Temps critiques #19

Un 1er Mai orphelin de sa cause

, par Gzavier

Certains se souviennent sans doute de l’existence de débats au sortir des contre-sommets (g8, omc, wef, fmi, etc.) à propos de la forme d’intervention des blacks blocs (bb), branche « radicale » de ces rassemblements et qui a marqué de son empreinte (et pas celles des bottes des carabinieri à Gênes) les pratiques militantes autour de « l’altermondialisation ». Cela se situait après les années 90, la fin de l’histoire pour certains, avec le triomphe du capitalisme et pas d’ouverture politique pour la gauche radicale à l’horizon. Ce fut, alors, le triomphe d’un activisme transfrontalier plus qu’internationaliste. Il y a encore sur infokiosques.net des traces des différentes réactions que tout cela suscitait1 et beaucoup d’autres textes faciles à exhumer (il y a même un spécialiste en bb comme Dupuis-Déri).

Il faut souligner tout de même que les cortèges en bloc des contre-sommets agrégeaient des points de vue tellement divergents qu’il fallait sans cesse justifier ces divergences par rapport à l’événement qui lui, était unificateur. De plus c’était, d’une certaine façon, un point de fixation et de construction militante fort, le tout, de façon condensée, mais non dénuée de débats.

Donc, un certain nombre de choses ont été dites, mais aujourd’hui, comme hier, nous ne cherchons pas la dissociation, pour une raison ou une autre, avec ce type d’action, mais à les replacer dans un contexte qui nous semble passablement différent, dans les lieux et peut-être, voire sûrement, chez les protagonistes aussi.

Un corps collectif et offensif en noir à la tête du cortège, tout cela se passe désormais en France, pays où les dispositifs policiers n’ont pas anéanti les potentialités qui s’offraient à cette tactique, malgré des tentatives d’y répondre dès le mouvement du printemps 2016 et aussi dans les manifestations de septembre 2017 contre la loi travail, pendant lesquelles les forces de police employaient une méthode de harcèlement, à partir des trottoirs, visant à provoquer et isoler des groupes de jeunes dans une nasse, comme à Lyon, par exemple, où la manifestation du 12 septembre, de ce fait, partit avec trois heures de retard et de nombreux petits accrochages avec la police qui voulait empêcher justement la formation d’un cortège de tête.

Cependant, qui connaît d’autres pays d’Europe, par exemple, sait que l’action sous la forme de bb est maintenant parfaitement circonscrite et la police bien préparée à contenir la chose, comme on a pu le voir, à l’époque (années 80-90), en Allemagne ou en Suisse alémanique.

L’agrégation des causes à défendre semble désormais convenir comme explication du phénomène bb, bien que la question du cortège de tête pléthorique reste en suspens. Nous avons eu droit à la Une de Libération le 2 mai 2018 donnant la parole à un « participant au black bloc2 » qui se dit, en son nom, préoccupé par : « Au quotidien, l’État exerce une pression sourde sur différents groupes du corps social : les exilés, les sans-papiers, les zadistes, certains mouvements étudiants, les salariés au chômage, les squatteurs. » La rupture avec tout ce qui est attendu comme expression du monde du travail, en ce 1er mai, est éloquente. Seuls les chômeurs échappent au raz-de-marée de l’éviction, les « précaires » ne trouvant même pas ici leur salut. Dans cette mesure, l’absence de propos sur les syndicats n’est pas pour surprendre. À la place, on trouve cette combinaison de causes susnommées qui, assurément, tombent donc à pic.

Mais à autant de participants autant de paroles n’est-ce pas ? C’est la ritournelle que l’on nous sert sans cesse dans les médias « alternatifs » comme paris-luttes.info qui nous font découvrir des « réflexions » au lendemain de ce 1er mai 20183.

Un tel article reste dans le cadre d’une compréhension du capital comme « mode d’organisation de la production » au sein duquel le « travailleur » (et pas les prolétaires, nuance…) n’est rien car il « ne possède pas son outil de production ». Mais une fois faite cette référence/révérence au marxisme, cette petite cuisine mécaniste saute du coq à l’âne pour répéter que la casse n’est que symbolique. Sans même tenter d’opposer cette action à « la casse du service public » de la part de l’État, formule chère aux syndicats, sa légitimité ne lui viendrait que du fait qu’elle est la réponse adéquate à une politique de l’État réduite à sa fonction répressive contre les catégories ciblées que nous avons déjà évoquées. On a donc droit, là, à une actualisation sommaire des arguments en défense du bb qui parcourt le monde militant depuis 15 ans au moins.

