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Lumpenprolétariat, luttes des années 1960-70 et révoltes des banlieues - Temps critiques
Temps critiques #19

Lumpenprolétariat, luttes des années 1960-70 et révoltes des banlieues

, par Jacques Wajnsztejn

La notion de lumpenprolétariat

Le terme ne fait pas partie du langage de formation de Marx. En effet, dans les écrits de jeunesse sa référence à ce sujet est encore Feuerbach pour qui «  seul l’être nécessiteux est l’être nécessaire ». Marx développa lui-même cette approche dans ses écrits de jeunesse, tels que les Manuscrits de 1844  : «  La pauvreté est le lien passif qui fait ressentir aux hommes la richesse la plus grande : l’autre homme  ». C’est une vision dans la lignée universaliste des Lumières et aussi dans la perspective proprement marxienne de la communauté humaine qui s’affirme alors comme une position au sein du mouvement socialiste dans toute sa diversité. Une perspective qui est irréductible à l’opposition que théorisera plus tard Engels entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique ».

Mais cette pauvreté dont parlent les socialistes de l’époque n’est pas celle de la paysannerie et de ce qu’ils perçoivent, à l’exception des populistes russes, comme une survivance de l’Ancien Monde. Elle est typiquement un des produits du phénomène urbain qui touche particulièrement Londres et la plus grande ville de France, Paris et il est décrit dans des œuvres romanesques telles Les mystères de Paris d’Eugène Sue et Les misérables de Victor Hugo où on voit se métamorphoser le thème criminel (omniprésent chez Balzac pour qui le monde criminel est un monde fermé, celui des « classes dangereuses » identifiées à la pègre1) en thème social (chez Sue et surtout Hugo), processus au cours duquel les écrivains et certains journalistes passent progressivement d’un mépris bien partagé pour la populace, à un certain respect pour le peuple dans les derniers jours de la Monarchie de Juillet et cette dernière formulation s’impose comme concept à partir de la révolution de 1848.

En fait, cette polémique autour des notions2 rend compte d’un état de la théorie où la populace a effectivement un certain contenu péjoratif, mais Hugo s’en excuse auprès du journal La ruche populaire en disant qu’il entend par-là le fait que, cette populace, ce n’est finalement que le peuple qui n’est pas encore peuple, qui n’a pas encore pris conscience et qui ne le deviendra qu’à travers l’insurrection de juin 1848 où apparaît pour la première fois « la race parisienne […] ce peuple qui travaille et souffre3 »

Les Misérables sont un livre qui met en scène les rapports entre condition prolétarienne et activité criminelle à l’intérieur d’un processus d’urbanisation qui semble engendrer les deux conditions (prolétarienne et criminelle), par exemple au sein des faubourgs et à la limite des « barrières » qui « appellent la guillotine » comme le dit Hugo dans Le dernier jour d’un condamné. Dans Les Misérables Hugo est très clair qui évoque en 1862 « Les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit » caractéristiques de la Monarchie de Juillet. Le terme employé de « misérables » correspond justement à la synthèse entre classes laborieuses et classes dangereuses qui ne peuvent plus être distinguées clairement comme dans la définition qu’en donnait le Littré. Car comment classer ces professions de chiffonniers, débardeurs (le Chourineur de Sue), de ravageurs ? On retrouvera cette difficulté avec les trimards4.

Proudhon va faire du crime et de la « condition sauvage », le thème principal de son Système des contradictions économiques parce qu’il en fait un problème social. Un problème pour la société, même si, à l’époque, c’est un problème pour une société bourgeoise qui, sous la Restauration, prend peur de ces « misérables en guenilles », ces « barbares5 » extérieurs à la Cité que certains vont appeler prolétaires, d’autres nomades (Haussmann, Le Play), vagabonds, sauvages (Sue), apaches, multitude6, mais auxquels le lecteur populaire s’identifie de plus en plus jusqu’à en transformer le cours des récits. C’est visible chez Eugène Sue qui parti des classes dangereuses met en scène de plus en plus les classes laborieuses sous l’influence des courriers de lecteurs qui ont le temps d’intervenir sur la progression d’un récit publié sous forme de feuilleton et souvent écrit au fur et à mesure des nécessités économiques de survie de l’auteur. Ces fréquentations et modèles de personnages évoluent aussi puisqu’il rencontre des ouvriers de « l’Atelier ».

Des « sauvages » qu’évoque Émile Souvestre dans les Confessions d’un ouvrier au milieu du xixe siècle « Nous avions à cet égard [pour la force, ndlr] des idées de sauvages ; comme eux nous prenions l’esprit de brutalité et de bataille pour le courage7 ». C’est une constante des révoltes populaires d’avoir exprimé cette appétence pour la force dans la violence révolutionnaire, quelque chose qui semble aujourd’hui, pour beaucoup, incompréhensible où dépassé parce qu’il y aurait eu une prise de distance avec cette apologie de la force, de la virilité et qu’il existerait d’autres moyens de faire valoir ses droits dans les démocraties.

Il est à remarquer que dans ces romans précités, les catégories de prolétaire ou de prolétariat n’apparaissent nulle part et on a vu la difficulté que le terme a eue à s’imposer, en son sens moderne dans les dictionnaires. Pourtant quand on lit La Sainte Famille de Marx et Engels (Éditions sociales, 1969), dès la première note sur Les Mystères de Paris qui apparaissent au chapitre v du livre, il nous est précisé qu’Eugène Sue « dépeint avec un certain réalisme les milieux populaires, surtout le lumpenprolétariat parisien » et Sue est rattaché au courant des socialistes utopiques.

Lumpenprolétariat que Marx oppose à un prolétariat qui seul pourra émanciper la société en luttant pour son intérêt individuel puisque lui seul incarne la servitude universelle. En sa condition se résumeraient le crime et le scandale de la société bourgeoise. Ainsi est créée une classe miroir des souffrances universelles, sur laquelle reposent désormais toutes les aspirations humaines à la raison, à la justice, à la perfectibilité : « Cette classe libère la société tout entière, mais à la seule condition que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe  ». « Il faut qu’un ordre particulier soit l’ordre du scandale universel, l’incarnation de la servitude universelle ; il faut qu’une sphère particulière de la société représente le crime notoire de toute la société, de sorte que se libérer de cette sphère apparaisse comme l’universelle libération de soi ».

Créé par Karl Marx et Friedrich Engels, le terme allemand Lumpenprolétariat, composé de lumpen = loque, chiffon, haillon et prolétariat (du latin proles8, les sans réserves qui n’ont que leur progéniture pour toute richesse et ne sont pas assujettis à l’impôt) se traduit le plus souvent en français par « sous-prolétariat » et désigne les masses urbaines marginales, vivant de manière parasitaire par rapport aux travailleurs salariés et productifs. Mais pour Marx, il ne faut pas confondre ou assimiler lumpenprolétariat et pauvres. Selon lui, le paupérisme vient de la surpopulation relative. Marx parle de surpopulation relative pour indiquer qu’il n’y a surpopulation que par rapport aux besoins toujours variables de l’exploitation capitaliste. Les surnuméraires forment l’armée industrielle de réserve de force de travail. Cette dernière est aussi bien composée des chômeurs temporaires vivant de petits boulots que de la réserve de main-d’œuvre des campagnes alimentée constamment par l’appropriation privative des terres et les progrès de la productivité agricole qui chassent les paysans de la terre ; des travailleurs à domicile, ou, plus misérables encore, des exclus du processus de travail en raison de leur âge, leur sexe et de leurs infirmités.

Tous sont susceptibles, en certaines circonstances, de reprendre du service actif. Victimes d’un système du salariat qui fait toujours plus ou moins le tri au sein de la masse de force de travail disponible sur ce qui est devenu progressivement un marché du travail, ils n’en ont pas moins connu les rouages étant passés « par la dure mais fortifiante école du travail », ou disposés à passer par elle puisqu’ils sont habitués à chercher régulièrement de l’embauche et acceptent grosso modo le principe de l’échange qui est à la base du contrat de travail, même quand ils en dénoncent le côté inégal où qu’ils luttent contre l’exploitation au travail. À ce titre, pour Marx et Engels, ils entrent dans la catégorie potentiellement révolutionnaire des prolétaires d’autant que ce sont eux qui se rapprochent le plus de la définition stricte du prolétaire au sens de « sans réserve ».

