À nouveau sur l’opéraïsme
David, Yves pour précisions,
Je rappelle l'intégralité de mon message :
« David,
La discussion autour du livre de Kristofferson ne m'intéresse pas particulièrement mais je ne peux laisser passer des amalgames (je n'ai pas compris si cela vient de toi ou d'Yves) du type des « ex-vieux staliniens » de Badiou à Negri. Negri n'a jamais été jeune stalinien (il n'a jamais appartenu au PCI mais à la gauche révolutionnaire minoritaire du PSI, comme d'autres membres importants de la revue opéraïste Quaderni Rossi.)
Negri a certes été léniniste mais son parcours et son rôle politique jusqu'à son arrestation en 1979 n'a rien à voir, de près ou de loin avec celui de Badiou.
Bien à toi ».
JW
Cette réponse aurait pu être suffisante mais Yves Coleman étant à nouveau intervenu sur la question sur son site de Ni patrie ni frontières, j'ai décidé d'aborder à nouveau le sujet de façon à la fois plus systématique et plus théorique. Ma réponse est donc longue mais elle me paraît nécessaire car l'opéraïsme reste pour moi et malgré toutes ses limites, la dernière tentative théorique et pratique pour lier mouvement ouvrier et mouvement révolutionnaire. Comme le dit très bien aujourd'hui un de ceux qui fut à l'origine de l'opéraïsme, il y a peut être encore une classe ouvrière, en tout cas des ouvriers mais le « mouvement ouvrier » n'existe plus (ni ses valeurs ni ses références) et n'existera plus1. « L'autonomie ouvrière » et Negri en ont bien eu la prescience à partir de 1976, mais le rapport de force, en Italie et au niveau international était devenu trop défavorable pour que des derniers soubresauts de 1977 sortent une alternative crédible.
Sur Negri
Je ne tiens pas à polémiquer et m'en tiendrai donc aux dires.
Je ne parle pas des positions actuelles de Negri et encore moins de celles qu'il tiendrait sur Staline aujourd'hui2 (la signification du pacte germano-soviétique, le caractère « progressiste » de la bataille pour la production etc.). Il est d'ailleurs hors de question que je lise Bye bye socialisme. Chacun ses habitudes (en fonction de son parcours politique), mais pour ma part, je crois important de critiquer les bons livres3 et non pas les mauvais car ma perspective n'est pas de dénoncer (auprès de qui d'ailleurs ?) mais de chercher à approfondir la critique. C'est ainsi que j'ai procédé pour l'opéraïsme et à ce sujet on peut se reporter à mes textes sur l'autonomie italienne et le devenir de cette autonomie4
Je m'en tiens aux faits. Negri n'a jamais été un « vieux stalinien ». Badiou si !
Je n'emploie aucun qualificatif à l'égard de Negri et surtout pas celui de « révolutionnaire » grand ou petit. D'ailleurs je n'emploie jamais ce terme pour désigner une personne ou un groupe. Il peut porter une perspective, à l'extrême limite des positions, mais en qualifier un individu n'a pas de sens en dehors d'une révolution effectuée. Ainsi, on pourra parler des révolutionnaires de 1789 ou de ceux de 1917 parce que c'est un fait objectif, qui d'ailleurs ne nous dit rien sur l'intérêt de ces révolutions (il y a eu aussi la « révolution nationale »), mais pas de « révolutionnaire » pour ceux qui ne le sont que parce qu'ils se pensent tels. Pour Negri, par exemple, dire qu'il a été « communiste-opéraïste » de tendance léniniste me paraît mieux convenir. Parmi les opéraïstes on peut le classer (au moins jusqu'à la dissolution de Potere Operaio en 1973) comme partisan d'un État-ouvrier (comme Yves Coleman à l'époque, je suppose, en tant que militant de LO).
On peut même dire qu'au cours de l'évolution de Potere Operaio, la fraction Negri décrocha sensiblement de la référence au léninisme. Elle voyait de plus en plus la nécessité d'une nouvelle organisation qui se bâtirait à partir de l'expérience des avant-gardes d'usine en Lombardie. L'autre fraction (Piperno-Scalzone) restait plus proche du modèle classique de la construction d'une organisation politico-militaire qui ne se confondrait pas avec les rapports sociaux capitalistes. Pour eux la construction du parti restait une affaire de parti. À cela Negri opposa son fameux « parti de Mirafiori » qui ne vit jamais le jour mais montrait les différences qui se faisaient jour et était le prélude à la naissance d'un nouveau mouvement qui prit le nom « d'Autonomie Ouvrière » et que cela plaise ou non à Yves Coleman, Negri en fut le principal animateur et théoricien (Proletari e Stato5, ce qui l'exposa particulièrement à toutes les critiques (et particulièrement celle d'avoir « résolu » toutes les difficultés objectives et pratiques par un tour de passe-passe théorique) et finalement à devoir en assumer les échecs, mais cela est une autre histoire et je renvoie à mon interprétation dans Mai 68 et le mai rampant italien.
Opéraïsme, stalinisme et la question de l'URSS
Dans la typologie de l'opéraïsme établie par Sergio Bologna, lui-même directeur de la revue opéraïste Primo Maggio, Negri est classé parmi les chefs de file de la tendance pour un État ouvrier. Mais il y avait bien d'autres tendances comme celle des « opéraïstes d'État » (Tronti) liés au PCI. Primo Maggio qui fut une tendance assez éclectique et ouvertement anti-stalinienne (c'est parmi elle qu'on retrouve des individus qui entretinrent des relations avec SoB par l'intermédiaire de Danilo Montaldi et de son groupe de Crémone (Cahiers d'Unité prolétarienne) et enfin les tendances plus « gauche communiste » comme celle de Riccardo d'Este (futur membre de Temps critiques) et Lippolis ou anarchiste (Faina). Le point commun organisationnel de tous ces individus est d'avoir été membres de Classe Operaia entre 1964 et 1967
Étant donné la variété de ces tendances il est bien évident que leur point de convergence ne pouvait être une question idéologique ou un préalable principiel ou pratique typique de la formation des groupes gauchistes ou même de la gauche communiste, autant de dogmatismes qui alimentèrent les multiples scissions propres à ces milieux6.
La position sur le bloc soviétique n'entrait donc pas en jeu dans la constitution et le développement de ce courant d'ensemble appelé opéraïste qui se rassemblait plutôt sur la nécessité de réfléchir aux transformations des procès de production et de travail, au rapport à la technique et aux machines, à la question de la nouvelle composition de classe issue de ces transformations et enfin à la possibilité, au sein du rapport social capitaliste, d'une « autonomie » du pôle travail par rapport au pôle capital permettant à la classe ouvrière d'affirmer une perspective révolutionnaire.
Il est donc vain, pour Yves Coleman, de chercher dans l'intégrale des Quaderni Rossi (QR), une position ferme sur cette question. Toutefois, si on veut vraiment aborder le sujet on a une réponse éclairante dans une préface de 1966 faite par des militants des QR à la traduction française d'extraits de la revue publiés chez Maspero sous le titre Luttes ouvrières et capitalisme d'aujourd'hui (1968). La critique de l'URSS de Staline y est prononcée sans détour (p. 21). Quand on pénètre à l'intérieur des textes, on peut y lire, par exemple, note 29, p. 53 de « Capitalisme et machinisme », que l'URSS est une « économie planifiée de type bureaucratique ». Page 59 du même article, note 40, il est fait référence positive à Cardan et les illusions technologistes de l'URSS y sont dénoncées. On y apprend aussi que la voie chinoise est plutôt meilleure (1963) et enfin, en décembre 1966, une lettre sur la Révolution culturelle paraît qui semble la soutenir. À part la dernière lettre de 1966 tout cela est rédigé par une seule personne, Edoarda Masi (nº 6 et 7) qui deviendra maoïste.
