Mai 1968 et le Mai rampant italien
Première partie : Mai 1968 en France

IV. L’événement Mai-68

 

Les manifestations du 3 au 13 mai

Du 3 mai à la première nuit des barricades

Le 3 mai, le M22 organise un meeting à la Sorbonne pour répondre à la seconde fermeture de la faculté de Nanterre, conjointement avec l’UNEF qui répond, elle, au saccage des locaux de sa Fédération des groupes de Lettres (FGEL) par le groupe d’extrême droite Occident le 2 mai.

La fermeture de la faculté de Nanterre par le doyen Grappin, après avis du ministre de l’Éducation nationale, est censée mettre fin à l’agitation étudiante. Sous prétexte de cours troublés, ce sont tous les cours qui se trouvent supprimés. Le pouvoir pense ainsi épuiser le vivier de l’agitation en lui coupant sa base arrière et accessoirement empêcher un mouvement de solidarité par rapport aux sept étudiants de Nanterre qui passent en ce moment en conseil de discipline.

Par force, la lutte se déplace sur un nouveau terrain d’action, de la faculté à la rue. Ce n’est pas gagné d’avance quand les étudiants de Nanterre les plus actifs s’aperçoivent qu’à peine 600 personnes sont présentes, emblématiques de tout le gratin militant parisien. Pour le M22, la Sorbonne n’est absolument pas un objectif symbolique et ses membres se moquent comme d’une guigne du petit univers sorbonnard et de son organisation syndicale et militante puisque les nanterrois n’ont que peu de rapport avec la FGEL et la gauche syndicale. Ils ont d’ailleurs critiqué la convocation jugée bureaucratique d’un Mouvement autonome universitaire (MAU) crée par des militants de la FGEL, appelant à un meeting à la Sorbonne sur le thème des luttes universitaires en Europe. Un meeting interdit par l’État et que les nanterrois présents essaieront en vain de transformer en une occupation du type de celle de Nanterre. La position des nanterrois est certes plus offensive que celle des sorbonnards, mais elle n’évite pas la tentation de la répétition de l’action exemplaire, alors que la symbolique de la Sorbonne n’a rien à voir avec la situation de Nanterre qui manque justement de dimension symbolique avec les avantages que cela procure, mais aussi avec le manque de charisme événementiel que lui inflige son simple statut de campus périphérique.

Néanmoins, le déménagement du M22 de Nanterre à la Sorbonne, s’il gêne aux entournures les militants traditionnels du MAU, fait surtout peur aux autorités qui craignent une occupation de la Sorbonne pourtant non prévue. Or si les nanterrois n’en ont rien à faire de cette symbolique de la Sorbonne, il n’en est pas de même pour le pouvoir en place. Le symbole de la Sorbonne est fort et n’a rien à voir avec l’appréciation d’un vulgaire campus de banlieue. Pas question pour lui d’y laisser le terrain libre à la contestation étudiante. Un symbole fort qu’on retrouvera chez l’étudiant “moyen” qui défend “sa” Sorbonne et par extension “son” Quartier latin.

Le Pouvoir décide de réagir par la force, persuadé qu’en étouffant dans l’œuf l’opération, elle n’aura pas de suite. Les Renseignements généraux lui ont indiqué que les « chefs » sont là et que le Quartier latin est paisible. Le gouvernement va être victime de sa théorie policière sur les groupuscules qui lui masque le climat général chez les étudiants. C’est le début d’une mini-émeute en partie spontanée qui va servir de rampe de lancement à l’extension du mouvement sur le thème de la répression. Cette riposte des étudiants à l’extérieur de la Sorbonne a souvent été présentée comme complètement spontanée. Ce n’est pourtant pas le cas. Les nanterrois avaient en effet appelé les étudiants à se rassembler autour de la Sorbonne, le 3 mai, pour soutenir sept étudiants de Nanterre, deux membres du groupe des Enragés et cinq membres du M22, convoqués devant le conseil de discipline de l’université et accessoirement pour empêcher le concours de l’agrégation qu’y devait s’y dérouler. Il y avait environ trois mille manifestants à l’extérieur qui ont donc pu immédiatement réagir. Ce n’est qu’après que tout le Quartier Latin s’est enflammé.

Pendant ce temps, le mouvement s’étend et touche la faculté des sciences où un comité de grève un peu artificiel et en tout cas non élu va mettre en place le blocage des cours et amorcer des débats. Il va résister aux pressions de l’administra­tion et d’une partie du corps professoral qui en appelle au vote de l’ensemble des étudiants. Cette manœuvre est déjouée et la sensibilisation aidant, des comités de base élus vont se mettre en place à partir de mi-mai.

Dès le 4 mai apparaissent les comités d’action qui peuvent se définir comme des organisations directement branchées sur l’agitation. Il s’agit d’une nouvelle stratégie pour essaimer plus ou moins spontanément un peu partout dans le tissu social quel que soit le nom donné à l’organisation, car cela peut être aussi bien comité de lutte, comité d’action universitaire, comité étudiants-ouvriers, comité d’action lycéen (le 6 mai il y a des mouvements de grève à Buffon et Michelet et des meetings à Balzac, Condorcet et Decour) ou comité de grève. Derrière ces formes adaptées au mouvement se lit la critique des formes syndicales traditionnelles et particulièrement de la structure bureaucratisée de l’UNEF.

Le mardi 7 mai, il y a cinquante mille personnes à l’Arc de Triomphe. Mais le mercredi 8, les premières tentatives de canalisation du mouvement dans le sens de sa stabilisation et de la capitalisation des « acquis » commencent. La CGT, l’UNEF et le CLER sont dans le coup et ces deux derniers réussissent à faire disperser la manifestation. Geismar qui avait claironné à la radio : « Aujourd’hui on prend la Sorbonne » vient s’excuser le soir à une réunion du M22 et jure qu’on ne l’y reprendra plus. Le mot d’ordre : « Libérons nos camarades et la Sorbonne » est adopté. La JCR accepte une démarche unitaire en ouvrant son propre meeting prévu à la Mutualité à tout le mouvement. C’est pendant cette longue marche de la nuit du 7 au 8 mai que le slogan « le pouvoir est dans la rue » est repris et martelé par les manifestants, avec celui « Unité à la base et dans l’action ».

Le 9 mai, le bureau politique de l’UJC(ml) prend position et quelle position ! Le soulèvement étudiant est assimilé au « plus grand mouvement anti-communiste depuis 1956 ». Il y aurait « un complot social-démocrate, de Mitterand et Mollet à Jacques-Arnaud Penent ». Le 10 mai, la même organisation interdit à ses militants de « tomber dans la provocation des barricades », mais continue d’appeler les étudiants à manifester. Ce langage à double détente est à peu près identique à celui tenu par le CLER, mais pas pour les mêmes raisons.

« La nuit des barricades » du vendredi 10 au samedi 11 mai marque le premier point de basculement de l’événement avec les affrontements violents entre manifestants et policiers, surtout rue Gay-Lussac. Au départ de la manifestation la plus grande confusion règne parmi les organisateurs du mouvement. Les groupes politiques ont tendance, en bonne logique gauchiste, à vouloir rejoindre la classe ouvrière dans les quartiers populaires, mais la masse des participants n’est manifestement pas sur les mêmes positions et ne veut pas se disperser, comme la veille, sans qu’il ne se passe quelque chose. Quant à l’UNEF, elle joue son rôle. Tout d’abord, elle a à son crédit l’appel à se joindre à une manifestation qui n’est pas à son initiative. Cela lui donne une légitimité auprès des étudiants et du pouvoir, beaucoup plus large que celle en provenance des groupes gauchistes dont le thème de départ pour l’appel à la manifestation était la lutte contre la répression des étudiants et travailleurs étrangers, sachant que les étudiants français arrêtés ont été libérés.

Finalement, l’UNEF parvient à faire modifier le projet de trajet qui ne se dirigera pas vers l’Assemblée Nationale, mais vers le Quartier latin. Les barrages policiers sont organisés de façon à compléter la stratégie de l’UNEF, c’est-à-dire à ne laisser comme voie de passage que celle qui conduit au Quartier latin. La politique de containment est claire. À ce moment-là, le M22 et Cohn-Bendit se sentent débordés en tant que minorité agissante. Ils ne sont pas un groupe politique ni un syndicat et leur absence de statut d’organisation les amènent à se reposer sur la spontanéité des réactions et sur les initiatives individuelles. Cohn-Bendit lance alors un « On encercle les flics » qui peut paraître provocateur, mais qui, comme d’habitude chez Cohn-Bendit, représentait en fait la position centriste visant à ridiculiser la police plutôt que de se lancer dans un affrontement non préparé pour la prise de la Sorbonne.

Le dépavage des rues et les premières barricades apparaissent. Ces actions ne sont pas seulement un clin d’œil, à la révolution de 1848. Elles représentent un compromis au moins tacite si ce n’est explicite entre d’un côté, la volonté de la base d’occuper le terrain pour produire un saut qualitatif du niveau de lutte (de l’université à la rue), et de l’autre, la tactique des représentants officiels du mouvement (personnalisée par Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit) qui tout en jouant de la dialectique provocation/répression, prennent garde de ne pas prôner l’affrontement violent et s’en tiennent à un schéma somme toute assez traditionnel de négociation appuyée par un rapport de forces. Cohn-Bendit dresse le constat, « La violence, ce ne sont pas les responsables du mouvement qui l’ont décidée, ce sont les étudiants qui, spontanément, ont choisi de résister. […]. Nous n’y sommes pour rien. De toute manière, on ne nous a pas laissé le choix ». Il oublie néanmoins de préciser que dans la réunion préparatoire à la manifestation du 10, le Mouvement du 22 Mars a fait valoir qu’il y en avait marre des services d’ordre de l’UNEF et des organisations qui ne pensaient qu’à défendre leurs militants et qu’il fallait donc que chacun soit son service d’ordre et concrètement, qu’il fallait couper les chaînes latérales. À partir de là, les SO vont effectivement exploser et les éclatements en petits groupes pratiquant l’auto-défense adaptée à chaque situation particulière vont exprimer une nouvelle capacité des manifestants à s’organiser par eux-mêmes. Au cours de ces actions, l’aide et les initiatives apportées par les jeunes prolétaires ou moins jeunes d’ailleurs, sont souvent décisives. Dans les affrontements, la libération de la révolte, enfouie depuis longtemps pour certains, crée un sentiment d’insouciance vis-à-vis du danger et donne parfois une impression de toute puissance.

Néanmoins, le soir du 10 vers 22 h, en réponse aux cris de « À la Sorbonne » qui montent de certains rangs de manifestants et signifient une volonté de passage à l’offensive au risque de l’affrontement pour la reprendre, Cohn-Bendit, monté sur une barricade répond : « Occupation du Quartier latin, mais sans attaquer les flics », rejoignant ici les positions des dirigeants syndicaux Geismar et Sauvageot. « Le Quartier latin est à nous » signifie alors se disperser par petits groupes de discussion et d’action dans tout le quartier quitte à défendre ensuite le quartier par des barricades. Celles-ci ne sont donc pas que la marque d’une symbolique, certes active, elles correspondent aussi à un choix tactique et défensif. Il n’y a pas d’appel à l’insurrection et on s’installe pendant de longues heures parfois dans une guerre des tranchées, à fleurets mouchetés toutefois.

Le lendemain, signe que tout commence à dysfonctionner dans l’institution, de nombreux candidats à l’agrégation quittent la Sorbonne pour un sit in contre les violences policières de la veille et les étudiants de Sciences Po Paris obtiennent le report de leur examen terminal.

L’influence du mouvement étudiant sur le mouvement ouvrier

Ce n’est qu’à partir du 10 mai que le mouvement dépasse sa dimension principalement étudiante et résonne à l’extérieur. Et encore faut-il souligner que cet élargissement du mouvement repose sur une ambiguïté. C’est le M22 qui a appelé les syndicats à organiser une grève de protestation pour le 13 mai. Ce sera la plus grande manifestation de Mai, mais c’est aussi celle qui consacre l’entrée en jeu de la CGT. C’est le mouvement qui lui donne sa légitimité alors que jusque-là il avait su se passer de toutes les médiations, ce qui lui donnait force et spontanéité. Pour la première fois, il se fait tacticien en sacrifiant sa singularité au profit d’une unité avec les syndicats ouvriers que l’UNEF et le SNESup, de toute façon, réclament depuis le début. Or, prendre la responsabilité d’un appel direct aux travailleurs aurait pu s’avérer gagnant quand on pense aux grèves sauvages qui vont démarrer aussitôt après le 13 ; quand on pense aussi que la grève du 13 a été un semi-échec à Renault-Cléon et que, divine surprise, le mouvement s’enclenche dès le lendemain, en dehors de toute organisation syndicale. Malheureusement, le choix fut celui de s’en remettre à la bureaucratie stalinienne tant honnie. Un choix contre nature donc un choix suicidaire à moyen terme, même s’il a été payant à court terme comme levée de verrou pour une solidarité et une unité autre que formelle.

Ainsi, un groupe aussi expérimenté que Pouvoir ouvrier (Pouvoir ouvrier no 90 de mi-mai 68) ne se rend pas compte, à l’époque, de la tentative de récupération du mouvement que représente la décision de la CGT d’appeler à la grève. Pour lui, la centrale stalinienne aurait cédé à la pression ouvrière puisqu’à l’origine, elle avait prévu de manifester seulement le 14.

On ne peut ici risquer un jugement unilatéral. Il y a dans la tenue de cette manifestation et sa relative réussite un geste de solidarité des salariés par rapport aux étudiants et aussi une opportunité pour dépasser les grèves syndicales traditionnelles. En ce sens on peut dire qu’il y a bien enclenchement à partir du 13 mai de ce que Robert Musil appelle « la grande action parallèle182 »

La position de Pouvoir ouvrier n’est d’ailleurs pas très cohérente puisque le groupe se félicite de la décision cégétiste pour ensuite dénoncer le fait qu’elle accepte « d’étendre le mouvement pour être dans le coup et pouvoir ainsi le contrôler ». Tous ces éléments forment pourtant un tout. La CGT ne comprend pas le Mai étudiant, mais elle connaît la situation ouvrière et se positionne en conséquence. Son attentisme permet de séparer lutte étudiante et lutte ouvrière et cela d’autant plus que l’agitation ouvrière est jusque-là restée assez périphérique aux grandes entreprises et se situe surtout en province, mais dans des luttes sans liens entre elles. Accepter le 13 mai comme date pour une action unitaire avec les étudiants permet effectivement de revenir sur le devant de la scène en donnant l’impression de ne pas être en retard par rapport à la classe ouvrière (Renault Billancourt, Flins et Sandouville ne sont pratiquement pas en grève le 13 et la province n’a pas non plus vraiment suivi sauf dans la fonction publique), même si elle est en retard dans la lutte contre la répression qui est de toute façon plus du ressort du parti que du syndicat. Accepter ensuite d’étendre la grève sans appeler à la grève générale permet tactiquement de prendre la température de la mobilisation ouvrière. Enfin, ne pas appeler à la grève générale donne l’impression de laisser l’initiative à la base sans être accusée d’être à l’origine d’une grève politique auquel ferait penser un appel officiel à la grève générale. Cette stratégie s’accompagne plutôt d’un mot d’ordre d’occupation des usines qui, au lieu de chercher l’extension forcée du mouvement (elle se fera plus ou moins mécaniquement par effet d’entraînement), privilégie sa stabilisation et son contrôle. Il s’agit d’enfermer les ouvriers, de « les occuper plus qu’ils n’occupent » disait déjà Léon Blum en 1936 et d’attendre des négociations qui ne sauraient tarder.

La manifestation est quand même une grande réussite sauf qu’elle se termine en queue de poisson. La fin de parcours officiel place Denfert-Rochereau mécontente de nombreux manifestants, y compris ouvriers, mais l’UNEF et aussi Cohn-Bendit canalisent l’élan de ceux qui ne veulent pas se disperser, vers le Champ-de-Mars, c’est-à-dire finalement vers un no man’s land indéfendable par rapport aux forces de l’ordre et seulement propice à quelques discussions informelles et limitées.

Cette fin de manifestation parisienne quelque peu déprimante est certainement le fruit de l’échec d’une idée de départ dont témoigne Henri Simon dans le no 124 d’Échanges (printemps 2008) selon laquelle le M22 et d’autres groupes tel ICO, auraient projeté un rendez-vous le matin, boulevard Magenta près de la gare de l’Est, afin d’organiser l’après-midi, après la dislocation du cortège syndical, un prolongement de la manifestation vers le Champ-de-Mars pour une large discussion entre ouvriers et étudiants. Il s’agissait de rejoindre le cortège officiel, prendre sa tête et l’orienter du bon côté une fois arrivé à Denfert-Rochereau. Cohn-Bendit harangua la foule en ce sens, du haut du lion de Belfort. C’était d’une grande naïveté parce que tous ceux qui l’entouraient étaient des bonzes syndicaux ou militants du service d’ordre de la CGT aux aguets devant toute tentative de débordement. La sono surpuissante du camion CGT fit le reste.

Partout en France les cortèges sont en nombre : 50 000 personnes à Marseille, 40 000 à Toulouse, 35 000 à Lyon, 20 000 à Nantes, 10 000 à Caen (où on signale des accrochages entre étudiants et SO syndical), Limoges, Aix-en-Provence. De violentes bagarres entre étudiants et policiers ont aussi lieu à Clermont-Ferrand, le Mans et Nantes où d es jeunes veulent prendre les préfectures d’assaut.

Dès les jours qui suivent, on s’aperçoit que cette force qui s’est mise en branle le 13 va constituer un déclic pour les ouvriers encore hésitants à entrer dans la lutte.

 

À Renault-Cléon (le 15 mai) comme dans la plupart des usines qui se mettent en grève spontanément, il n’y a pas de véritables revendications, même si elles apparaissent parfois sur des tracts syndicaux par la suite. Les actions sont aussi marquées du saut de l’originalité, celle, par exemple, du « cortège ouvrier », certes intersyndical, qui parcourt les ateliers pour inciter les ouvriers à se mettre en grève et qui se révèle beaucoup plus redoutable pour les patrons et éventuellement pour les syndicats, que les habituels piquets de grève. À Cléon, c’est ce grossissement progressif du « cortège », tout au long de la journée qui va aboutir directement à une grève avec occupation. On sait aussi que ces cortèges ouvriers vont devenir une pratique systématique employée par les ouvriers italiens dès « l’automne chaud » de 1969 et dans les années qui suivront.

Le point commun qui relie les grandes usines aux petites c’est un cri : « On en a assez », mais on est loin du Vogliamo tutto (« Nous voulons tout ») italien. Et quand on creuse un peu, si on a l’impression que ce manque de revendication précise est le signe d’une attaque globale, il ne semble pas passer par un « tous ensemble » dans la lutte qui permettrait de mobiliser une force autonome par rapport aux appareils syndicaux. La difficulté tient peut-être aussi au fait que la structure des entreprises industrielles alors en lutte, est encore fort diverse avec des entreprises comme Sud-Aviation-Bouguenais (la SNIAS) qui est une usine dans laquelle les ouvriers sont encore fortement qualifiés et où les premiers changements vers une mécanisation, une déqualification des postes et une certaine précarité par l’embauche d’intérimaires est à l’œuvre ; alors qu’à Cléon on a affaire à une usine qui vit déjà les prémisses d’une crise de la production fordiste à la chaîne qui atteindra son point culminant dans la décennie suivante.

Tous ces éléments nous semblent aller à l’encontre de l’interprétation qu’en donne Bruno Astarian dans Les grèves en France en mai-juin 68 (Échanges). En effet, il cherche à forcer la dimension sui generis des luttes ouvrières en isolant tout d’abord celles-ci du mouvement étudiant par l’occultation de l’impact des manifestations et de la violence policière sur les réactions de la jeunesse ouvrière. En insistant ensuite sur deux éléments hautement discutables, le premier qui serait la fin des Trente glorieuses, alors qu’en France du moins, cette période perdurera jusqu’à la crise pétrolière si ce n’est jusqu’à la crise de la sidérurgie en 1979 et les grandes restructurations de l’appareil de production qui s’en suivront avec leur cortège de plans sociaux, mise en pré-retraite et jusqu’aux mesures de licenciements. Or les chiffres du chômage de l’époque s’ils sont déjà en hausse correspondraient aujourd’hui à ce qu’on appelle le plein emploi (environ 600 000 chômeurs). Le travail intérimaire en était encore à ses débuts et on ne peut encore parler en termes de précarité, car il était souvent, surtout parmi les jeunes, une forme de refus du travail déguisé ou de flexibilité ouvrière pratiquée aussi par les ouvriers très qualifiés pour qui l’embauche ne constituait pas un problème à l’époque.

Astarian veut maintenir la fiction d’un lien entre crise économique et crise révolutionnaire ce qui le fait passer à côté de l’essentiel pour le maigre avantage de maintenir une orthodoxie théorique marxiste. Pour cela il lui faut donc soutenir que la crise économique s’aggrave dès cette époque, que les ouvriers redeviennent prolétaires au sens de sans-réserves. Une position qui paraît pourtant guère compatible avec une autre qui lui fait dire dans le même temps que le travail n’est plus à la base de l’identité de classe (refus du travail, absentéisme, etc.) et que se développent des pratiques anti-travail ! Nous sommes d’accord sur ce dernier point, mais alors qu’attendre de « la crise » et de la montée du chômage ? La généralisation d’un lumpenprolétariat rendu inemployable par l’inessentialisation de la force de travail ? Les loulous de banlieue et autres prolétaires en marge (« nos » trimards à Lyon) n’ont participé au mouvement que parce qu’ils n’étaient pas ce moment purement négatif de la marge, parce que l’existence du mouvement et leur participation leur donnaient une positivité dans la pratique de lutte, chose qu’on a été bien en peine de repérer dans la révolte des banlieues de 2005, par exemple.

On retrouve cette question de l’impact réel des manifestations étudiantes sur le mouvement ouvrier dans la polémique de l’époque entre ICO et l’IS. Ainsi, dans le no 71 d’Informations et Correspondances Ouvrières de début Mai, l’article : « Les étudiants et le pouvoir », souligne que la violente répression de la bataille de rue de la nuit du 10-11 mai n’avait pas provoqué de réaction ouvrière immédiate de solidarité. Pourtant, on peut dire aussi avec l’IS qu’avant que ne se déclenchent les grèves ouvrières, cette solidarité est dans toutes les têtes.

Cette réaction fut décalée dans le temps et elle trouva une première concrétisation dans la manifestation conjointe des syndicats ouvriers et étudiants le 13 mai. Comme le dit la note 38, p. 41 d’ICO183 qui donne une version moins anecdotique et plus objective que celle qu’Henri Simon a donné de façon plus personnelle dans le passage précédent : « Une histoire véridique de cette manifestation reste à écrire. Organisée par les syndicats ouvriers et étudiants, elle fut imposante, mais n’entraîna pas de débrayages massifs dans les usines (la grève ne devait durer qu’une journée). Elle était bien encadrée et devait suivre l’itinéraire place de la République–place Denfert-Rochereau puis se disloquer. Les syndicats devaient précéder les étudiants et l’ensemble des travailleurs se rassembla à cet effet au débouché du Boulevard Magenta, les étudiants et les groupes ultra-gauche se retrouvant près de la gare de l’Est. L’idée initiale du Mouvement du 22 Mars était de court-circuiter la partie syndicale du cortège, de prendre la tête de la manifestation (ce qui fut fait après une course par des rues parallèles) et d’entraîner les travailleurs à poursuivre la manifestation au-delà de Denfert pour un forum ouvrier-étudiant sur le Champ-de-Mars. Ce qui échoua en raison de la force, d’abord physique, d’encadrement des syndicats ».

Son effet indirect sera de voir la police quitter la Sorbonne, l’État semblant renoncer à une confrontation trop directe. Dorénavant, les facultés, y compris de province, vont être massivement occupées par les étudiants. À partir de cet instant se crée une relation dialectique entre marginalité et centralité urbaine pour parler comme Lefebvre. C’est autour de la Sorbonne que se joue l’action. Il lui faut un centre que Nanterre ne peut plus lui fournir du fait de son caractère périphérique. Les étudiants vont se réapproprier le Quartier latin et l’action lui donne un sens nouveau, une dimension symbolique métamorphosée. De centre de la culture universitaire et spécialisée, elle devient le lieu utopique par excellence, celui où le fétichisme de la spécialisation tombe, celui où tous les protagonistes de Mai, quelles que soient leurs origines, vont pouvoir intervenir184.

Ayant trouvé son centre le mouvement peut alors se permettre de retourner vers l’extérieur, vers les périphéries en tissant des réseaux avec les usines occupées.

Partout les institutions vacillent. Tout se passe comme si beaucoup d’individus s’apercevaient qu’ils ne croient plus depuis longtemps en ce qu’ils font : les élèves critiquent l’école, les enseignants critiquent l’enseignement tel qu’il va, les artistes et comédiens occupent l’Odéon et saboteront le Festival de Cannes puis celui d’Avignon, les salariés critiquent la division du travail, les chefs et les patrons. Pendant quelques jours tout semble possible, car le mouvement s’étend sans rencontrer d’autre obstacle que celui des forces de police cantonnées dans l’occupation de la rue puisqu’ils n’interviennent plus dans les locaux occupés des universités et n’interviennent pas encore dans les usines.

Par exemple, le 14 mai, quelques bâtiments universitaires, dont la Sorbonne, sont occupés par les étudiants qui prennent possession des lieux pour un temps indéterminé et la police évacue le Quartier latin, sans doute pour créer un cordon de sécurité autour des facultés. Quelques “artistes” qui participent au M22 décident bientôt d’abandonner le théâtre critique pour critiquer le théâtre, d’abandonner l’action culturelle au profit de l’action insurrectionnelle. Reste à trouver un objectif. Il y eut l’idée d’envahir le Louvre et d’enlever des tableaux célèbres pour faire pression sur l’État, mais finalement, ce fut l’Odéon qui servit de cible, un théâtre “de gauche” servant de « paravent à la domination de l’idéologie capitaliste libérale185 ». La tâche n’était pas facile, car il ne fallait pas heurter de front les techniciens CGT du théâtre et une majorité d’acteurs encore pénétrés de leur rôle culturel et éventuellement critique. Il fallut donc opérer de nuit. Le but était de transformer l’Odéon en hôpital de campagne, imprimerie de tracts et affiches, forum permanent, le tout sous l’égide de Rosa Luxemburg. C’est un Comité d’Action Révolutionnaire (CAR) du M22 qui lance l’opération.

Le syndicat français des acteurs s’oppose à l’occupation sous prétexte que s’il doit y avoir occupation, elle doit être le fait des employés et acteurs, comme dans les usines. Réappropriation oui, appropriation et mise à disposition de tous non ! Autogestion du chacun chez soi et les vaches seront bien gardées ! Finalement, les dirigeants fédéraux du syndicat CGT des machinistes donnent leur accord. L’UNEF désapprouve par dépit, car elle comptait contrôler l’opération, mais elle est mise au pied du mur. Le CAR estime néanmoins qu’il remplit son objectif politique qui est de transformer le spectacle de théâtre en actions et discussions de rue. Il s’agit, en créant un forum inédit, de contribuer à donner la parole à ceux qui en sont privés par la complexité des structures sociales. Il s’agit aussi de délégitimer la politique culturelle gaulliste menée sous la caution intellectuelle de Malraux, révéler la collusion entre syndicalisme contre-révolutionnaire et l’État policier.

Le CAR ne s’en tient pas à une pratique d’agitation ; il se livre à une théorie de l’occupation.

« Il y a deux types d’occupation des lieux, il y a l’occupation légale, l’occupation de l’entreprise ; occupation de l’université, ou des choses comme ça, légalisées de fait. Mais si l’on peut faire rentrer des personnes extérieures, étrangères comme on dit, cela n’est plus légal. D’où le refus de la CGT de laisser rentrer les étudiants dans les usines. À l’inverse, dans l’occupation de l’université, on dit : il faut que les non-étudiants entrent. On voit tout de suite la dissymétrie du processus. Du coup se pose la question inverse : si les travailleurs peuvent entrer à Nanterre ou à la Sorbonne, pourquoi les étudiants ne peuvent-ils pas entrer à l’usine ? Cette occupation réciproque signifie des choses très importantes : la fin du cloisonnement. […]. Énormément d’ouvriers en grève sont venus à l’Odéon pour discuter avec les étudiants, pour discuter avec le mouvement révolutionnaire, et éventuellement y participer. Mais moralement, l’aliénation est telle que l’Odéon ouvert, les ouvriers restaient dehors. Les meetings les plus intéressants se déroulent sur le parvis de l’Odéon non à l’intérieur. Il y a un tas de gens qui n’auraient pas osé entrer parce qu’il y a le respect de l’institution qui est encore là186 ».

Le travail politique préliminaire donnant sens à l’occupation une fois accompli, accompli, le CAR se retire deux jours après (le 17), s’en remettant à la spontanéité des masses occupantes. Le comité d’occupation n’est pourtant pas à la hauteur et le 15 mai, reprenant la pratique développée à Nanterre187, le groupe pro-situationniste des Enragés, (une dizaine d’individus plus quatre situationnistes actifs188), faute de pouvoir contrôler tous les comités d’occupation des facultés se constitue en Comité Enragés-Internationale Situationniste et se replie sur la Sorbonne. Les murs du sanctuaire furent recouverts de slogans et particulièrement choquant fut celui de René Viénet qui détourna une phrase du curé Meslier, citée par Voltaire : « L’humanité ne sera heureuse que le jour ou le dernier des tyrans aura été pendu avec les tripes du dernier prêtre » en « Camarades ! L’humanité ne sera heureuse que le jour ou le dernier des bureaucrates aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste » renvoyant ainsi dos à dos les deux systèmes modernes de domination sur le monde (le capitaliste sous l’égide des États-Unis, le bureaucratique sous contrôle soviétique et stalinien). D’autres slogans mêlèrent force politique et force poétique, contestation et utopie plus que revendication : « Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ? », « Je prends mes désirs pour des réalités, car je crois en la réalité de mes désirs », « Consommez plus, vous vivrez moins », « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », « Je jouis dans les pavés », etc. (cf. infra, « L’activité des situationnistes et de leurs alliés »).

C’est par ailleurs vers cette date, avec le début des occupations d’usines que la direction de l’UJC(ml) se ressaisit. La marche sur Renault et de nombreuses actions de soutien aux grévistes vont être organisées en commun avec le M22.

Cela signifie que l’influence est réversible. Si le mouvement d’insubordination étudiante a provoqué de fait l’insubordination ouvrière ou au moins lui a donné l’opportunité de s’exprimer, cette expression ouvrière de l’insubordination a produit, au sein de certains groupes gauchistes (UJC(ml), Voix ouvrière) englués dans leur conception traditionnelle, un ébranlement qui les a amenés à modifier leur appréciation générale sur un mouvement traité à l’origine de petit bourgeois parce que n’émanant pas de la classe ouvrière.

C’est aussi à partir de ce moment que le côté composite du M22 change de nature. Ce caractère originel faisait sa force, car il était le produit du mouvement et il ne reproduisait pas les tares des organisations gauchistes, mais, à partir du moment où le caractère composite provient de l’afflux de membres de groupuscules qui prennent le train en marche, la différence avec un groupuscule s’estompe. C’est ce qui fera dire (rétrospectivement) à certains (Jean-Louis Roche), issu de la gauche communiste (Courant Communiste International) que « Le Mouvement du 22 Mars est le pont aux ânes entre les gauchistes et les enragés189. »

La grève ouvrière généralisée et les occupations190

À partir du 14 mai, des millions d’ouvriers et de salariés se mettent en grève sur un rythme qui leur est propre. Les syndicats n’ont pas appelé à la grève générale, mais la grève va se généraliser dans un mouvement plus vaste que celui de 1936 dans lequel les fonctionnaires n’ont pas joué de rôle ou qu’en août 1953 où, sauf à Nantes, la grève a été circonscrite au secteur public. Un mouvement de grève qui, à son apogée, n’a pas d’équivalent depuis celui qu’a connu Londres en 1926.