Le lumpenprolétariat, à l’opposé, ne serait jamais passé par cette « dure mais fortifiante école » ; c’est pourquoi il est, au mieux, a-révolutionnaire. Formé d’individus « sans feu ni lieu », il est vénal et prêt à se mettre au service de la bourgeoisie. Voici deux citations représentatives de la vision de Marx et Engels vis-à-vis du lumpenprolétariat :

« Quant au lumpenprolétariat, ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction » (Le manifeste du parti communiste, uge, coll. « 10/ 18 », p. 33).

« Le lumpenprolétariat — cette lie d’individus déchus de toutes les classes qui a son quartier général dans les grandes villes — est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune. Lorsque les ouvriers français portèrent sur les maisons, pendant les révolutions, l’inscription : “Mort aux voleurs !”, et qu’ils en fusillèrent même certains, ce n’était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu’il fallait avant tout se débarrasser de cette engeance. Tout chef ouvrier qui emploie cette racaille comme garde ou s’appuie sur elle, démontre par là qu’il n’est qu’un traître » (La social démocratie allemande, uge, coll. « 10/ 18 », p. 38-39).

Le schéma de l’interprétation est fixé dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Marx y développe l’idée que Louis Napoléon n’a pu conquérir le pouvoir qu’en prenant appui sur un ramassis de « vagabonds, soldats en rupture de ban, repris de justice, galériens évadés, escrocs, charlatans, clochards, pickpockets, filous, tricheurs, maquereaux ou patrons de bordel, portefaix, écrivailleurs, joueurs d’orgue de barbarie, chiffonniers, bohémiens, mendiants — bref, toute cette masse diffuse et inorganisée, ballottée de çà de là ».

Selon Marx, le sous-prolétariat n’avait pas de motif particulier pour participer à la révolution, et pourrait même, en fait, avoir eu un intérêt dans la préservation de la structure de classe actuelle, parce que les membres du sous-prolétariat dépendent généralement des classes possédantes pour leur survie quotidienne (aumônes, clientélisme). C’est pour cela que Marx voyait le lumpenprolétariat comme une force contre-révolutionnaire.

Pour résumer, derrière son moralisme anti-lumpen se lit une position politique de classe en dehors de tout contour sociologique bien défini, ce qui est finalement cohérent avec son absence d’une véritable analyse concrète des classes au profit d’une analyse en termes de luttes de classes.

La notion finira par prendre chez Marx les contours les plus flous puisque progressivement la catégorie s’élargit, d’abord aux garçons de café, grooms et gens de maison, c’est-à-dire à des types de professions et d’individus qui, d’après lui, ne sont pas intégrées pleinement à la structure interne du rapport social capitaliste et qui, bien sûr, ne figurent pas parmi les travailleurs définis comme productifs9. C’est net, dès les Grundrisse ou, indépendamment de leur statut social tous ceux qui ne sont pas intégrés au processus de production, sont qualifiés de lumpenprolétaires. Si cela peut sembler encore un choix discutable, mais cohérent, que dire de l’extension du terme à ceux du haut de l’échelle sociale pour qui «  donner et prêter, voilà toute la science financière de cette canaille (lumpenprolétariat), qu’on considère en bas ou en haut de l’échelle sociale  ».

Marx ne songea qu’à la solidarité au sein d’une même classe des semblables, excluant de sa conception du prolétariat toute une population déshéritée et rejetée dans un lumpenprolétariat à connotation résolument péjorative. Cette population semblait aussi dépourvue de tout potentiel révolutionnaire et de toute prise historique sur les rapports sociaux de production. En effet, elle ne participe pas à la marche vers le progrès et à la transformation du monde menée conjointement par les deux grandes classes de la révolution industrielle, ses conditions d’existence dégradées la prédisposent au contraire à se laisser circonvenir par la Réaction pour accomplir ses basses œuvres. Même l’observation historique ne pouvait troubler son schéma bipolaire de deux classes homogènes. Lorsque, dans le 18 Brumaire, Marx a dû constater et admettre, du point de vue pragmatique, le rôle moteur joué par l’hétérogénéité des classes dans le succès du coup d’État de Louis Bonaparte et d’ailleurs toute son histoire des luttes de classes en France en fait foi, il persistera sur le plan théorique dans l’idée que seule une classe homogène pouvait jouer un rôle dans l’histoire. Cette homogénéité, il croit la voir dans la masse grandissante des ouvriers de la grande manufacture, sa division et sa discipline du travail, le collectif ouvrier qui lui est lié, l’expérience ouvrière et la conscience de classe qui en découlerait. Et toute l’hétérogénéité sociale des petits boulots qui échappaient encore à ce processus jugé globalement progressiste, se trouve rejetée dans la figure péjorative du lumpenprolétariat.

Là où le travail et le capital étaient supposés unifier et le prolétariat et la bourgeoisie, et les façonner pour une mission historique, le lumpenprolétariat restait hétéroclite de par sa constitution. Marx avait une hantise de l’hétérogénéité de classe. Pour lui, la pire situation était celle de cette classe pourtant productive des paysans, mais sans aucune conscience commune (il prendra l’image des pommes de terre dans le sac qui s’entrechoquent et se renvoient l’une l’autre sans jamais vraiment s’entremêler) ; et parasitaire dans son essence même, stationnant sur le bord de l’histoire sans rien lui apporter, sans y participer, jouet des forces productives en mouvement ou mercenaire d’une des deux grandes classes, donc sans volonté propre et entièrement délimitée par le conflit de deux autres classes. Alors donc que Marx, dans son analyse historique, reconnaît au lumpenprolétariat une utilité, en tant que délimitation sociologique, il devient ensuite un outil de disqualification pour ne pas dire d’exclusion, transposant sur le plan de la théorie sociologique l’isolement, le mépris social, l’enfermement des plus pauvres.

Pour sa part, Bakounine, si on en croit Jean-Christophe Angaut10, n’aurait utilisé qu’une fois le terme dans une note à l’intérieur d’un manuscrit inachevé et non publié de son vivant que l’on trouve aujourd’hui dans les Œuvres complètes de Bakounine (Champ libre) sous l’intitulé : « Écrits contre Marx ». Il y parle lui, de la « fleur du prolétariat » pour désigner les millions de déshérités, non civilisés, gueux, cette « grande canaille populaire qui étant à peu près vierge de toute civilisation bourgeoise, porte en son sein, dans ses passions, dans ses instincts […] tous les germes du socialisme de l’avenir » (op. cit., p. 177-8). Angaut pose ensuite la question essentielle au-delà du vocabulaire utilisé et de la position finalement moralisante de Marx, à savoir, cette fraction populaire, ces « déclassés » recèlent-ils une potentialité révolutionnaire spécifique ? Oui semble-t-il d’après Bakounine, puisque le capitalisme ne peut être abattu de l’intérieur. La lutte doit garder une extériorité ou une autonomie dira Tronti avec sa « rude race païenne ». Mais cet extérieur n’est pas érigé en une marge elle-même autonome. Elle ne vaut que par les liens qu’elle garde encore avec le milieu, avec une nature populaire non encore domestiquée. Là, on est très proche de ce que dira Pasolini dans ses Écrits corsaires ou ses Lettres luthériennes à propos des prolétaires du Sud ou des déclassés du petit peuple romain. On est toujours dans la perspective de partir de ce qu’on est, même si ce qu’on est est dénié par le pouvoir ou les autres. Le travail du négatif n’est pas le nihilisme.

Franz Fanon revient, cent ans plus tard, sur la question, en y ajoutant la dimension anticolonialiste. Pour lui, c’est précisément du lumpenprolétariat qu’il fallait attendre la rébellion contre l’ordre établi en tant que ce dernier représenterait l’unique dissolvant de la société générale, car, ayant à supporter les pires conditions de vie, qu’a-t-il à perdre ?