Je reconnais donc que dans les QR il y a eu des influences de la voie chinoise, mais je ferai trois remarques :
— premièrement, à cette époque, le fondateur des QR, Panzieri est décédé et Tronti et Negri ont quitté la revue dès 1964 pour fonder Classe Operaia.
— deuxièmement, la lecture qui est faite de la révolution culturelle est effectivement fausse mais c'est davantage une lecture de type libertaire (spontanéité des gardes rouges assimilés aux masses, fin de la séparation travail manuel/travail intellectuel) qu'on retrouvera plus tard dans un groupe comme Lotta Continua ou comme dans le groupe VLR en France ou parmi la tendance mao au sein du Mouvement du 22 Mars, qu'une lecture stalinienne de la voie chinoise, comme certains pouvaient le faire en Italie comme en France - en France le PCMLF et le CMLF, en Italie le Movimento Studentesco et le plus grand groupe politique gauchiste italien, l'Unione dei Comunisti Italiani, fruit monstrueux de l'accouplement entre un groupe stalinien et un groupe trotskiste (Falce-Martello) ;
— troisièmement, ceux qui sont restés au sein des QR et ne sont pas partis à Classe Operaia sont ceux qui restent le plus liés aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et à son rapport ambigu au stalinisme (le PCI italien sera le premier parti déstalinisé et si c'est la photo de Gramsci qui trône officiellement dans les locaux du Parti, Togliatti n'en a pas moins été le représentant non russe le plus important du stalinisme international).
Si je peux glisser mon avis, je dirais qu'en outre, cette question de la nature de l'URSS n'est plus une question déterminante et discriminante dans les années 60. Partout on recommence à lire Marx, à le lire d'une autre façon, à lire des textes inconnus ou peu connus7. Partout on réfléchit aussi sur les transformations du procès de production et de l'organisation du travail (le rôle nouveau des techniciens, la montée des emplois de service et du nombre d'étudiants, mais aussi celle des OS et des ouvriers immigrés) et la signification des nouvelles luttes (par exemple, pour l'Italie, les émeutes de Piazza Statuto en 1962 vont marquer durablement les esprits et avoir des effets pratiques au sein même de l'opéraïsme).
Je n'irai pas jusqu'à dire que la question de l'URSS n'est plus une question politique mais elle est devenue une question surtout historique, pour les anars d'abord (cf. Voline, puis Archinov, Makhno et en rapport avec Kronstadt), pour la gauche communiste germano-hollandaise ensuite (Gorter et Pannekoeck puis Rühle et Korsch), enfin pour les trotskistes toujours un peu en retard vu les positions de leur leader jusqu'à sa mort avec son « État ouvrier dégénéré ».
Une des dernières tentatives de faire le point sur la nature de l'URSS aura d'ailleurs été celle d'un ancien dirigeant trotskiste, Pierre Naville qui dans son énorme Nouveau Léviathan (5 volumes) tente une recension de toutes les positions et pose pour sa part l'hypothèse d'un « socialisme d'État » géré par une bureaucratie dans lequel la mystique du travail a remplacé la mystique du capital. Pour ma part, s'il me fallait absolument choisir parmi les définitions et caractérisations de cette époque, c'est d'ailleurs la formulation qui me conviendrait le mieux (mais à Temps critiques comme aux Quaderni Rossi, ce n'est pas la nature des rapports de production en URSS qui nous a réunis ou empêché de nous réunir).
Cette question de la qualification de l'URSS n'était déjà plus politiquement décisive dans les années 60 comme le montre l'évolution même de la revue SoB.
La contribution fondamentale sur cette question est constituée par l'article de Chaulieu dans le nº 2 de 1949, « Les rapports de production en Russie » où, effectivement, à partir de cette analyse peut se dégager l'idée d'un « capitalisme bureaucratique » et non pas d'un « capitalisme d'État » (position de la gauche communiste germano-hollandaise).
Ensuite plus rien de fondamental ne sera dit sur la question, SoB se centrant plutôt sur les révoltes polonaises et hongroises8, alors que de son côté, Bordiga produit quand même un nombre de textes importants sur les rapports entre propriété et capital, même s'il raisonne encore dans le cadre des vieilles catégories auxquelles il applique davantage la méthode du syllogisme que celle de la dialectique : « une économie marchande est capitaliste, l'économie russe est marchande, donc elle est capitaliste ». Il s'enferre donc et s'il s'en sort mieux que les autres, par exemple dans ses prédictions sur la Chine, c'est qu'il pose comme postulat l'idée de Marx sur la tendance du capital à être mondial non pas par une extension géographique des pays capitalistes mais par une extension des relations capitalistes ce qu'il va appliquer à la Chine en prédisant que celle-ci ne serait pas intégrée au capital mondial par sa participation au processus de production capitaliste mais directement par la consommation. C'est d'ailleurs ce qui va se produire aujourd'hui alors qu'on entend pourtant claironner de partout que « la Chine est l'atelier du monde »
Mais ce qui est intéressant pour l'évolution théorique, c'est de voir que dans le dernier numéro 40 de SoB (1965), Lapassade fait un long article sur l'URSS et la question du mode de production asiatique en commentaire du livre de Wittfogel, Le despotisme oriental, dans lequel il reconsidère la question (la domination stalinienne ne comporte-t-elle pas justement des caractères « asiatiques » ? s'interroge Lapassade). On n'y voit plus trace de l'appellation de « capitalisme bureaucratique » et Lapassade parle de mode de production bureaucratique.
La question de l'existence ou non d'une classe dominante n'est donc pas résolue. Bref, on reste sur des interrogations. Que celles-ci soient jugées scolastiques par de nombreux groupes ou militants de l'époque n'est donc pas étonnant. De plus la question, à cette époque n'intéresse plus guère que les trotskistes dans leur affrontement avec les staliniens.
Je ferais ici une parenthèse par rapport aux remarques de David sur les termes employés pour définir l'URSS. Avec les matériaux théoriques et la distance historique dont nous disposons aujourd'hui (qui nous évite par exemple des erreurs à la Castoriadis sur la « statocratie soviétique »), il me semble qu'aucun des termes utilisés n'était valable car ces derniers étaient hypostasiés dans un souci politique. La qualification du régime devenait la préoccupation première sans chercher véritablement ce qui y était mis dessous.
Même si les événements de 1989 n'ont pas produit de signe immédiatement encourageant pour une « révolution mondiale », ils ont au moins montré plus clairement que toutes les caractérisations et théories susmentionnées, ce qui séparait les pays de l'aire slave des pays occidentaux (ce que savaient déjà les ouvriers berlinois de 1953, les polonais et les hongrois de 1956, les tchèques de 1968).