À l’origine, l’insubordination et la parole à la base

Les initiatives à la base sont nombreuses, que ce soit dans le secteur privé avec les premières séquestrations ou bien à la SNCF quand le 17 mai la grève y est à peu près totale en région parisienne alors que les syndicats ne se sont pas encore réunis pour convenir de la marche à suivre. Les ouvriers montrent aussi leur combativité dans les revendications syndicales à partir du moment où ce qui est demandé apparaît exorbitant comme à Renault-Cléon où la revendication est : Pas de salaire inférieur à moins de 100 000 anciens francs/mois191.

C’est à Renault-Cléon que le mouvement démarre le 15 mai où un débrayage était prévu de longue date, mais où le mouvement prend un tour inhabituel en anticipant les pratiques des ouvriers de la Fiat, c’est-à-dire l’organisation de cortèges ouvriers à travers les ateliers, manifestations qui pèsent plus fortement sur le rapport de forces que les traditionnelles démonstrations aux portes de l’usine. Cette manifestation interne qui enfle au fil des heures débouche sur une grève généralisée et l’occupation le 16.

Billancourt en subit l’influence avec des défilés plus ou moins improvisés, des débrayages et finalement un appel de la CGT à la grève avec occupation qu’elle va organiser méticuleusement en triant sur le volet les participants, de façon à faire face, selon elle, à la déferlante gauchiste qui ne manquera pas de se produire. Le Mans et Sandouville suivent les 17 et 18 avec des incidents dans cette dernière, la première nuit, pendant laquelle quelques R16 neuves sont malmenées au cours d’exercices de dérapages contrôlés de la part de jeunes ouvriers.

Citroën et Peugeot-Sochaux suivent le 20 mai. Mais ces occupations se révèlent très vite plus passives qu’actives. Il s’agit plus d’une installation dans la grève que d’une occupation car, à de rares exceptions près, les directions ne chercheront pas à « reprendre les usines » en faisant intervenir leurs milices privées comme chez Citroën et à Renault-Flins ou des commandos de cadres comme à Paris-Rhône à Lyon. En ce sens on peut dire que les protagonistes, chacun de leur côté, entérinaient la coupure social/politique, semblant s’en remettre à de futurs événements nationaux (négociations globales ou changement de gouvernement) puisque l’organisation des grévistes se dispense de présenter une plate-forme revendicative. Sauf à tirer cela vers une interprétation radicale qui y verrait une volonté des salariés de tout changer et donc de ne pas entrer dans les détails (cf. le « Nous voulons tout » du mai rampant italien), il est plus raisonnable de penser qu’ils acceptent de jouer le rôle de force d’appoint et sauf exception ne se posent pas la question de l’initiative et celle du changement des rapports sociaux. C’est en tout cas ce qui apparaît dans l’automobile. Une fois installés dans la grève, les ouvriers ne font peser aucune pression. C’est patent pour le bastion énorme que représente Billancourt qui va rester muet jusqu’au refus des premiers accords de Grenelle. Une réaction qui restera d’ailleurs sans lendemain. Pourtant, Flins n’aurait-il pas eu besoin d’aide, non pas en se précipitant dans la souricière policière, mais en augmentant la pression dans les autres usines du groupe ?

Un exemple significatif nous est fourni par la grève chez Thomson-Brandt à Lesquin dans la banlieue de Lille. La grève commence le 20 mai, un comité de grève comprenant aussi des non-syndiqués se met en place, mais l’occupation qui est aussitôt décrétée ne mobilise que 5 à 6 % des… grévistes et ne consiste qu’en piquets et tours de garde alors pourtant que la combativité est forte parmi les jeunes OS qui n’acceptent plus les mêmes conditions et rythmes de travail que leurs aînés ont subis. C’est que le comité de grève s’est isolé en organisant ses réunions à l’extérieur de l’usine (quelle logique !). Devant une telle situation, les jeunes OS établissent des contacts avec des étudiants de Lille et ont réalisé un tract en commun pour dénoncer les manœuvres patronales au moment du vote de reprise. La reprise, le 11 juin, sera particulièrement houleuse et mouvementée puisqu’elle n’est effective qu’une semaine après le vote de la reprise le 4.

L’État et la Régie Renault face aux ouvriers. La gestion de crise

Ce n’est qu’après l’échec des accords et surtout le discours de De Gaulle le 30 que les ouvriers sont renvoyés à la dure réalité de la lutte dans chaque usine et à la difficulté de peser encore face aux refus des directions de négocier et aux tentatives de la police pour reprendre les usines comme à Flins et à Sochaux du 6 au 11 juin. Il n’y a pas de doute que cette offensive policière est politique. Il s’agit de faire reprendre le travail par tous les moyens dans les grandes forteresses ouvrières, tout en évitant d’attaquer de front, la principale, Billancourt. Toute proportion gardée, il ne faut pas, pour le gouvernement, refaire l’erreur fatale de la prise de la Sorbonne du 3 mai. Il a vu ce que cela lui en coûtait de s’attaquer aux symboles. Un autre élément est intéressant à faire ressortir pour comprendre que tout n’est pas que stratégie du capital et qu’il y a aussi une transformation du procès de travail qui fractionne la classe ouvrière d’un point de vue sociologique, mais avec des retombées sur le combat de classe. Cléon et Flins sont en effet des usines d’OS et c’est au sein de celles-ci que le mouvement a été le plus précoce et le plus résistant, le plus indépendant aussi des organisations syndicales avec par exemple à Cléon l’apparition de comités d’atelier à la fin de la grève. Billancourt reste la plus grosse usine, mais les ouvriers n’y représentent déjà plus que 45 % du personnel192 et c’est à partir d’elle que s’organisera le reflux. On peut déjà lire, à partir de cette nouvelle « composition de classe » produite par le capital, un début de la recomposition qui aboutira, dans les années 70-75, à une nouvelle figure prolétarienne des luttes de classes, à travers les grandes grèves d’OS et des pratiques anti travail qui rompent avec l’identité ouvrière classique et son respect du travail et de l’outil de travail. Ces OS à la pointe des luttes ne correspondent d’ailleurs pas à la figure classique de la classe ouvrière de vieille extraction, puisqu’ils sont immigrés ou fils de paysans ou encore semi-paysans. Ils participent peu aux occupations, car leur prise de distance avec l’atelier est forte (fort absentéisme et turn-over, critique du travail à la chaîne et du progrès technique) et virulent est leur rejet des forces de police. Autant de traits qui les rapprochent des étudiants radicaux et de « l’ouvrier-masse » théorisé par l’opéraïsme italien. L’influence des luttes à la Fiat de Turin sera d’ailleurs explicite en 1971 avec des tracts présentant les modes d’action des ouvriers de Turin.

Flins est, pour sa part, une usine pilote parce que pour Renault, sa conception est aux antipodes de celle qui a prévalu pour Boulogne-Billancourt. En effet, dans cette dernière triomphait finalement le système des grilles193 de qualification basé sur le niveau de formation/qualification et ce système fut amplifié avec l’expérience de « gestion ouvrière » de l’usine par la CGT entre 1945 et 1947.

C’est un système rigide qui renforce l’unité ouvrière dans une usine qui, de toute façon, est celle qui, à l’intérieur du groupe Renault, comprend le moins d’OS en son sein et à l’inverse, le plus de cadres et d’ETAM. Or à Flins, ce qui va être testé, c’est le système de la cotation par poste, à savoir que le salaire va être en partie déterminé par le poste de travail quelle que soit la qualification des salariés. Autant de variété de postes autant de variété de hiérarchisation de salaires et en bout de processus moins d’unité ou une unité plus difficile qui fait que Flins va rester, de 1952 à 1967, une usine de paix sociale pour la Régie. Mais le 16 mai elle est une des premières à partir en grève sur la base de deux revendications égalitaires : « pas de salaires en dessous de 1000 ₣/mois et « À travail égal, salaire égal » qui sont une critique de la cotation par poste mise en place par la direction. Ces revendications, « quantitatives » en apparence, ont une portée antagoniste qui tranche avec la norme syndicale des types de revendications. Quant au rapport à la discipline du travail et donc à la maîtrise, la révolte se rapproche de celles des ouvriers de Fiat… et aussi de la révolte anti-autoritaire des étudiants. Elle est aussi spécifique à ce type d’usine où ce n’est pas le rapport à la professionnalité qui est important, mais le rapport à un travail abstrait contenant évidemment sa part concrète, mais d’apparence immédiatement aliénée. Cette révolte contre le travail, contre ce travail en tout cas, ne pouvait que heurter de plein fouet un syndicat comme la CGT.

S’il fallait dresser un bilan de la stratégie de Renault dans les années soixante, on pourrait dire que Renault a réussi sa décentralisation par l’externalisation des contraintes de coût dans ses nouveaux établissements tout en ne s’attaquant pas aux avantages et acquis des salariés de l’entreprise-phare de Boulogne-Billancourt. Elle a évité les problèmes d’explosion sociale qu’elle aurait pu y connaître en mai-juin. Ce sont toutes ses usines satellites qui se sont embrasées, mais dans un isolement relatif puisque l’usine-centre ne leur apportait pas la coordination nécessaire. Ce qu’elles gagnaient en autonomie de lutte du fait du moindre poids de la CGT, elles le perdaient en puissance de frappe.

Un exemple concret des difficultés ouvrières à organiser la lutte de manière autonome 

La grève à Hispano-Suiza, usine aéronautique de la banlieue parisienne (Bois-Colombes)194

Il faut d’abord signaler que cette usine a une certaine tradition de lutte autour de ce qu’on appelle « le groupe Hispano », particulièrement pendant l’opposition à la guerre d’Algérie avec le comité d’action pour les négociations immédiates en Afrique du Nord et l’influence du groupe/journal La Voie communiste auquel participe Félix Guattari. Le groupe Hispano regroupait des ouvriers de l’usine militants du PCF, de la CGT, du PSU, mais aussi des éléments extérieurs proches des trotskistes de Voix Ouvrière. Les militants de ces deux organisations faisaient en fait de l’entrisme plus ou moins déguisé au sein des organisations traditionnelles de la classe pour ne pas être trop isolés. Ils y exerçaient une fonction critique forcément limitée par la marge de manœuvre que ces organisations leur concédaient.

En mai 1968, la grève a commencé le 17, sans qu’il y ait de véritable explication au démarrage puisque les revendications de salaires n’étaient pas essentielles pour la majorité des ouvriers très qualifiés de l’usine. La grève avait été précédée d’une distribution de tract par les militants du M22, le 13 mai. Fait notable, la direction locale de la CGT n’avait fait aucune obstruction, ni à la distribution ni à la discussion qui s’ensuivit. Cette grève a constitué une mise à l’épreuve pour les groupes politisés qui agissaient depuis longtemps dans l’entreprise, mais la plupart des grévistes combatifs étaient des inorganisés. D’ailleurs, dès le 6 mai, des travailleurs d’Hispano se rendent au Quartier latin pour discuter et participer aux manifestations.

Les grévistes racontent comment, au début, la CGT essaie de cadrer le mouvement dans une grève très limitée dans le temps, alors que la base pousse à la grève illimitée195. L’occupation a été décidée à l’unanimité, mais les ouvriers ont finalement accepté le cahier de revendications des syndicats en exigeant juste davantage. Chaque secteur élit ses représentants au comité de grève et là, les militants politisés reconnaissent une erreur, celle de s’effacer par esprit démocratique, pour laisser place à de nouveaux protagonistes issus du mouvement de lutte actuel. Pendant ce temps, tous les bureaucrates syndicaux, eux, s’étaient fait élire ! Par cette méthode d’occupation du terrain et de contrôle des postes de délégués, la CGT a mis moins d’une semaine pour s’emparer du comité de grève. Seuls deux ou trois membres d’organisations gauchistes leur tenaient encore tête. « Austérité, Grisaille, Silence, Encadrement » caractérisent une occupation qui proclame, là comme ailleurs, « Pas de provocations — Gardons l’outil de travail contre toute déprédation ou sabotage — Grande force tranquille196 ».

À Hispano-Suiza, là encore, les travailleurs signalent la grande différence entre la joie de 1936 par rapport aux mornes occupations de 1968. Pour eux, c’est la contre-révolution cégétiste. « Pas de femmes à bord » disaient les gardiens, aux portes de l’usine, en souvenir du fait que « en 36, c’était le bordel ». Pendant la semaine de flottement, il y aurait eu la possibilité d’exploiter la situation, mais les camarades reconnaissent qu’ils n’ont pas fait le poids.

On peut se poser la question : À quoi donc leur a servi leur entrisme ? À ne pas trop être isolés en temps de paix sociale et à se retrouver les mains liées en phase de reprise révolutionnaire ? Ces difficultés étaient accrues du fait que quelques ouvriers maoïstes d’Hispano bloquaient toute critique vis-à-vis de la CGT, dans le cadre de leur stratégie en faveur d’une « CGT-rouge ». Finalement tout le monde bloquait tout le monde.

Le caractère enrichissant des discussions, y compris avec les membres du M22197, ne doit pas occulter le fait que ce n’était pas seulement le carcan cégétiste qui bloquait, mais aussi les vieilles habitudes, le manque d’initiative, le manque d’autonomie de la vieille classe ouvrière pourtant censée être la gardienne des valeurs ouvrières et de la conscience de classe.

Malgré tout, la distinction existait entre ceux qui écrivaient : « Le pouvoir aux travailleurs » et ceux qui répondaient : « Gouvernement populaire ». À l’initiative du premier courant, des CA se mettent en place, mais il y a discussion sur leur rôle. Pour les proches du PCF, leur rôle est politique, il est d’amorcer la « démocratie avancée » qui est alors la ligne du PCF de Georges Marchais, alors que pour les plus proches du Comité jeunes d’Hispano, ce sont surtout des organes de contestation. Certains vont aller à Flins mais en reviennent plus écœurés qu’autre chose pendant que les responsables CGT dénoncent Geismar et ses troupes. Enfin, d’autres y voient un embryon de pouvoir gestionnaire198.

C’est ensuite la reprise avec une proposition de la CGT de voter à bulletin secret ce qui annonce la couleur. Mais comme le résultat n’est pas celui escompté, la CGT qui a plusieurs cordes à son arc, propose une discussion à l’intérieur de chaque syndicat sur la question de la reprise comme si celle-ci ne concernait pas les non-syndiqués dont beaucoup ont été grévistes et actifs au sein de CA qui étaient organisés par secteurs. La tactique est grossière, mais elle marche, car les militants supposés radicaux ne peuvent se transformer du jour au lendemain « d’entristes » en « autonomes ». Les hésitations dureront deux jours et la grève s’achève le 18 juin. Bien sûr, c’était une des dernières usines à être encore en grève, avec le secteur automobile et le combat était perdu, mais c’est le signe d’une impuissance plus large encore que la défaite.

Ces militants ont essayé de tirer les leçons de la grève :

– leur position n’apparaissait pas claire quant à la par rapport aux organisations ouvrières et ils se trouvaient pris entre les bureaucrates qui les repoussaient et la base qui les assimilait aux premiers où en tout cas avait du mal à faire la différence. « Nous étions, de l’intérieur captifs de l’appareil du PCF alors que les maos de l’extérieur, se laissaient fasciner par cet appareil » (p. 204).

– ils ont privilégié la lutte des idées politiques révolutionnaires contre le stalinisme, au lieu de partir de la réalité de la grève et des besoins ouvriers (par exemple, les nouveaux besoins des jeunes) pour débloquer la puissance de la lutte.

En juillet 68, les CA se réunirent comme « assemblées de libres discussions » sur les problèmes de l’entreprise, pas seulement sur les conditions de travail mais aussi, phénomène plus rare, sur la nature de ce que l’usine produit, en l’occur­rence ici du matériel militaire. Ils comprenaient des syndiqués et des non syndiqués, des ouvriers, des mensuels199 et des cadres. Mais le but des CA n’est pas clair puisqu’ils ne se prononcent pas pour une alternative aux syndicats, mais se posent en complémentarité avec eux car ils poussent vers l’unité syndicale200. Mais comment les CA auraient-ils pu être autonomes dans le reflux alors qu’ils ne l’avaient pas été au moment ascendant de la lutte ?

Néanmoins, certaines initiatives sont prises comme la sortie d’un numéro du journal Gauchistes, regroupant tous les militants à la gauche du PCF. Les maoïstes créent un comité-jeunes sur la base de leurs conditions plus difficiles dans l’usine et de leur moins grande imprégnation à l’idéologie du tiercé, de la bagnole et de la télé. Ils diffusent le slogan : « Nous sommes tous des délégués » que l’on retrouve en Italie, à la même époque (1968-73).

D’une manière générale, les discussions vont continuer et sont souvent intéressantes comme celles qui s’engagent entre ceux qui prônent partout des comités de base et ceux qui soutiennent que la forme dépend du contexte, que parfois ce sont des gauchistes de la CFDT (comme à Renault-Cléon) qui permettent le déblocage, qu’ailleurs c’est une section CGT (comme à Renault-Rueil) qui n’a pas été dans la ligne de la direction, etc. En conséquence de quoi, il ne faut pas être dogmatique sur la question des formes d’organisation dans la lutte.

En juin 68, ceux qui sont membres du PCF démissionnent et dénoncent une chasse aux gauchistes menée dans la CGT par Léon Mauvais. En effet, elle vise particulièrement les militants les plus actifs pendant mai-juin. Ils se définissent comme plus luxembourgistes que léninistes (p. 22) dans la mesure où la minorité révolutionnaire ne doit pas commander, mais animer le mouvement de masse.

Rhodacéta-Vaise 1967–1968 : continuité ou discontinuité ?

À Rhodiacéta-Vaise c’est une nouvelle grève qui commence, mais la situation n’y a jamais été vraiment stabilisée depuis les mouvements qui ont émaillé l’année 1967.

Visiblement la direction craint une répétition des grèves de 1967 qui ont entraîné violences et déprédations dans l’entreprise. Il faut dire que la situation en ce début de mois de mai 68 était redevenue chaude à Vaise avec un patron menaçant les salariés de lock-out, des syndicats cherchant à retrouver un rapport de forces identique à 1967, avec une CFDT gauchisée poussant les étudiants à prêter directement main-forte aux ouvriers, etc. Devant ces relations qui tournent à l’épreuve de force des négociations ont lieu et le lock-out est levé. La reprise du travail se fait juste avant que les ouvriers n’entrent dans la grève le 17 mai à la suite des salariés de Sud-Aviation, sans avancer de revendication particulière. La grève sera annoncée dans la presse locale, avant que la décision en soit prise tant la grève de 1967 a fonctionné comme mythe ouvrier dans l’usine et dans le quartier. Nous avions du mal à l’époque, à voir dans cette grève de 67 la simple défense de la condition ouvrière et l’une des dernières manifestations de l’affirmation de l’identité ouvrière de la part d’ouvriers encore fiers d’être ouvriers. Nous pensions alors que c’était vraiment le début de quelque chose plutôt que sa fin.

Tous les salariés interviewés dans le livre Histoire d’une usine en grève : Rhodiacéta 1967-1968 (Centre coopératif d’histoire vivante des révoltes et des alternatives sociales), insistent sur le fait que leur mouvement en 1967 était plus fort qu’en 1968, mais qu’ils ne se reconnaissent pas dans un mouvement que les anciens ressentent comme petit-bourgeois et plus global, donc plus lointain, comme un mouvement d’une jeunesse qui conteste toutes les valeurs traditionnelles, y compris les valeurs du travail et de l’autorité qui, pourtant, participent de la culture ouvrière. Ils se sentent en retrait et leur lutte de 1967 ne sert pas d’exemple pour les mettre à l’avant du mouvement général de lutte dans la région, mais fonctionne plutôt comme un obstacle. Ils ont l’impression d’avoir perdu la main, que la généralisation du mouvement les prive de tout contrôle sur l’action. La CGT a finalement moins de mal à encadrer la grève avec occupation de 68 que la grève ouverte vers l’extérieure de 67. C’est un sacré paradoxe qui sur le moment va passer inaperçu.

L’Extension du mouvement

La diversité des protagonistes ouvriers

Si les médias ont beaucoup parlé de l’influence des ouvriers de Sud-Aviation Bouguenais (les ouvriers écrivant sur les murs : « Hier esclaves, aujourd’hui libres ! ») et de leur section FO animée par un militant lambertiste très connu ou du rôle de Renault-Cléon et de Rhodiacéta dans le déclenchement du mouvement de grève en Mai-68, on a moins parlé du rôle plus anonyme qu’y ont joué quelques dizaines de milliers d’autres ouvriers. Ainsi, au Mans, le 17 mai, une manifestation de plus de 10 000 personnes se termine par de violents incidents. Les manifestants se dirigent vers la préfecture, ils pénètrent dans ses jardins, détruisent des voitures, tentent d’incendier des appartements privés et s’en prennent violemment à un commissaire de police. Le Mans avait déjà connu trois manifestations avec des actes de violences au cours de l’année 1967, de la part d’agriculteurs tout d’abord, des ouvriers de Renault ensuite et pour conclure des salariés de Jeumont-Schneider, Glenzer et Ohmic. Il se produit dans de nombreuses entreprises une coïncidence entre des conditions internes de conflit latent et un contexte général qui favorise le passage de cette latence à l’expression directe.

À ses débuts, le mouvement n’est pas entravé par les directions syndicales qui jouent la grève par le bas pour ne pas se risquer à l’appel par le haut à une grève générale qui apparaîtrait politique et donc impopulaire. Ce faisant ils aident à la propagation de la grève de par leur réseau militant : « ils chevauchent le tigre » comme on dira en Italie pendant l’automne chaud de 1969, mais au risque d’en perdre le contrôle.

Peu de choses sont dites aussi sur ce qui s’est passé chez les cheminots. Il est vrai qu’ils participent faiblement à la manifestation parisienne du 13 mai car les mots d’ordre sur le plein emploi ne les concernent pas directement. Ce qui les intéresse c’est de voir que l’ordre public peut être transgressé dans le cadre d’un combat légitime même si les moyens employés sont violents ou illégaux. La première opportunité d’insubordination qui se présente à eux est le non-respect du préavis de grève obligatoire pour les fonctionnaires. Dans la nuit du 16 au 17 mai, ils se lancent dans l’action à partir de décisions locales. Dans la région lyonnaise, on parlera de Badan, près de Givors, comme ayant été le premier dépôt à entrer dans la danse, d’autres penchent pour Achères, Argenteuil ou Nice.

Ce qu’il y a de sûr c’est que le tract CGT qui devait être distribué le 17 mai à la Gare de Lyon et qui appelait les cheminots à se rassembler, arrive un peu tard et il ne sera jamais distribué, la gare étant occupée dès 16 heures.

La grève ne s’étend pas seulement en termes de nombre d’usines, mais en raison de la participation de diverses catégories. En effet, les femmes et les travailleurs immigrés qui ont la réputation de ne pas faire grève vont participer au mouvement, néanmoins avec certaines limites.

Pour les femmes ce sont les grands magasins qui ont montré la voie, mais l’habillement a aussi été très touché tandis que chez Wonder, l’image d’une ouvrière refusant en juin de reprendre le travail va faire le tour de France depuis le film impromptu réalisé sur cette reprise. La grève sous forme d’occupation semble avoir conservé les rôles sexués traditionnels, les femmes occupant la journée, les hommes le soir et les très jeunes filles restant très surveillées par les comités de grève pour rassurer les familles et garder un ordre moral, de toute façon en vigueur au sein des syndicats et particulièrement à la CGT.

Quant aux travailleurs immigrés, ils ont aussi joué un rôle dans la mesure ou nombre d’entre eux qui travaillent dans les grandes entreprises sont des réfugiés de luttes antifascistes ou révolutionnaires dans leurs pays d’origine. Chez Citroën et Peugeot leur influence semble avoir été assez forte alors pourtant que ces deux groupes automobiles pratiquent une politique de pression, surveillance et répression sur cette main-d’œuvre particulière à l’aide de syndicats-maison comme la CFT. Par ailleurs de nombreux travailleurs immigrés seront arrêtés sur des piquets de grève comme à Roussel-Uclaf de Romainville ou au cours des manifestations de rue, surtout à Paris et Lyon le 24 mai.

Extension aussi en termes de secteurs de lutte

La grève à l’ORTF, organisme public, entraîne la fermeture de la petite lucarne et elle va profiter aux radios privées ou semi-publiques qui deviennent, malgré elles, les oreilles du mouvement. Certains techniciens et journalistes, dont la liberté de ton est un avantage dans une profession pas encore complètement normalisée, vont donner une plus grande résonance au mouvement. Tout d’abord, dans les manifestations de rue qui, surtout à la radio, sont répercutées immédiatement et servent de guide à ceux qui veulent rejoindre la manifestation ou un lieu particulièrement chaud, ensuite de par l’ambiance créée par une sorte de bruit de fond où se succèdent explosions de grenades et une suite ininterrompue par d’informations qui toutes indiquent une extension quasi inéluctable de la lutte. C’est la rapidité d’extension du mouvement et la force de l’événement et son temps court qui obligent les médias à faire de l’information brute et in vivo plutôt qu’à discuter sur l’information. L’efficacité de la radio est à cet égard exemplaire et cela agit comme une caisse de résonance au profit du mouvement. Il faut dire que la chape de plomb que le gaullisme faisait peser sur l’ORTF est tellement lourde que les frustrations et colères ne peuvent que trouver dans l’événement une revanche qui vire au défoulement.

Le mouvement de grève des journalistes et techniciens va être une réponse à la volonté de reprise en main par le pouvoir qui s’accélère à partir du 25 mai.

Si, comme l’affirme Cohn-Bendit, « la grève devient un symbole de la fragilité des cadres dans les sociétés modernes, […], les événements de mai-juin ont fait ressortir aux yeux de tous la fragilité des superstructures de la société201 », alors c’est une occasion qui a été manquée et qui ne se représentera plus ou en tout cas qui serait aujourd’hui beaucoup plus difficile à réaliser. En effet, si les journalistes ont fait leur travail de journalistes et ont résisté à la pression, c’est parce que le métier de journaliste existait encore et qu’on pouvait distinguer, comme le fait Cohn-Bendit, des superstructures et une infrastructure. Ce n’est plus le cas dans la société capitalisée. La télévision de Berlusconi, les déclarations de Le Lay sur le rôle de TF1 dans la fabrication de Big Brother, le remplacement des journalistes par des pigistes, des animateurs radios et télés sont des signes concrets de la caducité de la distinction. L’information sous toutes ses formes diffuse dans toute la société et imprègne l’infrastructure de la société capitalisée. Les technologies de l’information et de la communication sont les intermédiaires qui unissent les anciennes sphères séparées. Il faudra donc trouver de nouvelles failles. Les hackers et autres pirates s’y exercent, mais peut-être le bloc est-il suffisamment sans faille (mais pas sans panne !) pour qu’il ne faille pas faire sauter le bloc tout entier pour ouvrir une perspective autre.

Ce qui se passe à l’ORTF se passe aussi, à un degré moindre du fait de la moins grande exposition publique, dans pratiquement toutes les instances sociales, politiques et associatives, dans celles des ordres comme chez les médecins et architectes, à la Fédération française de football, au sein des institutions religieuses, etc. Et dans l’événement Mai-68 la dimension politique des pratiques, des représentations et institutions passe à l’explicite et devient au sein de chaque sphère, problématique. Plus rien n’y va de soi car la pensée se met tout à coup en révolution, ou la révolution se met en pensée. C’est peut-être ici que l’expression à la mode « l’esprit de mai » que nous critiquons tant par ailleurs, peut peut-être trouver son sens le moins péjoratif.

Le Mouvement du 22 Mars dans la tourmente

Dès que le mouvement se centre sur Paris (après la première semaine de mai), « l’esprit » du Mouvement du 22 Mars à beaucoup de mal à se diffuser.

La démocratie directe qui préside aux origines du mouvement connaît ses premiers ratés quand le mouvement s’étend hors de Nanterre et que se posent les premières questions d’organisation à une échelle tout à coup découplée. Cela apparaît d’abord dans la préparation des manifestations. Ainsi, quand le M22 cherchait ses propres objectifs pour ne pas tomber dans la récupération gauchiste202, cela restait possible à Nanterre, d’autant que, nous l’avons vu, l’UNEF locale y est peu influente et s’est ralliée au Mouvement du 22 Mars. Il ne pouvait en être de même sur Paris. D’abord parce que l’action atteignait une autre dimension, ensuite parce que l’UNEF y était la principale force d’appel médiatique. Le fait qu’elle puisse ainsi reprendre à son compte un appel qui ne provenait pas d’elle (comme pour la manifestation du 10 mai ou encore plus pour celle du 24) venait interrompre le caractère autonome qui faisait l’originalité et la force des décisions et actions précédentes. En effet, l’UNEF n’avait plus, comme c’était le cas du mouvement jusque-là, un seul objectif sur lequel se concentrer avec le maximum d’efficacité, car elle cherchait à faire concorder les intérêts du mouvement et les contraintes du maintien de l’ordre, dans la détermination des parcours de manifestations. C’est ainsi qu’elle cherchait systématiquement à orienter toutes les manifestations dites étudiantes, vers le Quartier latin, comme s’il fallait éviter une rencontre avec les habitants des quartiers populaires de l’Est ou du Nord parisien, comme s’il fallait toujours retourner vers le ghetto étudiant de la « Commune étudiante », ce qui objectivement ne pouvait que correspondre aux plans du préfet Grimaud et de Pompidou qui cherchaient avant tout à circonscrire le mouvement dans certaines limites géographiques.

Une fois dit cela, il faut reconnaître que le M22 devait tenir compte, lui aussi, de la nouvelle donne, c’est-à-dire du fait que c’est la résonance de l’appel de l’UNEF à l’extérieur de l’université et à l’extérieur de Paris qui a permis une plus grande mobilisation. C’est que le terrain d’action n’était plus celui d’un petit campus.

Dans cette mesure, on peut dire que ce changement de terrain et de dimension de la lutte a quelque peu ruiné la théorie, avancée par Cohn-Bendit à Nanterre, de « l’avant-garde interne » qu’aurait constituée le M22. Dans Le Grand Bazar203, il revient sur le terme pour expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une avant-garde politique qui aurait une stratégie et développerait un rapport tactique à l’événement204, mais d’une avant-garde qui exprime réellement les besoins des gens qui se battent. « La force du M22, c’est de sonner juste. Il n’y avait pas d’arrière-pensées tactiques. […]. Il y avait une identité dans la structure des besoins entre cette avant-garde interne et les étudiants qui se battaient. » (p. 28). Cohn-Bendit pose aussi le rapport entre radicalité et mouvement à partir de son propre exemple. Il revendique ainsi de n’avoir jamais été, au sein du groupe d’étudiants lié à Noir et Rouge, le plus révolutionnaire : « J’étais à cheval entre la tendance vers la rupture totale (avec les problèmes de l’université) et celle du réformisme radical205 (c’est-à-dire continuer à avoir un discours sur l’université) et je crois que ça été la force du mouvement » (p. 29). « Intégrer l’opposition radicale, voire intransigeante, au système et le besoin de changement réel, pratique dans un mouvement. De la réussite de cette fragile unité dépend l’impact du mouvement. » (p. 30).