Léon Trotsky a prolongé le point de vue, voyant le lumpenprolétariat comme particulièrement vulnérable à la pensée réactionnaire. Dans son essai (série d’articles sur le fascisme) Comment vaincre le fascisme ?, il décrit la prise du pouvoir de Benito Mussolini : « Grâce à la propagande fasciste, le capitalisme a mis en mouvement les masses de la petite bourgeoisie affolée et les bandes d’un lumpenprolétariat déclassé et démoralisé — tous ces êtres humains, innombrables, que le capitalisme financier avait lui-même portés au désespoir et la frénésie ». Économiquement enfin, les lumpenprolétaires étaient situés en dehors de tout système économique, soldats perdus de l’armée industrielle de réserve, saisonniers ou chômeurs tombés du cycle économique, « surpopulation flottante, latente et stagnante » perturbant le marché du travail, « sphères inférieures du paupérisme », « précipité le plus bas », et cette description là encore ne ménageait aucune issue : « Si l’on fait abstraction des vagabonds, des criminels, des prostituées, bref, du lumpenprolétariat proprement dit, cette couche sociale se compose de trois catégories… D’abord les ouvriers et ouvrières que le développement social a, pour ainsi dire, démonétisés, en supprimant l’œuvre de détail dont la division du travail avait fait leur seule ressource ; puis ceux qui par malheur ont dépassé l’âge normal du salarié ; enfin les victimes directes de l’industrie – malades, estropiés, veuves, etc., dont le nombre s’accroît avec celui des machines dangereuses, des mines, des manufactures chimiques, etc. (...) Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel ».

Blousons noirs, zonards et trimards dans les années soixante

Pour les trimards lyonnais nous renvoyons à notre brochure « Trimards, Mouvement du 22 mars et mémoire rétroactive » (nov.-déc. 2017, disponible sur le site de Temps critiques) d’où il ressort que les trimards n’étaient pas un groupe homogène et ne possédait même pas une structure de bande. De milieu social certes prolétaires, certains s’occupaient à de petits boulots pendant que d’autres, très jeunes fuyaient les divers lieux d’enfermement (maisons de redressement, armée, prison) plus qu’ils ne cherchaient à se fixer quelque part et dans une quelconque activité pérenne. Ces trimards, malgré leur nom dont la référence pourrait faire penser à « l’en-dehors » anarchiste Zo d’Axa où à l’individualisme littéraire chez Georges Navel ou Marc Stéphane, ne se trouvaient pas être des produits de l’histoire, rescapés de la révolte contre toute autorité, avec en tête la mémoire de « La Sociale ». Ils se rapprochaient plus de ce que Pasolini appelle les sous-prolétaires des années soixante avec un comportement archétypal de la société des misérables, démunis, mais libres parce que pas encore enchaînés au monde de l’usine et à celui de la société de consommation et “à la thune” comme on dit aujourd’hui. Leur façon d’être à la marge ou même pour certains, à la marge de la marge, était donc située historiquement. Dans la jungle des villes des années 1960-1970, il s’agit surtout de jeunes (18-23 ans est l’éventail d’âge le plus courant) qui vivent dans la rue, sous les ponts, dans les terrains vagues ou la “zone” pour certains qui sont par exemple passés par les placements de la ddass comme Munch, mais aussi qui vivent dans leur famille et quartier d’origine comme les frères Raton à Vaise.

Si on veut absolument catégoriser en termes marxistes, les “blousons noirs” m’apparaissaient plus comme des prolétaires, les “trimards” plus comme des sous-prolétaires. On pouvait être “blouson noir” comme on pouvait être “hooligan”, c’est-à-dire pas à temps-complet, mais à côté de son autre vie, le plus souvent d’origine ouvrière et destinée à le redevenir après une parenthèse instable et un peu trouble, alors que le “trimard” ne semblait avoir qu’une vie, dans la marge, en dehors, dans « la révolte à perpétuité », avec souvent la mort comme proche horizon. En tout cas le fait qu’ils puissent être catalogués comme lumpen ne nous a pas frappés au départ, car nous n’entretenions aucun mépris pour eux, ni aucun jugement sur leur mode de vie. Il est vrai que mouvement du 22 mars n’affichait pas une orthodoxie marxiste très affirmée ni prononcée.

C’est au cours de nos discussions préalables sous le pont La Feuillée puis dans l’occupation de la faculté et les manifestations de mai-juin 1968 qu’ils trouvèrent leur place, en rapport donc avec d’autres fractions du mouvement qui, elles aussi, même contradictoirement, critiquaient le travail et la société de consommation dans une fraternisation qui bouleversait tous les statuts, les anciennes assignations, qu’elles soient de classes ou autres (âge, sexe).

Ce n’est qu’à partir du 24 mai et surtout du mois de juin que les dissensions apparurent et que la catégorisation des trimards en lumpen se fit plus fréquente sous-entendant que l’alliage qui s’était produit avait tendance à changer de dominante, un certain nombre de membres du mouvement du 22 mars s’alignant sur les comportements des trimards alors que jusque-là nous les aurions plutôt entraînés sur nos positions et pratiques. Ce sont surtout des raccourcis pratiques ou des racontars. Malgré leur « gauchisation » a posteriori opérée par Claire Auzias dans son livre, nous n’entretenions aucune illusion sur leur caractère révolutionnaire et ils ne représentaient pas pour nous un néo-prolétariat de substitution, ils n’étaient pas non plus les prémisses de la future révolte des banlieues aux Minguettes et à Vaulx-en-Velin au début des années 80, d’une toute autre facture, ni les « lascars » des lycées techniques contre le projet Devaquet en 1986 ou contre le cpe en 1994. Ils étaient simplement du mouvement. Par ailleurs, le passage d’un nombre relativement important de membres du mouvement du 22 mars lyonnais dans diverses formes d’appropriations illégales (trafics divers, casses et attaques de banques) dès les lendemains de Mai-68 et dans les années qui suivirent n’avait aucun antécédent et a fortiori modèle chez les trimards. La critique du travail, le refus de l’advenu (la défaite de Mai), une appétence pour le profil du hors-la-loi ont animé certains d’entre nous sans qu’ils cherchent à en faire une activité exemplaire. 

De la décomposition du mouvement du 22 mars lyonnais, pillage du Quartier latin (5 juin 1971)

À Lyon, le mouvement redémarre fort dans les universités à la rentrée de septembre 68 : lutte contre les fascistes en droit et sciences économiques, résistance héroïque à la reprise des cours en histoire et géographie menée par deux ex-membres du groupe de Villeurbanne, une des composantes du mouvement du 22 mars lyonnais, attaque des locaux administratifs de la faculté de sciences pour empêcher le fonctionnement de l’université, cours de sociologie transformés en tribunes politiques, etc. La grande salle de l’agel reste un lieu de rassemblement et de circulation des informations et des idées, mais le mouvement du 22 mars n’ayant pas vocation à se pérenniser, nous nous éparpillons et ne faisons guère front que contre les entreprises groupusculaires qui se multiplient que ce soit celles de l’ancienne fer lambertiste devenue ajs, ou celles des pro-chinois du Front Uni, ou enfin, celles de l’agel-unef qui est retournée à ses pratiques de magouille syndicalo-politique après l’heureuse parenthèse de mai-juin.

À Lyon, les pratiques illégalistes de certains anciens membres du 22 mars comme celle de ladite Bande des Tables claudiennes ou d’autres individus (au nombre non négligeable) ne ressortissent pas vraiment d’une position politique claire du type de celle qui fait dire au groupe italien Comontismo  : « Lutte criminelle » ou « Soyons voyous ». Elles sont plus de l’ordre de la reprise individuelle et provoquent une incompréhension assez grande dans le milieu post-68, dès 1970 ou jusque-là menées révolutionnaires et pratiques illégales de diverses sortes avaient gardé un lien étroit. Chacun suivait son chemin et pour moi qui était alors aux Cahiers de Mai comme militant, mais qui devait aussi lutter pied à pied en faculté de droit avec le comité d’action contre les fascistes, il était difficile de me dissocier, dans tous les sens du terme et j’organisais même une collecte en droit pour J.-P. Berne qui venait de se faire arrêter et qui était une figure du mouvement du 22 mars et de la fac de droit, mais les liens n’étaient plus les mêmes puisque nous côtoyons journellement des copains qui avaient comme une double vie, une en pleine lumière et l’autre clandestine… sans être évidemment des clandestins comme ceux de la lutte armée.

À Paris, un tract de la revue Négation puis le journal Le Voyou expriment à l’époque une position assez proche de celle du groupe Comontismo en Italie, mais qui reste une position plus qu’une pratique à l’exception de ce qui se passera pendant le pillage du Quartier latin, alors que le groupe italien joindra le geste à la parole pendant un ou deux ans avant d’être victime de la répression. Mais dans tous ces cas, ces divers groupes ne se situent pas du tout dans l’optique d’une distinction entre lumpen et prolétariat ou entre voyoucratie de droit commun ou délinquance politique. Les catégories classistes sont abandonnées car c’est déjà le temps de l’individu-prolétaire qui n’est plus subsumé sous sa classe. Nous critiquons alors la distinction entre prisonniers de droit commun et prisonniers politiques quand les dirigeants maoïstes ou de la lcr sont emprisonnés et demandent un statut de prisonniers politiques.