Mais cette langue de bois se renouvelle, sur le fond, grâce au site « lundi matin » (lundi.am) qui a fait de l’humour (sic) en présentant le « communiqué de presse » du cortège de tête. Mais on rigole moins quand on apprend, par un autre article, que des infos circulaient sur les tractations en amont entre le so de la cgt et la préfecture dont vraisemblablement on a omis de diffuser sur son site la moindre bribe… dommage pour le péquin moyen… et aussi pour ceux qui auront répondu à leur appel international4. Il n’y a pas à s’étonner puisque les recommandations faites dans le texte À nos amis cultivent la double pensée, d’un côté, celle des appels à l’insurrection ou, au minimum, à la désertion ; et de l’autre une « morale de la situation » qui doit s’adapter aux situations, se fondre dans l’environnement et pratiquer une « infiltration par le bas » en évitant les points de rupture puisqu’il n’existe plus que des opinions de convenance et des valeurs contingentes comme l’indique la citation suivante : « Un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre, mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre. C’est la situation qui détermine le sens de l’acte, non l’intention des auteurs » (p. 147).

D’un point de vue général, c’est l’abandon de la ligne schmittienne ami/ ennemi qui prévalait dans Tiqqun et l’iqv. Seuls les flics (émanation de l’État réduit au ministère de l’Intérieur) restent des ennemis.

Laissons l’avant-garde invisible et les supputations autour de son rôle pour revenir à ce qui est bien visible par tous. Nous pourrions nous réjouir d’un cortège de tête qui n’exhibe pas de représentants et qui semble se poser en rupture avec les syndicats, avec qui il marque ostensiblement sa différence, d’abord de par son positionnement dans la manifestation qui immédiatement pose problème à tous les services d’ordre, puis, parce qu’il n’en reprend pas les slogans (quel que soit l’objet de la manifestation) ; en rupture aussi, avec les groupes anarchistes ou trotskistes armés de leurs habituels drapeaux et badges, qui eux et depuis longtemps, ont assumé le fait de présenter leur différence ou leur alternative à la place que les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier leur laissaient, à savoir, les queues de manifestations avec les éventuels débordements de fin de manif, quand le cortège principal est dispersé depuis longtemps. Que gauchistes et anarchistes organisés restent obéissants en queue de manifestation et que les bb se placent, conquérants, en tête, manifeste l’écart politique entre les deux stratégies. D’une part un suivisme par rapport aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier ; d’autre part, une attaque « ici et maintenant », mais au-delà du discours politique, contre des symboles de la société capitalisée et d’abord sa police. Mais cette position offensive des bb n’a pas, concrètement, davantage de portée politique que celle, suiviste des gauchistes et des anarchistes, car le suivisme des uns et la contre-dépendance des autres les enferment dans le monde qu’ils paraissent combattre. Contre-dépendance aux moyens de communication du capital et à ses images chez les bb, puisque ce sont eux qui rendent visibles ce qui, autrement, resterait invisible ; suivisme par rapport aux syndicats dits « non réformistes » de l’autre (sud, cnt et même cgt).

Néanmoins, la stratégie bb qui impose une présence au premier rang ne peut-être assimilée à une gaminerie de lycéens ou de “jeunes excités”, mais affirme bien l’idée que c’est ce cortège de tête qui représente la véritable contestation, c’est-à-dire la contestation moléculaire et intersectionnée qui tend à se substituer à l’ancienne conception du sujet révolutionnaire… ou alors, mais ce n’est pas incompatible, que la révolution (ou plutôt l’insurrection) n’est pas le fruit d’une dialectique de forces sociales-politiques, mais affaire de stratégie, d’agencements, de techniques de reconfiguration du monde.

Mais, un cortège de tête d’une telle ampleur (une fourchette de 12 000 à 15 000 personnes), qui soutient (jusqu’à quel point ?) une action comme celle des bb, c’est-à-dire une intervention qui fait de l’affrontement et de la critique de la passivité en manifestation le cœur de son action, n’est-ce pas un peu contradictoire avec le caractère non offensif du cortège lui-même ? Oui des gens applaudissent à la casse (du moins durant le printemps 2016) ou du moins pensent qu’une vitrine de banque, un Mac Do ou un panneau publicitaire J.-C. Decaux, ce ne sont que des dégâts collatéraux, mais n’est-ce pas justement le témoignage de leur propre impuissance à agir par eux-mêmes ? Et qu’attendent ceux présents dans un cortège de tête de ce bb, quand leur propre cortège n’est qu’une masse sans but autre qu’individuel (être là parce qu’on ne trouve pas sa place ailleurs ou parce qu’il faut être avec « les jeunes » ?) Quelle rupture réelle en laissant la place au spectacle évident qu’engendre le bb ? Comment comprendre, l’écart entre ce qui apparaît comme une violente attaque contre le capitalisme et le fait que les luttes sociales sont d’une telle basse intensité ?