C’est cette boussole théorique qui va être perdue en cours de route et occasionner les difficultés générales du M22 à partir du 11-13 mai et expliquer si ce n’est justifier les difficultés et dérives particulières de celui qui va devenir, à son corps défendant sans doute, le représentant officiel du mouvement. Cohn-Bendit le reconnaît quand il déclare que dès le 10 mai il n’y avait plus d’organisation et que les initiatives étaient individuelles comme quand il lança le « On encercle les flics » qui finalement cherchait encore une position moyenne entre celle de l’UEC et de la FER qui quittaient la manifestation en se désolidarisant de ce qui pouvait se passer par la suite et ceux qui voulaient la prise militaire de la Sorbonne206. Cette perte de contrôle est volontaire quand, après la première nuit des barricades, Cohn-Bendit appelle les syndicats à organiser une grève générale de protestation.

Cohn-Bendit reconnaît que le M22 n’a jamais cherché à se structurer : « Notre idéologie, c’était la spontanéité absolue. L’aspiration anti-bureaucratique s’est alors cristallisée dans les comités d’action. Mais, de ce fait, ces derniers n’ont pas réussi à devenir la colonne vertébrale du mouvement. Il en aurait été vraisemblablement autrement si le M22 s’était restructuré en un vaste mouvement de comités d’action au lieu de se transformer en groupe politique. C’est parce que ce besoin n’a pas été assumé qu’il y a eu Charléty. » On pourrait aussi ajouter que c’est aussi parce que le M22 a refusé de se restructurer, à partir du 13 mai, que le phénomène de personnalisation autour de Cohn-Bendit a pris de l’ampleur, le mouvement se déchargeant sur lui du sale boulot de la médiatisation, à la fois nécessaire et contre nature. Certains lui en ont tenu grief, mais c’est plutôt à l’extérieur du M22 qu’à l’intérieur que provient la critique, si on en croit ses camarades de Noir et Rouge dans leur article « Cohnbendistes ? », no 42-43 de l’automne 68 dans lequel ils assument cette division un peu particulière des tâches au sein du Mouvement du 22 mars.

Mais déjà auparavant, un tract important de la coordination des CA (15 mai), à l’initiative surtout du MAU, critiquait à la fois la récupération par les groupuscules politiques et la spontanéité du M22207. En effet, pour ce dernier, il ne s’agit pas d’opposer schématiquement toutes les revendications universitaires et des revendications politiques générales. Toutes sont légitimes et nécessaires. Il s’agit de hiérarchiser leur importance. Il faut passer de « La Sorbonne aux étudiants » à « La Sorbonne aux travailleurs ».

La Sorbonne comme base rouge vers les quartiers et les banlieues. Il faut aller vers la classe ouvrière, non pas pour l’organiser, ni pour la servir, mais pour « profiter de l’audience que nous a donnée notre courage et expliquer la nécessité de renverser le régime ». La Sorbonne est la base mais pas le lieu du combat.

« Trois courants s’expriment sur la question de l’organisation. Les premiers entendent ne profiter de la situation que pour renforcer leur propre groupe sans se rendre compte que si la masse refuse d’y entrer ce n’est pas uniquement en raison de sa faible politisation, mais parce qu’elle refuse leurs querelles sectaires ou leur parlementarisme opportuniste. D’autres proposent d’organiser le moins possible de façon à garder au mouvement sa spontanéité créatrice. Ces camarades se trompent aussi, car ils ne comprennent pas que s’il est possible de s’organiser spontanément à cinq cents pour faire une barricade, il est totalement impossible de renverser le régime avec les mêmes moyens. Il faut s’organiser à la base, dans l’action, pour l’action. Partout des comités d’action. »

À la suite du tract, des CAR (Comités d’action révolutionnaires) sont organisés à partir des lieux de travail.

Les rapports étudiants-ouvriers

Les plus prolifiques, à Paris

« Le refus du terrain politique traditionnel […] est la caractéristique fondamentale de tout le mouvement de Mai. Les comités d’action, les Comités Travailleurs-Étudiants se donnèrent comme objectif de fournir un soutien social à la grève, de rompre l’isolement des usines, d’empêcher la sectorisation de la lutte. Et dans ce sens, les groupes de base montrèrent plus de lucidité que la nouvelle gauche…208. » Le 13 mai et les jours qui suivent consacrent, avec le mouvement des occupations de facultés, la faillite du vieux modèle syndical de l’UNEF. Les facultés sont en état insurrectionnel et il n’y a plus de revendications proprement étudiantes. Les occupations ne sont pas faites dans une optique de gestion où d’appropriation, mais plutôt comme symbole de l’illégitimité de ce lieu du savoir séparé. Il ne faut donc pas occuper pour gérer ou transformer l’institution, mais pour la détruire. En attendant, elle peut jouer le rôle de base arrière du mouvement.

Le 12 mai, l’économiste du PCF Paul Boccara est expulsé de Censier par Jacques Baynac, François Cerruti (tous deux ex-militants de Pouvoir ouvrier) et des étudiants. Le 13, les lambertistes Stéphane Just, Claude Chisseray et leur service d’ordre singent la virilité prolétarienne pour exiger une liberté de parole que le futur comité de Censier tente de leur refuser.

Dans la nuit du 13 au 14 mai sortie du premier tract du Comité d’Action Travailleurs-Étudiants (CATE) à Censier209 qui a pour fonction d’attirer les travailleurs sur un lieu libre de tout contrôle politique et syndical. Mais, comme le reconnaît Baynac qui en fut membre actif, l’antisyndicalisme est mis en sourdine et surtout le comité essaie de profiter des désaccords entre CGT et CFDT en utilisant la CFDT comme faille au sein du dispositif bureaucratique des organisations ouvrières210. Cela est d’ailleurs facilité par l’attirance pour le mouvement de nombreux jeunes cédétistes. La CFDT a su très vite se resituer par rapport à un mouvement qui lui était initialement extérieur et elle a assuré les étudiants de sa pleine solidarité, se fabriquant ainsi une image de marque très différente de celle de la CGT.

Des tracts appellent à des meetings étudiants-ouvriers, à un « alliage » entre les deux mouvements plus qu’à une alliance et pour cela, il faut ouvrir les usines occupées. Cette notion d’alliage avancée plus tard par Baynac (op. cit.) est intéressante, car elle tente de poser les rapports étudiants-ouvriers en dehors du cadre traditionnel de la jonction artificielle de mouvements séparés et différents qui seraient obligés de passer « alliance ». « L’alliage » renvoie, lui, à un mouvement en fusion dans lequel les protagonistes abandonnent leurs positions particulières de départ pour aller vers autre chose. Cela implique aussi d’abandonner l’idée d’une primauté d’un groupe par rapport à un autre comme c’est en général le cas quand les « révolutionnaires » envisagent les rapports entre mouvement étudiant et mouvement ouvrier.

Le va-et-vient entre universités et usines se fait dans les deux sens, à Paris comme en province, mais si les étudiants cherchent surtout discussions et contacts, les ouvriers sont plus demandeurs d’aide en matériel ou de soutien aux piquets de grève. Des contacts sont pris, par exemple, entre le M22 et les salariés du Bon Marché qui ont établi un cahier de revendications qui n’a plus rien à voir avec le programme national de la CGT et où on trouve, par exemple : « Nous ne voulons plus des sous-offs en retraite comme surveillants ; liberté syndicale et politique211. » Parallèlement des contacts sont établis avec les salariés du BHV et d’autres grands magasins (les employés de la FNAC sont par exemple très impliqués) où le faible poids de la CGT ne constitue pas un handicap pour les rencontres et actions communes. Un CA Grands magasins est créé qui publie le journal La Base.

Le comité de Thomson-Houston, dans la banlieue de Lille est créé le 16. Tout en critiquant les organisations traditionnelles, il ne cherche pas à les remplacer mais à pousser plus loin leurs mots d’ordre. Le 17, c’est un CA du bâtiment, très actif et très cosmopolite qui se met en place.

Le 14, c’est la grève à Sud-Aviation, près de Nantes, à l’initiative de militants trotskistes de FO qui séquestrent le directeur au grand dam de la CGT. L’UNEF à « direction » anarchiste (cf. Juvénal Quillet et le « scandale de Strasbourg » rejoué à Nantes) essaie de faire le lien et demandera d’ailleurs l’aide du CATE.de Censier. Le 14 mai, c’est aussi la grève aux NMPP de la presse parisienne ; l’occupation est décidée contre l’avis de la CGT. Les permanents de L’Humanité se mobilisent pour faire respecter la « liberté d’expression » et imposent des coups de force contre les grévistes afin de maintenir la sortie du journal du PCF. Le comité de grève de Bobigny est au premier rang, mais peine à faire comprendre que L’Humanité n’est qu’un journal dans la production globale et que le problème est d’assurer une information par de nouveaux canaux, une information gratuite. Un signe, que le mouvement n’osait pas pousser jusqu’à une rupture avec certaines organisations officielles du mouvement ouvrier, apparaît dans le fait qu’alors que L’Humanité déversait ses calomnies sur le mouvement, il restait le seul journal que les étudiants et salariés des NMPP laissaient passer !

Le mouvement est dans un tel essor qu’il pense avoir la force d’entraîner avec lui la base de la CGT et du PCF sans prendre l’initiative d’une rupture officielle avec ses organisations.

Le 15, c’est à Renault Cléon qu’éclate la grève alors que le 13 mai la grève avait constitué un relatif échec. Les jeunes sont à l’avant-garde du mouvement, mais ne semblent vouloir agir que sur des actions qu’ils contrôlent. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas capables d’initiatives. Ainsi des grévistes de Cléon vont se rendre à l’université de Rouen afin d’y prêter main-forte au comité de grève qui appelle à la grève générale alors que l’UNEF locale, tenue par les militants communistes de l’UEC a refusé de reprendre le mot d’ordre.

Toujours le 15, la CGT en est encore à se poser la question de la tactique à suivre et elle condamne, au micro d’Europe no 1, la séquestration du directeur de Sud-Aviation à Nantes. Le CATE se rend à Billancourt le 16 avec d’autres comités d’action, mais c’est l’échec et la grève, à partir du 17 sera parfaitement contrôlée par la CGT212. La solution syndicale sera l’occupation bureaucratique. Léon Blum disait déjà en 1936 : « L’ouvrier occupe l’usine, mais pendant ce temps l’usine occupe l’ouvrier ». C’est l’époque des “cassages de gueule” avec le SO de la CGT aux portes des usines. Une cassure se manifeste aussi entre les ouvriers professionnels expérimentés qui sont méfiants vis-à-vis des étudiants ou au mieux nostalgiques par rapport à une jeunesse qui rêve mais qui en veut, et les “jeunes” travailleurs qui participent plus directement. Mais il est difficile d’établir des camps strictement délimités parce que la situation varie aussi selon les entreprises. Ainsi, dans certaines entreprises comme Berliet à Lyon-Vénissieux, ce sont des jeunes qui se montrent les plus hargneux au sein du SO de la CGT et contre les distributeurs de tracts étudiants ou gauchistes à la porte de l’usine. Nous savons effectivement que de la frustration peuvent naître des comportements violents de compensation.

L’activité du glat (Groupe de liaison pour l’action des travailleurs)

Après la grande manifestation du 13 mai 68, un grand nombre de personnes se retrouvent le soir au centre universitaire Censier et c’est de là que date la création de la coordination des Comités d’action travailleurs-étudiants (CATE), à l’initiative du groupe informel lié à la librairie La Vieille Taupe. Quant au GLAT, il est encore à la Sorbonne, une université qu’il juge livrée à des orateurs. Il y défend, en vain, la liaison étudiants-travailleurs et ce n’est que vers le 20 mai qu’il se désengage de la Sorbonne pour rejoindre Censier où il est accueilli fraîchement, les ouvriers présents pensant avoir à faire à un énième groupe politique.

Pour le GLAT, « Ce qui compte, ce n’est pas d’occuper la Sorbonne, c’est d’arracher les usines aux capitalistes213 ». Il s’agissait de mettre en contact des ouvriers d’une entreprise et d’entreprises différentes en écartant ainsi toute mainmise groupusculaire sur la coordination. Les trotskistes de la FER et de l’OCI vont donc être expulsés sans passer par un vote démocratique qui aurait permis les manœuvres de bureaucrates rompus aux jeux de pouvoir. La question de majorité ou minorité fut d’ailleurs souvent délaissée ou dépassée par les nécessités du mouvement. Il faut dire qu’il n’y avait pas, à l’époque, cette fascination actuelle pour la « vraie démocratie », même dans sa forme de démocratie directe. Le mouvement n’était pas à proprement parler anti-démocratique non plus, mais il n’en faisait pas un problème. Il n’y avait aucune fétichisation de la forme, ni de la forme conseil (sauf peut être chez les situationnistes), ni de la forme AG. Les comités d’action paraissaient la forme adéquate du moment pour le mouvement, au moins dans cette phase de la lutte. Point.

Dans les entreprises, par exemple, pendant toute la phase ascendante du mouvement (13-28 mai), les ouvriers n’avaient pas trop à affronter ces questions, car les syndicats leur laissaient souvent une marge de manœuvre en se déclarant favorables à la grève à la base. Une petite minorité ouvrière pouvait donc parfaitement impulser des luttes tant que les syndicats n’y étaient pas franchement opposés. Ce n’est que sur la question d’une possible ouverture de l’usine à des éléments extérieurs à l’usine que la CGT intervenait, mais il faut croire que, à l’inverse de ce qui se passait en Italie, les ouvriers, en France, n’y voyaient pas un point suffisamment important à défendre pour engager une confrontation avec le syndicat sur ce sujet. On peut risquer ici que c’est sûrement, mais paradoxalement, la force et la spécificité du mouvement de révolte de la jeunesse et non de la classe qui a créé cette différenciation d’avec le mouvement ouvrier, différenciation qui n’est vraiment apparue de façon nette qu’en 1977 en Italie à Bologne.

Le mouvement de révolte fascinait et pas uniquement les jeunes ouvriers, mais il faisait aussi peur car, contradictoirement, cette fascination semblait déposséder les salariés de leur lutte, la secondarisait comme on a pu le voir à Rhodiacéta quand on compare la lutte de 1967 et celle de mai-juin 68. Si l’alliage ne put vraiment se faire, c’est que ces deux éléments n’ont pas joué en faveur de l’activité autonome des ouvriers. La fascination qui peut être productive, dans un premier temps, car elle attire et peut mobiliser, produit souvent la passivité dans un deuxième temps. Et à un certain moment, les ouvriers les plus combatifs se sont mis à attendre quelque chose de l’extérieur : des étudiants, des syndicats, du gouvernement. Quant à la peur, elle transformera le risque insurrectionnel en victoire électorale gaulliste.

À un niveau théorique, la question qui se pose est : est-ce qu’en France, en l’état des rapports sociaux de l’époque, cette autonomie ouvrière était encore possible, comme dans l’Italie de « l’automne chaud » (1969) ? Toujours la question de la double nature de Mai-68, ouvrière et déjà révolte à titre humain qui posait la nécessité d’un grand saut dans l’inconnu qui n’eut pas lieu.

En tout cas, le GLAT proposa une organisation en AG de tous les grévistes, syndiqués ou non. Elle devait choisir des délégués pour des tâches très précises et limitées et élire ensuite certains d’entre eux à un comité central de grève. Cette position pouvait malheureusement être interprétée comme une variante de la position traditionnelle des lambertistes, appliquée en partie dans la « Commune de Nantes », mais elle s’en distinguait quand même par le fait qu’elle reposait sur l’activité première de la base et l’idée d’une remontée de cette base vers le sommet et non l’inverse. Le projet était ambitieux dans la mesure où la ligne du groupe était que « Tout est encore possible, si les travailleurs le veulent » (tract du 28 mai). Le groupe salue les travailleurs de Rhône-Poulenc-Vitry qui se sont organisés en comités de base dans chaque secteur de l’usine et ont élu un comité central de grève de l’usine. Chaque comité de base de l’usine constitue en fait une sorte d’AG de secteur. Ces comités de base sont aussi un moyen pour faire revenir les ouvriers dans les usines occupées… par les syndicats, mais désertées par les salariés. Mais en règle générale, ces comités d’action ou de base ont été contrôlés par les organisations syndicales dont le pouvoir allait souvent jusqu’à contrôler les piquets de grève pour s’assurer qu’ils étaient bien hermétiques à tout élément extérieur à l’usine.

À partir du reflux, la lutte contre les reprises de travail donne un second souffle à l’idée de comité central de grève, mais de courte durée. Le GLAT a donc pris beaucoup de risques en remettant le « Tout est possible » dans les seules mains des travailleurs et surtout de leur volonté ! À son actif, il faut dire que les tracts sont le produit de réunions entre plusieurs ouvriers d’usines ou secteurs en grève (bâtiment, BNP, CSF, Citroën, Nord-Aviation, Enseignement, Poste et télécommunications, RATP, Rhône-Poulenc, Schlumberger, Sud-Aviation, Printemps, SNECMA, Thomson-Houston), mais ces ouvriers ne représentent souvent qu’une avant-garde un peu isolée qui cherche à compenser ses difficultés sur le terrain par le regroupement inter-entreprise. C’est le cas à Thomson-Houston où le comité de grève contient des non-syndiqués mais qui sont minoritaires.

Ce risque est d’autant plus grand que le GLAT s’en remet uniquement à la lutte sur les lieux de travail pour changer les choses. L’activité en direction des comités de quartier est jugée inopportune, car elle ne ferait que pallier aux difficultés de contacts ou de lutte dans les usines. En effet, pour le GLAT, il n’y a que l’usine qui concentre suffisamment les ouvriers sur un lieu pour leur donner l’unité nécessaire, alors que le quartier les atomise et surtout leur fait perdre leur identité de classe au profit de perspectives inter-classistes. En fait, le GLAT juge l’action des comités de quartier, par exemple sur la grève des loyers, à partir d’une position strictement usiniste qui doit donc respecter l’ordre logique immuable des priorités du marxisme : ce sont les luttes dans la sphère de la production qui déterminent le sens des luttes dans le secteur de la reproduction et non l’inverse214.

La tonalité des tracts va changer dès début juin. Il y est dit que « la lutte doit continuer jusqu’à entière satisfaction afin que les sacrifices déjà consentis n’aient pas été vains. » Dit autrement, le groupe reconnaît la défaite, mais pas son erreur de perspective. En effet, satisfaction de quoi, on se le demande ! Et si la lutte est devenue un « sacrifice », c’est reconnaître qu’on n’en retient que la perte de salaire. L’espoir maximum du « tout est possible » retombe trop vite comme un soufflé, dans les limites de l’ouvriérisme. On voit ici que si le GLAT critiquera plus tard (cf. infra) le groupe opéraïste Potere Operaio pour son avant-gardisme néo-léniniste, il est bien en deçà de lui pour ce qui est de comprendre une stratégie de lutte en termes de « revendication discriminante215 ». Le 9 juin, il ne s’agit plus que de « ne pas brader la lutte contre un bulletin de vote ».

Fin juin, le Comité de liaison inter-entreprise dresse un bilan. Le comité est très critique vis-à-vis des étudiants discourant à la Sorbonne. Il ne semble pas du tout tenir compte de la force et de l’autonomie de ce courant, irréductible à un simple rabattement sur le mouvement ouvrier de mai-juin. Le groupe met en avant tout le travail peu valorisant qui a été fait avec et par de jeunes ouvriers de la banlieue rouge de Paris. Le comité écarte le cas des léninistes récupérateurs pour se pencher sur le cas des militants obsédés par la dimension anti-bureaucratique que devait revêtir le mouvement. Pour le comité cela induisait des positions anti-organisationnelles de principe fort dommageables. Les AG devenaient alors des lieux de valorisation individuelle en dehors de toute fixation de perspectives discutées collectivement. Pourtant, des décisions se prenaient bel et bien, mais dans l’opacité de pratiques plus ou moins groupusculaires. Le cas le plus regrettable étant celui de Renault-Billancourt où un clan de micro-bureaucrates faisait écran pour tenter de se composer une chasse gardée.

En fait, ce n’est qu’une fois le recul entériné, que le comité a pu constituer un véritable collectif de lutte, mais sur la base de la défaite ! Cette activité ne fut que feu de paille. Les membres du GLAT qui poussaient à un maintien de la liaison se trouvèrent trop isolés. Les réunions ne furent plus que des comptes-rendus d’une situation de défaite. Les petits groupes d’ouvriers provenant de comités de base ne représentaient de plus en plus qu’eux-mêmes puisque la base de leur action et de leur représentativité, le comité, n’était pas suspendu en l’air ou au contraire accroché à l’histoire mythique des conseils ouvriers, mais évoluait en fonction de la situation générale et des rapports de force propres à l’entreprise d’où ils provenaient. Ces organes ne sont que des organes de lutte et ne peuvent perdurer au-delà d’un nécessaire bilan. Sinon, ils se transforment en petits syndicats qui ne veulent pas dire leur nom, comme les COBAS le deviendront en Italie.

Le GLAT, à l’inverse d’ICO semble ne pas avoir pris la mesure de cela et en décembre 1968, il distribuera son bulletin Lutte de classe qui pose le principe d’un regroupement pour « intervenir correctement dans les luttes qui ne manqueront pas de se produire. » Comme si de rien n’était.

Le Comité d’action Citroën

À Citroën-Javel, le lien travailleurs-étudiants est rapidement établi dans une entreprise très répressive qui fait travailler un grand nombre d’immigrés comme OS. La CGT, d’ailleurs peu implantée, ne s’adresse pas directement à ces travailleurs, mais plutôt aux salariés qualifiés et d’origine nationale. C’est à ce manque que va s’attacher le Comité d’action Citroën en imprimant un tract en quatre langues qui prône l’union entre tous les travailleurs comme construction pratique de l’internationalisme. La tâche de diffusion est facilitée par le fait que le cordon syndical CGT habituel est aussi extérieur à l’usine que les militants du CATE. Le 21, la CGT reprend en main l’occupation en fermant l’usine aux éléments extérieurs, ce qui donnera lieu, en réponse, au tract intitulé : « Ne laissez pas les haut-parleurs parler à votre place216 »

R. Grégoire et F. Perlman donneront une interprétation des luttes chez Citroën dans une brochure : « Les comités d’action ouvriers-étudiants. France, mai 68217 ». Pour eux, le CA ne dépassa jamais l’idée de soutien physique aux ouvriers en grève, car l’initiative devait venir des travailleurs. Pourtant, contrairement aux comités unitaires de base italiens (CUB), l’initiative du Comité ne part pas de l’usine pour aller vers l’extérieur, mais il part de l’extérieur, c’est-à-dire de Censier pour aller vers l’intérieur. C’est condamner le comité à une activité de soutien à partir du moment où toute prise d’initiative de ce comité d’action Citroën pourrait apparaître comme une pratique de substitution contradictoire avec l’idée d’une émancipation des travailleurs qui doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. C’est cette quadrature du cercle que s’imposent ICO en 1968 puis aujourd’hui la revue Échanges et que le GLAT a voulu résoudre de façon volontariste en mai-juin.

Plutôt que de toujours renvoyer cette question qui se pose de façon souvent très concrète, à la polémique historique et théorique des années cinquante entre Castoriadis et Pannekoek, il nous paraît plus utile de se confronter à ce qui s’est passé pendant la période 1968-73 en Italie et à la façon dont les groupes opéraïstes ont répondu à cette difficulté du lien entre extérieur et intérieur, entre étudiants et ouvriers. Cela permet de voir que les comités unitaires de base italiens (CUB) chez Pirelli ou à Sit-Siemens, partaient des problèmes spécifiques de l’usine quitte à radicaliser les objectifs, alors que le CA Citroën fait exactement l’inverse comme le montrent ses appels à l’unité ouvriers-étudiants pour : « détruire ce système policier qui nous opprime tous […] Ensemble nous lutterons, ensemble nous vaincrons. » (cf. le tract Camarades du CATE).

Un autre exemple significatif de ce placage gauchiste et proche de ce que fera la Gauche prolétarienne dans les années qui suivront apparaît dans le tract Travailleurs étrangers : « Des centaines de milliers de travailleurs étrangers sont importés comme n’importe quelle marchandise utile au capitalisme et le gouvernement va jusqu’à organiser l’immigration clandestine depuis le Portugal, se dévoilant ainsi comme négrier […] Tout cela doit cesser ! […] Les travailleurs immigrés contribuent par leur travail, à la création de la richesse de la société française [on peut difficilement faire pire comme argumentation qui navigue de l’exigence d’internationalisme, à la satisfaction nationaliste de sa propre richesse, NDLR]. Il incombe donc aux travailleurs et étudiants révolutionnaires de veiller à ce que les travailleurs immigrés acquièrent la totalité de leurs droits politiques et syndicaux [pourquoi faire un comité d’action spécifique si c’est pour porter cette revendication syndicalo-politicarde ? NDLR]. C’est la base concrète de l’internationalisme [non, c’est une base complètement abstraite qui sera le refrain entonné par tous les gauchistes dans les années soixante-dix, NDLR] »

L’initiative fut donc très vite laissée aux syndicats quand la grève sauvage se transforma en grève syndicale. On a là toute l’ambiguïté des CA et plus généralement du mouvement vis-à-vis de la démocratie. Que cette ambiguïté ne soit pas trop dommageable dans une AG étudiante qui se déroule dans une université “libre”, certes, mais il n’en est pas ainsi dans une usine, lieu disciplinaire par excellence, où la démocratie, c’est presque toujours celle du patron ou des syndicats qui font voter suivant leurs propres modalités (à bulletin secret, à main levée, aujourd’hui sous forme de référendum) en fonction de l’assurance qu’ils peuvent avoir d’une victoire décidée d’avance. Les positions ambiguës du CA sur l’autonomie organisée à l’intérieur de chaque usine renforcèrent en fait les syndicats qui représentent toujours la défense de la classe dans son unité. À la limite, la victoire du CA est une victoire à la Pyrrhus au sens où le syndicat a utilisé le CA pour déclencher la grève et le repousse une fois l’occupation décrétée parce qu’il n’a plus besoin de lui ou qu’il est maintenant perçu comme un ennemi de l’unité. L’unité est en fait la forme concrète ouvrière que prend la démocratie dans l’usine, alors que les ouvriers les plus combatifs ne représentent souvent qu’une fraction ouvrière (travailleurs postés ou OS ou OP ou techniciens suivant les cas) et que dès que la question de la grève se pose en termes d’unité elle se réalise sur une position moyenne, sauf à trouver des pratiques alternatives que seul un rapport de forces exceptionnel peut permettre, comme le montre l’exemple des cortèges ouvriers dans l’usine pour provoquer et accélérer à chaud un processus de mise en grève.

Les ouvriers d’Hispano-Suiza, dans la banlieue parisienne, par exemple, ont opposé à la conception syndicale de l’unité, c’est-à-dire celle qui dit que chaque composante de la classe doit tenir compte de sa fraction la moins avancée ou la moins combative pour ne pas mettre en péril l’unité, une conception inverse. En posant comme revendication principale la réduction du temps de travail au niveau national, ils ont porté une revendication qui peut unifier la lutte des OP et des OS. C’est la seule position qui puisse unifier en dynamisant l’ensemble. Il s’agit là d’une unité de la classe en lutte, d’une unité « pour soi » parce qu’elle se construit dans l’action et la conscience et non pas seulement « en soi », comme produit objectif de conditions communes, pour paraphraser la distinction établie par Marx entre classe pour soi (celle de la lutte des classes) et classe en soi (celle de la sociologie des catégories).

Cet objectif de l’unité pour soi, le comité Citroën ne lui donne pas suffisamment de contenu. En effet, pour répondre à la main mise syndicale sur la grève, il ne propose aucun objectif unificateur, mais une fois de plus un discours programmatique gauchiste qui ne s’adresse d’ailleurs pas aux ouvriers de l’usine Citroën, mais à tous ceux qui occupent les usines : « La politique des dirigeants syndicaux est maintenant très claire ; n’ayant pu s’opposer à la grève, ils essaient de maintenir les travailleurs les plus combatifs à l’isolement dans les usines et ils laissent pourrir la grève afin de pouvoir, par la suite, forcer les travailleurs à accepter les accords que les syndicats auront passé avec les patrons […] Mais les partis politiques et les syndicats ne sont pas à l’origine de la grève. Les décisions sont venues des grévistes, syndiqués ou non. Pour cette raison, les travailleurs doivent reprendre le contrôle de leurs organisations de travail [sic  !] Que tous les grévistes, syndiqués ou non, se regroupent en une assemblée générale permanente ! Dans cette assemblée, les travailleurs eux-mêmes décideront librement de leurs actions et de leurs objectifs. » Un appel qui ne peut que rester lettre morte parce que contrairement à l’assemblée autonome d’Alfa Romeo en Italie, il ne part justement pas des « travailleurs eux-mêmes ». Ce n’est finalement qu’un appel pédagogique visant à donner les consignes pour un bon rapport extérieur/intérieur qui restera dominant en France, sous différentes formes y compris dans celles qui cherchaient à se rapprocher des expériences italiennes comme aux Cahiers de Mai218.

L’activité du cate (Comité d’action travailleurs-étudiants) et du ci (comité inter-entreprises)

À partir de là, le fait que des CA aillent aux portes des usines n’avait plus de signification. Pour les anarchistes ou les conseillistes, il ne fallait surtout pas se substituer à la classe révolutionnaire comme le rappelle un encadré sur les Comités d’action dans le numéro spécial sur 1968 de Courant alternatif, publié en 2008. Pour les maoïstes il fallait « servir le peuple », mais sans questionner cet emploi de “peuple”, finalement bien peu prolétarien et même bien peu marxiste.

Le cate va aborder d’autres questions importantes sur l’utilité du travail, la gratuité, etc., mais dans un langage qui reste encore celui de la valeur (sous la forme d’une valeur d’usage non critiquée qui pourrait encore se manifester de façon autonome, sans son rapport à la valeur d’échange) et du travail (sous la forme du travail productif mythifié).

À partir du 18 au soir, le CATE cherche à s’organiser pour dépasser l’improvisa­tion, vu l’ampleur prise par le mouvement de grève. Il définit brièvement sa position : « Le rôle des CATE est d’organiser la base et de convertir les grèves passives en grèves actives, dans les usines comme dans les universités219. » Ce passage est finalement assez interventionniste et il pose problème à l’intérieur du collectif. Le 19, des précisions sont apportées : il doit s’efforcer de rendre aux grévistes la gestion de leur grève. Il doit aussi agir pour que : « le mouvement ne prenne pas, comme en 1936, un aspect folklorique. Nous ne devons pas abandonner les grévistes, car ils n’iraient pas automatiquement aux mesures les plus radicales, étant donné la pression syndicale réformiste qui pèse sur eux en l’absence d’autres débouchés. Nos tracts doivent par conséquent : 1° dénoncer les manœuvres de la bureaucratie ; 2° populariser les formes d’organisation non-bureaucratiques ; 3° rappeler à la classe ouvrière les leçons qu’elle nous a enseignées ; 4° inciter les ouvriers à prendre directement leurs affaires en main (en particulier les convaincre de ne déléguer leur pouvoir à personne) ; 5° pousser les ouvriers à briser le carcan bureaucratique que l’on tente d’installer220 ».

Nous avons ici un bon exemple de l’influence des prémisses théoriques sur certains protagonistes du mouvement. Ce qui se rejoue ici au sein du CATE, dans des discussions qui vont durer une semaine, c’est la polémique entre Chaulieu (Castoriadis) et Pannekoek sur les conseils ouvriers. En l’occurrence ici la tonalité nous semble très proche des thèses de Chaulieu.