C’est le temps de la révolte violente, individuelle comme collective que certains voudront transformer en un goût de l’émeute comme cela sera théorisé un peu plus tard par des groupes comme Les fossoyeurs du vieux monde, Os Cangaceiros, La bibliothèque des émeutes11.

L’exemple de l’Italie

La révolte des prisons vient compléter les luttes de l’époque du Biennio rosso (1968-69). Mais la situation est inversée par rapport à la France car les prisonniers pour raisons politiques y sont plus nombreux et ce sont en fait les jeunes délinquants sociaux qui, quand ils sont arrêtés, se déclarent immédiatement prisonniers politiques. Sante Notarnicola, sur lequel nous reviendrons plus loin, donne des indications de première main sur la situation de l’époque12. Dès 1968 s’amorce une longue bataille pour la réforme d’un code pénal qui est encore le code fasciste (code Rocco). Une première mutinerie éclate à Turin, puis c’est au tour de San Vittore à Milan où se trouve enfermé Notarnicola. Il va être amené à représenter les autres détenus dans des discussions avec l’administration pénitentiaire13. Avec l’intensification de la répression dans les usines, mais aussi au-dehors après l’attentat du 12 décembre Piazza Fontana, le lien entre détenus politiques et détenus de droit commun s’établit. Il s’approfondit encore quand les détenus politiques refusèrent l’amnistie gouvernementale pour les actions commises pendant l’automne chaud de 1969 et à partir de là tout le monde commença à se déclarer prisonnier politique.

Un texte circula dans toutes les prisons : Turin, Bologne, Florence, Gênes suivirent alors Milan dans la lutte. Le mouvement des prisons était en train de naître et un groupe au sein de Lotta Continua (lc) se consacre à cette question sous le nom des “damnés de la terre”. Le journal Lotta Continua va lui fournir une caisse de résonance en publiant communiqués et témoignages, tel celui de Notarnicola : « La classe ouvrière et le mouvement révolutionnaire sont les seuls juges de ces actions. Pour nous juger, il faut être métallurgiste de mon quartier de la Barriera di Milano [à Turin], paysan calabrais, berger sarde [qui] sont les exploités d’aujourd’hui » (Lotta Continua du 17 septembre 1970). 

L’été 71 sera chaud sur le front des prisons avec des révoltes à Rebbibia le 27 juin, le 29 à Catane, le 6 juillet à Forli, le 9 à Venise, le 20 à Modane.

Le Corriere della Sera fait bien le lien, à son corps défendant, entre les luttes des prisons et les autres : « Dans les derniers événements, il est aisé de percevoir une note particulière : à savoir que tout se rattache à une tendance diffuse, que l’on respire presque dans l’air, au désordre, à l’émeute et, immanquablement, au chantage » (15 avril 1969). La prison de San Vittore est quasi détruite (« on ne change pas la prison, on la détruit » disent les mutins). Les actes de destruction sont nombreux dans les prisons locales. Alors que les ateliers sont en nombre restreint et qu’ils fournissent, en prison, les seules possibilités de “cantiner”, les détenus les saccagent à Milan et Turin, amorçant ainsi une critique du travail qui rejoint celle qui se mène à l’extérieur, dans les usines14. À Turin, c’est un atelier champêtre de fabrication de fleurs en plastique qui est détruit alors qu’à Milan, c’est le Centre d’observation criminologique qui est rasé.

C’est la dimension mouvementiste de lc qui la porte à se faire l’expression politique des “sans” de l’époque, ceux qui n’ont pas de droit ni de liberté, par définition. Le groupe va se poser en opérateur de politisation des territoires hors de l’ordre étatique. « Tout détenu est politique » sera le slogan lancé par la direction de lc pour briser la coupure entre détenus politiques et détenus de droit commun. Mais la lutte dans les prisons est conçue aussi de façon instrumentale, car elle doit constituer un vivier militant pour de futures luttes à l’extérieur. La lutte en prison n’a donc pas d’autonomie et reste au contraire subordonnée à la lutte d’usine. Une opposition se fait jour entre d’un côté les noyaux internes qui ont tendance à faire de la prison un lieu de révolte spécifique qui n’est d’ailleurs que la suite du refus du travail spécifique qui habite bon nombre de voleurs avec leur mépris pour le travailleur et sa morale ; et de l’autre les membres de la Commission prisons de lc qui cherchent à justifier les actes de délinquance et le caractère politique des luttes de détenus par leur origine sociale prolétaire15. Cette opposition entre morale ouvrière et principes sous-prolétaires est perçue surtout comme une arme de division du pouvoir et non comme le fruit d’expériences différentes et dans Liberare tutti i dannati della terra (1971), une brochure importante de lc sur la question, il s’agit d’amener le détenu sur une ligne juste, de lui faire trouver sa place dans le processus révolutionnaire. C’est que le détenu de droit commun n’a pas en lui-même, de façon immédiate, la même puissance révolutionnaire que le prolétaire. On retrouve là la méfiance qu’avait Marx vis-à-vis du lumpenprolétariat.

Dans la perspective de lc, la prison n’est donc qu’une « école de révolution » comme le dira Irene Invernizzi (Il carcere come scuola di rivoluzione, Einaudi, 1973).

Force est de constater que Lotta Continua n’a pas réussi à intégrer le « front des prisons » à l’analyse de la composition politique de classe. Elle est restée gauchiste dans la mesure où elle n’est pas sortie d’une certaine instrumentalisation des noyaux internes de prisonniers en référence premièrement, à une position sur le lumpenprolétariat restée finalement assez proche de celle de Marx et deuxièmement à une position qui subordonnait la lutte des prisons à la lutte d’usine. Lotta Continua ne s’est pas vraiment posé la question de savoir si le sottoproletariato des années 70 était le même que le lumpen de 1848 ; s’il était amené à disparaître comme le pensait Marx ou au contraire à se développer dans le cadre de l’inessentialisation de la force de travail, de la fin de l’armée industrielle de réserve devenue définitivement surnuméraire, du précariat comme nouvelle forme dominante du salariat, etc. À la décharge de Lotta Continua, on peut dire que cette question n’est toujours pas réglée quand on voit aujourd’hui certains assimiler les non garantis et autres précaires ou disoccupati à une nouvelle figure de classe, alors que d’autres ont vu, par exemple dans la révolte des banlieues de 2005 en France, l’apparition d’un nouveau lumpen (les « nouvelles classes dangereuses ») duquel il faut absolument marquer sa distance. Cette faille dans l’analyse a conduit à un éclatement entre une majorité au sein de lc qui au fur et à mesure des années va réorienter son soutien aux prisonniers dans un sens humanitaire avec il Soccorso rosso et une minorité qui va rejoindre les noyaux armés prolétariens (nap) qui prônent l’autonomie des luttes de prison par rapport aux luttes d’usine.

lc a parfois été accusée d’avoir fui ses responsabilités, d’avoir eu un discours, mais pas une pratique à la hauteur, d’avoir finalement reculé face à la question de la violence ; etc. Erri de Luca s’inscrit en faux contre ce procès d’intention : « Lotta Continua soutenait les mouvements révolutionnaires dans le monde entier […] mais n’aurait jamais pu incorporer les camarades des nap. Ils ne disposaient ni d’une tradition, ni d’une expérience communiste. Et […] leur condition d’anciens détenus les rendait plus exposés aux infiltrations de la police »16. Par ailleurs, les nap qui étaient nées au sein de prisons « normales » et constituées par des prisonniers de droit commun dont le vivier était continuellement alimenté par une petite délinquance endémique, mais qui maintenant se politisait peu à peu ou même tout d’un coup dans le climat propice des luttes sociales, furent littéralement asphyxiés dans l’atmosphère confinée des prisons spéciales qui à la fois empêchaient toute évasion et tarissait le vivier précédent constitué de sous-prolétaires en colère.