À partir de l'exemple de la Chine actuelle (et non certes de l'URSS) j'ai essayé, dans un article pour le numéro 15 de la revue Temps critiques (à paraître fin janvier 2010), de dépasser la bataille des définitions ou qualifications de régime pour saisir la complexité des évolutions, la persistance du MPA et de l'État de la première forme qui exerce sa domination à travers le PCC, alors que pourtant la valeur s'y développe à un rythme infernal. En référence aux catégories que nous utilisons dans un article de synthèse pour le même numéro 15 (« Capital, capitalisme et société capitalisée »), je dirais qu'en Chine, le capital se développe bien en tant que substance (concrètement dans une « accumulation primitive ») mais qu'il n'existe pas encore en tant que rapport social (la révolution agricole n'est pas faîte, le travailleur n'est pas encore « libre » ) et en tant que société capitaliste (pas d'État de la seconde forme, d'État au sens de Hegel et donc pas encore de « société civile »).
Point final pour le moment sur cette précision pour David et je reviens aux remarques d'Yves.
Yves Coleman et l'apport de l'opéraïsme
Qu'est-ce donc qui va réunir les opéraïstes italiens ? Et bien c'est l'idée qu'il faut reprendre Marx à la lumière des transformations récentes du capitalisme. Ce que l'ancien de SoB, Pierre Souyri entreprendra seul et un peu plus tard, sous un angle surtout théorique, dans son livre La dynamique du capitalisme au XXe siècle (éd. Payot. 1983), les opéraïstes vont le tenter collectivement à partir d'un ancrage plus pratique. Ils développent l'enquête ouvrière qui doit leur permettre d'analyser les transformations du procès de production et de travail mais aussi de dévoiler le caractère autonome des luttes à la Fiat de Turin. Et cette enquête ouvrière, ils ne la copient pas de l'enquête maoïste auprès des masses, mais de la conception qu'en avait Marx lui-même9. Ils connaissent aussi les enquêtes sur l'ouvrier américain de P. Romano et celles de D. Mothé chez Renault pour SoB, mais il semble que Panzieri aient trouvé ces dernières un peu trop individualistes ou même anarchisantes.
Une rupture théorique et pratique est en train de se créer qui constitue les prémisses des luttes des années 68. Ces luttes et ces années que les trotskistes, bordiguistes ou même conseillistes n'ont jamais vraiment comprises prisonniers qu'ils étaient de schémas qu'ils n'ont jamais remis en cause. Aujourd'hui encore, les mêmes ou leurs épigones font un maximum pour occulter ce qui a été marquant à cette époque parce qu'ils n'envisagent jamais que des événements puissent constituer des ruptures.
Puisque Yves Coleman a jugé bon de rajouter un chapeau sur les QR et l'opéraïsme dans son NPNF du 1er janvier en ligne sur son site, et de parler d'une discussion en cours (sans d'ailleurs citer de noms), je ne peux céder à la tentation de faire une remarque sur les dérives produites par sa volonté de trop prouver.
Yves vient de décider que Negri était un ennemi à partir d'un livre dont le simple titre manifeste une arnaque certaine, soit de l'éditeur soit de Negri lui-même, alors qu'il n'en connaît manifestement pas les autres et surtout ceux de son époque opéraïste puisqu'il affirme que Negri est après tout un auteur négligeable de l'opéraïsme ! Il est vrai que pour appuyer ses dires sur le caractère stalinien des QR il cite Edoarda Masi qui certes deviendra maoïste mais qui est, elle, un auteur négligeable de l'opéraïsme. En fait Yves confond plusieurs choses :
— tout d'abord il confond les QR avec une formation politique qui développerait une position commune sur tous les sujets alors que des individus s'y sont regroupés, de sensibilité différente, dans un projet commun. Pour faire des analogies en Italie, on pourra se référer aux Quaderni Piacentini, revue plus tardive, autour de Piergiorgio Bellocchio et en France, toute proportion gardée aux Cahiers de mai et à Temps critiques, deux revues auxquelles j'ai ou je participe. Mêmes si ces revues ne sont comparables ni à une revue de groupe politique comme SoB ni non plus à des revues intellectuelles comme Arguments ou les Temps Modernes, elles n'en sont pas moins, chacune à leur façon, politiques ou même militantes.
— ensuite il confond les QR et l'opéraïsme. À proprement parler il y a deux périodes et deux expressions de l'opéraïsme. La première est animée par Panzieri et un temps par Tronti. Ce sont des individus plus âgés, surtout Panzieri, qui militent dans les années 5010. La première fois que le terme d'opéraïste est avancé, il provient des rangs du PCI et précisément d'une de ses personnalités de l'époque, Emilio Sereni qui dénonce chez Panzieri la tentative de lier lutte politique et lutte économique par opposition à la théorie de la séparation entre d'un côté le parti de classe auquel est dévolu la stratégie politique et de l'autre, le syndicat qui joue le rôle de courroie de transmission à travers la conscientisation par la lutte économique. Entre 1956 et 1957, il dirige Opinione à Bologne qui regroupe quelques intellectuels anti-staliniens et se propose d'étudier les nouvelles caractéristiques du capitalisme italien sur la base d'une méthodologie marxiste qui se veut strictement scientifique. La base des futurs QR est lancée et en 1961 sort le premier numéro. Negri entre au comité de rédaction mais n'écrira pas d'article signé pour les QR. La revue se situe en rupture avec un marxisme gramscien teinté d'hegelo-marxisme pour rapprocher le marxisme des sciences sociales et surtout de la sociologie politique. Le texte de Marx qui sert de base à l'activité du groupe est « Le Fragment sur les machines » issu des Grundrisse ces derniers devenant l'ouvrage de Marx qui va servir de référence pour eux à l'avenir car il exprime la dynamique du capital alors que Le Capital n'en serait que la description parfois apologétique. Cela s'oppose à la vision dominante pendant longtemps qui a fait des Grundrisse un brouillon du Capital.
Une traduction italienne du Fragment paraît donc dans le nº 4 des QR. Non seulement on est loin du stalinisme mais aussi des différentes variantes de gauchisme. Il faut par exemple savoir que l'ouvrage ne sera traduit en France qu'en 1968 et sera l'œuvre d'un bordiguiste indépendant (Dangeville).
Par ailleurs les écrits de Marx ne sont pas tabous et les plus critiqués sont la Préface à la Contribution à la critique de l'économie politique ainsi que certains passages du Capital (ou de l'Anti-Dühring d'Engels mais ça c'est déjà plus courant, même en France) dans lesquels sont affirmés l'automaticité du passage au socialisme par le développement d'une contradiction devenue explosive entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production. Les QR séparent alors un « Marx mort » d'un « Marx vivant », ce qui annonce aussi bien les futures tentatives althussériennes de la fin des années 60 pour réfuter les œuvres de jeunesse, qu'à l'inverse, celle des soixante-huitards pour mettre l'accent sur les œuvres de jeunesse ou encore celles de Postone et Krisis sur le Marx ésotérique et le Marx exotérique d'aujourd'hui.
Mais c'est seulement après la scission et dans Classe Operaia que des positions s'affirment, contre le stalinisme ou le tiers-mondisme en insistant sur le fait que la révolution se produira dans les pays du centre du capital. À nouveau, une différence apparaît avec ceux qui, comme à SoB lorgnaient plus vers les révoltes possibles dans le bloc soviétique ou ceux qui regardaient vers Cuba ou l'Amérique latine. La revue pour la jeunesse, Classe e partito animée par Piperno et Scalzone, par exemple, ne reconnaît d'intérêt à ce qui se passe au Vietnam que dans la mesure où cela peut servir l'internationalisme prolétarien.