Le 20 mai, le CATE passe de la tactique à la stratégie. D’après Baynac un consensus se dégage à la fois sur le fait que « l’action à la base suffira pour démolir les syndicats » et que la perspective d’affrontement frontal avec l’État n’a de sens que pour un parti or nous sommes un mouvement221. Nous ne pouvons donc avoir qu’un mot d’ordre : développement du mouvement de masse. La perspective générale est l’autogestion par les conseils ouvriers sans que le mot d’autogestion ne fasse illusion. Le 21, Pierre Guillaume, du groupe informel de la librairie La Vieille Taupe, intervient longuement, se prononçant pour une gestion populaire ce qui ne signifie pas établir un pouvoir central.

« Patron et État sont des cancers qui empêchent le déroulement normal de la vie. Quand un cancer est enlevé, rien ne le remplace. » Il faut donc « remplacer les liaisons hiérarchiques et autoritaires (pour ne laisser) que les liaisons essentielles, nécessaires, celles qui sont purement techniques. » Mais il ne faut pas trop se faire d’illusions sur l’autogestion, car sauf si elle s’étend mondialement ça ne sera que l’autogestion de l’exploitation.

Après ce discours très abstrait sur la difficulté de la tâche révolutionnaire, un rapport d’orientation sur l’état de la lutte actuelle est rédigé par trois militants, dont deux du GLAT, l’un est à l’origine du CA bâtiment, l’autre milite au CA Citroën, le dernier au CA Rhône-Poulenc. Ce groupe, d’abord installé à la Sorbonne a migré à Censier vers le 18 mai. Il se raccroche alors au CATE.

Son anti-triomphalisme va opérer comme une véritable douche froide. Après avoir expliqué que le capitalisme a les possibilités d’absorber les principales revendications ouvrières et particulièrement les revendications quantitatives (augmentation des salaires contrôlée par le rythme de l’inflation), il se penche sur les faiblesses du mouvement : « L’ensemble de cette politique capitaliste risque d’autant plus de réussir que le mouvement actuel présente de graves faiblesses ; sauf en certains endroits comme à Sud-Aviation-Nantes, d’où le mouvement est parti, les grévistes qui occupent les usines paraissent très peu nombreux. Bien que les informations manquent à ce sujet, on peut dire que presque nulle part il n’a été élu de comités de grève réellement démocratiques. La direction de la grève paraît en général avoir été laissée aux mains des bureaucrates syndicaux locaux. En outre, si le mécontentement ou tout au moins la méfiance à l’égard des syndicats est certaine, la majorité des travailleurs ne conçoit pas encore d’autres formes d’organisation que le parti ou le syndicat. »

Un seul passage cédait à un point de vue optimiste qui insistait sur le caractère spontané de la lutte, l’extension de la grève qui n’a pas encore connu de reflux et concluait par : « Le fait que la situation ne soit pas jouée exige notre intervention. »

Ce qui en ressort finalement, c’est la difficulté à apprécier objectivement le rapport de forces. Les éléments les plus actifs à la base sont souvent les plus optimistes, alors que les militants plus anciens ou qui ont un passé politique et théorique participent au mouvement en gardant une distance critique qui peut aller jusqu’à les mettre à contre courant comme ce fut le cas pour le rapport d’orientation222.

Ce rapport qui est en fait rédigé par des membres du GLAT est perçu par l’AG comme démobilisateur. Déçus, les militants de ce groupe vont former le Comité inter-entreprises (CI) qui vise à faire porter l’effort prioritaire sur les usines et à regrouper les travailleurs les plus combatifs, populariser le mode d’organisation de l’usine Rhône-Poulenc de Vitry.

C’est à l’usine Nord-Aviation de Châtillon que s’est tenue la première réunion du Comité Inter-entreprises (CI), profitant de la présence, dans le comité de grève de l’usine d’une section syndicale FO d’influence lambertiste favorable à l’ouverture vers l’extérieur. Une douzaine d’entreprises sont représentées et un premier tract est tiré, intitulé : « Défendons notre grève ». Il envisage la lutte à long terme en insistant à la fois sur la lutte à mener aujourd’hui dans la grève, mais aussi après la reprise du travail. Baynac y voit une position « qui tranche heureusement avec les stratégies de double pouvoir puisqu’elle affirme l’irréduc­tibilité de l’autonomie prolétarienne au jeu politicien223 ». Nous ne sommes pas si convaincus. Bien sûr, le tract, et ce n’est pas rien, affirme que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs, mais l’autonomie prolétarienne, comme le montrera l’exemple italien, ne se mesure pas essentiellement par rapport au jeu politique, mais plutôt par rapport au capital. Or que vaut une position224 qui, au 31 mai, oriente déjà tous ses efforts pour assurer les conditions de lutte et d’organisation après la reprise, dans le cadre d’un CI qui ne peut qu’être un organe provisoire comme le montreront les discussions de l’été et de l’automne à ce propos ?

Après ce tract, le CI se réunit quotidiennement à Censier, mais son action est tardive. Comme nous l’avons vu avec le tract « Défendons notre grève », le ton est déjà défensif et les usines sont bouclées par la CGT. À qui diffuser alors les tracts ? La rue semble être l’endroit le plus propice vu les conditions, mais en l’absence de véritables comités de quartier et d’une coordination de comités qui soit autre chose qu’un champ de bataille entre gauchistes, la diffusion ne peut atteindre son but. Malgré cela, un second tract intitulé : « La lutte continue » est tiré, puis un tract spécifique contre la reprise aux PTT. Devant la guerre psychologique menée par la CGT pour la reprise, des comités de base apparaissent à Thomson, Hispano-Suiza, à Nord-Aviation et Hachette. Mais c’est à la RATP que la radicalisation de la base s’effectue le plus fortement d’autant que le secteur est vital, car les transports bloquent ou inversement peuvent débloquer la ville. En outre le mouvement des salariés entre en conflit frontal avec le plan de restructuration entrepris par la régie avec des mesures telles que la sous-traitance des fonctions de gardien des recettes à une compagnie privée, la suppression des receveurs dans les autobus. Ce sont les lignes 2 et 6 qui lancent le mouvement contre les compressions de personnel au cours de l’AG du 17 mai. Le problème est celui de la liaison entre comités de grève des dépôts. Les travailleurs de Nation 2 et Nation 6 proposent bien l’élection d’un comité central de grève RATP, mais les syndicats, à l’initiative de la CGT, en empêche la réalisation. À la suite de cela, un comité de base se forme le 22 mai et il entre en contact avec le CATE. Un tract, relativement modéré, « par souci tactique » est sorti le 24 et diffusé par des étudiants.

En tout cas, sans être aussi pessimistes que les rapporteurs du GLAT, beaucoup ressentent le risque d’isolement engendré par l’effet de loupe que produit la situation à Paris, alors que les nouvelles de province sont plus rares et peu rassurantes. Les contacts sont intensifiés et surtout se manifestent par des solidarités concrètes comme les livraisons alimentaires. Le Comité de Liaison Étudiants-Ouvriers-Paysans (CLEOP) est créé le 25. Il se prononce pour la grève active en montrant concrètement qu’une autre vie, d’autres rapports sociaux sont possibles, mais cela reste abstrait car la région parisienne n’est pas propice à un lien avec les petits agriculteurs qui de toute façon sont géographiquement plus éloignés de Paris qu’en province les paysans ne le sont de la ville la plus proche.

Les plus originaux, à Nantes

La province ne suit pas trop ces tentatives pour le moins volontaristes d’alliage ouvriers paysans, sauf à Nantes et Saint-Nazaire où un rapport de forces favorable à des bureaucraties syndicales gauchistes — FO tenue par les anarcho-syndicalistes d’Hebert, l’UNEF tenue par les anars autour de Quillet conduit à la création d’un comité central de grève. La situation à Nantes est en effet très particulière, car les anarcho-syndicalistes et les trotskistes lambertistes sont beaucoup plus implantés dans les usines (Sud-Aviation, SFAC-Batignolles, Ateliers et chantiers de Nantes, chez Waterman et dans le bâtiment225) que dans le reste de la France. La CGT est également influencée par quelques éléments pro-chinois, son UD semblant avoir appris avec un peu de retard, le schisme sino-soviétique !

L’idée, défendue par la tendance syndicaliste révolutionnaire minoritaire dans FO au niveau national, mais forte dans l’ouest de la France, est celle de la constitution d’un comité central de grève. Mais elle échoue sur le terrain, du fait, en premier lieu, de l’opposition de la CGT qui se méfie de cette antienne et aussi, en second lieu, parce qu’elle correspond à une initiative plus bureaucratique que démocratique, guère plus alléchante pour le mouvement que les manœuvres de la CGT. Et d’ailleurs, ce que l’on a assez abusivement appelé la « Commune de Nantes » souffrait du même défaut et aboutissait à un gouvernement par les syndicats fort éloigné d’une prise en main de leur lutte par les travailleurs eux-mêmes.

Néanmoins, ce qui donnait force à la « Commune », c’est aussi que les paysans-travailleurs derrière leur leader Bernard Lambert, proche du PSU, ont un langage très anti-capitaliste qui détonne dans le milieu paysan. Cela facilitera la coordination politique au sommet.

Plus concrètement, cela facilitera aussi des distributions de nourriture organisées entre paysans et ouvriers en grève. Des discussions ont lieu avec les étudiants dans lesquelles les paysans défendent la position : « La terre à qui la travaille », ce qui dans un pays de petite propriété comme la France — suite à la Révolution française — induit que la forme de l’anti-capitalisme est tributaire d’un fort rapport à la propriété qui co-existe tant bien que mal avec cet anti-capitalisme. Mais cela engendre beaucoup plus de confusion politique qu’en Italie où les salariés agricoles sont très nombreux et ont l’habitude des luttes de classes (on dénombrera encore deux mort à Avola, en Sicile, le 2 mai 1968).

Quoi qu’il en soit, si la liaison paysan/étudiant ne pose pas de problème, celle entre paysan et ouvrier s’avère plus difficile car la CGT monte la garde comme à l’usine SFAC-Batignolles devant laquelle les paysans sont refoulés.

Le no 1 des Cahiers de Mai est consacré à Nantes. Il insiste sur les points forts du mouvement : une remise en cause des revendications quantitatives avec l’affichage : « Augmentation massive des salaires sans changement des structures économiques et politiques = augmentation du coût de la vie et retour à la misère d’ici quelques mois ». La remise en cause de la hiérarchie semble générale, aussi bien chez les marins qui réquisitionnent tous les vivres des cargaisons, qu’à la Sécurité Sociale ou à Sud-Aviation avec la séquestration du directeur. À EDF ce sont les employés qui prennent en main la régulation du débit en diminuant le courant pour les industries locales.

Le 24 mai au soir, les affrontements vont être violents, mais à l’heure où ils commencent, les manifestants paysans de la journée sont déjà rentrés chez eux après avoir vidé le foin et la paille qui emplissaient leurs remorques de tracteurs, un type d’action finalement très traditionnel pour les paysans et qui n’a finalement pas dépassé ses limites habituelles. De nombreux étudiants sont aussi rentrés chez eux. Ceux qui restent sont là pour en découdre « parce que c’est dans la rue qu’on obtient quelque chose et pas à la Chambre…226 » et ils sont accompagnés de zonards qui sont assez proches des trimards lyonnais et qui vivent dans les locaux de l’AGEN depuis le 13 mai où ils ont rencontré le groupe de Chotard. Un ex-occupant de la faculté des Lettres de Nantes en mai 1968 raconte : « Il ne faut pas les folkloriser les zonards, dans notre réflexion, c’était très important, j’insiste là-dessus, pour nous c’était le signe que nous étions sur la bonne voie. C’était une composante sociale du mouvement social […] avec la méfiance — mais là c’est plus la méfiance de l’historien que j’ai — que ces groupes sont facilement récupérables par d’autres, qui s’en servent comme service d’ordre, etc. C’est une crainte permanente… certains militants, je crois qu’ils en avaient peur. Ceux qui étaient faciles à retourner chez nous, là où on a eu des indics et tout, avérés dès le mois de février, c’est dans les milieux étudiants, ceux qui étaient tombés déjà pour drogue. Je crois que les mouvements qui auraient pu les manipuler les craignaient. Et puis il y avait une espèce de solidarité de bande qui s’était créée, entre eux et nous, donc des rapports, après dégradés en rapports utilitaires, mais au départ des rapports de considération mutuelle. Moi, j’aimais bien qu’ils soient inconséquents, tumultueux, pas violents vraiment, mais n’ayant pas peur de la bagarre, tout ça pour moi, c’était des valeurs sympas. Mais ils n’ont pas été du tout, je ne crois pas, approchés ou retournés par des militants hostiles227. » Une situation et des remarques assez proches de celles qu’on pouvait retrouver et entendre à Lyon.

À 22 h 30, la préfecture brûle et les leaders habituels du mouvement ont perdu la maîtrise de la situation. La bataille de rue dure sept heures et la préfecture annoncera 208 blessés.

À partir de là et comme à Lyon, le mouvement nantais va manquer de perspectives dans un contexte local très particulier. En effet, l’absence de coordination, dans un mouvement qui n’avait pas trouvé son mode d’organisation puisqu’il est resté presque jusqu’à la fin en dehors du Comité central de grève contrôlé par les bureaucraties syndicales, a constitué un frein à l’efficacité des actions. Les communications avec les autres villes de la région et par exemple avec les angevins, ainsi que celles avec Paris ont été insuffisantes. D’autre part, dans les réunions de quartier, les étudiants tenaient un discours non directif et sans propositions concrètes ou perspectives, ce qui laissait souvent un grand désarroi dans l’auditoire. En fait les protagonistes les plus radicaux à Nantes ne connaissaient pas les mêmes problèmes que ceux de Paris ou d’ailleurs. En effet, ailleurs on parlait éventuellement d’autogestion, mais au niveau théorique, on parlait de liaison avec les ouvriers et paysans, mais elle était à l’état embryonnaire. On attendait donc tout d’une maturation révolutionnaire très aléatoire ou d’une erreur politique du pouvoir. Par contre à Nantes, des éléments de double pouvoir existaient, mais il n’y avait eu aucune réflexion préalable sur la tactique à adopter par rapport à un organisme comme le comité central de grève, sur la manière dont pouvaient se fédérer à la base des conseils d’usines, de paysans et de quartier et quels devait être leur rapport avec l’organe central auto-proclamé

Le 3 juin, les grévistes de Sud-Aviation tentent une dernière offensive en occupant la direction générale à Paris avant d’en être délogés par deux escadrons de la Gendarmerie. Le 4 juin, des reprises du travail commencent à être votées comme dans les autobus nantais, mais des employés, aidés par des étudiants bloquent le dépôt. Dans l’après-midi, l’intersyndicale apparaît sous son vrai jour parce qu’elle fait pression sur les étudiants pour qu’ils respectent la décision des travailleurs !

Le 5, la reprise à La brasserie de la Meuse est bloquée par des grévistes et manifestants. Le 6 juin, ce sont tous les métallos de Sud-Aviation, SFAC-Batignolles, Dubigeon, Saulnier-Duval, Carnaud, Nantes-Fonderies qui convergent vers le centre de la ville, en direction de la place Graslin construite par les patrons négriers de l’époque de la Traite. Là, des militants des jeunesses communistes les attendent avec des piles d’Humanité titrant : « Reprise du travail dans l’unité ». Quelques incidents ont lieu un peu plus tard, des jeunes métallos ayant bloqué la circulation en crevant les pneus de trois autobus.

Cette valse-hésitation va encore apparaître dans les affrontements des 7 et 13 juin, avec les jeunes de St-Nazaire qui ont enfin pu rejoindre leurs camarades nantais alors qu’ils étaient jusque-là restés bouclés dans leurs occupations d’usines ou de chantiers par les dirigeants syndicaux228. Les affrontements sont violents et un manifestant doit être amputé du pied. Le PCF va dénoncer « des événements complètement étrangers à la classe ouvrière ».

Mais partout des difficultés

Le Mouvement du 22 Mars pointe certaines difficultés générales du mouvement dans sa liaison avec la classe ouvrière. Il ne peut s’agir d’une action charitable en direction des ouvriers ni de leur apporter à manger, de leur apporter une aide financière, mais simplement de montrer qu’il est possible de s’orienter vers une prise en mains de ses propres affaires. Ce que le M22 a essayé de faire en Bretagne ou ailleurs. Établir un lien entre auto-défense contre la police et lutte contre les manœuvres syndicales comme à Flins. Mais tant qu’il n’existe pas de noyau d’ouvriers à l’intérieur de l’entreprise, capable de prendre réellement en charge l’action, ça ne marche pas. Ainsi, la question du ravitaillement a souvent tourné à l’organisation bureaucratique et la réalité de la solidarité, ouvrière mais aussi paysanne, n’a souvent pas été perçue. Le discours de solidarité est alors resté un discours creux, ne permettant pas un relais de l’action. À part à Nantes, la province ne suit pas ou que de loin avec des expériences limitées.

La position des Cahiers de Mai qui revient à donner la parole aux ouvriers, mais sans remettre en cause le cadre syndical, va être critiquée indirectement dans un article de La Tribune du 22 Mars daté du 8 juin, à propos d’une expérience faite dans une usine229. Il y est exprimé l’idée qu’il ne faut pas aller dans les usines pour conscientiser les travailleurs, mais faire que leur critique implicite des organisations ouvrières devienne explicite. Il ne s’agit donc pas de « servir le peuple » ni que les étudiants se mettent sous la direction de la classe ouvrière, car cela n’aurait pas d’autre signification que celle de crier « Vive la CGT » (position de l’UJC(ml)) et de créer la confusion en renforçant cette dernière. L’UJC(ml), comme la JCR en appellent aux syndiqués de base comme si ceux-ci pouvaient échapper à la logique de leur organisation, ce que l’expérience historique des syndicats dément tous les jours. Les militants du Mouvement du 22 Mars ne sont d’ailleurs pas toujours exempts de reproches, eux qui acceptent parfois des réunions entre « représentants étudiants » et représentants ouvriers, réunions qui se situent sur le terrain choisi par l’adversaire. Il faut éviter le dialogue de sourds entre représentants qui occulte toute dynamique de démocratie ouvrière. Cela ne veut pas dire qu’il faille écouter passivement les travailleurs ce qui reviendrait à leur renvoyer leur propre image qui est celle forgée par les syndicats et le PCF.

Il faut dégager des lieux de paroles et non pas donner la parole, telle semble être la position officielle du Mouvement du 22 Mars.

Le rideau de fer baissé par la CGT ne pourra être enfoncé et les comités d’action vont commencer à se réorganiser en direction des quartiers, plus facilement accessibles et où les gauchistes peuvent aussi pratiquer leur prosélytisme traditionnel. Bien vite, les discussions remplacent l’action, car il manque, dans les quartiers, une situation générale “à la nantaise” ou “à l’italienne” qui permette de faire le lien entre travailleurs grévistes et le reste de la population. Alors qu’à Nantes l’action a permis de réaliser une certaine unité au-delà des clivages d’origine, à Paris et ailleurs, la discussion ouvre sur le retour des luttes idéologiques et des grandes déclarations qui font assaut de radicalité sans contenu230.

L’isolement dans un quartier quasiment vide de travailleurs ne peut produire qu’une hyper-critique en avance sur son temps et qui, si elle sonne juste aujourd’hui, apparaît à l’époque comme le fait d’éléments en dehors du mouvement (c’est que frisent les positions situationnistes). C’est aussi le cas du CA de la rue Bonaparte, sous influence d’anciens de SoB. Il déclare, le 21 mai : « Maintenant que nous n’avons plus rien à faire avec ces étudiants qui veulent rester étudiants ni avec ces ouvriers qui respectent le savoir et la culture des étudiants ou les mots d’ordre militants des appareils politiques et syndicaux, il s’agit pour nous de continuer […] à ajuster nos soupçons face aux ambiguïtés de ce mouvement, à préciser les moyens stratégiques d’une révolution radicale (par exemple, comment renverser l’État policier et la propriété privée en manœuvrant — sans les cautionner — les bureaucraties en place), en déplaçant sans cesse le terrain du combat, en sorte que les bureaucrates soient toujours à s’essouffler derrière un mouvement maintenant hors de leur portée231. ». On voit là comment certains en sont déjà à produire de simples déclarations d’intention en lieu et place d’une véritable intervention politique sur le terrain.

La situation est un peu meilleure dans les quartiers où il existe des entreprises comme dans le xIve arrondissement et surtout le xIIIe ou le lien est établi avec les habitants pour l’aide alimentaire et avec les grévistes de la RATP232. C’est que contrairement à certaines villes de province, Paris intra-muros n’est pas une ville ouvrière. On n’y retrouve pas, par exemple, le dense tissu industriel fait de petites et moyennes entreprises, que connaissent Lyon, ville pourtant souvent taxée de bourgeoise et sa jumelle Villeurbanne. Or, c’est cette configuration qui créait une ambiance en mai-juin où, en se promenant dans la ville, on avait l’impression de se promener d’usines occupées en usines occupées.

À Montreuil deux comités se mettent en place qui se fondent bientôt en un. Il est actif, mais on y retrouve des constantes rencontrées ailleurs : une majorité d’étudiants ou d’enseignants et des ouvriers qui représentent davantage eux-mêmes qu’un noyau véritablement actif dans leur entreprise. Ces derniers sont d’ailleurs plus proches de l’ouvrier-artisan que de l’ouvrier d’usine et a fortiori de l’OS. Quelques liens sont tissés avec les usines Grandin et Kréma mais les maoïstes et quand cela ne suffit pas, le PCF, verrouillent au maximum. Les réunions peuvent atteindre jusqu’à une centaine de personnes, mais il y a un manque d’initiative flagrant car le CA n’est pas en prise avec des préoccupations de terrain comme cela se passera souvent en Italie, à partir du mot d’ordre de « reprendre la ville ». Aucune occupation de logement, aucune autoréduction. Le CA se console comme il peut avec des cortèges qui doivent rejoindre la manifestation centrale dans Paris.

Au niveau général, beaucoup de CA ne sont que des structures vides ou peu actives et peu nombreuses. La coordination des CA, tenue par le MAU est donc peu représentative, car ce sont plutôt les petits CA et les moins actifs qui poussent à la coordination et l’unité, d’abord pour sortir de leur isolement et ensuite, éventuellement, pour donner une coloration politique — mais bureaucratique ou groupusculaire — à la coordination. Alors que les plus actifs sont plus jaloux de leur autonomie et ont l’impression de perdre de leur force ou de leur spécificité en se noyant dans la masse. Les discussions traînent en longueur et les militants de Censier ont le plus grand mal à recentrer le débat sur la grève active, seul moyen d’échapper à la routine et à une désagréable impression que le mouvement enfle, mais sans prendre de muscle, de force. En fait, le mouvement a du mal à maîtriser une contradiction qui est celle de refuser d’un côté la politique comme séparation et de l’autre, de diffuser partout du politique ou un politique diffus. Or, que ce soit du politique diffus par rapport au politique affirmé ne change rien à l’affaire. C’est toujours perpétuer la séparation entre une sphère autonomisée « du politique » et « la politique » comme dimension universelle de détotalisation/totalisation du processus historique. Cela ne va pas sans confusion de laquelle ressortent rarement décisions et programmes d’action. L’hétérogénéité des comités pose aussi problème à partir du moment où il devient clair que ce ne sont pas les conseils ouvriers qui s’imposent mais des conseils composites. Le côté positif du dépassement d’un strict ouvriérisme usiniste est freiné par la difficulté qu’il y a à faire le lien, dans les comités de quartier, par exemple, entre militants d’usines, lycéens, habitants du quartier. Ces comités ressemblaient un peu aux clubs populaires de la Révolution française et aux comités de la Commune, mais ils n’ont jamais trouvé leur forme fédérative. Ils n’ont aussi que rarement posé la question du rapport entre comité d’action et comité de grève.

À nouveau la rue, faute de mieux !

Baynac montre les deux options possibles et opposées pour la journée du 24 mai233. Première option : la Coordination des CA propose de s’emparer de l’Hôtel de Ville pour y lire une déclaration que le M22 aura préparée. Cela revient à rejouer la Commune de Paris, mais sur le mode mineur, celui de Bakounine s’emparant de l’Hôtel de Ville de Lyon durant quelques heures. Ce qui va être la position du M22, c’est-à-dire toujours rester sur la ligne « le pouvoir est dans la rue », mais sur un mode symbolique est pour Baynac (op. cit., p. 184) un coup de force léniniste caché des anciens du MAU et particulièrement de Péninou.

Autre option, prendre d’assaut le ministère de la Justice et la Bourse. Elle manifeste la coupure entre un mouvement étudiant au sens large qui sous-estime grandement les forces au pouvoir et surestime ses propres capacités et un mouvement ouvrier qui surestime les forces du pouvoir et n’envisage donc pas d’affrontement direct avec le pouvoir gaulliste tout en sous-estimant ses propres forces. De ce fait, il cherche simplement à instaurer un autre rapport de forces par la grève longue et active, le refus de la négociation salariale traditionnelle. Pour cela, il reste majoritairement à l’écart des affrontements, même si des jeunes de banlieue y participent.

Alors que Baynac y voit l’opposition entre une stratégie d’attaque contre l’oppression de la part des premiers (M22, CAR et CA) et d’attaque contre l’exploitation de la part des seconds (CATE, CI), ce différend rend surtout compte, et des deux côtés, d’une absence de prise en compte de ce qu’est le capital et de ce qu’est l’État. Du coup, celui-ci semble s’évanouir comme une superstructure superfétatoire.

Faute de vision politique et surtout de perspective, faute d’ennemi visible aussi, le mouvement ne s’attaque pas au pouvoir mais à ses signes ou à ses sbires234. Cela, corrélé au fait que le mouvement ne se pose pas ouvertement la question du pouvoir, laisse la porte ouverte à l’idée que « le pouvoir est dans la rue235 ». Et pour beaucoup, à Paris comme à Lyon, nous en restons là jusqu’au 24 mai inclus.

Les comités d’action d’entreprise de Censier ne sont pas d’accord avec cette option prédominante des CA. Ils pensent que le pouvoir n’est pas à prendre, car ils savent que cela se serait situer l’affrontement principal dans une lutte à mort immédiate et de court terme contre l’État (un peu comme en Italie à partir de 1976), alors qu’ils envisagent plutôt une généralisation de la grève active sur la durée pour contrer les négociations syndicales en cours. Dès le soir du 23, des bagarres avec la police éclatent spontanément, à Paris, moins spontanément, à Lyon pendant que les militants des CA parisiens ou du M22 lyonnais préparent les affrontements du lendemain, conscients que c’est le 24 que tout va se jouer et qu’il faut aussi se préparer au pire236.

Pendant ce temps, Geismar et l’UNEF jouent les pompiers de service.

Le PSU et l’UNEF, qui sans doute, préparent déjà l’opération Charléty, vont faire le maximum, par l’intermédiaire de leurs services d’ordre, pour montrer premièrement que le pouvoir n’est pas dans la rue et deuxièmement que la manifestation du 24 doit être essentiellement une manifestation d’ordre défensif contre la répression et en soutien à Cohn-Bendit alors que les CA ont décidé d’en faire le sommet d’une offensive anti-capitaliste. Arrivés Gare de Lyon, les 50 000 manifestants se trouvent en rangs serrés237, mais ils ignorent que nombre de cheminots, qui occupent pendant ce temps la gare du même nom, les rejoindraient avec joie s’ils pensaient pouvoir s’adresser à eux directement en passant outre la délégation syndicale qui vient faussement les encourager. Les premiers heurts se produisent et des manifestants cherchent vainement à se réfugier dans la gare dont les portes sont fermées et contrôlées par la CGT. Des bagarres éclatent à l’intérieur de la gare entre le service d’ordre de la CGT238 et des grévistes cheminots qui ne représentent qu’une minorité d’entre eux, alors que la plupart restent passifs et s’interrogent sur la conduite à suivre. Dans cette attitude attentiste se trouve résumée toute l’incapacité ouvrière de Mai à prendre l’initiative sur une grande échelle.

Les hésitations sont au moins aussi nombreuses à l’extérieur, car le M22 est perdu dans la foule et vient de se rendre compte que les forces de police en grand nombre sont déjà déployées à l’Hôtel de Ville. Il faut trouver un autre objectif, mais chacun (M22, Geismar et le SNESup, l’UNEF) lance ses propres consignes tandis que la JCR boude ostensiblement, déçue de son manque d’impact dans le mouvement depuis le 13 mai — bouderie qui se manifestera plus tard, dans la nuit, en défendant les armureries contre les émeutiers — ; que l’UJC(ml) est divisée, que les CA et les comités d’usine tirent à hue et à dia. Le cortège se forme et se dirige vers les « beaux quartiers ». Geismar refuse de transmettre l’ordre de dispersion exigé par la police qui charge aussitôt. Contrairement au 10 mai, les forces de l’ordre ne tolèrent aucun abcès de fixation ni barricades. L’affrontement est très violent, car les manifestants ne sont plus les étudiants sans expérience du début du mois. Ce sont des travailleurs, de jeunes prolétaires dont certains venus de la banlieue et aussi, évidemment des étudiants, organisés en petits groupes qui se connaissent, qui ripostent à la police avec leur propre matériel apporté ou pris sur le tas.

Changement de tactique : puisqu’il n’y a pas de possibilité d’ériger des barricades, la mobilité sera privilégiée avec des opérations de harcèlement et des embuscades.

Après l’incendie de la Bourse et des attaques contre les commissariats des ve, xIe et xIIe arrondissements, les responsables de l’UNEF demandent le repli sur le Quartier latin, ce qui n’est pas bien compris puisque cette manifestation du 24 mai avait pour but, au moins pour la coordination des comités d’action et le M22, de sortir du Quartier latin.

« À ce moment là, comme par hasard, le service d’ordre du PSU ratissait la place Vendôme pour éviter qu’on prenne le ministère de la Justice. Devant le ministère des Finances, il y avait des flics plus planqués qu’offensifs, des CRS pourtant, et il y avait encore le service d’ordre du PSU qui était là. C’est-à-dire l’UNEF qui nous a frustrés des ministères ». Le lendemain, dans L’Humanité-Dimanche, le PCF dénonce la pègre : « Toute la nuit durant, des différents districts de Paris, on trouve une racaille des plus douteuse, cette pègre organisée dont la présence contamine ceux qui acceptent et, plus encore, ceux qui la sollicite. » Mais partout, à Paris comme à Lyon, le vent a commencé à tourner. L’empathie relative de la population pour le mouvement étudiant due au fait que beaucoup de personnes sont des parents d’étudiants ou de lycéens, décline fortement à partir du moment où la violence se fait plus prolétarienne. « Il souffle une sorte de désir d’ordre » (op. cit., p. 191).

Quant au niveau de violence, il reste de part et d’autre mesuré. Ce sera d’ailleurs une caractéristique commune à tous les mouvements de l’époque dans lesquels s’exprime le double fait que les étudiants et les jeunes ne veulent pas aller trop loin dans ce registre, tant qu’ils ressentent la force du nombre comme suffisante pour exprimer un rapport de force. Cette attitude est renforcée par le fait, qu’au moins au niveau étudiant, la participation des jeunes femmes est importante et que tout en étant plutôt moins offensives « militairement » que les garçons, elles sont pourtant victimes de nombreux actes de brutalité de la part des forces de l’ordre, dans la rue comme dans les commissariats ou au centre de concentration et de triage de Beaujon.