Ce procès d’intention est d’autant plus faux qu’au sein de lc, et surtout dans la branche milanaise, certains comme Paolo Sorbi se plaignent que les camarades adoptent un style de vie lumpen et fassent dégénérer le travail politique (Marighela serait plus lu que Panzieri) au profit d’un comportement essentiellement antifasciste et avec un look quasi militaire.

Le groupe Ludd disparaît en 1971, mais Comontismo, avec Riccardo d’Este, s’en est détaché bien avant et lance le mot d’ordre Teppistizziamoci  ! (« Soyons voyous17 ! ») à la suite des événements de Reggio de Calabre qui, pour lui, semblent indiquer une certaine politisation de la criminalité vers laquelle pourrait converger une criminalité politique18. Il se livre à des attaques et pillages de magasins en plein jour et en 1972, il attaque le siège du psdi ainsi que de nombreux magasins et bars du centre de Milan. Une position à l’opposée de celle du pci pour qui ces luttes du Sud (Battipaglia, Reggio) doivent être considérées comme des luttes de sous-prolétaires sans conscience de classe et même des luttes fascistes (comme le dira dans une de ses chansons, une artiste aussi chaudement de gauche que Giovanna Marini).

Dans Nous voulons tout, Balestrini montre bien la dualité du nouveau prolétaire. Contrairement à celui de la ville, il n’était pas sans ressources et même certains devinrent propriétaires en ville (p. 11). À l’ingénieur qui lui propose un nouveau travail alors qu’il vient de se faire licencier, l’ouvrier répond : « Non, vous ne m’avez pas compris, je ne veux plus travailler. Je veux rien faire. Alors je suis allé prendre le pognon le mois d’après et comme ça l’histoire de l’Ideal Standard a été terminée. Je suis resté au chômage un certain temps, mais je me suis acheté des chaussures élégantes, un imperméable et des vêtements. En 15 jours, j’ai dépensé tout mon argent » (p. 21). De la même façon, un peu plus loin le jeune ouvrier raconte comment, venu l’été, il cherche à se faire licencier pour revenir se baigner chez lui, dans le Sud. Ce n’est pas l’autonomie ouvrière qui s’exprime là, c’est le refus de tout le rapport social capitaliste.

On a aussi la même situation dans les luttes de chômeurs du Sud. Ces luttes ne peuvent produire de dépassement à partir d’elles-mêmes, mais elles sont le signe d’une irreproductibilité de la force de travail et plus généralement des rapports sociaux actuels. Elles attendent leur événement extérieur qui n’est pas la crise capitaliste inéluctable, mais qui n’est pas non plus la simple révolte.

Comontismo fit un peu plus tard sa critique en se dissolvant. L’apologie de la criminalité ne peut être un modèle de destruction subversive. Aucun comportement illégal n’est en lui-même subversif. Il ne faut pas confondre un illégalisme historique lié à la fois à une domination seulement formelle du capital et à des nécessités de survie pour certains individus ou groupes et une glorification idéologique de l’illégalisme qui en deviendrait une ossature théorique19.

En fait, l’action de Comontismo était limitée par son immédiatisme pratique : l’abolition des conditions présentes n’est entreprise qu’à l’échelle microscopique de la marginalité. L’affranchissement par rapport à la loi n’est alors que formel s’il ne trouve pas un contexte historico-politique lui fournissant un champ plus large d’intervention et de conscience. En l’absence de celui-ci, la tentative du repli, même communautaire est la solution de facilité. Ricardo d’Este, Dada Fusco et C. Venturi rejoignent Cesarano pour une tentative de communauté ouverte qui est finalement un échec. Cesarano se suicide à la suite. Une partie des rescapés de Ludd et de Comontismo rejoindront plus tard Azione rivoluzionaria sous l’égide de Faina puis même les br comme l’indique Camatte dans ses notes accompagnant « Chronique d’un bal masqué » in Invariance, série iii, no 1

Aujourd’hui, un groupe comme Stranieri ovunque et son journal Il Viaggio semble proche des positions de Comontismo de l’époque : « La criminalité, c’est le prétexte (au fond d’où sort la criminalité si ce n’est de la nécessité de l’argent), le véritable objectif c’est de faire baisser la tête à tous ». Mais le groupe bute sur la question de l’immigration qui n’a plus rien à voir avec celle des années 60-70. La liberté de circulation des immigrés du Sud vers le Nord de l’Italie a produit une critique et une lutte anti-travail que l’immigration des migrants et autres réfugiés d’aujourd’hui ne risque pas de produire. Comme le disait très bien la revue d’obédience opéraïste Kolinko, il n’y aura pas de nouvelle recomposition de classe avec les immigrés de l’extérieur d’aujourd’hui qui sont de plus en plus nombreux à chercher non pas un travail comme venaient le chercher les anciens immigrés économiques, mais avant tout des moyens de survie dans une société capitalisée qui a détruit les anciennes communautés et la communauté ouvrière en premier lieu, ce que Stranieri ovunque reconnaît d’ailleurs. Il n’y a donc rien vers quoi se socialiser, ni communauté ouvrière ni citoyenneté, d’où la communautarisation immédiate de beaucoup de ces migrants ou alors leur placement à l’isolement dans des campagnes en voie de désertification.

Cela conduit aussi à s’appuyer sur les actions velléitaires et confuses des exclus, dont on prend la radicalité spontanée comme point de référence politique, alors qu’elle n’est tout au plus qu’un aspect secondaire de l’intensification de l’affrontement20.

Notarnicola fit la réponse suivante dans une lettre adressée à un membre non précisé de ces avant-gardes externes : « Le mouvement doit être autonome. La raison en est simple : vous ne connaissez pas cette réalité que nous seuls connaissons. C’est une réalité qu’on ne peut pas comprendre en seulement trois jours de prison ou à travers une série de lettres ; par conséquent, vos “avant-gardes” venues ici pour quelques jours ne peuvent pas se représenter ce que nous seuls connaissons. […]. Tu te trompes si tu crois qu’ici on attend des ordres d’en haut. J’espère que tu te rends compte que, si nous avions la tête ainsi faite, nous serions chez Fiat et pas en prison ».

Cette remarque de Notarnicola est à relativiser, car bientôt beaucoup d’ouvriers de la Fiat allaient se retrouver en prison ainsi que nombre de militants extérieurs et pour un temps presque aussi long que le sien. Mais pour lui, de cela est née une métaphysique de 77 magnifiant les nouveaux sujets sociaux, les sous-prolétaires sur le modèle des révoltes des ghettos américains. Après, les nouveaux leaders furent Paolo Rossi (l’avant-centre de la sélection italienne de football, héros de la coupe du monde de 1982) et John Travolta constate-t-il avec amertume.

Les oppositions se radicalisent Erri de Luca avoue que la manifestation la plus importante et violente, celle du 11 mars 1977 fut quasiment sa dernière, alors que Gad Lerner, dans le journal Lotta Continua décrit de façon très positive la nouvelle figure centrale qui serait celle de l’exclu du système, le jeune marginal ou l’étudiant sans boulot, le fils de prolétaire sans identité ouvrière, tous mettant en crise la centralité ouvrière et le mythe de la classe porteuse de l’intérêt général.

« L’analyse doit recueillir cette puissance de la marginalisation (prolétarienne) comme limite extrême – et force radicale – du refus du travail. Le lumpen détermine aujourd’hui dans le mouvement, une angoisse de libération dans laquelle la lutte de classe prolétarienne cherche à se révéler : le lumpen est le véritable porteur de ces valeurs humaines dont le socialisme et le révisionnisme se gargarisent, à cette différence, qu’il ne l’est pas comme essence originaire et générique, mais comme Träger, porteur et intermédiaire de la lutte. » (Negri : thèse 13 de Prolétaires et État, Galilée, 1978, p. 297).

Ce n’est pas un hasard si Turin qui avait été au centre du mouvement de 1968-69 quitte le devant de la scène dès le milieu des années soixante-dix. Le territoire central devient l’université et la ville de Milan ainsi que son hinterland où est publié le petit journal La tribù delle talpe. Un rassemblement national des jeunes prolétaires est organisé dans la banlieue de Milan en juin 76, au Parco Lambro où vont exploser toutes les contradictions et la violence interne au mouvement avec de jeunes prolétaires se livrant à des agressions contre des féministes et homosexuels21. Ce festival va signifier la fin de l’idéologie de la fête et de la vie « libérée » au sein du mouvement giovaniliste.