- La confusion entre léninisme et stalinisme
Plutôt que d'attaquer les QR et Negri sur leur supposé stalinisme, il aurait été plus intéressant de les interroger sur leur rapport au léninisme et sur l'évolution de ce rapport au sein de l'opéraïsme.
Si la critique s'effectue encore dans des termes traditionnels (capitalisme planifié) pour qualifier un « néo-capitalisme », un nouveau langage émerge pourtant déjà avec l'emploi par Panzieri du terme « d'ouvrier-masse » et d'une expression qui aura son succès plus tard surtout chez Negri : « le despotisme du capital ». Alquati, par exemple, dans son enquête chez Olivetti se démarque de toute adhésion à une conception du socialisme comme étant la synthèse des soviets, de l'électricité et du taylorisme. S'il ne rejette pas l'idée de Lénine de la conscience apportée de l'extérieur, il pense que cela doit se faire en lien avec la sphère de la production, d'où l'idée de l'enquête ouvrière. De même, alors que le vieux mouvement ouvrier continuait à se plaindre de la spontanéité non socialiste des masses Alquati relevait le fait que la spontanéité des ouvriers attirait l'attention sur les formes déjà existantes de l'organisation « invisible » produite par les ouvriers en l'absence d'une organisation de classe formelle sous leur contrôle. Ce problème était réel, mais au moins il était posé ce qui n'était pas le cas des organisations léninistes et trotskistes en France et plus généralement en Europe. Là encore, la dissolution de Potere Operaio en 1973 et la sorte de dilution de Lotta Continua à partir de 1974 sont des signes qui ne trompent pas sur la difficulté à trouver des réponses satisfaisantes. À l'inverse, les autres groupes se replièrent sur les positions gauchistes habituelles, louvoyant entre radicalisme et électoralisme.
— la confusion entre stalinisme et absence de rupture avec les organisations officielles du mouvement ouvrier
C'est peut être là que la position des QR (mais pas de l'opéraïsme d'après 68) est la plus faible. Comme nous l'avons dit, il y avait une contradiction entre des positions théoriques très avancées qui conduisaient à refuser toute connivence avec des syndicats-institutions bureaucratisées11 devenus de simples représentants du « capital variable » pour reprendre une expression de Tronti, mais il y avait, surtout chez Panzieri une véritable peur de l'isolement12 qui amenait certains à chercher des contacts auprès des ouvriers de la section métallurgie de la CGIL, à savoir la FIOM. Cela n'est pas exempt de contradictions criantes quand Alquati cherche à la fois refuge chez les jeunes de la FIOM tout en dénonçant le stalinisme13. Mais cette situation était encore bien pire chez les trotskistes (très peu influents historiquement en Italie et condamnés à faire de l'entrisme au sein du PCI) et chez les pro-chinois. Tronti rejetait fermement ce qu'il appelait « les tactiques trotskistes » et « les danses chinoises » (Classe Operaia, série III, nº 1 (1966).
Cela perdurera jusqu'en 1969 parce que contrairement à la France, CGIL et PCI essaieront de « chevaucher le tigre » le plus longtemps possible. Ce n'est qu'à partir de 1971 et surtout 1973 que cela va se gâter quand du côté des activistes, la ligne anti-syndicale va se faire plus dure et quand du côté des organisations traditionnelles, une ligne clairement collaboratrice avec le patronat et surtout avec l'État va triompher. D'ailleurs au sein du PCI, les anciens résistants, souvent assimilés aux staliniens et parfois favorables aux BR (je le concède à Y. Coleman) vont perdre toute influence au profit de dirigeants comme Berlinguer, honnis des ouvriers combatifs. Il n'empêche que la situation n'est pas comparable à la France et que des dirigeants de la CGIL comme Bruno Trentin avaient une autre envergure que des Krasucki ou Séguy.
- Ces confusions entre QR et opéraïsme, font que Yves, j'espère de bonne foi, va reprocher à la fois à Negri d'avoir un rôle négligeable dans les QR et d'y être le suppôt du stalinisme... tout en ne citant que Masi !
Apports et limites de l'opéraïsme
La relecture de Marx est d'ailleurs particulièrement actuelle quand Panzieri, dans le nº 4 « En marge du capital ». (1963), analyse les textes de Marx sur le capital par actions. Il en déduit que non seulement la tendance à la baisse du taux de profit est contrecarrée, mais que cela ruine aussi l'idée d'une égalisation du taux de profit. Quand on pense, à Temps critiques, que nous en sommes encore (Évanescence de la valeur et deux articles du nº 15) à énoncer cela toujours dans la plus grande incrédulité des marxistes, il y a du souci à se faire !
Panzieri s'arrête sur une sorte de constat : contrairement à ce que pensait Marx, la véritable barrière de la production capitaliste ce n'est pas le capital lui-même.
En 1964 se produit une scission et les « romains » derrière Tronti et les « vénitiens » derrière Negri fondent Classe operaia d'où vont sortir les grands textes de l'opéraïsme : Ouvrier et Capital de Tronti (Bourgois) puis le recueil de textes de Negri qui formera en 1972 le livre : La classe ouvrière contre l'État (Galilée). Le groupe s'élargit à des éléments plus jeunes non directement issus de l'opéraïsme. Cette tendance incline l'opéraïsme vers un subjectivisme des luttes qui était devenu difficilement acceptable pour Panzieri et les « turinois ». Pourtant Panzieri ne pouvait être traité d'objectiviste puisque c'est justement ce qu'il reprochait aux organisations officielles du mouvement ouvrier dans leur adoration de la croissance des forces productives. D'ailleurs en soi la référence de Panzieri aux Grundrisse pouvait déjà être considérée comme une inclinaison subjectiviste. Il semble que Panzieri s'opposait sur au moins trois points aux scissionnistes : tout d'abord à un retour de la philosophie dans les écrits de Tronti ; ensuite au fait que Tronti inversait la chaîne traditionnelle de causalité entre capital et travail en faisant du second le moteur du rapport ; enfin une vision trop optimiste conduisant à un activisme qui vu l'état du rapport de force, s'avèrerait sans lendemain.
Cette orientation « subjectiviste » va caractériser l'ensemble du courant opéraïste puis néo-opéraïste (ce dernier en exil essentiellement) à un point tel qu'en Italie, beaucoup vont dater ses débuts à 1964. Pour aller vite, on peut dire que Tronti puis Negri commencent là où Panzieri s'arrête. Panzieri pose la question de la limite du capital mais finalement il ne la voit pas. Comme Cardan, il a l'impression que la dynamique du capitalisme a vaincu la crise, qu'elle a vaincu l'anarchie de la production. Tronti et Negri vont donner leur réponse : la limite du capital c'est le travail, c'est la classe ouvrière dans sa lutte, c'est la classe ouvrière qui représente l'élément anarchique dans la production ; c'est donc une limite externe14. La politique au poste de commandement en quelque sorte ! Par exemple, pour Tronti, la loi de la valeur de Marx n'a aucun caractère scientifique, ce n'est qu'un mot d'ordre politique. Sans le dire il se rapproche de Keynes qui pensait que la détermination des salaires n'avait rien à voir ni avec la théorie marginaliste néo-classique ni avec la théorie ricardienne-marxiste de la valeur-travail mais était déterminée par un rapport de force dans le partage de la valeur ajoutée. Pour Negri, c'est la classe ouvrière qui par ses luttes met en crise le système. Cette perception sera bien sûr appliquée à l'analyse du futur « automne chaud » italien (1969) et à la restructuration qu'entreprendra FIAT à partir de là. Cette position était en rupture complète avec la position des organisations ouvrières traditionnelles pour qui la crise n'est qu'une façon de faire taire les travailleurs et pour qui il faut attendre le retour de la prospérité pour que les luttes reprennent. Pour Negri, développement et crise sont tous deux au même titre des éléments du cycle capitaliste. Je rajouterai que cela est encore plus vrai aujourd'hui où il ne semble plus possible de repérer les cycles à partir de la théorie des cycles longs de Kondratiev15. Mais là où Negri se trompe, c'est qu'il perçoit cette tendance à la co-existence du développement et de la crise, dans une succession de moments où ces situations alterneraient16 uniquement en fonction de questions de pouvoir17. Le moment où il analyse la crise ne (lui) permet pas encore de dégager l'unité du développement et de la crise que réaliseront progressivement, la restructuration des années 80 et la globalisation des années 90, bref, ce que nous avons appelé « la révolution du capital ».
