en armes », on est loin d’une situation insurrectionnelle d’un peuple en armes. C’est ainsi que les experts militaires étrangers s’interrogent sur l’absence de guérilla résiduelle dans la région de Kherson qui est actuellement la seule à être occupée sous le nom de république de Kherson, par ailleurs la première et la plus facilement conquise par les Russes. Néanmoins, des manifestations de résistance à l’invasion et à l’occupation semblent se dérouler de façon quotidienne dans les rues, sans qu’on sache si elles sont spontanées ou si elles relèvent d’une stratégie de résistance pacifique impulsée par l’État ukrainien.

Ce changement stratégique vers la guérilla, une fois les villes prises, serait peut-être la seule façon, pour des volontaires étrangers, de s’insérer dans la défense de l’Ukraine sans se soumettre complètement à sa direction centrale. Mais pour le moment, la seule possibilité pour ces volontaires semble être de se fondre dans l’armée ukrainienne, ne serait-ce que sous sa structure territoriale, car c’est la seule qui délivre des armes. Les groupes ukrainiens d’anciens soldats d’Afghanistan ou d’ailleurs l’ont bien compris puisqu’ils semblent demander leur admission en tant que groupes. C’est ce que cherchent aussi à réaliser, il ne faudrait pas que nos amis anarchistes l’oublient, les volontaires étrangers pour l’Ukraine en provenance des milieux d’extrême droite. Mais dans tous les cas aucune autonomie ne semble possible et c’est logique puisque la mobilisation générale est décrétée, la militarisation est actée dès le départ et les pôles de recrutement refusent d’ailleurs plus de volontaires qu’ils n’en acceptent, car sous prétexte d’impréparation des volontaires ou d’infiltration, nulle part on ne donne des armes au « peuple », même pas en Espagne 36 où les révolutionnaires allaient les chercher eux-mêmes quand ils en éprouvaient le besoin.

Pour l’heure, des volontaires sont ainsi entraînés, y compris des femmes, pour servir d’auxiliaires garants des infrastructures et de la sécurité. On leur montre le maniement des armes, au cas où, mais sans les entraîner au tir, vu, là encore prétexte ou non, le manque de munitions.

Par la guerre ouverte, la Russie repose directement la question de la puissance au sein du rapport social capitaliste et en reposant indirectement la question de l’accès aux sources d’énergie ou aux terres rares, c’est non seulement celle de leur captation qui est mise à jour, mais aussi celle de nos limites dans nos rapports à la nature extérieure. À côté d’une politique de non-domination qu’il faut continuer à avoir pour objectif, il faut aussi œuvrer à refuser toute politique de puissance.

Temps critiques, le 20 mars 2022

Notes

1 – Aujourd’hui le personnel politique n’est plus que rarement composé de ce qu’on appelait des hommes politiques, professionnels du discours politique, voire idéologique et c’est pour cela qu’ils ne peuvent entraîner d’adhésion politique, comme dans les élections françaises ou faute de « figures », le passe-muraille Macron triomphera. Par comparaison et opposition, les seules « figures » actuelles apparaissent au mieux comme des Machiavel (Mitterrand, mais cela date quand même) au pire comme des tyrans (Bolsonaro, Poutine, Trump).

2 – Pour Adam Smith, chaque pays a intérêt, dans le cadre du libéralisme économique, à se spécialiser dans les productions pour lesquelles ses coûts de production de tel ou tel produit sont inférieurs à ceux pratiqués dans tous les autres pays. Dans ces conditions la production mondiale serait optimale ; Ricardo corrige ce cas d’école qui pourrait conduire des pays à n’avoir aucun avantage absolu par la théorie des avantages relatifs. Toutefois, même si les « excès » de la mondialisation ont pu faire dire à certains économistes dignes de foi, comme Robert Boyer, qu’on était en train de retourner à la prédominance de la théorie smithienne et à ses absurdités, ces deux théories sont limitées par leur hypothèse originelle qui est la fixité des facteurs de production ce qui ne tient compte ni des flux migratoires ni des flux de capitaux (cf. l’importance des investissements directs à l’étranger aujourd’hui).

3 – Cf. notre hors-série Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances.

4 – Cf. le rôle joué par le responsable de l’église orthodoxe ukrainienne liée au patriarche Kirill de Moscou qui exalte une continuité mémorielle et ethnique allant de la Rus’ de Kiev à la Russie de Poutine : cette conception mythologique réactive la construction d’un empire. Position non partagée par sa rivale, jusque-là minoritaire, de l’église orthodoxe d’Ukraine qui soutient la vision d’une Ukraine comme État-nation.