À Bari aussi, par exemple, dans les Pouilles, les autonomes organisent « la recomposition du prolétariat social ». Les trois Maisons de l’étudiant, tenues en pratique par des étudiants-prolétaires, malgré la présence de la cheffaillerie étudiante, sont devenues des centres de discussion et de réappropriation. Le syndicat et le pci firent fermer le restaurant des maisons de l’étudiant et en réponse une manifestation de plus de dix mille étudiants se retrouva pour s’inviter à manger dans les réserves du restaurant. La perquisition effectuée par la police peu après, révéla que de nombreux jeunes non étudiants, et même deux prostituées et toute une famille au chômage, occupaient les lieux. Cette situation donna lieu à une grève syndicale du personnel du restaurant22. Ce dernier point souligne que comme à Bologne, le mouvement de 1977 représente le niveau le plus intense de décomposition sociale de la classe alors que les autonomes y voyaient le niveau le plus intense de la recomposition sociale.

Radio Alice avait dit : « Le marginal au centre ». C’est un peu ce qui arriva à partir de 1976 avec la constitution de cercles de jeunes prolétaires à Milan, Rome et Bologne surtout, puis à l’automne avec le mouvement des auto-réductions pendant lequel des dizaines de milliers d’étudiants, de jeunes ouvriers et de chômeurs venant des banlieues se rassemblèrent dans les centres-villes pour s’approprier des marchandises, imposer des loisirs gratuits23. Ce faisant ils tendent à faire sauter de façon pratique la vieille opposition marxiste entre prolétariat et lumpenprolétariat que les groupes Ludd et Comontismo avaient déconstruite au niveau théorique quelques années plus tôt. Pour les giovanilisti, il s’agit aussi de troubler des spectacles réservés comme ceux de la Scala de Milan, pour Othello le 7 décembre 1976. Ce dernier événement se traduisit par un cuisant échec face à des forces de répression très organisées ce qui laissa des traces dans le mouvement milanais. Ce dernier échec ajouté aux désillusions du parc Lambro et à des initiatives du mls (Movimento dei Lavatori per il Socialismo, qui prend la suite du ms de Milan) pour donner aux circoli giovanili une coloration plus morale et plus conforme à sa conception néo-stalinienne de la contestation (en montant par exemple des comités anti-drogue particulièrement violents) vont faire que le mouvement giovaniliste va se déplacer progressivement de Milan vers Rome puis Bologne.

Les premiers « Indiens métropolitains » semblent être apparus à l’Université de Rome, en section de philosophie. Ils acquièrent vite de l’importance parmi les étudiants les moins intégrés dans la ville et dans les études, surtout chez ceux qui viennent de province et connaissent des problèmes de déracinement.

Le mouvement de 1977 n’exprime pas qu’une prise en compte de la marginalité comme semble le croire Franco Berardi (Bifo). Pour les tenants de l’autonomie ouvrière, les marges (et les emarginati) sont des éléments internes à ce mouvement en tant que ce dernier est le fruit d’une nouvelle composition de classe faite de l’intégration au procès de production diffus (une nouvelle force productive en fait) d’une force de travail de plus en plus indépendante, puissante et conflictuelle. Elle cherche à produire ses propres espaces, ses propres moyens de produire, elle cherche à former une seconde société qui vit à partir des pores de la société principale, mais vise à les élargir.

Comme nous l’avons déjà indiqué dans les articles sur les classes du no 6-7 de Temps critiques, les classes ne sont révolutionnaires que lorsqu’elles expriment une combinaison interclassiste faite de références communautaires variées (expérience de jacqueries paysannes, rude race païenne forgée par la discipline d’usine et insensible aux sirènes de la société de consommation, urbanité des rapports sociaux dans des quartiers qui en étaient encore, etc.). C’est pour cela que nous disons que les franges récemment prolétarisées sont en deçà d’une identité prolétarienne et en même temps déjà au-delà. Mais ce que décrit Bifo est dépendant d’un rapport de force qui a aujourd’hui profondément changé depuis la défaite prolétaire et la révolution du capital qui s’en est suivi à partir des restructurations industrielles et de l’institutionnalisation des mouvements d’émancipation.

Les formes de la révolte après la révolution du capital

La conséquence de l’inessentialisation de la force de travail dont une partie devient de ce fait surnuméraire, est que dans certains quartiers ou banlieues, on assiste au développement d’une économie souterraine et illégale, qui est peut-être “en dehors” parce qu’elle est régie pas ses propres règles, mais elle ne fabrique pas des “En-dehors” parce que la plupart des individus qui y participent sont peu ou prou intégrés au business, à sa propre division du travail, à ses valeurs, à la thune et à la consommation de marques. La territorialisation qui est nécessaire à leur insertion de second niveau au sein du quartier24 est antinomique à un quelconque vagabondage ou nomadisme, à une liberté à laquelle le trimard ou le zonard aspirait et le portait à être plus ou moins sans attache.

Or, c’est cette déterritorialisation assumée par les trimards qui va permettre que s’établissent des passerelles vers des ailleurs et avec des autres. C’est aussi elle qui les empêche de se constituer en bande de quartier comme le faisaient les blousons noirs ou les hooligans. Alors que les “bons” étudiants avaient tendance à rester centrés sur l’Université, que les ouvriers syndiqués et grévistes étaient encasernés à l’intérieur des usines occupées, jeunes ouvriers, jeunes prolétaires, trimards et nous-mêmes pouvions trouver et prouver dans les manifestations, une liberté située, collective et d’action.

En effet, ceux qu’on a appelé les marginaux dans les années post -68 n’étaient plus en dehors d’une société bourgeoise qui achevait de se décomposer et qui se recomposait en englobant tous les individus dans une socialisation de et par l’État25, constituant ainsi, progressivement, la société du capital26. Par définition, en quelque sorte, être à la marge ne signifiait donc plus être en dehors, mais bien dedans et à la marge. D’ailleurs, à l’époque (fin de ce qu’on a appelé les Trente glorieuses), personne ne parlait encore en termes d’exclusion. Nous n’étions plus dans les conditions des hivers 1952 et 53, même s’il y avait encore des bidonvilles à Villeurbanne, entre Bonnevay et la Soie et aux limites du quartier des Buers, vers le pont de Croix-Luizet, le long du boulevard de ceinture. La notion d’exclusion ne fera son apparition qu’en 1974, sous la plume de René Lenoir, secrétaire à l’Action sociale, quand la Démocratie nouvelle de Giscard (sur le modèle de la Grande société de Kennedy-Humphrey) actera ses difficultés à englober ses marges, aussi bien celle liée à la persistance de la pauvreté relative, que celle liée à l’existence d’une queue de comète soixante-huitarde (les squats politiques des autonomes rejoignant ici les squats de survie). Une forte augmentation quantitative de “marginaux” ne manifestait donc pas un processus d’exclusion, mais l’échec relatif de l’État à prendre en compte et encadrer une catégorie d’âge en nombre croissant et une immigration d’origine nord-africaine et africaine à qui l’État accordait soudain le bénéfice du rapprochement familial (décret du 27 avril 1976) sans se donner les moyens d’y répondre de façon satisfaisante de son point de vue (passage des bidonvilles aux logements sociaux, mais impasse des foyers Sonacotra).