De ce fait, qu’ils le veuillent ou non, et malgré leur dénonciation de la démocratie autoritaire, les manifestants en reconnaissent la légitimité à partir du moment où elle serait toilettée dans un sens moins autoritaire. Donc, la réponse maximale ne peut être que l’autodéfense. Le CATE rédige un tract en ce sens dès le 25 mai de façon à éviter que la “boucherie” du 24 ne recommence. Finis donc les barricades et l’affrontement direct au profit de l’action rapide et fluctuante, la pratique de l’évitement qui n’empêche pas de piquer comme l’abeille.

Toutefois, cet appel à l’autodéfense masque un rapport peu clair à la démocratie et au rapport entre majorité et minorité. Cet aspect est bien rendu par un article du journal Action en réponse à la création début juin des Comités de défense de la république (CDR) : « Il faut répondre au chantage par l’organisation, aux coups par des coups. La violence du pouvoir est la violence terroriste d’une minorité. La violence des travailleurs et des étudiants n’est pas terroriste mais autodéfense ; l’occupation des lieux de travail par les travailleurs en grève jusqu’à la satisfaction de leurs revendications, c’est l’affirmation de la force de la majorité ».

Cette fausse dialectique à la sauce démocratique sera concrètement renvoyée à son néant par l’écrasante victoire de la majorité gaulliste aux législatives de juin 1968, mais plus fondamentalement, elle marque l’absence de conscience du fait qu’une des limites du mouvement c’est de n’avoir été qu’une révolte d’une minorité des dominés contre des dirigeants politiques, patronaux et syndicaux qui n’étaient eux-mêmes qu’une minorité. Dans l’Italie des années 1968-1977, la minorité donna l’impression d’être parfois une majorité, mais ce n’était qu’une impression et en tout cas, c’était faux si on considérait le mouvement à l’échelle du pays et pas seulement dans ses quelques places fortes. Comme le reconnaîtra d’ailleurs Mario Tronti, c’est la démocratie qui a battu le mouvement dans les pays occidentaux développés.

C’est ce que comprirent d’ailleurs les membres de la RAF allemande à partir d’une situation plus défavorable. Il ne s’agit pas là de les encenser, mais de voir qu’ils furent pratiquement les seuls à en tirer des conclusions pratiques. Pierre Goldman est par exemple resté très isolé en France sur cette question quand il affirmait : « Il suffisait d’accéder à une violence sérieuse, véritable, d’ouvrir le feu sur les forces de l’ordre pour venger les étudiantes violées, par exemple ou surtout pour défendre la Sorbonne. Qu’on décide de faire de la Sorbonne un bastion qui ne se rendrait pas et assurerait par la violence armée la défense de ses franchises. À cette violence surprenante, le gouvernement opposerait une réponse militaire et la situation en serait aggravée. Ainsi serait créée la possibilité d’une communication avec les ouvriers, une brèche serait ouverte dans la paix qui, sous les apparences de la violence et de l’émeute, régissait encore la vie politique. Il fallait donner au peuple une preuve de sang, substituer au discours indécent qui suintait du Quartier latin la démonstration écarlate d’une solidarité authentique où serait scellée l’unité des étudiants et des travailleurs. Je pensais que l’axe central de la tactique gouvernementale était de maintenir à tout prix cette paix désordonnée qui passait pour une guerre civile et à laquelle il contribuait à donner cette fausse apparence. Je fus regardé comme un fou, un mythomane. […]. La mort d’un militant (Tautin à Flins, NDLR) et l’assassinat d’un ouvrier (à Sochaux, NDLR) n’entraînèrent aucune réaction appropriée239. »

Goldman, ancien stalinien et chef du SO de l’UNEF pendant la guerre d’Algérie, n’a certes pas compris grand-chose à Mai-68 vu à travers le prisme des luttes anti-impérialistes sud-américaines (il le reconnaît, comme Régis Debray le reconnaîtra aussi) qui ne lui permet pas de percevoir la double nature du mouvement. Finalement Goldman ne fait qu’élever le niveau de la confrontation dans la dialectique provocation/répression qui est celle du mouvement étudiant tout entier. Mais il le fait dans les termes anciens d’une militarisation des affrontements qu’il sait pourtant impossible dans le cadre du champ idéologique propre aux pays riches industrialisés et urbanisés. En effet, dans ceux-ci le rapport capital/travail est médié par les institutions du mode de régulation fordiste qui organisent les rapports entre partenaires sociaux. Or, dans ces conditions, la classe ouvrière ne réagit principalement que dans le cadre de ses revendications, par exemple en faisant pression et s’il le faut grève au moment du renouvellement des conventions collectives, mais dans un respect de la légalité démocratique. Tout autre mouvement qui ne s’en tient pas à ce bon ordonnancement de la contestation, représente un saut dans l’inconnu que, manifestement, elle n’a pas voulu faire en 68. Devant ce dur constat, Goldman comme Régis Debray et quelques autres, ne pourront que reporter leurs espoirs sur les déshérités du Tiers-monde ou les marginaux des pays riches. Mais la critique de Goldman, d’un spectacle de la révolution dans Mai-68 n’est pas totalement à rejeter, sans pour cela adopter son point de vue qui combine Lénine, Malaparte et Guevara.

De l’autre côté de la barricade, la démocratie autoritaire gaulliste aura eu suffisamment de marge de manœuvre pour transformer 1848 en 1968 et non l’inverse. Le préfet Grimaud s’en fait gloire : « Le rituel de l’affrontement de rue, dans le climat passionnel de mai, passe par une violence d’autant plus forte qu’elle jugule et remplace le désir de tuer. Je ne crois pas manier le paradoxe : je pense vivement que la violence, c’est le prix que nous avons payé au refus, de part et d’autre de tuer. » (idem). En fait, dans un premier temps, cette violence, des manifestants a été une façon de transgresser l’ordre et de répondre aux forces de répression. Dans ce cadre, c’est la simple existence et visibilité de la résistance qui prend toute sa valeur et par exemple les militants français furent influencés par l’exemple des Zengakuren japonais et du SDS allemand, mais si on en reste là, il s’agit alors d’un aveuglement sur le niveau réel de confrontation. Il faudra l’Italie et un État faible miné par de nombreuses forces occultes, mais aussi une composition de classe très différente avec le poids de son immigration interne, pour qu’un État démocratique produise un niveau plus élevé de violence (« la stratégie de la tension ») et de contre violence contre les manifestants et militants des groupes armés. Contre la violence de minorités agissantes, l’État moderne montre son autre visage qui, dans les pays occidentaux n’est pas l’État d’exception autocratique, « à la chilienne », mais l’état d’exception dans le cadre juridique de l’État démocratique.

Le 26, la désillusion est grande et tout le monde se rejette la responsabilité des erreurs commises. L’UNEF est au banc des accusés, mais Geismar pense trouver un terrain d’entente sur la base du slogan : « Passage de l’affrontement à l’organisation, de l’agitation de rue à l’explication240 ». Mais le mot d’ordre ne fait pas long feu car la JCR commence à théoriser le reflux, l’UJC(ml) la fuite en avant et le comité Censier recommande de ne plus suivre n’importe quelle initiative, que ce soit dans la rue ou dans les manœuvres politiques du type Charléty.

Le CATE prend donc position contre l’opération Charléty, mais les CAL y adhèrent alors que l’on sait qu’ils sont plus ou moins manipulés, à Paris, par les groupuscules gauchistes et principalement par les trotskistes. Le comité Censier réalise son isolement et dans le texte : « Que faire ? », il essaie de réorienter l’action vers l’occupation des logements vides, la distribution de stocks de supermarchés aux grévistes, un peu dans le sens de ce que seront les autoréductions en Italie. La question du pouvoir est donc posée en dehors de la perspective traditionnelle de la prise du pouvoir politique, dans le sens d’une abolition de la société de classes. Dans cette perspective, moins ambitieuse, mais plus réaliste, il s’agit de transformer la grève passive des occupations afin qu’elle devienne active à l’exemple de celle des postiers de plusieurs villes qui assurent les communications des grévistes. Il s’agit d’assurer un certain ordre prolétarien, par exemple dans les services publics, afin de rassurer la petite et moyenne bourgeoisie prête à basculer dans le camp gaulliste.

Pendant ce temps les manœuvres de l’opération Charléty continuent parce que pour certains le pouvoir est bon à ramasser plus qu’à prendre confondant le fait que le système est au point mort avec le fait qu’il serait mort.

Geismar est bien en peine de faire face à la situation alors que Cohn-Bendit n’est plus en France. Il semble qu’en dernier ressort, ces deux-là aient eu l’idée d’accepter l’opération Mendès-France comme un moindre mal avec la garantie de peser sur le gouvernement nouveau. Mais dans un sursaut de lucidité, ils soulignent peu après que leur plus grande faiblesse à ce moment-là a été leur inaptitude (qui est aussi celle de tout le mouvement) à théoriser l’autonomie propre du mouvement241.

Jusqu’au 27 mai, la mobilisation étudiante reste forte, mais perd de son intensité et de son potentiel subversif. Le réformisme gagne les commissions universitaires alors que la perspective d’université critique décline ou dérive vers de fumeux projets d’universités d’été ouvertes aux travailleurs.

À Censier le discours de De Gaulle a fait l’effet d’une douche froide, mais c’est vers les comités travailleurs-étudiants que beaucoup se tournent dans l’affolement et ceux-ci préparent l’autodéfense alors que des questions épineuses, typiques du reflux commencent à se poser, tel le rapport aux katangais à Paris ou aux trimards à Lyon ou encore aux zonards à Nantes, tout à coup accusés de toutes les violences par la police, les syndicats et la plupart des “récupérateurs” qu’ils soient politiciens ou enseignants en lutte… contre les mandarins.

Le comité d’action écrivains-étudiants-travailleurs qui se réunit à Censier et à la Sorbonne et qui comprend Duras, Blanchot, Mascolo et Goldfayn, se range au contraire résolument du côté de “la pègre” et se déclare solidaire « des jeunes gens en colère ; enragés d’hier et blousons noirs d’aujourd’hui. Contre toute tentative de ségrégation à l’intérieur du mouvement, nous qui avons participé aux actions attribuées à une prétendue pègre, nous affirmons que nous sommes tous des émeutiers, que nous sommes tous la pègre242. » Mais cette belle preuve de solidarité n’empêche pas ce comité de se prononcer pour la constitution d’un double pouvoir qui est très proche des positions trotskistes.

Seul Blanchot, peut-être, tranche avec cela en déclarant : « (Mai est) une révolution plus philosophique que politique, plus sociale qu’institutionnelle, plus exemplaire que réelle ; et détruisant tout sans rien de destructeur, détruisant, plutôt que le passé, le présent où elle s’accomplissait et ne cherchant pas à se donner un avenir, extrêmement indifférent à l’avenir possible, comme si le temps qu’elle cherchait à ouvrir fut déjà au-delà de ces déterminations usuelles243 ». Mais cela n’aura guère de retentissement et encore moins de portée pratique.

La difficile question de la démocratie

Mai-68 représente la première grande révolte contre le capitalisme d’après-guerre et son appareil bureaucratique et répressif. Contre les hiérarchies et les rôles sociaux planifiés et normés. Contre les rouages de la domination, l’idée de démocratie directe fraye son chemin sans que le rapport à la démocratie soit véritablement éclairci. Il y a naturellement une critique de la démocratie dite formelle chez les marxistes, une critique de la démocratie représentative à travers la remise en cause de l’État gaulliste (« Dix ans ça suffit ! ») et une grande méfiance pour ne pas dire plus contre les bureaucraties syndicales et aussi contre le centralisme démocratique du parti communiste stalinien.

L’utopie qui tend à nier la nécessité de toute médiation politique coexiste où plutôt bute sur la question de l’État plus qu’il ne s’y attelle dans la mesure où l’État gaulliste est en crise avant le mouvement de mai et d’ailleurs il ne lui survivra guère sans qu’on puisse dire que c’est ce mouvement qui l’a battu.

C’est cette crise de l’État gaulliste qui donne à l’événement son « âme politique » alors qu’il se présente, au moins dans sa dimension étudiante, contre tous les pouvoirs, contre la politique en tant qu’activité séparée et donc contre la démocratie en tant que forme particulière de domination de l’État autoritaire. C’est donc une perspective anarchiste ou francfortienne qui domine le mouvement, alors, qu’en décalage, c’est l’analyse marxiste en termes d’État de classe qui reste la référence dominante. Mais dans ces deux cas l’État est encore analysé comme une superstructure politique dont la démocratie est la forme juridique et symbolique alors que l’État de la Sécurité sociale, des politiques du logement et des revenus, des loisirs et de la culture d’une part, l’État-entrepreneur d’autre part est déjà un État qui efface les frontières entre infrastructure et superstructure et rend caduque l’autonomie du politique et à la limite la démocratie comme forme politique pertinente et efficiente. L’État gaulliste n’était déjà plus l’État de la bourgeoisie, mais un État du capital.

L’exigence de démocratie directe est d’ailleurs rarement formulée expressément. On en a toutefois des exemples comme dans cette adresse d’un étudiant strasbourgeois à la population, à propos du Conseil étudiant : « De la critique de l’université on arrive rapidement à celle de la société. Les événements vont vite. Les étudiants se constituent en Conseil étudiant, fondé sur la démocratie directe : dans les assemblées de deux mille à trois mille personnes chacun peut prendre librement la parole. Toutes les décisions relatives à l’université sont du ressort du conseil étudiant, qui se prononce par vote. De ce Conseil à l’autonomie, il n’y avait qu’un pas. Le manifeste de l’autonomie refuse le dialogue244 avec ceux qui prétendent sauver les débris du système récusé […] Tout est à créer, tout est à repenser. Quelle structure pourrait-on donner au Conseil étudiant sans s’éloigner de la démocratie directe ? Peut-on nommer des délégués sans que se perde la responsabilité de chacun245 ? ».

Une question que le mouvement ouvrier italien se posera aussi dans les années 1969-73 avec les conseils de délégués plus ou moins chapeautés par les syndicats et les groupes gauchistes traditionnels auquel s’oppose le « Nous sommes tous des délégués » de Lotta Continua et Potere Operaio qui justement cherche à dépasser cette question de la démocratie représentative même affublée de son adjectif “directe”.

Dans le mouvement de Mai existait bien une forme de démocratie directe, mais plutôt au sens de prise de parole et de libre parole que de prise de décision démocratique. Mai-68 a été libération de la parole plus que partage de la parole. Prise de la parole comme il y avait eu prise de la Bastille et comme il y a eu prise de la Sorbonne, prise de parole collective plus qu’individuelle même si les murs étaient couverts par des écrits de simples individus, les slogans venaient bien d’une créativité collective qui faisait dire, par exemple, « Il est interdit d’interdire » ou « l’imagination au pouvoir ».

En effet, il ne faut pas se leurrer, le mouvement était minoritaire aussi bien dans le mouvement ouvrier que chez les étudiants si on parle en termes purement quantitatifs. Il est évident, dans ces conditions, que ce sont les minorités agissantes ou plutôt, pour la France, des avant-gardes de fait, qui ont été à la pointe de la lutte, ce qui ne veut pas dire qu’elles ont été coupées de la majorité des protagonistes et des grévistes. Que la majorité des grévistes ait pu être minoritaire par rapport à la majorité absolue de la population active et a fortiori de la population en général est encore un autre problème auquel la Révolution française s’est d’ailleurs attachée en ne considérant la démocratie que comme un en commun des citoyens, ces derniers étant définis par leur adhésion active à la République.

En fait, le mouvement de mai-juin 68 était plus massif que majoritaire et ce caractère massif semblait n’atteindre à la majorité que dans l’action qui en imposait. C’est d’ailleurs pour cette raison que, parmi les réponses du gouvernement à la contestation de son pouvoir, l’une des plus importantes sera celle de la manifestation gaulliste. Il s’agissait par là de faire ressortir l’existence de la « vraie majorité », non pas celle de l’action, mais celle de la France profonde.

On peut risquer que le mouvement de 68 a été majoritaire socialement et symboliquement, au moins jusqu’à la fin mai parce qu’il a su imposer le silence et le respect.aux différents pouvoirs et s’assurer la sympathie ou l’empathie tant qu’il a su rester un mouvement. Ce n’était plus le cas dès la seconde semaine de juin. Les rancœurs, la peur, le sentiment d’insécurité ont rouvert les voies à l’autre démocratie, celle des statistiques et des sondages, celle du vote électoral, de la politique politicienne.

Un phénomène semblable a eu lieu en Italie comme le rappelle Mario Tronti quand il dit que le mouvement ouvrier a été vaincu par la démocratie (cf. sa conclusion de La politique au crépuscule : « Le mouvement ouvrier n’a pas été vaincu par le capitalisme. Le mouvement ouvrier a été vaincu par la démocratie. » (p. 243). Une démocratie aujourd’hui « absolue246 » ibidem, p. 244).

Quant au rapport à la démocratie ouvrière, nous avons vu précédemment avec le comité d’action Citroën et aussi avec la grève chez Hispano-Suiza qu’elle était plutôt source de problème que de solution à partir du moment où elle n’était pas reliée essentiellement à des fins, mais au moyen érigé en fin qu’est le fétichisme de la forme d’organisation.

Organisation, avant-garde et comités d’action

Le Mouvement du 22 Mars et « l’avant garde de fait »

Dans la phase ascendante du mouvement, nous avons vu que la question première était celle de l’action telle que l’a définie Daniel Cohn-Bendit et le journal Action peut être considéré comme une expression concrète de cette priorité. Nous avons vu que, très rapidement, dès le 4 mai, diverses formes de comités d’action se mettent en place que nous avons déjà définies comme des médiations tactiques de la part d’un mouvement qui n’a pas de centre et qui doit diffuser suivant une logique horizontale, aujourd’hui à la mode, mais hier peu banale pour des militants politiques appartenant pour la plupart à des structures gauchistes très verticales. Cette expérience va fonctionner tout un temps renvoyant « aux poubelles de l’histoire » comme on disait à l’époque, les recettes surannées de la FER trotskiste avec son appel constant à la formation d’un comité central de grève. Les différents comités d’action sont en effet des formes d’organisation qui ne posent pas la question de l’organisation en tant que telle, car elles sont organisation pour l’action, pour l’extension et l’intensification du mouvement. Ils se situent donc en rupture avec l’orbite gauchiste, même si ce n’est pas toujours très clair puisqu’accusés par le pouvoir d’être des gauchistes, les manifestants et le M22 endossent par provocation le terme et les frères Cohn-Bendit iront plus loin puisque dans leur livre de l’immédiat après-mai Le gauchisme remède à la maladie sénile du communisme, ils le revendiquent historiquement, Lénine l’ayant utilisé contre les « Gauches » italienne et germano-hollandaise en 1918 (Le gauchisme, maladie infantile du communisme).

Or le 8 mai, cette question est déjà posée en tant que telle dans un meeting à la Mutualité alors que le recteur vient de décider la réouverture de Nanterre. Daniel Cohn-Bendit y réaffirme la priorité de l’unité dans l’action contre le sectarisme groupusculaire ; Bensaïd de la JCR abonde en ce sens en disant qu’il ne faut pas briser la dynamique unitaire par une façon abstraite de résoudre les questions concrètes. Mais Jean-Louis Péninou, ancien dirigeant de l’UNEF et du MAU et un des fondateurs des comités d’action, exprime une position sans doute assez représentative du militant chevronné du mouvement : « Il est heureux que le gouvernement n’ait finalement pas reculé hier soir, car nous aurions reculé aussi ! Malgré sa très grande capacité de combat, le mouvement a montré à quel point il était vulnérable. Il en sera ainsi, tant que nous ne serons pas organisés. Toutes les récupérations, tous les compromis seront possibles… Nous n’avons pas besoin d’un comité central de grève ! Le rôle du comité central de grève, c’est l’UNEF et le SNESup qui le tiennent pour l’instant ! Ce dont nous avons besoin, c’est des comités de base, pour organiser l’unité à la base, dans l’action et surtout pour organiser l’action. » Puis, il reprend : « Dans l’origine et le développement de la lutte, il faut distinguer plusieurs niveaux de conscience politique et de motivation dans l’engagement. Beaucoup de jeunes travailleurs, par exemple, ont rejoint les étudiants par haine des flics. Il existe une convergence entre la révolte étudiante et la révolte des jeunes, dont le phénomène des blousons noirs est l’un des aspects. Dans la rue et aux côtés des étudiants, les jeunes travailleurs ont pu enfin répondre aux agressions policières dont ils sont chaque jour les victimes ».

C’est que la sorte d’anti-modèle posé, par exemple par le Mouvement du 22 mars, atteint ses limites dès que le mouvement rencontre des obstacles à sa progression, dès qu’il stagne. Alors, inexorablement la question de l’organisation réapparaît en tant que telle comme si elle était capable de résoudre tous les problèmes.

Pendant que certains posent le problème du cadre à donner aux rapports ouvriers/ étudiants, d’autres essaient de poser le problème de l’organisation à un niveau plus général, plus politique.

Pour certains donc, il est urgent de poser cette question de l’organisation comme le montre la polémique entre Vigier, Bensaïd et Cohn-Bendit début juin247. Jean-Pierre Vigier, ancien membre du comité central du PCF et gérant du journal Action n’a eu de cesse, depuis le 3 mai et un éphémère Mouvement du 3 mai, de vouloir unifier les forces révolutionnaires, mais sur une base très traditionnelle de cartel d’organisations. Ce projet visait essentiellement à rallier des membres actifs de la CGT et du PCF au projet révolutionnaire, mais représentait une unification par le sommet qui ne correspondait évidemment pas à l’organisation à la base prônée par le Mouvement du 22 mars. Ce dernier y répond au cours d’une discussion en AG, retranscrite dans Action no 4 du 5 juin et que nous résumons ici.

Cohn-Bendit précise tout de suite qu’il ne s’agit pas de jouer une fausse unité, mais d’exprimer clairement les divergences en se basant sur la démocratie ouvrière. Nous avons ici la quintessence de la position théorique et politique du M22. Pourtant, le déroulement du mouvement n’a jamais, jusque-là, dans la pratique, suivi un déroulement démocratique. La démocratie a existé, mais au niveau du noyau de ce que Cohn-Bendit a défini comme l’avant-garde de fait. C’est particulièrement net, par exemple, dans la décision de l’occupation à Nanterre et comme Cohn-Bendit le dit lui-même, les décisions du Mouvement ne se prenaient qu’à deux cents, au maximum. Quand il se réfère à la démocratie, c’est donc plus précisément à une démocratie ouvrière située historiquement, celle des conseils ouvriers allemands. Puis il pose le problème de l’organisation révolutionnaire pour le temps présent, non pas sous la forme fétichisée des conseils ouvriers, mais uniquement en tant que coordination de tous les comités d’action. Il ne s’agit donc pas de structurer une avant-garde comme ce sera parfois le cas en Italie avec Potere Operaio. Ce qu’il faut, c’est une organisation technique qui fasse circuler l’information. Il faut démultiplier tous les CA et les relier.

Daniel Bensaïd, leader de la JCR au sein du M22, répond en disant qu’il ne faut pas faire de l’inorganisation un principe permanent. Si son côté informel d’origine lui a permis de croître dans un premier temps, il faut maintenant passer à autre chose. L’organisation n’est pas bureaucratique en soi et surtout il y a un ennemi en face. Bensaïd soulève ensuite le caractère ambigu des CA parmi lesquels il faut distinguer d’un côté, ceux qui seraient à la base de la constitution d’un double pouvoir, les comités de grève et dans une certaine mesure les comités de quartier qui assurent le ravitaillement et sont des structures larges de type soviet et de l’autre les comités qui regroupent des militants d’avant-garde sur des bases homogènes. Ces derniers ont par exemple donné l’impression de participer à l’opération Charléty et donc de tomber dans le piège réformiste, mais c’est aussi parce qu’ils ne peuvent suffisamment s’appuyer sur les premiers qui manquent d’autonomie et d’organisation révolutionnaire ce qui les amène à dépendre des initiatives de l’UNEF. On ne peut donc éviter la question d’un véritable regroupement de l’avant-garde.

Cohn-Bendit prend acte du reflux qui s’amorce et du risque que certains CA ne soient plus que des coquilles vides, mais il souligne que ce n’est pas encore le cas et que de ces CA peut se dégager une ligne. Vigier répond en montrant pourquoi il est urgent de s’organiser : premièrement parce que face à la menace gaulliste il faut présenter une masse critique révolutionnaire suffisante pour attirer les jeunes travailleurs, ensuite parce que les travailleurs de la CGT et du PCF sont habitués à une ligne de masse, enfin pour développer le débat politique et déboucher sur une ligne politique que certains refusent. Cohn-Bendit conclut en précisant qu’il faut éviter tout volontarisme organisationnel et qu’une organisation révolutionnaire auto-proclamée pèserait de toute façon de peu de poids face aux organisations syndicales et au PCF. Là où le mouvement a pesé, c’est par ses initiatives plus que par son organisation. C’est cela sa richesse. Il ne faut pas oublier non plus que la révolution ne peut pas triompher qu’à partir de la France et il en appelle à l’ouverture des universités à tous les étrangers pendant l’été.

Sans parler de l’expérience du comité Citroën dans sa tentative de lien avec les travailleurs immigrés ou dans ses rapports avec la Ligue travailleurs-étudiants de Turin, il y eut une forte participation des étudiants étrangers, par exemple au sein du comité d’action étrangers de Censier dans lequel les portugais sont très actifs et interviennent sur les chantiers et dans les foyers. Les grecs aussi qui, dans un tract du 12 juin proclament que la « lutte de la classe ouvrière est une. » Les étudiants américains tiennent une permanence à Censier et les déserteurs envoient un message de soutien au Mouvement (source Baynac). Un comité pour la révolution permanente est aussi présent à Censier et animé par deux américains. Pour eux il y a un cruel manque théorique dans le Mouvement (cf. le tract « Observation sur une ligne politique ») et il ne faut pas s’en tenir à la répétition de citations toutes faites. « Il faut rajeunir Marx » (cf. le tract « Remarques sur un équilibre ») et la contestation du rapport social capitaliste n’est pas que le fait des travailleurs, il est aussi celui de ceux qui critiquent et refusent le travail (cf. tract « Dictature et coordination », tous reproduits p. 276-280, Baynac, op. cit.). Mais pour eux comme pour d’autres protagonistes de Mai qui ne sont pas pris dans l’activisme, ce besoin de théorie révolutionnaire adéquate à l’époque ne se confond ni avec le modèle d’une avant-garde théorique embryonnaire type le groupe ultra gauche Révolution Internationale, ni avec une ligne politique clairement définie.

Un comité régionaliste existe aussi à la Sorbonne sans que sa présence soit bien apparente.

Concrètement, le M22 se trouvait coincé par le fait qu’il n’était ni une organisation d’avant-garde ni une organisation de masse, mais quelque chose de spécifique qui n’a pas de correspondance dans les mouvements et théories du passé et qui se trouvait non du côté de la direction ou de l’organisation du mouvement, mais du côté de « l’interprétation de la spontanéité248 » du mouvement. C’est ce qui lui valut les reproches des organisations gauchistes qui essayaient (particulièrement la JCR) de l’enfermer dans une impasse qui le conduirait à s’auto-dissoudre249. Avec toute la mauvaise foi gauchiste de la JCR, il lui était reproché tout et son contraire, d’un côté, d’être une organisation politique gauchiste comme les autres devant se fondre dans un mouvement révolutionnaire ; de l’autre d’être un mouvement de masse n’ayant pas à se distinguer des comités d’action. Mais dans tous les cas, le M22 était l’empêcheur de tourner en rond. La JCR essayait de renvoyer tout le mouvement au schéma léniniste du parti et du soviet concrétisé ici par la tentative de créer le Mouvement d’Unité Révolutionnaire (le projet de parti de Vigier) et l’existence des comités d’action (les soviets), tandis que les maoïstes cherchaient à noyer tout le monde dans un front uni progressiste contrôlé par le parti.

Tout cela ne relevait déjà plus de l’action spécifique du M22, qui était d’avoir déjoué politiquement les méthodes de canalisation des institutions étatiques, des syndicats et du PCF. D’une certaine façon, il aurait pu alors s’auto-dissoudre une fois son rôle accompli et ses membres se répartir en fonction de leurs affinités et perspectives politiques. Cela ne s’étant pas produit, la confusion la plus totale régnait et les appels à l’action n’avaient plus de visibilité politique. Par exemple, il est étonnant de constater que des membres du M22 de tendance anarchiste ou communiste de gauche se précipitèrent à Flins avec des Geismar et July qui étaient déjà en train de théoriser la marche vers la guerre civile ! À quoi cela avait-il servi alors de ferrailler contre les manigances de la JCR si c’était pour se retrouver à la traîne des initiatives de l’UJC(ml) ?

Avec le recul, on a l’impression qu’indépendamment des divergences politiques d’origine, la position de type Cohn-Bendit a été dominante tant que le mouvement croissait et engendrait un vide de pouvoir, de par sa pratique d’insubordination à toutes les institutions. Les positions de Bensaïd, Vigier et Weber correspondent davantage à un début de reflux et à la conscience que le pouvoir politique est bien là, que la machine économique recommence à tourner. À cette force organisée, il faudrait alors en opposer une de même nature, mais anti-capitaliste, que le M22 ne pouvait de toute façon guère produire.

En décalage, la pratique des situationnistes et leurs alliés

Nous avons déjà perçu ce décalage avec la pratique du « scandale de Strasbourg », reproduite plus tard dans ce qu’on pourrait appeler « le coup de Nantes » ; dans la pratique des Enragés de Nanterre à la fois avec le M22 et en opposition avec celui-ci. Le décalage source de conflit et de polémique s’est ensuite poursuivi à la Sorbonne avec un Conseil pour le maintien des occupations (CMDO) « pro-situ » qui va vite se distinguer du comité d’occupation tenu de fait par les sorbonnards du MAU à travers le Comité de coordination. En effet, le comité élu n’avait pas le pouvoir que la légitimité de l’élection aurait dû lui donner et il peinait à faire passer ses initiatives comme l’appel du 16 mai à occuper toutes les usines suite à l’occupation de Renault-Cléon. Devant diverses obstructions de bureaucrates ou de groupes gauchistes, le comité d’occupation fait paraître successivement dans la même journée du 16 mai : « Vigilance ! » (Viénet, op. cit., p. 266-7) et « Attention ! » qui en appellent à la démocratie directe (ibidem, p. 268) et « Attention aux manipulateurs ! Attention aux bureaucrates ! » (ibidem, p. 269).

Il faut reconnaître que les « pro-situs » furent victimes de leur appel constant à la démocratie directe. Si cela se révélait payant pour dénoncer les magouilles des gauchistes, cela l’était moins pour susciter l’adhésion de la masse des étudiants aux thèses conseillistes. Devant ce relatif isolement ils ne purent alors que se fondre dans les habits politiques de ceux qu’ils attaquaient, en se présentant comme la vraie avant-garde, pure de toute scorie ou souillure. Or, ils ne purent éviter de se salir les mains dans diverses manœuvres et finalement, pour la base étudiante, ils n’apparurent bientôt que comme un groupuscule comme un autre, tout juste plus radical, en paroles du moins.

La marche sur l’usine de Renault-Billancourt qui vient de se mettre en grève remet un peu d’unité dans les rangs puisque la position des situationnistes apparut tout à coup moins aventuriste. Cela ne dura pas et le comité d’occupation se démet de son mandat faute de tout vote démocratique et il quitte la Sorbonne le soir du 16.