5 – Cela apparaît bien sur le terrain militaire où elle n’en fait pas la démonstration. La modernisation de l’armée russe est à mi-chemin, c’est une armée « peau de léopard ». Dans la guerre contre l’Ukraine, les Russes n’engagent pas leur meilleur matériel. Ils économisent les armes de précision qui sont coûteuses. Des chars jeunes et vieux, une artillerie de base, une chaîne logistique défaillante… On constate aussi qu’ils engagent peu leurs avions, sans doute insuffisamment protégés pour des actions d’appui au sol (cf. Louis Gautier, directeur de la Chaire des grands enjeux stratégiques de Paris 1 et ancien secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale, Les Échos, le 14 mars 2022). Par ailleurs, les forces armées occidentales se forment dans de grands centres urbains d’entraînement. Pas l’armée russe apparemment et elle le paye maintenant. Le taux d’échec des attaques urbaines russes, face à une infanterie ukrainienne nombreuse, pas forcément très compétente, mais motivée et bien équipée en armement léger anti-véhicules, est très important, sauf à Kherson où l’attaque a été menée par les troupes aéroportées (source : https://lavoie­delepee.blogspot.com/). Le même constat est fait par Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes ; auteur de La Nouvelle Armée russe, L’Inventaire, coll. « Carnets de l’Observatoire », 2021) qui déclare : « Dans cette guerre, il ne peut s’appuyer ni sur une armée de haute technologie, ni sur l’ancienne armée de masse dans laquelle les ressources humaines étaient presque sans limites. Il doit faire avec une armée à plusieurs vitesses qui n’a réalisé qu’une modernisation partielle » Le Monde, le 18 mars 2022).

6 – De l’ex-Chancelier Gerhard Schröder à l’ancienne responsable de la transition énergétique au ministère de l’Économie Marion Scheller, ceux qui ont façonné une politique allemande si risquée du point de vue de la dépendance à un fournisseur unique pour l’ensemble du continent, sont désormais des employés de Gazprom [le géant gazier russe].

7 – À noter qu’avec 160 000 salariés, la France est le premier employeur étranger en Russie. (Auchan, Décathlon, Leroy Merlin).

8 – Le concept de souveraineté économique affirmé pendant la crise du Covid (santé, industrie, etc.) se voit élargi à l’énergie, à la défense, à l’alimentaire comme arme.

9 – Republié dans Écrits politiques, tome VI, Guerre et théories de la guerre, Éditions du Sandre, 2016, p. 94.

10 – Des chaînes Telegram ont été créées pour dénoncer de simples citoyens. Les copies de leurs messages pacifistes s’y déversent à un rythme soutenu, avec des appels à prévenir la police contre les « traîtres » (Le Monde, le 12 mars).

11 – La différence paraît mince entre ces deux termes de patriotisme et nationalisme, parce qu’on ne se donne jamais la peine de les définir en les renvoyant dos à dos ou en les assimilant. Or, au niveau théorique, il y a bien une différence fondamentale : le patriotisme, c’est la communauté des affections en vue d’un bien commun cosmopolitique, par exemple il ya des patriotes étrangers, comme dans la Révolution française, alors que le nationalisme a toujours une connotation exclusive. Mais elle est aussi importante sans pour cela qu’on puisse du point de vue critique adhérer à l’une ou l’autre, parce que du point de vue pratique le patriotisme empêche, ou au moins rend difficile, toute action anti-guerre ou « défaitiste révolutionnaire » et limite les positions pacifistes ; alors que le nationalisme expansionniste ici pour la Russie, non, ce qui fait qu’il y a bien, en Russie aujourd’hui, des résistances et à l’inverse une unité patriotique.

12Ukraine’s government dismantles labour rights during the war

13 – Par exemple Навіщо анархісти йдуть на війну ? [Pourquoi les anarchistes partent-ils en guerre ?] et traduit en anglais par Riot Turtle Why do anarchists go to war ? [Ukraine].

14 – Certains semblent le reconnaître comme le collectif féministe Moiras dans son interview du KRAS-AIT de Russie quand il dit : « Les anarchistes trouvent cela très problématique, surtout quand nous n’avons pas de force sociale. Nous voulons agir, mais nous craignons d’être entraînés et utilisés par les armées des États. Dans les manifestations qui se déroulent dans nos villes, la proclamation du “non à la guerre” se mêle aux demandes d’intervention de l’OTAN ». Le KRAS reconnaît par ailleurs qu’il ne peut y avoir de comparaison probante avec l’Espagne de 1936 puisqu’il n’est pas question de révolution sociale en Ukraine.

15 – Cf. « Guerre en Ukraine : l’armée russe est-elle sur le point d’atteindre le “point culminant” de son offensive ? », Fondation pour la Recherche Stratégique, 15 mars 2022.