Tout au long de ces années, le concept de jeunesse fait sens à l’intérieur d’un profond bouleversement des rapports sociaux capitalistes, de leur modernisation et de leur démocratisation. L’allongement du temps de la scolarité obligatoire produit une situation de latence entre l’enfance et la condition d’adulte qui n’a existé dans aucune autre société auparavant. Elle produit à son tour les conditions d’une homogénéisation relative et d’une autonomie de la jeunesse qui contradictoirement est captée par la dynamique du capital (la mode-jeune) et lui échappe car elle se révolte contre des codes qui sont, pour la plupart, restés ceux de la vieille bourgeoisie, mais dans un contexte d’accélération des transformations sociales et culturelles. C’est ce processus que les revues Socialisme ou Barbarie et Internationale situationniste ont mis en avant dès le début des années soixante27. Il se manifestait concrètement par l’expression d’une certaine violence, celles des blousons noirs dans les rues, mais aussi celle des rockers au cours de concerts ou autres manifestations publiques (Stockholm, Amsterdam, Paris, Lyon28), avant de prendre une tournure plus politique avec l’opposition à la guerre d’Algérie puis à celle du Vietnam. Une révolte de la jeunesse donc qui prendra différentes formes parce qu’elle est encore surdéterminée par des caractères de classe, beatniks du côté intellectuel et “petit-bourgeois” comme on disait à l’époque, blousons noirs/hooligans côté prolétaire. Si les trimards ne rentrent strictement, à mon avis, dans aucune de ces catégories, ils se rapprochent quand même des seconds et si on veut absolument leur trouver une correspondance ou plutôt une appellation plus générique, je pense que la plus appropriée est celle de zonards définis comme ceux qui zonent dans des no man’s land urbains. Ce qui me semble le plus important, c’est que ces catégories sont toutes englobées dans un processus général de juvénilisation dont les étudiants sont la pointe avancée, non pas parce qu’ils seraient automatiquement destinés à être leur avant-garde, mais parce que ce sont eux qui subissent cette condition le plus longtemps. Ici, quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir des situationnistes et les critiques qui peuvent être faites à la brochure de Strasbourg De la misère en milieu étudiant, il faut leur reconnaître d’avoir touché un point juste en insistant sur cette “misère” qui peut apparaître paradoxale. Une “misère” qui est commune à toute cette jeunesse parce qu’elle n’est pas principalement matérielle. Quoi de plus logique alors que blousons noirs, zonards, loulous de banlieue aient rejoint les étudiants en Mai-68 dans une même révolte et en lui donnant un sens qui ne se limitait pas à casser des chaises et du flic au cours d’un concert de Vince Taylor ou de Long John29 ! Quoi de plus logique que le pouvoir n’ait pu leur faire jouer le rôle attribué par les marxistes au lumpen  ! Ils n’allaient quand même pas s’engager dans les crs ou dans le service d’ordre de la cgt ; « ça ne leur parlait pas ça » comme on dit dans la novlangue. Par contre les manifestations qui laissaient espérer qu’elles ne se limitent pas au “traîne-savates” habituel, ça leur disait bien.

Mais ils n’étaient pas du tout “en marge” au sens des anarchistes individualistes du début de xxe siècle puisqu’ils touchaient parfois des salaires comme Marcel Munch le mentionne, ou comme il est dit de Mougin quand son père parle du travail d’ajustage, puis de divers petits boulots exercés par son fils. D’autres ou leurs parents touchaient des indemnités étatiques diverses ou de l’aide en provenance de l’assistance sociale (subsides alloués par les Caisses d’allocations familiales à travers l’allocation pour orphelin, l’allocation de soutien familial) ou de la Sécurité sociale. Donc que Claire Auzias exalte “la marge” en lui donnant un contenu invariant et déshistoricisé relève, à mon avis, d’un amalgame historique et sociologique abusif et d’une méprise politique.

Finalement, il y avait une réalité sociale qu’elle a tendance à idéaliser. À la fin des années soixante, les trimards comme d’autres individus classés dans des sous-catégories qui en étaient les plus proches ne se voulaient pas “en marge” au sens où ils n’accomplissaient pas cette démarche dans un but existentiel ou politique, mais ils étaient plongés dans un mode de vie atypique avec des imageries du réprouvé, de l’artiste maudit et déchu, du révolté individuel, du nihiliste, du voyou autoproclamé, du quasi-délinquant, du cas social, etc. Que certains des trimards se soient (ou aient été) impliqués dans “l’orgasme lyonnais” n’en fait pas des soldats (perdus) du prolétariat, mais bien plutôt comme nous l’avons dit plus haut, des composantes d’un soulèvement de la jeunesse qu’on a retrouvé côté étudiant évidemment, mais aussi côté ouvrier. Cela ne veut pas dire non plus que Mai-68 n’a été qu’un mouvement d’insubordination de la jeunesse sinon on ne comprendrait ni la solidarité contre la répression de la part des ouvriers et d’une partie de la population, ni la grève ouvrière généralisée.

Simplement, la classe du travail n’était pas leur communauté de référence ! D’ailleurs ils n’avaient pas de communauté de référence. Et en auraient-ils trouvé une si nous n’avions pas été battus ? Rien n’est moins sûr !

Une rencontre qui ne se reproduira que dans quelques moments rares par la suite, au moment de la “Marche de l’égalité” dans les années 1980, avec les lascars des cet en 1986 contre le projet Devaquet, la lutte contre le cip en 1994 avec la manifestation des lycéens-étudiants lyonnais contre l’arrestation de deux jeunes lycéens d’origine immigrée au cours des affrontements violents des jours précédents autour de la place Bellecour, mais plus du tout à partir de 2005 (révolte dans les banlieues) et 2006 (lutte des lycéens et étudiants, y compris de banlieue contre le cpe et “dépouille” violente de certaines bandes de jeunes prolétaires sur des manifestants étudiants). C’est pourtant à un mythique en-commun émeutier que certains comme Alèssi dell’Umbria veulent s’associer. Dans son livre C’est la racaille ? Eh bien j’en suis ! À propos de la révolte de 2005, L’échappée, 2006, il projette un imaginaire communiste dix-neuvièmiste, absent dans les émeutes de 2005, alors qu’on en percevait encore des traces dans les révoltes des Minguettes à Vénissieux et à Vaulx-en-Velin au début des années 1980, à l’époque où Alèssi et son groupe Os Cangaceiros publiaient, dans le numéro de janvier 1985, l’article « Minguettes blues ».

Le titre même de son livre montre qu’Alèssi entremêle les époques. En effet, il pastiche un chant de l’époque de la Commune : La canaille, paroles d’Alexis Bouvier dont le refrain est « C’est la canaille ! Eh bien j’en suis ! » repris ensuite par le milieu anarchiste de l’action directe à la fin du xixe siècle et la répression par une bourgeoisie traitant les révoltés et les “En-dehors” de “canailles”. Mais ce n’est pas parce que le mot racaille rime avec celui de canaille qu’il désigne les mêmes individus et des époques analogues. Il n’y a pas eu d’en commun émeutier en 2005, tout juste un “nous” des bandes et des actions éclatées, plus nihilistes qu’aveugles d’ailleurs puisqu’elles se sont souvent attaquées aux institutions ou associations qui cherchaient à empêcher que ces zones ne se transforment en ghettos à l’américaine. Déclarer s’y affilier constitue la méprise politique de tous ceux qui glorifient en soi Le temps des émeutes (Alain Bertho, Bayard, 2009) en le confondant par aveuglement historique avec les manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la Belle époque où des groupes anarchistes violents du tournant du xixe au xxe siècle formaient des communautés de vie et de lutte même si c’était sur les bases de l’anarchisme individualiste. (cf. Anne Steiner, Le temps des révoltes, L’échappée, 2012). Mais dire « eh bien j’en suis », ce qui était encore possible au début des années 80, n’a plus de sens politique aujourd’hui.

 

Jacques Wajnsztejn, juin 2018

 

Notes

1 – Si Hugo semble avoir lu l’Essai sur le principe de population de Malthus et qu’il rattache la pauvreté au rapport entre croissance démographique et croissance des subsistances, pour lui les causes de la criminalité restent principalement psychologiques d’autant qu’il privilégie l’étude des individus et non celle des foules et des masses. Lacenaire en est la figure d’arrière-plan et Vautrin la figure de proue, comme Raton l’était pour les enseignants de l’université des Lettres de Lyon en mai-juin 1968 cherchant à en faire un « trimard » extraordinaire, c’est-à-dire en fait un spécimen pour Lombroso. Ce n’est que par intermittence et à la fin de son œuvre que Balzac esquisse le lien entre classes dangereuses et classes laborieuses quand il quitte la description des géants du crime comme composante sociale marquante parmi les masses populaires (Vautrin le grand criminel) pour ensuite voir en eux la « figure du peuple en révolte contre les lois ». Dans Ferragus par exemple, il décrit le monde des mendiants qui « tous ont des velléités d’ordre et de travail, mais ils sont repoussés dans leur fange par une société qui ne veut pas s’enquérir de ce qu’il y a de poètes, de grands hommes, de gens intrépides et d’organisations magnifiques parmi les mendiants, ces bohémiens de Paris ; peuple souverainement méchant, comme toutes les masses qui ont souffert… ».

2 – Sur cette question, on peut se reporter à Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du xixe siècle, Poche pluriel, 1978.