Les personnes dans les cortèges de tête sont-elles comme ces fameux collègues « de gauche » que l’on côtoie tous un jour et qui s’achètent une bonne conscience par des biais idéologiques, mais sont parfois d’infâmes carriéristes ou des individus parfaitement conformes aux hiérarchies et à la discipline du travail une fois la manifestation terminée ?

Du point de vue du monde du travail, comment ne pas voir que le capital, comme rapport social, nous oblige à composer sans cesse et donc à ne pas pouvoir faire bloc au quotidien, au boulot surtout, quel qu’il soit. Mais peut-être que faire émerger un bloc à la symbolique offensive sert à compenser la frustration de tous les jours, le silence de certains qui veulent « durer » sur leur lieu de travail et ne s’associent pas aux autres quand une action collective y semble possible ? Que des personnes aux liens faibles ou intermittents avec le monde du travail ou carrément en rupture soient des acteurs de tout cela, pourquoi pas ? Des individus au rsa, des jeunes sans travail, des « vieux » qui n’y sont plus, mais ne peuvent se résoudre à rejoindre la cgt des retraités, etc. pensent peut-être trouver là un catalyseur de lutte qui remplace ce qui s’est dérobé.

La présence et l’arrestation de nombreux étudiants le 1er mai semblent montrer aussi qu’un certain nombre d’entre eux n’a que peu d’intérêt pour l’opposition à « parcoursup », à la réforme et à la sélection et plus d’appétence pour une contestation plus générale, d’autant que l’intervention policière dans certaines facultés vient se greffer là-dessus et produire les effets habituels répression/ réaction.

Qu’il y ait eu une distorsion entre, d’un côté le cortège syndical et sa composante gréviste dont les cheminots représentent le fer de lance actuel et de l’autre le bb et le cortège de tête, est apparu encore plus clairement que dans les manifestations précédentes, parce que nous étions un 1er mai et que s’est effacée, pour le cortège de tête du moins, jusqu’à la mémoire des dures luttes contre la durée de la journée de travail qui eurent lieu le 1er mai 1886, la répression qui s’en suivit à Chicago puis en réponse, côté prolétaires, l’internationalisation des manifestations du 1er mai. Pour eux, il ne s’agissait même plus de durcir la manifestation dans le sens d’une critique du travail (« faire sa fête au travail ») face à un mouvement gréviste strictement délimité par les syndicats qui semble avoir lui-même oublié ce que contenait de violence les luttes de l’époque et par ailleurs incapable de poser aujourd’hui, dans le mouvement même de grève, cette question du travail et éventuellement des formes de lutte contre le travail. De la lutte pour d’autres rapports sociaux dans laquelle les questions ne se poseraient plus en termes de service public (et naturellement en termes de statut pour ses salariés), mais en termes, moins particuliers comme celui de la communauté humaine.

Mais le folklore alternatif n’est peut-être pas pour tout le monde, car celui qui manifeste le 1er mai et qui devra travailler le lendemain — et non être en garde en vue ou ne veut pas être une cible pour les crs — a peu de chance de participer autrement qu’en faisant masse dans un cortège de tête. De la même façon qu’on a eu à partir de 1995, des grèves par procuration, on a aujourd’hui une violence par procuration, mais qui reste au niveau de sa mise en scène, dans ce qu’on pourrait appeler une « création d’ambiance » de violence (être en noir, cagoulés, serrés les uns contre les autres). Qu’en avait-il à faire le cortège au k-way noir de l’image jaunie du cheminot ? Que cette ancienne figure du « prolétariat » se joigne à lui pour déborder en faisant mine de combattre les crs et briser l’aménagement urbain !? Il n’y comptait pas.

Pour finir, ce que certains promeuvent en se présentant comme bb aujourd’hui tient plus d’une sorte de « kit militant », qui se résume en quelques formules : la politique sans le poids du discours, l’organisation sans le besoin de la structure, la forme avec le résultat immédiat de la « lutte » comme spectacle. On a donc l’impression de tomber sur un cortège en noir, comme si c’était là une météorite politique tombée sur terre, sans tenir compte des conditions d’existence présentes, alors que tout cela est en phase avec ce qui tient de l’affirmation satisfaite de soi. Face à l’État et au capital pas besoin de tergiverser, la seule force de la volonté suffit ; montrons notre appartenance individuelle à une force collective. Mais force est de constater que cette volonté trouve sa limite dans l’objectif, pour le moins limité, de mettre en échec la police, ponctuellement, dans la rue, comme cela se passe parfois dans les « quartiers ». En cela, ce collectif est du même moule que les courants qui veulent affirmer, plutôt que dépasser, positiver une identité plutôt que se frotter à « la question sociale », avec toujours ce souci, prouver qu’on existe et qu’on est là. En l’absence de tout devenir-autre qu’ils souhaitent sans doute, le bb et sa garde rapprochée témoignent de l’insurrection qui ne vient pas.

 

Mai 2018

Gzavier et autres complices.

 

Notes