Les situationnistes et par exemple René Viénet dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Gallimard, 1968, montrent que derrière le premier comité d’occupation élu (Riesel, un enragé de Nanterre en est membre), de multiples féodalités agissaient de façon non coordonnée et particulariste. Viénet cite Péninou avec humour : « On était tous d’accord pour qu’aucun groupe ne participe au Comité d’occupation. On avait l’accord de la FER, de la JCR, des « Chinois », on avait oublié les situationnistes » (op. cit., p. 84).

Le CMDO est constitué le 17 mai et composé beaucoup plus strictement de situationnistes et pro-situs. La démocratie directe y est mise en avant, mais dans un entre soi qui n’a que peu de rapport avec celle pratiquée dans le premier comité d’occupation, mais qui avait justement connu des problèmes du fait de son formalisme et en même temps à cause d’une certaine naïveté politique par rapport aux vieux renards des AG, qu’ils soient des anciens de la Gauche syndicale ou des membres de la JCR.

. Un « rapport sur l’occupation » est publié le 19 mai (Viénet, op. cit., p. 276 et sq) et il annonce la fin de la lutte étudiante qui serait maintenant dépassée. Le 22 mai, c’est le tract « Pour le pouvoir des conseils ouvriers » qui est un retour aux thèses de SoB avec une hésitation entre gestion et autogestion. Le 30 mai, ils publient une « adresse à tous les travailleurs qui pose la question de la conscience en première ligne, « la conscience de ce que le mouvement a déjà fait. »

Mais poser les choses en termes de conscience, c’était abstraire encore la théorie de la pratique, c’était le signe d’un manque d’intensité de la lutte sur le terrain, d’un manque de reconnaissance que les occupations n’étaient que des occupations passives et non pas le moyen pour autre chose. Il y avait chez eux une véritable fixation sur cette question des occupations comme moyen mythique d’établir la liaison entre mouvement de la jeunesse et mouvement ouvrier traditionnel. À aucun moment, ils ne se posent la question « Des occupations pour quoi faire ? » En se repliant sur les occupations, l’IS a d’ailleurs laissé à d’autres le soin d’entreprendre concrètement une liaison étudiants-ouvriers. Certes des ouvriers venaient à la Sorbonne, mais cela restait plus à titre individuel quand cela ne participait pas d’un certain folklore quasi touristique, alors qu’à Censier un comité travailleurs-étudiants fonctionnait déjà depuis quelque temps. La tâche était de toute façon difficile à partir du moment où il apparaissait de plus en plus clairement que les actions ouvrières ne dépassaient pas une surenchère revendicative. Le mouvement étudiant ne pouvait donc pas s’appuyer sur le mouvement ouvrier dans la mesure où c’est celui-ci qui s’appuyait sur le mouvement étudiant pour tirer le meilleur parti d’une grève généralisée qui ne fut « sauvage que dans son déclenchement. Les formes radicales prises ici et là (les séquestrations par exemple) furent trop rares et servirent davantage à faire assumer par les bureaucraties syndicales des exigences qui autrement seraient passées pour utopiques ou trop extrêmes, qu’à profiter d’une situation de vacance du pouvoir politique pour se débarrasser des forces politiques de domination, ce qui aurait mécaniquement affaibli le CNPF en général tout à coup privé d’un des trois piliers du mode de régulation fordiste qui prévalait à l’époque.

De manière certes ultra-sectaire, les membres du CMDO pointaient malgré tout une critique intéressante par rapport à la position ou l’approche de groupes comme ICO ou le GLAT qui travaillaient dans l’ombre250. Ils leur reprochaient une incohérence entre d’une part se déclarer communistes de conseils et de l’autre refuser toute idéologie conseilliste et tout interventionnisme conseilliste. Il y a là un point important, signalé par Viénet, mais qui ne concerne que secondairement l’action en 1968, car de toute façon, vu la difficulté des liaisons étudiants-travailleurs et l’encadrement syndical dans les entreprises, on ne voit pas bien ce qu’aurait été une intervention conseilliste ; où plutôt on le devine trop : une forme de cogestion active comme il put y en avoir à Saclay ou ailleurs, à l’initiative de techniciens et salariés qualifiés. Mais quelle aurait pu être l’intervention conseilliste dans des usines comme Cléon et Flins, usines où prédominaient les ouvriers à la chaîne et des formes de refus du travail ?

De toute façon, sur le terrain, le reflux se signale aussi par l’inversion de prédominance dans le champ d’intervention des comités d’action ou de base. Au début, il concerne surtout un secteur central dans le déclenchement de la lutte, c’est-à-dire celui de l’usine, mais ensuite ils vont devenir beaucoup plus nombreux à essaimer dans les quartiers ou banlieues du fait de la difficulté à avoir une prise et une influence sur la lutte ouvrière. Par rapport au processus suivi en Italie où le « reprendre la ville » est une sorte d’extension de la lutte d’usine dans les quartiers qui la jouxtent, on a plus l’impression, en France, d’une substitution de champ d’intervention par impossibilité.

Une autre critique transparaît, peut-être plus fondamentale pour ce qui nous intéresse ici, à savoir essayer de dégager les caractères et la spécificité de 68, c’est celle que portent les pro-situs à l’encontre « de groupes qui tiraient leur fière expérience du passé lointain des défaites ouvrières ». En fait, dans son propre langage, l’IS reprochait au milieu de la gauche communiste, de n’avoir fait, au mieux, que résister à la période de contre révolution qui avait succédé à celle des révolutions dans les années 1917-1923 ou en 1936-37. Ces groupes, défenseurs des principes du passé et de leur idéologie habituelle ne pouvaient apercevoir ce que le mouvement actuel pouvait avoir de nouveau. Nous sommes bien d’accord. Ils en restaient à une défense des principes révolutionnaires, des « frontières de classe ».

Il est un fait que Henri Simon maintient (p. 48, op. cit.) qu’il n’y avait pas eu, avant la nuit des barricades, de réaction ouvrière et spontanée pour soutenir la lutte des étudiants et que le texte d’ICO sur le mouvement étudiant datant d’avant cette nuit, il n’y avait guère de raison d’être optimiste. Le groupe autour de l’IS ne fait d’ailleurs pas plus vite puisqu’il attend le 15 mai pour réagir avec la circulaire « Aux membres de l’IS, aux camarades qui se sont déclarés en accord avec nos thèses » et en appelle à l’action immédiate.

Mais est-ce une raison pour déclarer aujourd’hui : « Tout ceci est, aujourd’hui, un sujet de réflexion sur les origines de Mai-68. Bien prétentieux alors celui qui prétendrait avoir pu prédire, le 13 mai, que la France entrerait quelques jours plus tard dans la plus grande grève générale de son histoire ? » (H. S. p. 48).

Donc, si la théorie ou la perspicacité politique sont prises en défaut ou au moins en retard d’une bataille, c’est que l’événement imprévu est une sorte d’accident de l’histoire qui a donc peu de chance de rester un phénomène marquant dans l’histoire de la lutte des classes.

Le no 12 d’IS se fit alors une joie d’enfoncer le clou. En citant quelques passages malheureux d’ICO qui revenaient à nier l’événement pour le noyer au sein d’un processus d’ensemble, celui de la continuité des luttes de classes, position qui est encore celle de la revue Échanges et mouvement aujourd’hui : « Mai 68 n’a été de ce point de vue (l’évolution vers une autonomie des luttes) que l’expression brutale d’une situation latente se développant depuis des années, en rapport étroit avec la modernisation du capitalisme français ». Dans « Organisation et mouvement ouvrier » (nos 79 et 80 de mars et avril 69), ICO signale que les grèves sauvages d’avant mai n’ont été, le plus souvent, que catégorielles. Leur caractère sauvage n’a pas permis de dépasser cette détermination. De même, celles d’après mai ont le caractère que l’on retrouve d’ailleurs dans de nombreux pays. Il n’y a donc pas de raison d’en tirer des conclusions différentes que voici résumées : « Certains voudront voir dans ces quelques grèves le début d’une généralisation des luttes ou d’une transformation des luttes ou d’une transformation radicale du mouvement ouvrier. Si Mai a été à la fois un révélateur et a ainsi précipité une évolution, il n’a pas modifié radicalement le contexte des luttes » (p. 49 brochure Échanges). On ne peut mieux dire qu’ICO a été traversé par Mai-68 sans en être bouleversé, sans chercher à en dévoiler sa richesse de contenu. Le nouveau n’est pas reconnu.

De fait, là encore, Mai-68 a été nié en tant qu’événement. Mais la critique de l’IS tombe dans un double défaut. Premièrement, elle est menée sur une base de rivalité polémique qui l’amène à prendre le contre-pied d’ICO et donc à survaloriser l’événement de la même façon que son organisation rivale le dévalorise. Deuxièmement, elle s’appuie sur un « nouveau » qui ne l’est guère puisqu’il s’agit du mouvement des occupations, plutôt typique des luttes des années trente au moment des Fronts populaires ou de celles de la Libération en 1945 avec la gestion ouvrière comme à Berliet-Vénissieux et Renault-Billancourt, mais ce mouvement des occupations où les rares mouvements de gestion d’usine en 68, sont peu vivants et très encadrés.

On ne peut pas penser que l’IS a ignoré la situation réelle dans les entreprises et le fait que les jeunes ouvriers les plus combatifs rêvaient davantage d’en découdre avec la police que de jouer à la belote avec les bonzes syndicaux. C’est là la faiblesse principale de l’argumentation situationniste et la marque de son recul théorique. Alors qu’elle a clamé partout qu’elle était la théorie de son époque, qu’elle a, dès 1960, compris que le temps de la révolution n’était plus celui de la seule classe ouvrière, qu’elle a mis en avant les différentes formes de la révolte de la jeunesse, qu’elle en appelle à une révolution dans la vie quotidienne ou mieux à la suppression de la vie quotidienne, et bien alors qu’on s’approche de tout cela en mai-juin, que fait-elle ? Elle nous ressort la théorie des conseils ouvriers, elle nous ressort la théorie de « la gestion par les travailleurs eux-mêmes » !

Dans son Rapport sur l’occupation de la Sorbonne, daté du 19 mai, le CMDO essayait de relancer l’action par des proclamations programmatiques : « Que peut le mouvement révolutionnaire maintenant ? Tout. Que devient-il entre les mains des partis et des syndicats ? Rien. Que veut-il ? La réalisation de la société sans classes par le pouvoir des conseils ouvriers ». Ce type de proclamation s’opposait d’ailleurs à des tentatives de bilan, de la part de l’IS qui essayait de ne pas tomber dans les travers reprochés aux groupes de la gauche communiste.

Si le CMDO recensait les limites du mouvement, il n’en déduisait pas la défaite et la nécessité de tirer un bilan définitif des événements. « Dans la masse des entreprises, ils [les ouvriers, NDLR] n’ont pas su aller jusqu’à prendre véritablement la parole pour leur compte, et dire ce qu’ils voulaient. Mais pour dire ce qu’ils veulent, il faut déjà que les travailleurs créent, par leur action autonome, les conditions concrètes, partout inexistantes, qui leur permettent de parler et d’agir. Le manque, presque partout, de ce dialogue, de cette liaison, aussi bien que de la connaissance théorique des buts autonomes de la lutte de classe prolétarienne (ces deux catégories de facteurs ne pouvant se développer qu’ensemble), a empêché les travailleurs d’exproprier les expropriateurs de leur vie réelle251 ».

Les conseils ouvriers et la question de l’autogestion

Position du problème

Nous employons le terme de conseil ouvrier même si nous pouvons juger son emploi abusif par rapport à la référence aussi bien aux soviets russes de 1917 qu’aux conseils ouvriers allemands de la période 1919-1923, car dans ces deux derniers cas, ils représentaient une des formes organisationnelles de l’action prolétarienne en période de révolution. Ce n’est le cas ni en France ni en Italie où les conseils étaient plus des comités de base par rapport aux organisations syndicales que des organes de combat contre le capital. Mais pour préciser cette différence importante, le mieux est encore d’examiner les quelques expériences qui s’épanouissent en mai-juin.

La CSF-Brest fabrique des radars pour l’armée. La CFDT y est largement hégémonique. Les luttes pré-68 rentrent dans le cadre plus général des luttes sociales bretonnes des années soixante (Forges d’Hennebont, métallurgie de Saint-Nazaire) qui manifestent une opposition grandissante vis-à-vis de la dépendance entretenue par rapport à des centres de décision extérieurs. L’adversaire est donc double : il y a d’abord le centre décisionnel parisien (Malakoff) et ensuite le cadre (parfois parisien) ou l’agent de maîtrise local. La hiérarchie de l’entreprise est donc essentiellement perçue comme force de domination et non pas comme technostructure légitimée par les compétences respectives. La grève commence le 20 mai sur des revendications matérielles, mais avec une perspective de démocratisation de l’entreprise qui est sous-tendue par une réflexion préalable sur l’autogestion, au moins au niveau de la section syndicale252. La revendication autogestionnaire, à l’origine, ne fait qu’exprimer un climat de défiance à l’égard du centre parisien.

Lors de la grève, un journal de lutte, Notre combat, paraît du 21 mai au 20 juin et comprendra sept numéros253. Il exprime un « nous » qui cherche à englober dans la lutte tous les agents de la production, de l’OS à l’ingénieur. Mais aucune critique de type italienne/opéraïste ne semble être faite à la notion de productivité254. Toutefois, on perçoit une évolution du « nous » : dans le no 1, il comprenait encore les cadres, alors que dans le no 2, ils sont exclus puisqu’on ne parle plus que de « commissions ouvrières ». La différence entre exécutants et dirigeants est faite255 et la qualification de ces commissions comme « ouvrières » apparaît davantage comme une surimposition idéologique dans un sens ouvriériste, afin de délimiter des frontières de classes, que comme le reflet d’une base vraiment ouvrière des commissions, puisqu’elles regroupent aussi les employés et techniciens. En fait, il semblerait que ce soit la section syndicale qui pousse le plus vers l’autogestion, mais dans le cadre d’un combat plus idéologique et général que vraiment concret et de transformation des rapports dans l’entreprise. Comme s’il fallait ajouter du sens à la lutte dans l’angoisse de ce qui va suivre, c’est-à-dire finalement dans l’absence de perspective véritablement révolutionnaire.

Cette angoisse par rapport à une reprise s’exprime dans le no 6 de Notre combat en date du 9 juin où les cadres sont à nouveau réintégrés dans le discours de lutte : « Pendant ces jours de grève, les occupants, de l’ouvrier au cadre ont contesté le système. » Ce numéro est riche d’informations mais aussi de contradictions. Ainsi, la notion de « communauté » fait son apparition : « Chacun de nous à son échelle se sent responsable, les décisions qui concernent notre communauté sont prises en compte par les représentants de chaque atelier, de chaque service ». Mais cette communauté fait-elle référence à une communauté du travail invariante, prête pour l’autogestion ou à une communauté de lutte temporaire ? On ne le saura pas, car dans le dernier numéro du journal de grève, la « communauté du travail » semble éclater en appartenances socio-professionnelles recomposées. Cela s’accompagne logiquement d’une dérive gestionnaire visant à limiter l’arbitraire patronal. Il y a donc un mythe de l’autogestion à Brest qui a été entretenu par les médias256 et aussi par des liens avec le mouvement étudiant, à travers l’UNEF, qui insiste sur la nécessité, pour les étudiants, comme pour les ouvriers, de prendre leurs affaires en main. C’est en fait la position du PSU et de la fraction de gauche de la CFDT qui s’exprime ici. Elle cherche à porter l’idée d’autogestion par les travailleurs comme une alternative plus ou moins libertaire à la position du PCF sur la nationalisation des moyens de production comme première phase essentielle de la transformation des rapports sociaux de production.

Lutte pour l’autogestion ou autogestion des luttes ?

En fait, le débat sur l’autogestion, en milieu ouvrier, n’interviendra qu’après mai-juin 68257. Pendant mai-juin, le concept fonctionne comme marqueur idéologique de la CFDT afin de se démarquer de la CGT et pour affirmer son anti-capitalisme. Quand, comme à Lyon, il y a parfaite osmose entre une Union départementale composée dans sa totalité de membres du PSU et une AGEL-UNEF dont le bureau est aussi aux mains du PSU, cela facilite grandement l’utilisation du concept, au moins au niveau des directions, pour donner cohérence à un projet à gauche de la CGT qui reste par ailleurs peu clair. L’autogestion apparaît alors plus comme un mode d’action syndical, de la part d’une avant-garde éclairée que comme un mode de gestion autonome posant la question de la fin de l’exploitation et du salariat258. En fait la CFDT hésite entre deux mots d’ordre, celui de l’autogestion qui n’est pas encore affiné et celui plus abstrait de « pouvoir ouvrier ». Pour elle, l’utilisation de ce dernier slogan sert à décrire un processus par rapport à la position léniniste de la prise du Palais d’hiver ou anarchiste du « Grand soir ». Il y a là l’idée que cela ne peut être un tout ou rien, une position qui est aussi celle de Daniel Cohn-Bendit si on se réfère à son interview avec Sartre dans Le Nouvel Observateur de l’époque.

Le 16 mai, la CFDT proclame : « À la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion. » L’expression, à valeur anti-hiérarchique, lui paraît faire le lien avec le mouvement étudiant anti-autoritaire. Mais dans les faits, les réalisations sont très rares et peu significatives. En effet, les comités de grève restent majoritairement intersyndicaux, si des non-syndiqués y participent parfois et les reprises du travail sous direction ouvrière sont très limitées259. La référence à l’autogestion marque une prise de responsabilité plus qu’une prise de pouvoir, par exemple pour « préserver l’outil de travail » ou assurer une fonction humanitaire des services (hôpitaux).

Le débat sur l’autogestion permet aussi d’affiner le concept en faisant ressortir la question de la domination, celle de l’aliénation et enfin celle de la séparation et non plus seulement celle de l’exploitation. En ce sens, certains cédétistes sont en résonance avec les prémisses théoriques que nous avons présentées en début d’ouvrage. Pour eux, l’objectif et le contenu ne peuvent se concevoir sans une forme de lutte adéquate. Sans le dire expressément, c’est la question de l’auto-organisation qui est posée et qui perdurera jusqu’en 1975 avant le recentrage de la centrale et l’exclusion des « gauchistes », comme, par exemple, celle de la section ultra-combative des PTT à Lyon-Perrache.

Le 25 mai, la position semble encore plus radicale : « Autogestion, participation : du préfabriqué ? Non. C’est à définir par les travailleurs ! L’idée que nous portons — et dont le premier préalable est le droit syndical dans l’entreprise — peut agir sur les masses ouvrières. Ce qui compte pour nous, c’est que dans les usines, dans les administrations, les travailleurs discutent de ces problèmes et qu’ils profitent de ce temps fort que représente la grève pour qu’il y ait de véritables échanges entre les travailleurs sur leur place et les responsabilités qu’ils veulent assumer dans l’entreprise et l’économie. Si ces discussions s’établissent à travers le pays, alors tout naturellement le contenu de ce que nous voulons se précisera, sera enrichi de toute une expérience ouvrière que nous ne percevons pas complètement, mais qui est extrêmement riche. Les mots ne prennent leur contenu que lorsqu’ils s’emparent des masses parce que ce sont les masses qui nourrissent le contenu des formules que nous lançons. L’autogestion n’est-elle pas la forme achevée de la vie socio-économique ?260 » L’opération politicienne de Charléty va mettre en sourdine tous ces questionnements sur le pouvoir ouvrier et l’autogestion, jusqu’à ce qu’ils réapparaissent au début des années soixante-dix pour finalement connaître un aboutissement en 1973 avec Lip ; aboutissement qui sera son… enterrement.

Il y a bien sûr de tout là-dedans : du réformisme (la participation et le contrôle ouvrier confondu avec le contrôle syndical et les deux confondus avec l’autogestion), de l’institutionnalisme (le droit syndical confondu avec le pouvoir syndical lui-même confondu avec le pouvoir ouvrier), du modernisme (les responsabilités que les travailleurs veulent accepter), mais aussi une revendication profonde d’auto-organisation et d’auto-affirmation au sein d’une activité qui tout à coup prendrait sens (« ce sont les masses qui remplissent les contenus de l’autogestion. »).

À l’usine Péchiney de Noguères (Complexe de Lacq) qui fonctionne en 3 x 8, la syndicalisation ouvrière est importante, mais les contraintes de la production en fours continus limitaient jusqu’en mai 68 la portée des grèves parce que dominait une gestion de fait, si ce n’est de droit, entre l’intersyndicale et la direction. Pendant la grève de mai 68 l’arrêt illimité est imposé par les grévistes. Le comité intersyndical qui se veut le garant de « la préservation de l’outil de travail » selon la formule productiviste consacrée, décide alors « de pousser jusqu’à la limite la nature symbolique de la grève et donc que les barres d’aluminium fabriquées grâce à l’autogestion (et non plus la cogestion) de la production seront impropres à la commercialisation. Ainsi, l’usine tournera, l’outil de travail ne subira aucune détérioration : la production, elle, sera véritablement stoppée261. » Dans l’usine ainsi autogérée, les grévistes ouvriers en faisant l’expérience de leur savoir parcellisé et partiel apprennent « à y voir une force, un moyen de poser enfin en termes clairs la question du pouvoir262. » Le système de domination qui s’exerce quotidiennement dans l’entreprise est concrètement mis à nu. Enfin ça c’est la vision syndicale et triomphaliste de la CFDT. Dans la réalité, il ne s’agissait pas d’une question de volonté. Les barres d’aluminium cela ne se commercialise et ne se vend pas comme des montres Lip ! De plus l’alimentation en matières premières et énergie est d’une autre nature. Ce qui est plutôt mis à nu ici, c’est l’interdépendance des processus productifs, la division du travail entre entreprises et filières, le niveau stratégique du contrôle.

L’autogestion de l’usine de Noguères a fait la preuve de sa capacité à produire et à dévoiler les conditions aliénées de la production. Mais en s’interdisant de faire circuler cette production sur le marché, les grévistes de Péchiney ont-ils adopté une position attentiste ou bien rejoignaient-ils les pratiques luddistes ? La première hypothèse est plus proche de la réalité puisqu’on ne trouve pas de traces, dans les récits de cette lutte, d’une interrogation collective sur le « quoi produire ? » et encore moins sur le « pourquoi produire ? » L’enfermement usiniste qui affectera pesamment la grève des Lip en 1973 était déjà présent à Noguères en mai-juin 68.

L’is, le Mouvement du 22 Mars et l’autogestion

Par une Adresse à tous les travailleurs (30 mai), l’IS va préciser ses positions263 : « Le mouvement actuel n’est pas politisé en allant au-delà des misérables revendications syndicales sur les salaires et les retraites, abusivement représentées comme questions sociales. Il est au-delà de la politique : il pose la question sociale dans sa simple vérité. Les travailleurs n’ont pas d’autre voie que la prise en main directe de l’économie et de tous les aspects de la reconstruction de la vie sociale par des comités unitaires de base, affirmant leur autonomie vis-à-vis de toute direction politico-syndicale en se fédérant à tous les échelons. Ils deviendront alors le seul pouvoir réel, celui des conseils de travailleurs. Qu’est-ce qui définit le pouvoir des Conseils ? La dissolution de tout pouvoir extérieur : la démocratie directe et totale […] le délégué révocable à tout instant par ses mandants ; l’abolition de la hiérarchie et de ses spécialisations indépendantes ; la gestion et la transformation conscientes de toutes les conditions de la vie libérée […] L’autogestion n’est rien de moins. » Mais attention aux récupérateurs, il s’agit d’une autogestion qui doit promouvoir et garantir l’autonomie de la classe ouvrière contre tous ses ennemis qui ont toujours, historiquement, cherché à détruire cette forme révolutionnaire particulière, mais nécessaire à son émancipation.

La Tribune du 22 mars datée du 8 juin lui répond indirectement par une critique de la notion d’autogestion264. Tout d’abord il est précisé que la notion peut être mise à toutes les sauces, de Lapassade à la CFDT ; mais autogestion de quoi ? L’autogestion d’une université est par exemple limitée par sa dépendance à l’État ; l’autogestion d’une usine peut aussi sombrer dans les techniques psychosociologiques de la dynamique de groupe et alors on habille la hiérarchie de vêtements modernistes, sans la contester. Le critère de définition de l’autogestion doit être fondé sur son contexte interne et externe. Une usine ou un bureau de poste en autogestion ne pourraient tenir longtemps dans un environnement hostile. Les expériences d’autogestion pendant les luttes sont des initiatives intéressantes parce qu’elles correspondent aux besoins immédiats des grévistes dans la lutte. Elles montrent des possibilités de dépasser le strict caractère revendicatif des luttes, mais elles n’apportent pas de solution au problème du type de rapports de production, du type de structures adaptées à une société ayant exproprié les patrons.

L’autogestion en tant que formule politique essaie de dépasser cette simple figure gestionnaire, mais elle reste trop générale, sauf quand elle est discutée en situation. Ainsi, certaines réunions de Nanterre portant sur l’autogestion ont été animées par des noyaux ouvriers comme ceux d’Hispano-Suiza et tout de suite il en est ressorti que l’autogestion dans une seule entreprise, cela n’avait pas de sens. C’était comme une évidence dont il n’y avait pas à discuter. Un autre point de tension fut la question de la compétence technique des ouvriers à assurer l’autogestion alors que les révolutionnaires avaient tendance à n’en faire qu’une question de compétence politique. Or il apparaît difficile de distinguer les deux et il devient alors nécessaire de se pencher sur la question des conseils ouvriers révolutionnaires et de leur caractère unitaire qui doit permettre de poser cette contradiction en connaissance de cause et d’essayer de la résoudre. Compétence et technicité peuvent alors apparaître comme de faux problèmes parce qu’ils ne sont posés que dans le cadre du système capitaliste qui repose sur la hiérarchisation du procès de travail et des savoirs. Le problème, c’est plutôt que ces conseils ouvriers, on ne les a pas vus fleurir en mai et que les questions d’organisation, quand elles se sont posées, ont été envisagées de façon assez formelle par rapport à la plus ou moins grande nécessité de spontanéité ou de coordination.

Pour le mouvement du 22 mars, la spontanéité ne contient pas de valeur révolutionnaire en elle-même. « Quant aux formes d’organisation du prolétariat, il ne semble pas qu’il y ait de spontanéité en soi. La spontanéité, c’est le mouvement qui permet au prolétariat d’élaborer sa propre forme d’organisation ». Mais la spontanéité comme telle n’est qu’un moment d’agitation. La spontanéité est ce qui permet de briser le cadre ancien et de créer la forme nouvelle. Il y a là une nette opposition aux conceptions léninistes pour lesquelles il faut arracher les ouvriers aux positions spontanéistes par l’action d’une avant-garde. Si on veut absolument conserver le terme d’avant-garde, il faut alors lui donner un sens nouveau qui n’est pas, comme le disent les trotskistes, celui de la direction révolutionnaire. Et le M22 a eu cette fonction non pas de direction ou d’organisation du prolétariat ou des forces révolutionnaires, mais d’interprétation de la spontanéité « quand la parole ouvrière collective ne trouve pas à s’exprimer. Et le conseil ouvrier doit être sa forme symbolique, sa forme politique. »

Les nouvelles formes d’organisation

Comités de grève et comités de base dans les usines

Quand des comités de grève sont apparus, ils sont restés contrôlés par les organisations syndicales. Il en a souvent été ainsi pour les piquets de grève dans la mesure où la CGT tenait aussi à contrôler les entrées et sorties de l’usine, afin d’éviter l’infiltration de “jaunes”, mais aussi de gauchistes.

Si on se réfère à une enquête faite dans le Pas-de-Calais, région à forte densité industrielle, forte tradition ouvrière et où la métallurgie est importante, donc correspondant à tous les critères permettant d’étendre l’échantillon, il n’y eut que 14 % de comités de grève élus, ne comprenant des non-syndiqués que dans 23 % des cas, des comités de grève révocables par l’assemblée générale que dans… 2 % des cas265. À Renault-Cléon le comité de grève fut composé de délégués syndicaux et représentait déjà une reprise en main par rapport à un démarrage spontané et incontrôlé de la lutte. Quant à Peugeot-Sochaux, les membres du comité furent désignés avant le démarrage de la grève !

À Billancourt, la CGT appellera comité de grève le « comité des 6 » composé de deux délégués des trois principaux syndicats et en Loire-Atlantique le dirigeant « anarchiste » de FO, Hébert obtient la constitution d’un comité de grève départemental, mais composé des représentants des trois unions départementales, ne se distinguant donc de la CGT que par le fait d’étendre les pratiques bureaucratiques de l’usine à la région. Parfois, on voit co-exister plusieurs types de comités comme à Rhône-Poulenc Vitry avec le Comité exécutif intersyndical et le Comité central des délégués de base (qui s’appellera plus tard Comité central de grève).

À Sud-Aviation-Bouguenais le comité de grève est formé des représentants de chacun des 25 piquets de grève et siège avec l’intersyndicale. Le rapport entre ces deux structures évoluait en fonction du rapport de forces dans l’usine. Une situation de double pouvoir interne qui rappelle certaines situations italiennes quand la CGIL proposa ses propres conseils de délégués.

Force est de reconnaître que les entreprises où exista un véritable comité de grève sont rares. On peut citer les administratifs de l’ORTF, un atelier à Michelin, l’atelier 77 à Renault-Billancourt, le Comité central d’action au CEA, à Chausson, à la Thomson-Genevilliers, à Lang… Cela explique aussi le peu d’exemples de véritable expérience d’auto-organisation et a fortiori de réussite des tentatives de coordination des comités de grève. Tentatives condamnées clairement par Séguy au micro d’Europe 1 le 16 mai, en réponse à un auditeur : « Vous préconisez l’organisation de tous les comités sous une forme nationale. Eh bien, je crois que les confédérations peuvent prendre elles-mêmes en charge les tâches qui leur incombent. »

Le Comité de grève régional des PTT restera une structure intersyndicale, la réunion appelée par certaines entreprises du Livre échouera. L’exception que fut pendant un temps le comité de grève des travailleurs de Rezé (une banlieue de Nantes) ressemblait plus à un comité d’action style comité de quartier d’une grande ville qu’à un comité de grève, même si évidemment il comprenait des grévistes. Beaucoup d’enseignants, qui s’étaient d’ailleurs lancés dans la grève sans respecter le préavis obligatoire imposé aux fonctionnaires, s’impliquaient dans ce genre de structure ne trouvant pas trop leur place ailleurs sauf à s’enfermer dans l’école et ses commissions de réforme.

La réunion nationale des comités de grève convoquée le 21 mai (donc en plein essor du mouvement et a priori donc dans le bon tempo) se solda par un échec total. Et exemple malheureusement caricatural, une délégation intersyndicale du comité de grève de Renault-Flins eut du mal à se faire recevoir à Boulogne-Billancourt ! (Artous, op. cit., p. 72). Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce défaut de coordination était tout sauf naturel. Il provenait d’un barrage syndical le plus souvent orchestré par la CGT.

Quelques comités de grève ou de base ont pu développer un minimum d’autonomie et d’action directe. Nous reprenons ici les informations données par ICO dans son supplément de juin-juillet 68 : « La grève généralisée en France ».

Aux AGF266, deux tracts, réalisés par une minorité infime d’employés, sont diffusés le 17 et le 20 mai, à toutes les sociétés du groupe par des militants du M22267. Ils appellent à une gestion autonome de tous ceux qui travaillent dans l’entreprise. Les directeurs, cadres et la maîtrise sont destitués et les nouveaux responsables ne le seront que pour leur compétence en tout domaine et sous le contrôle des employés. La hiérarchie des salaires est abolie268.