3 – Mario Tronti parlera lui de « rude race païenne » pour décrire les os des grandes usines italiennes (in Nous opéraïstes, Éditions de l’éclat, 2014)

4 – Cf. Marc Stéphane : Ceux du trimard, Grasset, 1928.

5 – « Ces barbares, auxquels nous sommes convenus de donner le nom de prolétaires » (Proudhon, Correspondance, tome i, p. 227, 3 août 1840).

6 – « Cette multitude indigente, illettrée, barbare si l’on veut, mais non pas vile » (Proudhon, Révolution sociale, p. 126. Et Hugo de son côté, évoquant l’insurrection ouvrière dans Les Misérables et terminant par : « C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation » (cf. aussi Cœurderoy et les Cosaques).

7 – Cf. Louis Chevalier, op. cit., p. 687. Les anciennes violences compagnonniques et forcément nomades perdurent, mais viennent converger avec les violences proprement urbaines et territoriales.

8 – En 1835, c’est le sens que lui donne le Dictionnaire de l’Académie, c’est-à-dire la référence aux deux plus basses classes de l’Antiquité romaine exemptées de l’impôt et utiles à la République que pour les enfants qu’elles lui donnent dans leur fonction de reproduction sociale. Ce n’est qu’en 1862 que le prolétariat apparaît officiellement comme prolétariat moderne. Le Littré, en 1869 n’en parlera que comme la classe la plus indigente et Jean-Baptiste Say qui dirige l’Académie des sciences morales ne parlera que de paupérisme, un terme d’origine anglaise né pendant la révolution industrielle.

9 – Argument peu convaincant vu les variations que Marx fera subir à la définition du travailleur productif selon le point de vue adopté, Marx maniant tantôt l’ironie provocatrice, comme dans son analyse du crime productif tantôt le plus grand sérieux à prétention scientifique quand il parle de la création de plus-value et de capital.

10 – Cf. « Bakounine, lumpenprolétariat, canaille et révolution » in Claire Auzias, Trimards. "Pègre" et mauvais garçons de Mai 68, Atelier de création libertaire, 2017.

11 – Sur ce point, cf. J. Wajnsztejn et C. Gzavier, La tentation insurrectionniste, Acratie, 2012, p. 24 et sq.

12 – Sante Notarnicola, La révolte à perpétuité, d’en bas, 1977 (L’Evasione impossibile, Feltrinelli, 1972).

13 – Notarnicola raconte aussi comment les prisons devenaient des lieux d’agitation et de formation révolutionnaire. Il parle, par exemple, de sa rencontre, dans l’infâme prison toscane de Volterra, avec le comontiste Riccardo d’Este, avec Andrea Valcarenghi le créateur de la revue Re Nudo, avec l’anarchiste Eddy Ginosa.

14 – Les revendications, de corporatives vont se faire plus significatives avec la demande d’une levée de la censure, de libre circulation des livres et journaux politiques. En fait, les mouvements de prisonniers vont peu à peu chercher un débouché politique que lc va leur donner. Quand le mouvement se radicalisera encore, la caisse de résonance fournie par lc ne suffira plus et les nap (Nuclei Armati Proletari) seront créés dans lesquels on retrouvera d’ailleurs des anciens « damnés de la terre » de lc. Ces noyaux agiront de façon relativement autonome ce qui les amènera à prendre une seconde dénomination plus précise souvent en fonction d’un événement de référence. Par exemple, les nap du 29 octobre font référence à un événement survenu à Florence le 29 octobre 1974, à savoir une expropriation d’une banque qui a causé la mort de plusieurs militants.

15 – Toute proportion gardée on aura la même chose à Lyon au moment du procès de « la bande des Tables-Claudiennes » quand des journalistes de Libération et des militants de la Gauche prolétarienne s’étonneront que la défense des avocats ne soit pas plus « politique », que les accusés ne fassent pas une sorte de « procès de rupture ».

16 – Erri De Luca, in Valerio Lucarelli, Vorrei che il futuro fosse oggi. nap : ribellione, rivolta e lotta armata, L’Ancorra del Mediterraneo, Naples, 2010.

17 – Peu de temps après sortira, en France, le journal Le Voyou qui se présente comme « un organe de provocation et d’affirmation communiste » (titre de l’éditorial du numéro unique de mars 1973). Le terme de « voyou » désigne le prolétaire révolté qui refuse son existence de marchandise force de travail. Mais il précisait : « il ne faut pas voir dans le titre de Le Voyou, une quelconque apologie du délinquant, du blouson noir ou de leurs équivalents. Le blouson noir politisé n’est que l’envers du politicien se déguisant en blouson noir ».

18 – Une idée assez proche affleure dans la revue française Le Voyou, issue elle-même du groupe Négation. Plus tard, le groupe des Fossoyeurs du Vieux Monde reprendra cette thématique. p

19 – Au moment de son premier procès, Sante Notarnicola disait : « J’ai confondu la lutte révolutionnaire avec la rébellion individuelle, faisant ainsi le jeu de la classe dominante […] tendant à empêcher premièrement la formation de la conscience de classe des exploités, deuxièmement à réduire les forces du mouvement révolutionnaire, troisièmement à dresser les exploités les uns contre les autres. Les uns sont exploités parce qu’ils travaillent dans certaines conditions, les autres sont exploités parce qu’ils sont contraints de se révolter de façon individualiste. Ils se dressent les uns contre les autres parce qu’en devenant un bandit on s’éloigne de sa propre classe, on se met en dehors de la lutte politique de masse » (p. 188, op. cit.). Notarnicola continuera la lutte en prison, en affirmant la continuité entre le « dedans » et le « dehors » et de façon non sectaire comme on peut le lire dans la dernière partie de son livre. Il aura ainsi des rapports avec les anarchistes, mais aussi avec les br, tout en défendant le point de vue de l’autonomie de la lutte carcérale.

20 – Le texte fait peut être allusion au travail de lc en direction du « front des prisons ».

21 – C’est comme si faute de cerner un ennemi extérieur, le mouvement s’était tourné contre lui-même.

22 – Lettre de camarades de Bari du 3 juin 1977 à la revue française Les Fossoyeurs du Vieux Monde et La Repubblica du 31 mai 1977)

23 – Ce sera l’automne des circoli giovanili qui va culminer à Milan avec, à l’intérieur de l’Università Statale, le slogan : « Nous avons déterré la hache de guerre ».

24 – Une territorialisation très différente de celle qui existait dans les anciens quartiers populaires comme base arrière de la communauté ouvrière alors qu’aujourd’hui cet espace est déstructuré par la disparition des usines. Il apparaît comme un espace dévalorisé dans lequel se maintiennent à grand-peine services publics et commerces.

25 – Cf. l’État-social et l’État c’est nous de la première période de Temps critiques.

26 – Ce que des auteurs post-modernes comme Deleuze ou Foucault ont essayé de théoriser en parlant du passage des sociétés de discipline aux sociétés de contrôle reposant sur la normalisation. La marge y était magnifiée comme chez Guattari avec la création de Marge qui faisait suite à Défense active, l’un des prolongements du m22 parisien où on parlait effectivement des marginaux, droits communs et autres. Mais peu à peu, de la même façon que les maos fabriquèrent leurs immigrés, des libertaires radicaux fabriquèrent leur marge.
Or, un type de société qui peut se permettre de lâcher ses fous dans la nature est une société qui ne craint justement pas que cela en fasse des révolutionnaires. On n’est plus au temps de Sade !

27 – Cf. l’article de Serge Mareuil : « Les jeunes et le yé-yé » dans le no 36 de Socialisme ou Barbarie (1964) où il montre que nouvelles musiques et danses correspondent chez les jeunes à la désagrégation de la culture bourgeoise d’un côté et à la disparition de la culture prolétarienne de type 1936.

28 – Le journal l’Humanité du 21 août 1963 note à propos d’un concert de Sylvie Vartan dans le sud de la France : « Brusquement les tomates, les bouteilles, les chaises se mettent à twister. Le piano s’évanouit de stupeur pendant que les guitares électriques et la batterie abandonnées par les musiciens se transforment en artillerie contre les crs » (cité par Mareuil, op. cit., p. 39).

29 – Quand elle en parle, Claire Auzias ne la voit qu’en provenance des « marges » (beatniks et trimards) ou alors dans la révolte des lycéens (cf. son entretien pour le no 77-78 de la revue irl, printemps 1988).