Tronti va ensuite cesser progressivement tout militantisme, laissant Negri comme la figure marquante, au niveau théorique et militant de l'opéraïsme même si Bologna (théoricien de la notion de « composition de classe » avec Negri), Alquati et Piperno (textes sur le rôle des cadres et techniciens dans le néo-capitalisme) auront une influence considérable. L'apport directement militant de la théorisation de Negri (il ne revendique en effet aucune originalité et considère Ouvrier et capital comme le principal livre marxiste écrit après Marx) va consister à donner une forme politique à la limite du capital que représente la classe ouvrière. Tronti avait anticipé cela mais sur la fin il revient en arrière en théorisant l'autonomie du politique et de l'État sur lesquels la classe ne peut agir qu'à travers les médiations traditionnelles du mouvement ouvrier. Lui aussi se rallie alors, comme Dutschke et Cohn-Bendit à l'idée de « longue marche à travers les institutions ». Cette forme politique de l'insubordination ouvrière que Negri puis Potere Operaio vont mettre en avant, c'est celle du « refus du travail » qui justement crée les bases de l'autonomie. Ce refus du travail s'appuie non seulement sur les comportements concrets des ouvriers immigrés du sud de l'Italie et leur révolte contre le taylorisme et l'usine capitaliste, mais aussi du point de vue théorique, sur les Grundrisse et leur définition du travail comme travail abstrait en tant qu'il n'est plus perceptible qu'au niveau des rapports sociaux de production et non plus du procès de travail concret. On n'a donc pas affaire ici au concept de travail salarié et il n'y a aucun travail à « libérer » comme dans la tradition du programme prolétarien orthodoxe. Negri l'affirme encore : « le marxisme n'a rien de commun avec l'économie socialiste, utopiste ou réalisée » (p. 32)18. Mais le revers de la médaille, c'est qu'à la limite alors, les opéraïstes n'ont plus besoin de s'occuper des conditions réelles de travail, ni des travailleurs. Ce ne sera pas leur cas parce que la démarche critique est reliée au mouvement pratique de l'époque, mais on voit aujourd'hui avec les exemples des écrits de Postone, Jappe et du groupe allemand Krisis que le centrage sur la catégorie de travail abstrait conduit à rayer d'un trait de plume toute l'histoire du mouvement ouvrier.
Pour Negri, il y a juste à « forcer » la crise par des revendications ouvrières qui, malgré parfois leur caractère quantitatif et « économique », acquièrent une portée politique car elles bousculent la loi de la valeur. C'est ainsi que les revendications d'augmentation égale de salaire pour tous et indépendamment d'une augmentation de productivité accélèrent la crise. La revendication d'un « salaire politique » par Potere Operaio manifeste, encore confusément à l'époque, la conscience que le travail productif tel qu'il a été défini par Marx, n'est plus ni au centre du procès de travail, ni la base essentielle de la lutte (passage de l'ouvrier-masse à l'ouvrier social avec la massification et donc la prolétarisation du travail intellectuel19). De l'usine comme centre de l'autonomie ouvrière (1968-1973) on passe à la ville comme espace d'une autonomie diffuse. La lutte sur le salaire n'est plus fondamentale car la loi de la valeur étant devenue caduque, le capital n'est que pur commandement. L'étude de la composition de classe devient elle-même inutile puisque les catégories de travailleur productif et de salarié deviennent homothétiques. Romano Alquati, un ancien des QR va particulièrement aborder cette question. Pour lui, l'émergence de la figure de « l'ouvrier social » n'est pas liée à une transformation du procès de production mais à la croissance du travail abstrait dans tout l'arc du procès de valorisation. C'est Negri qui va faire une traduction politique de l'analyse d'Alquati et il en tire des conclusions dans Proletari et Stato (article intégré à La classe ouvrière contre l'État). La lutte contre le « travail nécessaire » doit remplacer la lutte pour le salaire (qui est une lutte de répartition entre « travail nécessaire » et « surtravail », d'autant que celle-ci a été récupérée par des syndicats qui lui ont fait perdre son caractère politique en encourageant les inégalités de salaires et en reliant, en accord avec le patronat, particulièrement celui de la Fiat, salaire et productivité20.
Le nouveau centre des luttes c'est l'État dans la mesure où toutes les luttes convergent vers lui comme ennemi principal. Capital et travail sont devenus deux Moloch qui s'affrontent.
De l'autonomie chez Castoriadis à l'autonomie ouvrière des opéraïstes
Même si SoB va être intéressé par « l'enquête ouvrière », surtout autour de Mothé, elle ne va pas être utilisée de façon systématique comme en Italie au sein des Quaderni Rossi. Ce qui distingue les QR de SoB et plus généralement l'opéraïsme de l'approche communiste radicale en France, c'est une différence d'angle d'approche. SoB analyse bien sûr les transformations du capitalisme, « La dynamique du capitalisme » dira Souyri, mais du point de vue de l'opposition entre dirigés et dirigeants dans l'optique de la gestion ouvrière. Ce n'est pas pour rien que Mothé rejoindra la CFDT et l'idéologie de l'autogestion et Castoriadis se rapprochera d'ailleurs de cette même organisation au début des années 70.
Rien de tout cela dans l'opéraïsme car la critique du capitalisme moderne va se faire à partir de la critique des forces productives avec une remise en cause des « progrès » du machinisme, une critique de la productivité. Si on peut trouver un point commun concret entre les deux approches, c'est que les opéraïstes insisteront beaucoup, en 1968-69 sur la revendication d'une égalité des salaires et la critique de la hiérarchie d'usine. Si on veut actualiser, il me semble qu'il y a aussi un parallèle étrange car décalé dans le temps : ce n'est que le dernier Negri, celui de « l'Empire » et de « la Multitude » qui rejoint Chaulieu-Cardan dans l'idée d'une possible appropriation non capitaliste des forces productives puisque la domination nouvelle du General intellect dans le procès de production rend d'un côté les capitalistes inutiles ou purement parasitaires (la propriété privée n'a plus de raison d'être) et de l'autre rend possible la créativité des multitudes. Cette idée est à la base de la notion « d'autovalorisation ouvrière » chère à Negri, Virno et autres Lazzaratto (les principaux néo-opéraïstes). Pour eux, les catégories marxiennes seraient duelles. À la valorisation capitaliste correspondrait donc une autovalorisation prolétaire reposant sur les besoins sociaux et la valeur d'usage21. On s'aperçoit ici que si Negri voit bien que la loi de la valeur n'est maintenant plus opérationnelle, il raisonne encore dans les termes de la loi par le fait qu'il se rattache à un certain niveau objectif des besoins.