La grève doit être dépassée, car elle n’est pas une fin en soi. Il faut donc tout remettre en route par nous-mêmes. La grève est menée par une minorité de jeunes, syndiqués ou non, au sein d’un comité de grève. Mais le 22 mai, les cadres entrent dans l’action et avec l’appui de la CFDT, ils prennent la direction du comité de grève et privilégient les discussions autour d’une possible cogestion, puis les négociations avec la direction. Une nouvelle division des tâches se met en place, qui reste informelle, mais qui reproduit des aspects de la division capitaliste du travail. Les syndicats et les cadres discutent et proposent, les jeunes employés assurent la logistique de la grève quotidienne. Puis, à la suite d’une dénonciation d’une partie de l’accord relatif au paiement des jours de grève, des grévistes proposent au comité de grève la constitution d’un comité d’action élu à raison d’un délégué par service et d’envisager des modes d’action acceptés par tous consistant à prendre des décisions dans des domaines réservés à la direction sur des points précis (pointage, non-récupération, établissement de la feuille de paye). Le projet échoue à cause d’un veto des syndicats « qui ne peuvent admettre qu’existe un comité qui puisse traduire à tout moment et directement la volonté de la base et faire de la gestion une forme de lutte — pratique et imposée — et non une revendication dont on attend satisfaction de la part de la direction ou de l’État269. »

À Orly-tri, un joyeux brassage d’étiquettes se produit en juin 68 avec d’une part le passage de militants CGT à la CFDT “gauchiste” et d’autre part l’arrivée de jeunes salariés fraîchement embauchés qui rejoignent les militants de la section CGT cherchant à y insuffler le souffle de mai. Une tribune libre est imposée dans le journal CGT du Val-de-Marne et certains sujets tabous au sein du syndicat y sont abordés comme la politique internationale de l’URSS. Mais la direction de la CGT va vite réagir, provoquant la démission de certains des nouveaux délégués. Pendant ce temps, un groupe de trotskistes essaie d’organiser les postiers d’Orly, mais en allant jusqu’à retoucher leurs tracts pour les faire entrer dans la ligne pro-syndicale de leur organisation. C’est dans ces conditions que va se créer le Comité de base autour de la publication d’un bulletin d’usine. Une quinzaine de camarades y participent. Le comité va organiser plusieurs grèves sauvages sans préavis.

À Saclay270, le 17 mai, l’agitation d’une dizaine de personnes va déboucher sur une réunion de trois cents salariés, puis une AG de cinq mille après la mise en fuite du délégué FO. La situation reste toutefois confuse car la grève n’est pas encore en route que la CGT en profite déjà pour dénoncer « une vaste masturbation intellectuelle » (p. 16). Le mouvement s’enclenche quand même avec une forte participation de jeunes de l’usine. Le discours des grévistes ne s’exprime pas en termes de revendications, mais de contestation (le mot est repris du mouvement étudiant) et d’exigences. Sur le modèle étudiant, il s’inscrit dans le cadre de la lutte contre toutes les bureaucraties et l’aliénation au travail : « en tant que mouvement de lutte qui remet en cause toutes les structures bureaucratiques, étatiques, capitalistes… » Le lien entre ces trois composantes est immédiat car la bureaucratisation des secteurs de la recherche et plus généralement des entreprises et institutions concentrant pour l’essentiel des travailleurs intellectuels, est en cours et elle est particulièrement mal ressentie par les intéressés. L’exacerbation est donc à son comble quand la lutte à Saclay rencontre le Mouvement de Mai.

Un comité central d’action provisoire est constitué avant des élections. Malgré un fort courant anti-syndical, les syndicalistes sont largement majoritaires dans le nouveau comité. Le prétexte est toujours celui de maintenir l’unité, sous-entendu entre les grévistes les plus virulents et les suiveurs les plus modérés. On retrouve ici le problème du rapport entre mouvement et démocratie fut-il avec celui de la démocratie ouvrière. Néanmoins, sa composition reflète quand même un bon rapport de forces dans la grève qui permet d’avancer sur la base de la souveraineté du collectif et d’une égalité entre toutes les catégories de salariés. Démocratie ouvrière et action directe vont aller de pair : jamais de demande d’autorisation, ce que les travailleurs veulent, ils le prennent. Au niveau pratique, le pointage aux portes est supprimé pour le plus grand plaisir de tous ceux qui veulent rompre avec la discipline d’usine et les tâches de surveillance quasi policière du service de sécurité sont supprimées. Le centre est ouvert aux individus extérieurs s’ils sont contrôlés. Les affiches fleurissent ainsi que les journaux du mouvement comme Action. Les dons et aides aux autres entreprises ou aux manifestants sont une préoccupation majeure du comité. Le 24 mai, le comité appelle les syndicats à accepter une jonction entre la manifestation syndicale et la manifestation étudiante. Mais il y a une certaine incompréhension de ce qui se joue à un niveau plus global et une centaine de personnes du CEA vont finalement renforcer… le SO de l’UNEF afin d’éviter un affrontement trop direct.

En fait, la réflexion va rester très superficielle car le travail n’est pas remis en cause, alors que l’entreprise est liée au secteur militaire et que le nucléaire n’est pas une source d’énergie neutre.

On voit là une limite du mouvement de Mai, du moins dans sa composante ouvrière qui se conçoit encore dans le cadre limité d’une idéologie du travail compatible avec les valeurs du capital : productivisme et progrès. Le désir de prendre en main la production d’une façon plus démocratique dans le cadre d’une sorte de gestion ouvrière ne remet en fait rien en question de fondamental dans une entreprise dont l’importance est pourtant stratégique.

Dans la phase de croissance du mouvement, l’aspect réformiste des propositions est noyé dans l’action et la perspective d’établissement d’un double pouvoir, particulièrement défendu par les membres du PSU. Cela change à partir de la reprise du travail, car toutes les propositions issues du comité et qui sont reprises, le sont sur une base technocratique. Le comité de grève est remplacé par un comité intersyndical de coordination composé uniquement de syndiqués et de beaucoup de cadres. Ses réunions ne sont pas publiques et ses décisions ne sont qu’indicatives. Le fait de privilégier l’aspect technocratique et l’expertise s’avère, en fin de compte, une voie de sortie réformiste de la bureaucratisation imposée. Le savant remplace le bureaucrate certes, mais c’est en fait la même personne qui se dédouble ! Comme le dit à peu près Daniel Blanchard à propos de ce conflit (in Courant alternatif, spécial 68, avril 2008, p. 34), l’autogestion à la mode CFDT est un piège à cons pour gauchistes en mal de réalisme.

Chez Rhône-Poulenc-Vitry, il s’est aussi créé des comités d’action avec une participation à l’action et à l’occupation beaucoup plus élevée que la moyenne. L’occupation est effective dès le 20 mai. Elle répond à une forte participation de salariés non syndiqués pour qui elle représentait la seule façon de contrôler la lutte et ne pas la laisser aux mains des syndicats. Le fait que les salariés de l’entreprise soient assez qualifiés, en moyenne, n’est peut-être pas étranger à cette forte participation. Trente-neuf comités de base sont élus qui vont former un comité central de grève de cent cinquante-six membres, révocables à tout moment. Néanmoins un comité exécutif ne comprenant que des syndiqués est imposé par la CGT sous prétexte que la direction ne veut discuter qu’avec des syndiqués271. Le 20 mai, un groupe de travailleurs de Vitry vient expliquer sa lutte à l’AG du CATE. Un tract relatant leur expérience va sortir le 28 mai et être diffusé parmi tous les contacts du CATE. Parallèlement, un CA Rhône-Poulenc-Vitry est mis sur pied à l’initiative de certains techniciens de la CFDT. Il vise à dépasser les divisions entre ouvriers, employés et techniciens (et bien sûr celles entre salariés et étudiants272). En effet, les comités de base par secteurs ont respecté finalement la division hiérarchique capitaliste en calquant les comités sur l’organisation de la production et du travail dans l’usine.

Un participant souligne que cette action montre « de façon évidente les raisons de la dépolitisation et de l’apathie des travailleurs. Ces derniers, quand ils se sentent concernés, quand ils savent que la décision dépend d’eux, participent activement et massivement, de façon directe. Dans une situation, où les décisions sont prises par d’autres, en leur nom, le désintérêt est quasi-total273. »

Cette situation favorable cesse à partir du 3 juin Les longues discussions sont remplacées par les parties de cartes… Les syndicats commencent à défendre leurs petites boutiques… Les syndicats commencent un travail de sape. C’est à ce moment-là que s’ouvrent les négociations avec le patron. Les syndicats ont retrouvé leur raison d’être : la négociation et le marchandage des avantages ou compensations. D’ailleurs le premier résultat obtenu qu’ils présentent comme une victoire est la reconnaissance des droits syndicaux dans l’entreprise. Et là, il ne s’agit pas d’accuser comme d’habitude la CGT puisque c’est aussi une revendication de base de la CFDT. Le fait d’être seuls à négocier leur permet de reprendre (enfin) le premier rôle. En huit jours, les syndicats obtiennent… les accords de Grenelle. La CGT ne tarde pas à inviter tout le monde à reprendre le travail (“avec les élections, on n’obtiendra rien de plus”). Devant la résistance très vive des occupants, elle décide, le lundi 10 juin, de faire sortir ses militants de l’usine. Résultat : des cartes CGT déchirées. Le 12, la CFDT se rallie à l’idée d’une nécessaire reprise malgré un vote défavorable des occupants (580 pour la poursuite, 470 contre) ». C’est un bel exemple de démocratie syndicale à défaut de démocratie ouvrière introuvable.

Les Cahiers de Mai (no 2 de juin 1968) relatent, pour leur part, l’expérience du comité de base de la CSF d’Issy-les-Moulineaux qui cherche à contrôler l’organisation du travail et les règles d’avancement hiérarchique et de salaire, dans la lignée de l’action menée à l’usine de Brest. La maîtrise est dans le viseur des ouvriers. Là encore, on se rend compte qu’une des dimensions cachées de la grève de 1968 a été la lutte contre l’autorité et particulièrement celle qui apparaît purement disciplinaire et donc non légitime, celle des petits chefs plus que celle des techniciens et ingénieurs. Mais le comité de base n’arrive pas vraiment à se positionner par rapport aux syndicats. En se voulant structure pérenne représentative de la radicalité de la lutte passée, mais aussi organe de contestation permanente dans le futur, le comité de base ne saisit pas ce qui fait justement la différence en comité de base et syndicat, entre outil conjoncturel d’organisation de la lutte et institution syndicale de défense de la force de travail dans la situation structurelle de dépendance réciproque entre capital et travail. Ne comprenant alors pas les raisons de son déclin au fur et à mesure que les conditions initiales de la lutte se sont éloignées, le comité de base ne peut plus chercher qu’à continuer à exister artificiellement. Cette dure réalité s’impose aussi quand les mêmes qui ont été les premiers à déchirer leur carte syndicale par dépit à la fin du mouvement, sont aussi les premiers à la reprendre, pas forcément dans le même syndicat d’ailleurs, quelques mois plus tard.

À l’usine du groupe Perrier, près de Trappes, les grévistes ont voulu continuer à fournir en eaux minérales les hôpitaux de la région parisienne. Un comité de grève avec un responsable CFDT maintient environ un tiers de la production normale dans cette perspective. Une équipe sur trois travaille à tour de rôle pendant que la seconde est au piquet de grève, la troisième en repos. C’est un drôle de détournement du travail posté en 3x8 !

D’autres exemples encore, moins connus peuvent être cités, comme à Alcatel-Montrouge où la CFDT essaie d’avancer concrètement la question de l’autogestion à partir du refus de la sujétion ouvrière sous l’organisation patronale du procès de production et de travail.

Les comités d’actions

Nous citerons en premier le comité d’action de Renault-Cléon parce qu’il représente un cas un peu particulier. Il est créé à la suite d’un refus du comité de grève intersyndical d’accepter un débat sur la création de conseils d’atelier. Il avance des propositions un peu surprenantes comme la nécessité de se syndiquer et de militer, à côté de choses plus classiques, mais aussi très générales comme l’unité syndicale à la base et l’unité d’action des partis politiques qui semblent le produit d’un compromis au sein même du comité entre militants syndicaux et nouveaux protagonistes de la lutte. Tout doit être et rester sous contrôle, en quelque sorte, mais avec une marge d’autonomie pour les initiatives.

Pour le reste, la presque totalité des comités d’action était par nature ou de tendance anti-syndicale. Ils ne représentaient qu’une fraction de gauche de la classe qui fuyait de fait son isolement dans l’entreprise vers un extérieur plus rassurant (cf. nos remarques sur le CATE). Ces comités d’action étaient souvent composés de travailleurs expérimentés avec un riche passé militant et politique dont Henri Simon ex-militant SoB puis ILO puis ICO nous fournit un bon exemple. C’est-à-dire que sauf exception, ces comités mordaient peu sur les forces nouvelles et vives des jeunes prolétaires dont la révolte ne se laissait pas canaliser dans une lutte organisée ou coordonnée. Il faut reconnaître aussi que cette révolte n’eut pas le temps nécessaire à sa maturation comme cela put au contraire se produire en Italie où le mouvement des comités de base s’étira sur plusieurs années. Si là aussi des militants expérimentés étaient à l’origine de ses organismes de base, ils y intégrèrent progressivement des néo-prolétaires et des étudiants.

Quant aux comités locaux, de quartier, de ville ou d’arrondissement, ils réunissaient des ouvriers ou salariés de petites entreprises qui cherchaient, eux aussi, à rompre l’isolement, mais aussi des non-salariés et donc des femmes au foyer qui trouvaient ainsi un lieu pour s’exprimer et agir. Contrairement à l’Italie encore, le « Reprenons la ville » n’était pas un prolongement du « pouvoir ouvrier » d’usine, mais relevait plutôt d’un effet de substitution d’où son incapacité à jouer un rôle d’entraînement.

Les commissions d’entreprise formaient aussi un niveau d’organisation interne aux entreprises et on les retrouvait aussi bien dans les universités que dans les usines. Elles constituèrent dans les universités le mode d’engagement de beaucoup d’enseignants et des étudiants « constructifs » ; dans les entreprises, celui des techniciens et ingénieurs, pour qui elles permettaient de répondre à un besoin d’homogénéisation du groupe en raison de la profonde modification du nombre, du rôle et de la position sociale des cadres (augmentation de 35 % entre 1962 et 1968) par rapport aux périodes antérieures où ceux-ci pouvaient être rangés derechef au côté du patronat. C’est aussi l’apparence de vacance du pouvoir patronal qui s’en remet au pouvoir gaulliste pour régler la question de la grève, qui pousse les cadres à assurer une certaine continuité de direction si ce n’est de travail pendant la grève. Cette situation brouillait d’ailleurs la distinction entre grévistes et non-grévistes, ce qui fait que contrairement à l’Italie il y eut peu d’affrontements violents entre ouvriers d’une part, ETAM et cadres d’autre part. Ce n’est donc pas la « nouvelle classe ouvrière » de Mallet et Gorz qui est à la pointe de Mai-68, ni les industries de process et pétrolières chères à Mallet274, ni « l’intelligence de masse » qu’y verront les post-opéraïstes dix ans plus tard derrière Negri et Virno, ce sont les OS de la métallurgie et particulièrement de l’automobile. D’ailleurs, Lelio Basso, membre du PSIup italien et faisant office de passerelle italienne vers le PSU et la CFDT, ne s’y était pas laissé prendre. Il combattait ce point de vue moderniste en appelant à une unité ouvrière autour du slogan plus traditionnellement classiste : « Pouvoir ouvrier ».

Mais avoir tort sur le moment, ou plus exactement être contredit par un Mouvement qui se trouvait encore à cheval sur deux époques, ne signifie pas qu’on ne puisse avoir à faire à une vision anticipatrice et visionnaire pour l’avenir. C’est ainsi qu’à l’encontre de ce que dit Jacques Kergoat dans son article « Sous la plage, la grève », in Retours sur Mai (op. cit., p. 81), Mallet n’a pas tort dans l’absolu. En fait, il a raison trop tôt car il pointe le devenir de la nouvelle composition de classe, comme si la restructuration industrielle de la production et du travail était achevée, alors que nous avons défini Mai-68 comme un point d’inflexion entre ancien et nouveau et dans cet ancien, la métallurgie, l’automobile et le textile pesaient encore lourd… tout comme la CGT et on sait que Gorz et Mallet jouaient la CFDT contre la CGT.dans le futur changement de rapport de forces.

Là où ils commettaient une erreur, c’est quand ils voyaient un rapport entre industrie de pointe et autogestion alors que la seule grande grève autogestionnaire et chapeautée par la CFDT aura lieu dans une usine de montres assez archaïque (Lip) par rapport aux nouveaux standards de la branche (Kelton).

Les nouvelles formes d’action

Les séquestrations

Le 13 mai, à Sud-Aviation Nantes, trois délégués syndicaux du syndicat Force ouvrière, de la fraction syndicaliste révolutionnaire, décident de sortir les employés des bureaux et d’y enfermer le patron. Quelques cadres se joignent au directeur séquestré. Un poste de garde est installé devant la porte de son bureau. Pour que le patron ne s’ennuie pas, un haut-parleur est installé devant la porte et hurle à tue-tête des chants révolutionnaires275. La séquestration durera quinze jours dans un contexte syndical, celui de l’ouest de la France, très particulier où la CGT ne tient pas le premier rôle car partout ailleurs elle va très vite condamner les séquestrations.

À Renault Cléon et Flins et dans des usines d’Elbeuf (CIPEL, Kléber-Colombes et Rhône Poulenc), des directeurs seront aussi séquestrés. Ces séquestrations sont une forme nouvelle d’action qui sert, le plus souvent, à donner une tonalité offensive et autonome à la lutte. La séquestration apparaît comme l’action la plus antagonique par rapport à la négociation. Elle correspond à une volonté d’affrontement immédiat et sans concession qui, accessoirement met hors jeu les syndicats, même si ce n’est que provisoirement. Le paradoxe réside dans le fait que ce sont parfois des syndiqués ou des délégués qui participent aux séquestrations. D’autres actions de ce type vont avoir lieu chez Thomson-Houston à Chauny et à Citroën-Cambrai à Ducellier dans la Haute-Loire. Il est remarquable que toutes ces séquestrations se situent à l’extérieur des grandes villes. À Fougères les manifestants enfermeront trente employeurs dans les locaux de la Chambre de Commerce. Ils y resteront confinés pendant plusieurs heures. Il faudra l’intervention des responsables syndicaux locaux pour les faire libérer.

Ces séquestrations montrent une détermination forte sur tout le territoire national et une volonté de ne pas respecter l’ordre logique et habituel de déclenchement des conflits quand ils se font à l’initiative des syndicats. On ne demande pas, on impose. La relation de dépendance réciproque capital/travail est inversée.

C’est à la fois une pratique d’insubordination concrète contre les institutions et le pouvoir d’usine, une pratique violente dans la mesure où elle est dirigée contre des personnes et une action symbolique qui inverse de fait les codes de conduite en vigueur sur les lieux de travail. Elle a tout pour « plaire » et en même temps on en dénombrera qu’un petit nombre car les syndicats, pendant ce temps, ne restent pas les mains dans les poches.

Georges Séguy276 sera amené à intervenir explicitement pour faire cesser ce genre d’action quand, au cours d’un débat qui l’oppose à Eugène Descamps, son homologue de la CFDT, il est interpellé par le patron de Sud-Aviation qui le met en demeure de faire cesser ce type d’action s’il veut laisser la porte ouverte à des négociations Il est à noter aussi, qu’un coup de téléphone de Georges Pompidou a joué son rôle en faisant miroiter auprès de Séguy une grande négociation à venir entre l’État, le patronat et les syndicats si, en échange de ces bons procédés, il reprenait en main ses troupes.

Le fait est que les séquestrations vont cesser aussi rapidement qu’elles étaient apparues. La CGT leur substitue l’occupation des usines comme action exemplaire pour faire monter la température de façon contrôlée et responsable puisqu’ainsi seront prévenues toutes les possibilités de sabotage contre les machines ou de violence envers la maîtrise, les cadres ou la direction, les non grévistes étant maintenus à l’extérieur. L’occupation permettait aussi de cadenasser les portes des usines ; à l’abri de toute intervention d’éléments extérieurs.

Il n’y pas à s’étonner ici de la position de la CGT, mais plutôt de ce qu’elle signifie comme rapport de force au sein du camp ouvrier quand on voit qu’elle a été suivie d’un tel effet d’endiguement et de canalisation du mouvement ouvrier et avec une telle rapidité. Ce que la CGIL mettra presque quatre ans à réaliser la CGT l’a réglé en une semaine !

Les diverses formes de sabotage

La différence avec l’Italie se manifeste aussi quand on compare les actes de sabotage commis en Italie à la même époque où, nous le verrons, ils ont été assez nombreux et spectaculaires de la part des OS des usines du Nord principalement. Les seules statistiques en notre possession, pour ce qui est de la France sont celles de Pierre Dubois, réunies dans son livre Le sabotage dans l’industrie (Calmann-Lévy, 1976). Il écrit ainsi : « 1968 constitue peut-être, dans l’histoire du mouvement ouvrier [français, NDLR], un sommet dans le non-sabotage destructeur. En effet, dans une étude postérieure, sur 123 grèves en 1971, nous avons compté sept sabotages manifestes sur les produits ou sur les machines. » Il souligne que ces chiffres ne concernent que les luttes les plus importantes, mais a priori cela renforcerait plutôt l’idée d’une faiblesse de ce type de sabotage. Ces chiffres augmentent bien sûr si on y inclut des formes indirectes de sabotage que sont la grève du zèle, la grève perlée (go slow en GB), le freinage naturel jusqu’à son minimum technique comme dans les usines qui travaillent en continu, le freinage par erreur volontaire dans les industries textiles automatisées qui s’arrêtent automatiquement quand le fil casse et donc quand le fil est volontairement cassé. Mais ces formes de sabotage restent assez traditionnelles par rapport à celles qui se développent dans les deux décennies de combat que sont les années soixante et soixante-dix.

L’absentéisme en constitue la première forme. Il faut d’ailleurs distinguer l’absentéisme normal en ce qu’il est quotidien et continu qui est relativement stable autour de 7 %, même s’il peut varier en fonction de la pénibilité des postes de travail et des secteurs d’activité, de l’absentéisme de sabotage et de refus du travail estimé entre 1 et 2 % dans l’enquête établie par le patronat des industries métallurgiques. C’est à la fois peu et beaucoup quand on pense que ce chiffre est supérieur à la proportion d’heures perdues pour fait de grève. Le patronat indique une hausse d’environ 1,5 % de ce type d’absentéisme dans la période la plus haute des luttes (1968-1973). Il est plus fort chez les ouvriers que chez les employés, plus fort dans les grandes entreprises que dans les petites. Il correspond à l’idée que le travail n’est plus qu’un job indifférencié et ne demande aucune implication et le salarié n’y connaît pas personnellement la direction ou le patron. L’absentéisme sous toutes ses formes apparaît aussi comme une reprise de temps par rapport au temps contraint de l’usine et plus généralement du travail salarié.

Le turn-over est souvent considéré comme la seconde forme de sabotage, mais c’est assez discutable, car s’il représente bien un refus de s’attacher à telle ou telle entreprise, il n’y a pas clairement volonté de lui nuire. Cela nous paraît plus relever d’une tendance cool à la critique du travail que d’une pratique consciente de sabotage. C’est le cas aujourd’hui de la part de jeunes salariés qui pratiquent de temps à autre et successivement le chômage volontaire, les CDD ou l’intérim par rapport aux CDI. Cela manifeste certes un refus d’être attaché à la glèbe nouvelle que peut représenter le modèle paternaliste de l’usine à vie, mais un sabotage volontaire, non. C’est plutôt une forme de flexibilité ouvrière envisageable dans le rapport de force favorable d’hier et qui représente le pendant inversé de la flexibilité patronale d’aujourd’hui, dans un contexte devenu défavorable.

Ce rapport au sabotage est le fruit d’une longue évolution depuis l’époque de la CGT syndicaliste révolutionnaire d’avant 1914 prônant le sabotage (cf. la brochure de Pouget), jusqu’à celle de la CGT d’après 1945 qui défend l’outil de travail dans le cadre de la reconstruction et du programme du Conseil national de la résistance. Mais comment expliquer que la CGT étende cette position jusqu’aux événements de 1968 ? Un cap a été franchi avec la mise en place du mode de régulation fordiste et la gestion tripartite des relations sociales qui ont englobé le caractère antagonique du conflit de classe pour n’en faire plus qu’un moment du renouvellement des conventions collectives. Dans cette perspective, la pratique de l’occupation a fait d’une pierre deux coups : enfermement dans l’usine et contrôle de celle-ci. Sécurité et maturité voici les maîtres-mots de la CGT, aux antipodes du mouvement d’insubordination, ce qui permet de comprendre que cette insubordination soit restée très partielle. Elle a visé le patronat dans l’absolu et les chefs en particulier, mais il n’y a pas eu d’insubordination massive contre les syndicats. Peut-être qu’à son corps défendant la CFDT a joué le rôle de soupape de sécurité en se détachant peu à peu de la position syndicale dominante sans pour cela appeler au sabotage. Elle a en effet « couvert » un certain nombre d’actions qui allaient en ce sens et elle a parfois été dénoncée par la CGT pour avoir poussé à des actions illégales ou jugées aventuristes (par exemple à Rhodia-Vaise).

La Gauche prolétarienne ira plus loin dans son soutien comme au moment de la grève chez Brandt à Lyon en 1971 où des ouvriers seront emprisonnés pour sabotage. Elle prône le sabotage comme action exemplaire de préparation à l’action de masse, par exemple, quand le sabotage bloque la chaîne cela fournirait les conditions favorables pour une lutte contre la division taylorienne et fordiste du travail.

D’une manière générale on peut remarquer à partir du mouvement de 68 une rupture relative vis-à-vis des formes d’actions traditionnelles avec le développement des pratiques d’assemblées générales ouvrières et de comités de grève comprenant des non-syndiqués. En effet si la décision de la grève et la décision de reprise restent en général aux mains des organisations syndicales, l’entre-deux produit, surtout dans un premier temps, celui du démarrage de la lutte, les conditions de l’autonomie avec la nomination de délégués de lutte par l’AG. En fait l’extension des formes de sabotage marche de pair avec le développement d’un plus grand contrôle de la base sur la lutte parce que sa pratique est un produit de l’expérience acquise au cours d’une lutte précédente. Ainsi chez Péchiney pendant la grève de Mai-68, les ouvriers ont maintenu les fours à aluminium allumés pour ne pas les détériorer, mais comme la direction n’a pas satisfait leurs revendications, la mémoire ouvrière fit qu’ils sabotèrent des barres d’aluminium au cours de la grève de 1973. Le sabotage est donc un élément du cycle de lutte et pas forcément un acte isolé de révolte comme on l’entend dire le plus souvent.

Base ouvrière contre direction syndicale : une opposition restée limitée

Cette peur vis-à-vis de l’autonomie ouvrière apparaît en creux dans certains tracts syndicaux comme celui en provenance de l’UD-CGT du Nord daté du 18 mai : « … travailleurs du Nord, agissez pour vos propres revendications bien intégrées dans les revendications générales. Jeunes, agissez avec vos aînés pour la défense de vos revendications et de vos droits, et de meilleurs salaires… » On voit transparaître ici la peur du vieux mouvement ouvrier d’être dépassées par la fraction jeune de la classe ouvrière, la peur des nouvelles formes d’action et d’organisation. Le tract insiste ainsi sur la nécessité de rejoindre le syndicat ou de le créer partout où il n’existe pas. 

Ces comités de base apparaissent en mai comme une création spontanée dans la lutte. Ils sont issus du mouvement, de ses propres nécessités. Les révolutionnaires ou membres d’organisations politiques n’en sont pas absents, mais ils n’ont pas prévu leur forme, même si parfois ils ont cherché à la théoriser à partir de l’exemple des conseils ouvriers ou plus généralement à partir de l’idée du nécessaire contrôle des luttes par les travailleurs eux-mêmes. Ces révolutionnaires y ont souvent participé avec leurs propres qualités (expérience, maturité politique), mais aussi leurs propres défauts (préjugés, formules et programme tout fait, volonté avant-gardiste ou pêche à la ligne de militants pour l’organisation), mais dans le feu de l’action ils ont aussi souvent dépassé leurs limites. Ils ont, au minimum, été traversés par l’événement, même si celui-ci ne les a pas bouleversés.

Dans tous les cas, ces organes autonomes sont restés des organes de lutte. À aucun moment (sauf une exception à la CSF, que nous avons signalé) ils n’ont cherché à se constituer en organisations stables visant à concurrencer les syndicats, comme le feront des organes gauchistes, après 68, telle La Base ouvrière chez Renault. Quand ils perdureront, un temps du moins, ce sera pour confronter des expériences, garder un lien. En effet, ces organes autonomes de lutte sont des produits d’un événement particulier, une lutte située et ils n’entrent en concurrence avec les syndicats qu’au cours de la lutte quand la force ouvrière affirme son autonomie relative par rapport au pôle capital. Mais ce n’est en aucun cas une situation tenable en dehors de conditions, objectives et subjectives, laissant entrevoir une possibilité révolutionnaire à court terme. En effet, le pôle travail n’existe pas en dehors du pôle capital. Toute autonomie ne peut donc qu’être partielle, que ce soit dans le cadre de l’affirmation du travail (en France) ou du refus du travail (en Italie). Quand l’autonomie se résorbe pour laisser place à la situation « normale » du rapport de dépendance réciproque entre les deux pôles du rapport social capitaliste, les syndicats peuvent reprendre leur rôle de défenseur de la force de travail… au sein du capital.

Ce qui a été une limite importante, c’est qu’un mouvement comme celui de mai-juin-68 n’a pas vaincu la passivité. Celle-ci a reculé dans le moment d’essor du mouvement général, parce qu’il faut toujours produire des efforts importants dans le premier moment, celui de la rupture avec l’ordre traditionnel des choses, mais cet effort s’est avéré insuffisant dans les usines, là justement où la domination est la plus forte et donc où l’effort de rupture doit l’être aussi. Apparemment et contrairement à la formulation de Marx, les ouvriers modernes n’ont pas « que leurs chaînes à perdre ». Comment Marx qui a théorisé le « travailleur libre », pouvait-il le confondre avec un esclave (salarié) sous prétexte qu’il était exploité et dominé ?

Il n’y a pas eu la volonté de perdre ses chaînes, parce que la condition ouvrière n’apparaît pas ou en tout cas plus à l’ouvrier et a fortiori au salarié, comme un tel enchaînement méritant de prendre le risque d’un désenchaînement qui passerait par une révolution. N’est pas Spartacus qui veut ; n’est pas non plus spartakiste qui veut et les ouvriers de 68 et a fortiori ceux d’aujourd’hui n’ont pas besoin de connaître le sort réservé à Rosa Luxemburg, pour ne pas vouloir se risquer à simplement en avoir l’idée.

Au M22, l’une de nos faiblesses a aussi été de concevoir nos rapports avec les ouvriers dans une perspective marxienne abstraite qui ne voit les prolétaires que sous la forme binaire classe révolutionnaire ou classe aliénée, prolétariat révolutionnaire ou classe ouvrière réformiste et “intégrée”.