Guy Fargette n'a pas tout à fait raison de dire que Negri modernise Castoriadis. En fait, il modernise Chaulieu ce qui n'est pas la même chose. Et s'il y a eu « retard » de la situation italienne, cela se ressent plutôt dans la différence de sens donnée aux notions. Il n'y a pas eu « pillage », mais décalage. Quand les opéraïstes parlent « d'autonomie », ce n'est pas celle d'un sujet singulier dont il s'agit, mais de l'autonomie de la classe par rapport à la domination capitaliste. Et cette autonomie est ouvrière, même si, comme nous l'avons dit précédemment, le mouvement proprement dit de « l'autonomie ouvrière » ne se développe qu'à partir de 1975-1976. Ce n'est qu'en 1977 que « l'autonomie » prendra un sens plus large, mais fortement éloigné du sens castoridien, à savoir « l'autonomie » comme scission d'avec la société capitaliste à travers le mouvement des « Indiens métropolitains » et des emarginati, mais on n'est plus alors dans l'opéraïsme et c'est davantage vers Foucault, Deleuze et Guattari que vers Castoriadis que regardent ces « autonomes ».
Mais aujourd'hui, c'est la possibilité même de l'emploi critique de la notion d'autonomie qui est en question. L'affranchissement des subjectivités a servi en partie à la capitalisation des activités humaines. Comme quelqu'un l'a dit sur la liste de discussion « apartirdecc », des stages patronaux de formation en ressources humaines mettent Castoriadis au programme. L'individu démocratique, autonome, différentialiste et imaginatif détient un fort potentiel de « capital humain ». Être autonome aujourd'hui, c'est justement être capable de gérer sa propre force de travail devenue « ressource humaine ».
Je ne vois guère que Gorz qui ait essayé de relancer le débat sur autonomie et hétéronomie mais toujours à partir d'un centrage autour du travail. Il en est donc réduit à vouloir réduire le travail hétéronome par toujours plus d'automatisation et par un développement de forces productives miniaturisées que permettrait la société de l'information. C'est exactement ce qui est en train de se mettre en place (là encore, « la révolution du capital »).
Au niveau politique l'autonomie et l'auto-institution de la société se réduisent à des pratiques « citoyennes » qui cherchent à réactiver le rôle de médiation que jouaient les institutions dans la société de classe. L'exemple des luttes récurrentes autour de l'école est à cet égard exemplaire. Leurs limites aussi (je ne dis pas qu'il ne faut pas y participer et c'est ce que je fais, mais il faut en tenir compte).
Conclusion rapide sur les limites de l'approche opéraïste
Tronti, Negri et les opéraïstes en général ont eu tendance à négliger le fait que le capital est un rapport social de dépendance réciproque et qu'aucun des deux termes de ce rapport ne peux faire sécession bien que capital et travail fondent leur utopie sur cette scission - ce que nous appelons d'un côté le nihilisme du capital qui serait de se débarrasser du facteur humain et de l'autre l'autonomie ouvrière pour qui le capital ne serait plus que commandement parasitaire quand le General intellect est suffisamment développé pour qu'une appropriation collective des forces productives soit possible.
C'est Negri qui pousse cela le plus loin et abandonne dans ses écrits d'exil la critique de la neutralité de la technologie qui fut pourtant la base de l'œuvre de Panzieri. Cette technologie pourrait en effet permettre « l'auto-valorisation prolétaire ». À la limite, il n'y a plus besoin de révolution car c'est le mouvement même du capital qui va permettre d'aboutir au communisme à travers des activités toujours plus riches (« l'entrepreneuriat politique »). C'est le début de ce que l'on a appelé le néo-opéraïsme.
Si les opéraïstes ont bien saisi (surtout Negri et Bologna), que le capital était dynamique, si certains comme Negri ont bien senti qu'il était devenu un rapport de crise, ils en ont mésestimé les capacités à se révolutionner et à englober non seulement la contradiction entre forces productives et rapports de production (ce que Panzieri avait anticipé), mais aussi celle entre des classes définies une fois pour toute comme antagonistes (Tronti). Mais les opéraïstes ne sont pas seuls dans l'échec. On peut même dire que jusqu'au début des années 70, pratiquement personne n'y a échappé même si nous avons pris des échappatoires comme celle qui consistait à opposer la classe ouvrière (la « classe en soi ») au prolétariat (la « classe pour soi »), celle qui opposait l'affirmation de la classe et sa négation etc.
Ils ont vu la crise dans le procès de travail et de production (ce qui leur permettait de maintenir une analyse en termes de luttes de classes) alors que la crise se portait déjà au niveau de la reproduction des rapports sociaux. Ils s'en sont aperçus à partir de 197522 en théorisant le passage de « l'ouvrier-masse » à « l'ouvrier-social », mais à une époque où les mouvements des années 67-70 étaient battus partout dans le monde et que commençait cette fameuse « révolution du capital » que les néo-opéraïstes allaient finalement prendre pour leur propre révolution. C'est sûrement cette erreur majeure - qui est un peu le pendant italien du cohn-bendisme actuel franco-allemand - qui explique aujourd'hui que quoiqu'il ait fait auparavant (et c'est pareil pour Cohn-Bendit), Negri soit aujourd'hui traité en chien crevé y compris par ceux qui n'ont jamais rien fait ou alors que par suivisme (je ne parle pas ici pour Yves mais en général).▪
janvier 2010
Notes
1 — Mario Tronti, La politique au crépuscule, éditions de l'éclat, 2000, p. 98.
2 — L'URSS et Staline ont été effectivement une référence du mouvement ouvrier et pour le mouvement ouvrier. Malheureusement et même les trotskistes ont été obligés d'en tenir compte ce qui explique leur tendance historique à l'opportunisme et à l'entrisme.
3 — Par exemple, dans Marx au-delà de Marx, éd. Bourgois, 1979, il y déclare que le retour à Marx à travers la relecture du Capital, surtout althussérienne, a bloqué l'activité de la subjectivité révolutionnaire. Ce n'est d'ailleurs pas une lubie d'Althusser mais une tendance profonde du marxisme que Staline n'eut guère à forcer pour éliminer toute lutte des classes de la théorie. Je rajouterai qu'il n'y a d'ailleurs pas d'unité du stalinisme international sur cette question puisque le stalinien Mao va au contraire noyer la théorie dans la lutte des classes avec des ouvrages comme De la contradiction.
Sur cette base des Grundrisse, Negri va développer sa conception de « l'auto-valorisation ouvrière » et celle de « l'ouvrier social ». Par contre, ce qui ne fera pas plaisir à YC, c'est que Negri y dénonce tous les États et tentatives « socialistes » qui se réclament de l'application de la loi de la valeur et de son existence possible en dehors de l'exploitation.
Plus important encore et par un autre biais que Cardan-Castoriadis, Negri va détruire la loi de la valeur. Pour Cardan-Castoriadis (nº 35 de SoB), cette loi de la valeur est métaphysique et il l'attaque en philosophe et économiste. Grosso modo, c'est la descente en flamme de la théorie du fétichisme de la marchandise et de la séparation entre réel et apparence (pour des remarques plus approfondies on pourra se reporter à mon Après la révolution du capital, cette question dépassant largement Marx pour concerner aussi toute la conception de Debord et de ce qui sera appelé le situationnisme). Pour Negri, les Grundrisse, de par le fait qu'ils accordent beaucoup de place au procès de circulation et à la critique du rôle de l'argent (et non de la marchandise) permettent de dévoiler le côté mystificateur de la valeur.
4 — Pour le néo-opéraïsme dans lequel Negri joue un rôle majeur, cf. le volume I de l'anthologie de Temps critiques, L'Harmattan, 1998, p. 45-67. Pour une approche plus générale mais aussi plus concrète de l'opéraïsme, on peut se reporter aussi à Mai 68 et le Mai rampant italien de JG et JW, L'Harmattan, 2009 où y est décrite et mis aussi en perspective critique l'action de Potere Operaio dont Negri fut le principal leader avec Piperno et Scalzone (p. 192 à 207 ; 256 à 268 ; 284 à 298 ; 319 à 325).
5 — Cet essai constitue la dernière partie du livre de Negri La classe ouvrière contre l'État, Paris, Galilée, 1978, p. 219-306, mais les textes composant l'ouvrage s'échelonnent de 1972 à 1976.
6 - « Il est clair que nous ne sommes pas intéressés par les relations entre Togliatti et Staline, par le rôle dirigeant de l'URSS, par l'originalité ou la banalité de la ligne du PCI. C'est avec joie que nous laissons tout ça aux trotskistes : ce n'est pas le cœur du problème » (Tronti, Classe Operaia, 1964, h13).
7 - « Le 6e Chapitre inédit du capital » va permettre aux gauches communistes de périodiser l'histoire du capital en phase de « domination formelle » et phase de « domination réelle » Negri reprend d'ailleurs cette distinction mais sa traduction du terme reste plus proche de l'allemand et il emploiera plus souvent le terme de « subsomption » que celui de « domination » ; les Grundrisse permettent de mieux comprendre la dynamique du capital ; Les Manuscrits de 1844 permettent de critiquer une perspective en terme de « libération » du travail ; les lettres de Marx à Vera Zassoulitch reposent la question de la communauté et critiquent la vision dominante d'une histoire des modes de production ; à l'autre bout Althusser relit le capital etc.
8 — À ce propos, je concède à Yves Coleman que la révolte hongroise ne fut pas reconnue comme enthousiasmante par ceux qui allèrent fonder les QR si on en croît le Centro di Ricerca per l'Azione Comunista (www.autprol.org) au contraire du groupe de Montaldi Unita proletaria qui s'y intéressa comme SoB. Mais pourquoi cela indiquerait-il une adhésion au stalinisme ? Les groupes de la gauche communiste de l'époque ne virent pas non plus dans la révolte hongroise une nouvelle version des conseils ouvriers (pour la gauche allemande) et encore moins un mouvement communiste (pour la gauche italienne).
Les Quaderni Rossi avaient de toute façon une conception très critique par rapport à une forme conseil qui ne leur paraissait plus correspondre à la structure de l'usine capitaliste moderne et d'ailleurs tout le « mai rampant italien » fut plutôt « assembléiste » que conseilliste et les comités unitaires de base fonctionnèrent comme des sortes de petites cellules d'agitation en dehors des syndicats sans former de vrais conseils d'usine. Mais cela ne les empêche pas de revendiquer un « pouvoir ouvrier » comme s'il y avait encore quelque chose à gérer dans l'usine. C'est assez contradictoire avec leur analyse de la techno-science comme arme du capital et avec l'attitude concrète des OS et jeunes ouvriers immigrés dont les préoccupations étaient toutes autres.
Pourtant cela n'empêcha pas certains de prendre parti comme Alquati pour qui c'était « de jeunes techniciens, d'authentiques travailleurs salariés, qui en Pologne et en Hongrie, avaient montré l'universalité du spectre de la révolution prolétarienne » (Sulla FIAT e altri scritti, Feltrinelli, 1975, p. 87 et 104), cité par S. Wright dans À l'assaut du ciel, Composition de classe et lutte de classe dans le marxisme autonome italien, Ed. Senonevero, 2002, p. 61.
9 — Marx avait rédigé le questionnaire pour une enquête ouvrière réalisée par La revue Socialiste. C'est ce qu'analyse Dario Lanzaro dans le nº 5 des QR (1965) en faisant ressortir l'actuelle nécessité de se pencher sur les transformations du capital. « Marx, dans son analyse, était déjà parvenu à la conclusion qu'il était historiquement toujours plus difficile de démystifier le procès de production et de reconnaître le mécanisme de production de la plus-value. « Si l'on considère le capital tel qu'il se trouve dans le procès de production direct, comme pompe de surtravail, ce rapport est encore très simple, et c'est la relation réelle qui s'impose aux dépositaires de ce procès, aux capitalistes eux-mêmes... mais quand, selon le mode de production spécifiquement capitaliste se développe la plus-value relative, et avec celle-ci les forces productives sociales du travail, ces forces productives et les liens sociaux du travail semblent, dans le procès de travail direct, transférés du travail au capital. Le capital devient déjà ainsi une entité mystique ; et toutes les forces sociales produisant du travail semblent lui appartenir en propre au lieu d'appartenir au travail pris comme tel, elles semblent des forces nées en son sein. Puis intervient le procès de circulation, et ses changements de substance et de forment touchent toutes les parties du capital... Et le procès de production réel, qui unit le procès de production direct et le procès de circulation, engendrent des formes nouvelles, où le fil des liens internes se perd toujours davantage ; chaque rapport de production devient de plus en plus indépendant des autres, et les éléments constitutifs de la valeur se donnent comme des formes autonomes les unes par rapport aux autres (p. 129-130 Maspero). Ah si des générations de marxistes avaient passé plus de temps sur ce passage que sur la caractérisation de l'URSS, ils auraient peut être moins de mal à comprendre aujourd'hui le rôle de la fictivisation du capital et son procès de totalisation...
10 — Le nom même de Quaderni Rossi s'inspire des Cahiers Rouges qu'anima Marceau Pivert à la fin des années 30, en France. La configuration est d'ailleurs un peu la même, seule l'époque change. Pivert, Panzieri (et Negri) sont encore au parti socialiste (SFIO pour le premier, PSI pour le second) et ils cherchent à y animer une tendance gauche révolutionnaire (c'est impossible à l'intérieur des partis communistes) qu'ils ne veulent pas mener à l'extérieur des organisations pour ne pas finir dans ce que Panzieri appelle de petites sectes.
11 — Dans la lignée de SoB ou de la revue américaine Correspondence.
12 — Cette peur était née des événements de Piazza Statuto en 1962 quand au cours d'affrontements violents avec la police des ouvriers avaient brûlé des locaux syndicaux semblant marquer ainsi une rupture avec la sorte de consensus démocratique et résistancialiste de l'après-guerre. Pour d'autres et particulièrement les « romains » cela apparu comme une délivrance. Les ouvriers semblaient leur donner une légitimité pour passer à autre chose et ce fut d'abord une publication plus militante et adaptée à l'intervention directe : Cronache operaie et enfin la création de Classe Operaia.
13 — (De cette manière la machinerie devenait partie intégrante du système de domination du capital social, réalisé) « surtout par le moyen de sa technologie, de sa “science”, de la diffusion de ses structures d'exploitation dans la vie sociale, par le moyen du capital constant qui englobe tout, des curés et des flics (à la fois dans l'usine et en dehors) jusqu'aux staliniens ». Sulla FIAT e altri scritti, Feltrinelli, 1975, p. 103. Je reprends cela de S. Wright dans À l'assaut du ciel (p. 59).
14 — Un passage d'Ouvrier et capital de Tronti est particulièrement significatif de cette position : « L'ouvrier collectif ne s'oppose pas seulement à la machine en tant que celle-ci est du capital constant, mais il s'oppose à la force de travail elle-même en tant que celle-ci est du capital variable. Il doit avoir pour ennemi le capital dans sa totalité : et par conséquent lui-même aussi en tant qu'il est partie du capital » (p. 65). C'est intéressant aussi parce qu'ici, Tronti saisi le rapport social comme dépendance entre les deux pôles, capital et travail et le prolétariat en tant que classe pour soi doit en quelque sorte s'insurger contre ce qui le définit comme classe en soi, si on reprend un vocabulaire hegelo-marxiste assez courant en France. Dans le vocabulaire trontiste dénué de tout hegelianisme marxiste cela voulait dire : la marchandise force de travail est l'ennemi du travail.
Cette dépendance réciproque, c'est ce que Negri aura tendance à oublier dans sa période néo-opéraïste qui correspond à l'abandon, sous l'influence de Deleuze et Guattari, de la dialectique négative. La révolution doit être affirmative et l'autovalorisation prolétaire peut se faire au sein du capital. La limite externe dont nous parlions plus haut est en quelque sorte inversée. Chez Tronti et le premier Negri, c'est le prolétariat qui est la limite externe, dans le néo-opéraïsme, c'est le commandement capitaliste qui devient la limite externe d'un capital qui n'est plus finalement que le patrimoine de l'humanité. En conséquence il n'y a plus de contradiction, il n'y a plus que des antagonismes. Comme nous le disions la dialectique est liquidée.
15 — Pour de plus amples développement sur cette question des cycles on peut se reporter à mon article du nº 15 : « Le cours chaotique du capital ».
16 — Negri emploie explicitement le mot page 19 de La classe ouvrière contre l'État.
17 — Ce ne sera pas sans incidence sur la stratégie des groupes politiques italiens pendant le « Mai rampant » et « les années de plomb ». En effet, si le capital n'est plus que pur commandement et que État et capital ne font plus qu'un (ce qu'exprime Negri dans La classe ouvrière contre l'État, p. 248-252), alors porter l'attaque au cœur de l'État, y compris par la lutte armée, devient un objectif approprié.
18 — Je ne vais pas à mon tour chercher à « surprouver » mais je ne peux m'empêcher de citer Negri quand il attaque (page 2) la volonté des soviétiques et staliniens de redonner un coup de neuf à la théorie en réhabilitant les Grundrisse tout en continuant de soutenir que la théorie marxiste est une théorie économique fermée sur la loi de la valeur. Or pour Negri le marxisme est le contraire du socialisme : « le socialisme est un hymne à l'équivalence et à la justice des rapports sociaux (construits sur la loi de la valeur) ; le marxisme fait apparaître la loi de la valeur et le socialisme comme des mensonges ». (p. 152).
En passant, Negri se livre à une intéressante critique de la position des gauches communistes de l'entre-deux guerres (il vise précisément H. Grossman, auteur de Marx, l'économie politique classique et le problème de la dynamique, éd. Champ Libre, 1975) qui essayaient de concilier d'un côté un objectivisme extrême et de l'autre la nécessité de le fonder en récupérant l'orthodoxie (c'est encore plus vrai pour la gauche italienne, Bordiga puis Invariance série I).
19 — Ce processus sera beaucoup plus rapide car ramassé dans le temps en Italie, que dans les autres pays. Cette particularité sera à la base de la seconde explosion de révolte « étudiante » (1977), après la première de 1968.
20 — Proletari e Stato fut très critiqué par Sergio Bologna et le groupe autour de Primo Maggio qui lui reprochaient de ne pas tenir compte de la défaite de l'ouvrier-masse (criante à partir de 1973) et de faire finalement comme s'il y avait un progrès dans le passage d'une forme à l'autre alors que le second était aussi le produit de la défaite du premier. La conséquence politique en a été que dans les luttes qui vont perdurer à partir de cette date, ce n'est plus une nouvelle recomposition de classe qui se dégage mais un véritable éclatement des conflits et des intérêts en jeu : ouvriers qualifiés contre OS, jeunes contre vieux, travailleurs contre chômeurs etc. Finalement, une sorte de fuite en avant de Negri l'amenait à surévaluer des différences à l'intérieur de la classe et à privilégier certaines composantes alors que les enquêtes ouvrières (par exemple celle d'Alquati menée à l'Olivetti d'Ivrea) montraient que le système hiérarchique séparant les ouvriers non qualifiés des qualifiés et techniciens n'avait aucune base objective. Cela signale aussi la faillite des « avant-gardes » politiques de l'époque qui n'ont pas su proposer autre chose que l'alternative : quitter les lieux de production ou accepter la restructuration. Potere Operaio en est quand même confusément conscient puisque le groupe se dissout en 1973. Cette incapacité puis l'insistance mise sur l'attaque contre l'État a indirectement fourni une masse de manœuvre disponible pour le passage à la lutte armée et les ouvriers et techniciens étaient parmi les plus combatifs. Ce sont en effet, eux en priorité qui se sont retrouvés « grillés » après la violence des coups portés au cœur des usines entre 1969 et 1973 à la Fiat, à l'Alfa Romeo ou à Porto Marghera.
Ce qui lui fut aussi reproché, c'est son goût pour les grandes synthèses sans trop se préoccuper de les fonder à partir des conditions matérielles.
21 — On retrouve ici des éléments de l'analyse que développe Anne V. sur le site [apartirdecc] quand les néo-opéraïstes font réapparaître une opposition entre valeur d'usage et valeur d'échange alors que justement le procès de totalisation du capital ne permet même plus de dire que la valeur d'échange domine la valeur d'usage. Il y a là une régression par rapport à la période opéraïste. Nous avons vu que leur critique du travail impliquait qu'il n'y avait plus de travail à « libérer » du carcan capitaliste et maintenant on apprend qu'il y aurait une valeur d'usage à libérer de la valeur d'échange !
22 — Mais à l'origine, au sein des QR et de Classe Operaia, leurs développements sur l'usine sociale (Alquati), la ville-usine (Turin), ne prenaient pas encore en compte l'usage capitaliste de l'articulation du territoire. Et même plus tard, le « reprendre la ville » de Lotta Continua restait plus un mot d'ordre activiste et immédiatiste qu'une prise en compte des contradictions de la reproduction du capital, de sa difficulté à reproduire les rapports sociaux en temps de crise. S. Wright (op. cit. p. 95) semble pourtant penser qu'une telle approche existait dès les « thèses de Pise » élaborées par Cazzaniga et Sofri en 1968. Nous en doutons. Le seul aspect qui peut y faire penser, c'est le fait qu'elles intégraient l'importance du travail intellectuel en formation que constituait la nouvelle masse des étudiants, mais il n'y avait pas encore un point de vue d'ensemble sur cette question de la reproduction.