Cela conduit à l’impasse théorique de croire que « le prolétariat est tout ou il n’est rien », en oubliant que sa forme concrète de classe ouvrière est fragmentée par le développement des forces productives. Nous ne nous sommes en effet jamais posé la question dans les termes de l’opéraïsme italien sur la « composition de classe », car nous pensions la classe en termes d’unité, sur un modèle finalement hégélien tiré des œuvres de jeunesse de Marx. Or non seulement cette unité n’existait pas (elle n’a jamais existé historiquement ailleurs que dans la lutte et encore, comme possibilité), mais ce que nous faisions et ce que nous voyions nous le démontrait chaque jour. Les jeunes prolétaires se battaient avec nous dans la rue, les OS en avaient plus que marre, les katangais et autres trimards étaient attirés par nous et nous étions attirés par eux, mais nos rapports privilégiés, dans les comités ouvriers-étudiants et dans les comités de quartiers, se réalisaient avec les militants ouvriers chevronnés et déjà politisés, hautement qualifiés si ce n’est semi-artisans. C’était aussi une faiblesse objective. Le mouvement des occupations vidait les usines et ceux qui en sortaient n’étaient plus que des individus-ouvriers certes, mais rendus à l’isolement par un mouvement insuffisant dans les quartiers. Ceux qui y demeuraient ne pouvaient ou ne voulaient guère entrer en contact avec nous et plus généralement avec l’extérieur, sauf en ce qui concerne les petites entreprises qui nous demandaient explicitement de l’aide aux piquets de grève. Il ne s’agissait pas là d’autonomie mais de faiblesse. Il s’agissait bien de solidarité, mais elle n’était pas exempte d’utilitarisme, alors que dans les forteresses ouvrières la supposée position de force des ouvriers les conduisait à s’y enfermer comme dans un château fort.

C’est un fait que les participants aux comités travailleurs-étudiants n’étaient que des individus-prolétaires, ce n’était pas la classe ! C’est remarquable parce que cela signalait le passage d’une situation ancienne dans laquelle l’ouvrier ne trouvait sa confirmation en tant qu’individu que dans son identité d’ouvrier et de classe, à une situation nouvelle dans laquelle l’individu est bien toujours prolétaire mais ne peut plus trouver dans cette affirmation une quelconque identité. Grosso modo cela donnait : « je parle en mon nom propre » ou « ce que je dis n’engage que moi ». Mais pour qu’il en soit autrement, il aurait fallu qu’il se passe vraiment quelque chose dans les usines, même si ce quelque chose ne devait pas conduire à s’y enfermer, mais au contraire à donner puissance à ce qui se passe à l’extérieur. Cela aurait pu aussi constituer un appui, voire une base arrière comme les universités en constituait une. Une base arrière pour faire autre chose et évidemment pas pour s’y enfermer. Dans le cas contraire cela vidait de tout sens ou de toute efficacité ce qui se passait à l’extérieur. Et ce fut le cas pour beaucoup de CA ou comités de quartier.

À Nantes277, le comité central de grève essaie d’organiser les transports de la ville en mettant en place des barrages routiers filtrants avec les transporteurs FO en grève et des bons d’essence pour les transports prioritaires. L’auto-organisation essaie de court-circuiter les corps intermédiaires. Le 27, le comité central de grève s’installe symboliquement dans la mairie marquant sa référence aux actions de la Commune de Paris. Pendant ce temps, des femmes de quartiers ouvriers se regroupent à partir d’associations déjà existantes afin de mettre en place des réseaux de distribution sans intermédiaire. La Chambre d’agriculture est occupée et un appel à la solidarité entre paysans et ouvriers est lancé. Cette solidarité est facilitée par la présence dans la région de Bernard Lambert, un militant très influent parmi les jeunes agriculteurs et qui prône un modèle d’ouvrier-paysan qui correspond d’ailleurs à la réalité de beaucoup de jeunes de la région. Pour lui, la terre n’est qu’un outil de travail pour le paysan et il n’y a donc aucun intérêt à la posséder puisque dans les conditions modernes cela ne peut conduire qu’à l’endettement d’un paysan devenu agriculteur et sous-traitant d’une entreprise capitaliste de l’agrobusiness. Mais Lambert se méfie de tout discours de « retour à la terre » qui couperait la petite paysannerie de ses alliés objectifs que sont les ouvriers issus de la révolution industrielle278. Toutefois, la plupart des initiatives semblent avoir été prises par les étudiants. Par exemple, ils ont créé une espèce de marché dans la faculté, y faisant venir les paysans de la région et les mettant en contact avec les travailleurs.

Une fois le mouvement lancé, des membres des classes moyennes se prêtent à cette gestion directe. Des commerçants, des médecins et pharmaciens également, décident de baisser leurs marges. Des bons sont créés pour les denrées alimentaires payables aux caisses des bureaux d’aide sociale. Mais les Cahiers de Mai insistent moins sur les points noirs : Le comité central de grève n’est pas élu et regroupe des représentants des sept syndicats, dont trois ouvriers, deux paysans, deux étudiants de l’UNEF et ces derniers ne sont finalement admis que comme observateurs !

Certes, cette idée d’unité organique est le fruit d’une lutte contre les unions syndicales départementales particulières, mais elle correspond aussi au schéma trotskiste-lambertiste (accepté par les anarchistes de la région) d’un comité syndical central de grève dont on a seulement changé les dirigeants par rapport aux traditionnels bureaucrates staliniens. La révolution vient toujours d’en haut ! En effet, les confédérations syndicales manœuvrent pour empêcher que les comités de quartier n’élisent à la base leurs représentants. Les « bons » représentants syndicaux sont donc les seuls habilités à prendre les décisions et finalement ils vont se mouler dans les habits des représentants de l’État, substituant un ordre à un autre ordre, entérinant ainsi le fait que la révolution est une question de direction et non pas de subversion des rapports sociaux279. Pour les Cahiers de Mai, « Le comité central de grève se méfie des comités de quartier et leur reproche de ne pas être passés par lui au début. En fait, les comités de quartier vont se révéler beaucoup plus efficaces dans l’organisation du ravitaillement et leur action sera beaucoup plus profonde que celle des syndicats. Partis de la création d’un marché direct de la production, ils vont devenir des cellules de politisation des quartiers ouvriers280 ». Mais quoi qu’en disent Les Cahiers de Mai, dont la position vis-à-vis des syndicats ne sera jamais très claire, il ne s’agit pas là d’une gestion directe même si, parfois, à la base, cela y ressemble. Le mode d’action gestionnaire n’est pas dépassé.

Vers la fin : force et violence de l’État et du capital à Flins et Sochaux

Le pouvoir n’est plus dans la rue

Dès le lendemain du 24 mai, la position tenue jusque-là par le Mouvement du 22 Mars, « le pouvoir est dans la rue » est remise en cause, à Paris comme à Lyon (cf. infra). Au meeting organisé par le M22 à la cité universitaire, ce qui domine c’est la position suivant laquelle « Les barricades, les combats de rue avec la police sont dépassés. Cette forme de lutte, avec les violences qu’elle implique, risque de rapporter des voix au gouvernement gaulliste lors du référendum. L’heure est à l’organisation d’un front révolutionnaire, à la coordination des Comités d’action. Les Comités d’action révolutionnaires abondent en ce sens : « Si vous vous rassemblez, évitez résolument le contact, reculez, retrouvez-vous, revenez. Ne risquez pas l’affrontement qui desservirait la cause de notre révolution. » (L’explosion de mai, op. cit., p. 554).

Cohn-Bendit, de retour en France, est beaucoup plus circonspect, sentant le coup de force du gouvernement qui est encore, à ce moment-là, un coup de bluff. Il déclare à un journaliste : « Pompidou a dit qu’il approuvait tout, sauf l’action de la rue. Et effectivement, si notre mouvement s’est développé, c’est grâce à la rue. Mais cela ne veut pas dire que je sois partisan des massacres. Il y a des formes d’action dans la rue qui ne mènent pas forcément au massacre. Le mouvement actuel a suffisamment montré ses capacités pour pouvoir éviter les affrontements provocateurs de la police. Mais il ne faut pas renoncer à la manifestation de rue parce que la police est décidée à nous interdire la rue. En aucun cas la rue ne doit être sacrifiée à la police… » (ibidem, p. 555).

Il s’agit aussi de se méfier de l’UNEF. À Lyon, par exemple, elle s’est franchement désolidarisée des événements du 24 mai et d’une manière générale, le gouvernement de Pompidou cherche à la transformer en CGT étudiante.

De son côté, le Comité d’action travailleurs-étudiants (CATE) de Censier publie un tract intitulé — peut-être ironiquement par rapport au titre de Lénine — « Que faire ? » dans lequel on peut lire : « Que les travailleurs généralisent l’organisation à la base qui commence à apparaître dans certaines usines. Qu’ils se réunissent en permanence sur les lieux de travail, discutent de l’orientation de leur action et mandatent des porte-paroles pour assurer la coordination indispensable à l’échelon de l’entreprise, de la région, du pays. Ainsi organisés, ils pourront remettre en fonctionnement les usines au profit de toute la collectivité nationale. »

Le 2 juin, c’est l’AG des CA qui doit aboutir à une plate-forme politique sur la base d’un texte proposé conjointement par le M22 et trente CA afin de prendre des mesures d’urgence pour endiguer le mouvement de reprise du travail. Malgré une affiche du mouvement commune au M22, à l’UJC(ml), au Mouvement de soutien à la Cause du Peuple et à la coordination des CA intitulée « La bourgeoisie a peur », les manœuvres politiciennes de la JCR (Bensaïd) font tout capoter en posant un problème de signature commune sous le nom assez vague en apparence de « Comités d’action de la région parisienne ». Or, le mouvement des comités d’action est justement contrôlé par la JCR ! La conséquence en est que vers minuit plus de la moitié de l’AG a quitté la salle. « La JCR s’est emparée d’elle-même » comme dira Baynac (op.cit, p. 236) et elle devient maîtresse des lieux puisqu’elle a fait fuir tout le monde en faisant traîner la discussion et en attendant que les groupes mécontents se retirent peu à peu.

Le M22, l’UJC(ml) et le Mouvement de soutien à la Cause du Peuple se replient sur les Beaux-arts où ils vont fonder la Commission Permanente de Mobilisation qui va jouer un rôle important dans la bataille de Flins. Face à cela le CATE de Censier se déclare lieu autonome qui refuse l’activisme des groupes gauchistes dans lequel le M22 se laisserait entraîner sous l’influence d’individus comme Serge July qui en fait désormais partie tout en faisant équipe avec Geismar.

Le 2 juin, les ouvriers de Saint-Nazaire et de la région continuent la pression en manifestant massivement après le défilé gaulliste. Le 7 juin, nouvelle manifestation qui les amène à la sous-préfecture avec affrontement avec les CRS. Ils font sauter les grilles. La CFDT essaie d’expliquer ces débordements : « Des copains sont lassés parce que rien ne débouche et demandent un durcissement voire la violence, des barricades, etc. »

Les comités ouvriers-étudiants face au reflux

Le soutien aux luttes ouvrières ne faiblit pas mais s’organise en dehors des universités qui ne sont plus, au mieux, que des lieux d’information sur les luttes, rarement des lieux de coordination et de discussion comme le CATE de Censier ou le Comité inter-entreprises de la Halle aux vins. Il est d’ailleurs paradoxal d’assister à ce mouvement de va-et-vient qui voit d’un côté les étudiants tenter de sortir de l’université et de l’autre, les ouvriers et jeunes prolétaires chercher à y entrer. C’est que les facultés offraient des possibilités matérielles importantes (locaux centraux ouverts à toute heure, ronéos, disponibilité militante pour des liaisons et l’organisation ou l’aide aux piquets de grève ouvriers dans les PME) pour des travailleurs ou jeunes prolétaires qui voulaient connaître autre chose que la discipline traditionnelle de l’usine ou celle, nouvelle imposée dans le cadre des occupations (respect de l’outil de travail, rondes de sécurité, parties de cartes et de boules, représentations de théâtre « populaire » imposées, chanteurs « engagés ») par l’encadrement syndical. Le mouvement étudiant représentait alors, partiellement et provisoirement pour eux, une ouverture vers un autre monde. Comme affluaient aussi dans les facultés des militants de tous horizons, une certaine osmose pouvait se réaliser sur la base, non des positions politiques pré-établies de chacun, mais sur la base de l’action. Des groupes de base d’entreprises se formaient, amorces de conseils ou de futurs « vrais syndicats », personne ne pouvait le dire très clairement, qui rompraient enfin avec la routine des revendications et formes de lutte traditionnelles. Certains pensaient que les délégués informels des diverses entreprises représentées continueraient à animer les luttes comme le firent les shop stewards anglais, à se rencontrer, soit pour échanger des informations (position d’ICO281), soit pour se donner consciemment une base théorique commune de laquelle se dégagerait un groupe agissant comme moteur du rassemblement, mais sans le diriger pour autant (position du GLAT)

Les groupes inter-entreprises pouvaient donc apparaître comme une permanence matérielle de ces noyaux d’entreprise, plus que comme une fédération de ces noyaux282. Le reflux du mouvement montra leur peu de capacité à influer sur le cours des choses. À la mi-juin déjà, le but n’était plus que de tenter de maintenir en grève quelques entreprises pour préparer une reprise des luttes jugée certaine à court terme. La majorité des CA ou comités de base cherchaient à impulser des actions, mais se retrouvaient en fait en position d’avant-garde et à contre-courant car les travailleurs reprenant le travail, les liaisons inter-entreprises ne pouvaient plus que se faire en dehors du travail et ne concernaient plus que les ouvriers les plus impliqués et les « révolutionnaires professionnels ». Pourtant, ça et là, il y avait des tentatives de s’organiser pour éviter les manipulations syndicales en faveur de la reprise. À Rhône-Poulenc Vitry bien sûr, mais aussi chez Thomson où après une troisième rupture des négociations, un comité de base est créé qui regroupe des syndiqués et non syndiqués. À Hispano-Suiza on en parle aussi et à Nord-Aviation, l’échec des négociations favorise l’idée de la nécessité de comités de base.

L’exemple de la reprise du travail à la RATP est particulièrement significatif283. Le comité d’action RATP, pas plus que le Comité inter-entreprises, ne purent empêcher la CGT de jouer les dépôts les uns contre les autres, annonçant séparément de faux résultats. Pourtant, de nombreux conducteurs de bus ou ouvriers/employés étaient venus à Censier au plus fort de la grève et le 10 juin, ils sont environ cinq cents à se masser dans l’un des grands amphithéâtres de Censier. Onze dépôts, neuf lignes et un atelier sont représentés. À l’ordre du jour, non pas simplement la résistance à la reprise, mais la relance de la grève à partir d’un secteur clé qui peut bloquer l’activité générale.

Un bilan est fait qui montre le manque de liaison entre les dépôts. Un comité de liaison est mis en place, mais une autre position apparaît dans l’AG, animée par les plus jeunes employés. Elle consiste à proposer le passage immédiat à l’action à partir de quelques dépôts les plus forts. Elle s’impose finalement, mais dans la confusion, alors que, d’après Baynac, les deux options ne s’excluaient nullement. La plus immédiatiste l’a emporté parce qu’elle apparaissait plus radicale alors qu’elle reposait sur l’illusion d’une AG de cinq cents salariés (ce qui n’est pas rien effectivement et peut même apparaître grisant) quand il y a des milliers de salariés à la RATP disséminés sur tout le réseau. Or, cinq cents salariés de la RATP prêts à se battre à la base pour faire bouger les choses le 15 mai, oui c’était possible quand le mouvement était en plein essor ; le 10 juin, c’est trop tard, cela ne regroupe et ne représente plus que des opposants à la ligne syndicale qui font bloc dans la chaude ambiance de Censier, mais se retrouvent dispersés quand ils retournent à la base dans leurs dépôts.

Un tract issu du dépôt Nation proclame en clap de fin : « Les responsables syndicaux qui prétendent pouvoir autour d’une table, avec les patrons être en position de force, réformer les réformes, cultivent proprement des illusions. ».

ICO en tire sa leçon habituelle : « Il n’y a pas d’autre leçon à tirer de ces faits [la reprise à la RATP, mais aussi de situations similaires dans d’autres entreprises, NDLR] que l’action et l’efficacité d’un tel noyau ne dépendent pas de la bonne volonté ou des moyens matériels de ceux qui l’animent, mais uniquement de ce que veulent faire (ou ne pas faire) les travailleurs. » Mais alors, si la puissance d’un mouvement comme le Mai français ou l’automne chaud italien n’est pas suffisante, qu’est-ce qui le sera ? N’y avait-il pas aussi une erreur théorique de départ ? C’est ce que nous commencerons à poser, avec d’autres, quelques années plus tard, mais déjà il aurait fallu le faire dès juillet, pousser à la discussion alors que c’était encore l’idée de l’action qui l’emportait.

Puis, peu à peu, le collectif inter-entreprises devint le champ des oppositions groupusculaires ; les plus groupuscularisés (pro-chinois et Voix Ouvrière) se retirèrent les premiers, laissant les plus informels (membres du GLAT et ex-membres de Pouvoir ouvrier) face au reflux, puis au vide.

C’est bien au moment de la reprise du travail que le manque de rapports antérieurs entre travailleurs et étudiants apparaît le plus cruellement, par exemple à la gare Saint-Lazare où les cheminots sont allés appeler les étudiants de la Sorbonne pour les aider à se coucher sur les rails afin d’éviter que les trains immobilisés puissent repartir. L’appel sera peu entendu car il est trop tard des deux côtés284. Les travailleurs ont attendu trop longtemps pour s’unir à ce qui avait été la force vive du mouvement dans la première quinzaine de mai et les étudiants se sont de toute façon lassés d’être renvoyés à leur statut de petits-bourgeois ou de gauchistes. Peu de monde répondra à l’appel, à part ceux qui sont malheureusement devenus (souvent malgré eux) des « spécialistes » de la liaison travailleurs-étudiants. Ainsi, le comité de Censier interviendra avec l’appui de postiers munis d’affichettes proclamant « La violence, c’est de Gaulle, le pouvoir, c’est vous ».

Des problèmes matériels (fermeture de la Halle aux vins) donnèrent l’impression d’un nouveau démarrage avec la fusion, de fait, à Censier, des deux comités inter-entreprises, mais ce n’était que feu de paille. Outre l’opposition entre travailleurs « autonomes » et militants de groupes politiques, qui redevenaient de plus en plus militants de leur organisation, se faisait jour une opposition entre les problèmes et les besoins pratiques des travailleurs de base et un traitement plus politique et théorique des questions par les personnes ou groupes politisés. Un bon exemple nous est donné par les discussions concernant la question de la position à tenir vis-à-vis des syndicats. Dans les usines, cette question ne se posait que de façon concrète et non pas en rapport avec une position de principe du type : « Quand est-ce que les syndicats ont commencé à être des rouages du système capitaliste ? » Chaque travailleur avait au contraire des réponses pratiques. À la ligne de Sceaux de la RATP, aux PTT de Lyon, les ex-CGT avaient choisi d’intégrer la CFDT. La tentative de « prendre position » sur les syndicats fut donc un échec et elle créa aussi un malaise du fait que ceux qui faisaient un choix pratique se sentaient jugés par ceux qui faisaient un choix uniquement théorique, certes en s’appuyant sur l’histoire des luttes de classes, et plus ou moins explicitement anti-syndical par principe.

Un tract, fruit d’une réunion à cinquante à Censier, appelle à une AG pour le 10 juin ; à partir de cette position maximaliste et il est diffusé à partir du 8. Un coup de force apparaît possible à partir de cette position théorique qui se veut stratégique, mais ce n’est qu’un forçage de la lutte quasiment désespéré qui cherche à contrebalancer le forçage pour la reprise effectué par la CGT. Il ne correspond d’ailleurs plus à un rapport de forces permettant d’espérer une nouvelle offensive ouvrière.

Hallali à Flins

À Flins, la grève a démarré le 16 mai, après Cléon. C’est une usine qui est en amont de la chaîne de production et présente des caractères particuliers au sens où elle concentre surtout des ouvriers spécialisés à la chaîne (OS), travailleurs immigrés ou fils de paysans. Un nombre important de militants gauchistes (maoïstes et Voix ouvrière) y est implanté de longue date pour les trotskistes, de façon plus récente pour les maoïstes, pour la plupart “établis”, mais qui vont y trouver des conditions très favorables pour leur activité.

En effet, la question de la maîtrise se pose différemment que dans l’entreprise mère, car Billancourt a eu tendance à exiler à Flins tous les gardes-chiourmes devenus indésirables au fil des luttes qui se sont produites régulièrement dans « La forteresse ouvrière ». L’intention de la direction générale de la régie était de faire de l’entreprise de Flins une usine disciplinaire dans laquelle la question de prendre l’initiative d’une grève ne se poserait pas. C’est donc la conjonction de la grève généralisée et de la grève avec occupation dans les autres établissements de la Régie qui va permettre l’explosion de la lutte à Flins. Les piquets s’organisent. La CGT insiste comme d’habitude sur les revendications quantitatives pendant que la CFDT parle cadences et conditions de travail et elle est en position de force ici. Après Grenelle, la maîtrise va utiliser des ruses de Sioux pour essayer de faire voter la reprise du travail. En vain. C’est à la police alors de faire son “travail”. Les jeunes ouvriers sont surexcités car ils trouvent tout d’un coup un débouché à leur mal-être, à l’absence de débouchés quand ils sortent des centres d’apprentissage des Mureaux où on ne leur propose rien à la sortie ou alors des postes qui ne correspondent pas à leur qualification.

La révolte latente va trouver son exutoire dans cette volonté de refuser la reprise du travail, de mener la grève jusqu’au bout. L’arrivée de la police ne fera que jeter de l’huile sur le feu285. Les étudiants, pourtant aguerris qui ont bravé les barrages des forces de l’ordre pour venir leur prêter main forte286 semblent, de l’avis général, beaucoup plus calmes. Geismar est aux Mureaux pour un grand meeting le 7 juin287. Les grenadages ne laissent pas terminer le meeting. Les étudiants font part de leur expérience de lutte contre la police, mais le terrain, en rase campagne, ne se prête guerre à la résistance. Le lendemain, au meeting d’Élisabethville, la CGT essaie de s’opposer à une prise de parole des étudiants, mais la base pousse : « La parole aux étudiants, la parole aux étudiants » et en direction des organisations syndicales : « Vous n’allez pas vous opposer à la volonté de la base » ou « Vous êtes des dirigeants ou des représentants ? »

Les jours qui suivent, c’est la chasse à l’homme, mais surtout la chasse à l’étudiant, sans qu’il y ait véritablement de riposte ouvrière autre qu’une aide logistique aux étudiants en détresse. Le mouvement est tombé dans un guet-apens et le Comité de mobilisation en est en grande partie responsable.

C’est l’état de siège et pourtant, dans cette situation terrible de déclin d’un mouvement de lutte, l’ordre s’impose déjà. Ainsi, pendant que les ouvriers de Flins continuent (le 10 juin) à voter contre la reprise et que le 11 des milliers d’ouvriers réoccupent l’usine la nuit même, seule une petite centaine d’étudiants restent à Flins sous l’influence de la CGT prolétarienne maoïste. Le jour, Gilles Tautin meurt noyé au cours d’une course poursuite avec la police. La grève s’achève le 17 juin288, mais la reprise du travail le 19 se fait dans le désordre total puisque la CFDT289 et les « syndicalistes prolétariens » appellent à la poursuite de la grève. 41 % des ouvriers votent pour la poursuite de la lutte. Les gauchistes poursuivent leur implantation dans l’usine avec l’établissement de militants maoïstes (Gauche prolétarienne et Comité de base), mais ils profitent aussi d’une rupture entre une partie des ouvriers les plus combatifs et leur syndicat CGT290. Les suites de ce conflit (19 grèves jusqu’en février 1973 !) seront analysées dans notre partie sur l’après-68.

L’usine sera une des dernières à résister, jusqu’au 17 juin, où un tract cédétiste titre encore « C’est insuffisant291 » dans un climat de tension avec les chefs qui a atteint un très haut niveau pendant la grève. Une tension que l’UJC(ml) pro-chinoise présente dans l’entreprise a encore avivée puisqu’elle fait de cette attaque contre les chefs une des bases de sa stratégie d’implantation parmi les ouvriers immigrés et les jeunes.

Que penser des événements de Flins ?

Certains, comme Lucio Magri292 y voient des « provocations policières » dans le but de servir de prétexte à la liquidation du mouvement des occupations dans les facultés et à leur fermeture par les forces policières, prétexte aussi à l’interdiction des groupes d’extrême gauche. D’autres, comme Pierre Vidal Naquet293 y voient une « nouvelle flambée de fraternité étudiante et ouvrière » alors que Baynac relativise en parlant d’une simple alliance de circonstance entre étudiants et ouvriers sans que ne se réalise l’alliage qui était le but du CATE de Censier294. J.-F. Narodetzki parle plutôt d’un coup de force de Geismar qui s’autorise sans le moindre mandat à parler au nom des étudiants, c’est-à-dire finalement au nom du Mouvement du 22 Mars qu’il usurpe (Courant alternatif, hors série no 13, avril-juin 2008, p. 50). Il considère que c’est à cette date et dans cette action-là que commence le déclin du M22 comme représentant implicite du mouvement. Un cri d’alarme acté dans La Tribune du Mouvement du 22 Mars datée du 18 juin qui dénonce une clique de bureaucrates léninistes agissant en son sein [sans doute vise-t-il Roland Castro, entre autres, NDLR], érigeant leur pouvoir en vue d’une monopolisation de l’information. La Tribune dénonce les groupuscules qui prétendent « capitaliser l’avant-garde » et font « refleurir l’idéologie réactionnaire de l’organisation pyramidale : le CC, le BP, le Secrétariat, le parti d’avant-garde, les organisations de masse, “courroies de transmission”, etc. ».

Pour nous, la question est moins tranchée. Il ne fait pas de doute que c’est l’occasion d’une nouvelle démonstration de solidarité entre étudiants et travailleurs et une nouvelle preuve du rôle de frein joué par la CGT dans les luttes, mais les bases d’intervention ne sont pas claires. Il apparaît nettement, à la lecture du livre collectif La grève à Flins, que les étudiants sont allés faire profiter les ouvriers de Flins de leur expérience combattante acquise au cours des affrontements parisiens, mais sans aborder les questions de front, telles que : comment comprendre les positions syndicales, comment s’auto-organiser, comment réoccuper l’usine, comment répondre à la violence de l’État et à quel niveau ? Il est un peu dommage que Jacques Baynac termine son livre par les larmoiements de Geismar sur le fantasme de la lutte armée et la révolution comme vie et non comme mort.

Les morts et blessés graves de Peugeot-Sochaux n’entraînent que peu de réactions et signent l’enterrement du mouvement

À Peugeot Sochaux, c’est paradoxalement la direction qui a poussé à la grève dans une usine de 26 000 travailleurs dont 15 000 OS étroitement contrôlés par les syndicats indépendants. Dès le 13 mai, le patron avait mis une pancarte aux portes de l’usine indiquant : usine fermée295. Il y eut un meeting et comme quelque chose d’indéfinissable dans l’air, l’impression d’un mouvement sans que l’idée d’occupation se fasse jour clairement. Pour James Schenkel296, c’est le patron qui a remis les clés des bureaux au responsable CGT-PCF de l’usine le 18 mai. Et le 20, le drapeau rouge flotte sur l’usine. Un comité de grève est organisé et tous les soirs des AG ont lieu. Les ouvriers appellent ça « le forum » et les débats semblent y avoir été assez libres, « ça ne plaisait pas à certains parce que ce n’était pas très organisé297 ». Quel doux euphémisme pour désigner l’attitude des syndicats ouvriers, certes peu puissants chez Peugeot ! Quoi qu’il en soit, l’occupation est très minoritaire (400 personnes environ par rapport à un effectif de 22 000) et le groupe trotskiste Voix ouvrière (Lutte ouvrière par la suite) y joue un rôle non négligeable.

La direction va longtemps jouer les abonnés absents puisque le cahier de revendications est adressé à la direction le 23 mai et que la première réunion avec la direction ne surviendra que le 31 mai. Soit trois jours après les accords de Grenelle ! Le 4 juin, la direction essaie de faire voter sur ses propres propositions dont elle sait qu’elles seront de toute façon acceptées puisque les syndicats ont organisé, de leur côté, leur propre vote, avec seulement 20 % de votants et parmi eux une majorité pour la reprise. Et effectivement, le scrutin syndical donnera le même résultat en faveur de la reprise que le scrutin patronal. C’est une nouvelle victoire de la démocratie syndicale !

Finalement, la reprise est votée à quelques voix près. La CGT et FO ont appelé à voter pour la reprise alors que la CFDT se prononçait pour la poursuite. Mais ces consultations sont récusées par les grévistes avant tout vote. Le lundi 10, un cortège ouvrier (essentiellement des jeunes) se forme à la Carrosserie sur le modèle de ce qui s’est fait à Renault-Cléon et se fera à la Fiat. Il passe d’atelier en atelier afin de mobiliser pour un redémarrage de la grève, contre les récupérations obligatoires d’heures perdues pour fait de grève, le non-paiement des heures de grève, contre l’augmentation des cadences pour rattraper les retards par rapport au cahier de commande, toutes mesures prises par la direction pour sanctionner implicitement le fait de grève. La CGT et la CFDT prennent le train en marche et soutiennent la grève « à condition que tout se passe dans le calme et la dignité ». Dans l’après-midi, l’usine est à nouveau occupée et un comité de grève fait réinstaller les drapeaux rouges aux onze portes de l’usine.

Le 11 à 3 h du matin un millier de gardes mobiles et CRS envahissent l’usine à la surprise générale. Ils matraquent les dormeurs et c’est la débandade, mais rapidement les grévistes montent des barricades sur toutes les voies d’accès à l’usine. Aucun étudiant ni gauchiste n’est là contrairement à ce que racontera dans ses mémoires un notable du PCF qui mentionne des jeunes casqués et armés298. Comment cela aurait-il été possible alors même que le préfet du Doubs et la direction régionale n’étaient pas au courant de l’opération projetée299 ? Ce sont donc les grévistes chassés de l’usine par les forces de police qui construisent les barricades. Ils ne sont ni jeunes ni vieux, ils sont furieux et c’est vrai que l’image, le bruit, la fureur des barricades parisiennes se sont répandus jusqu’à eux. La construction de ces barricades est plus problématique qu’à Paris ou dans n’importe quelle grande ville car le terrain est à découvert et il faut y transporter des camions, des vieux pneus, des parpaings, des bidons de gas-oil et des bordures de trottoir pour les dresser.

Ceux qui arrivent en car pour travailler et qui sont reçus de la façon habituelle par les CRS, deviennent comme enragés300 et passent à la contre-offensive, car par rapport à Flins, il n’y a pas eu de guet-apens. Ce sont plutôt les forces de police qui se retrouvent dans une souricière quand les ouvriers attaquent la porte centrale. Acculés derrière les grilles, ils vont sortir les armes et tirer. Mais contrairement à ce qui a été colporté, les deux morts suite à l’affrontement ne l’ont pas été pour leur participation active, mais plutôt pour cause de bavure. L’un d’entre eux d’ailleurs, Henri Blanchet, n’était pas gréviste et regardait juste les affrontements, juché sur un mur, l’autre Pierre Beylot était sur le trottoir en face de la porte centrale, mais ne participait pas au premier rideau de combattants. Comme le dit Goux, la mémoire ouvrière a fait de ces deux ouvriers le symbole d’une lutte à laquelle ils n’avaient pas pris part. Ils sont « tombés pour le libre exercice du droit de grève » déclare la plaque commémorative à leur honneur, alors que Serge Hardy, jambe broyée par une grenade, amputé au-dessus du genou et Joël Royer au pied arraché par une grenade, qui étaient grévistes et se sont réellement battus ont été des oubliés de la répression. Cette différence de traitement pourrait apparaître anecdotique si elle ne disait pas beaucoup sur le mouvement ouvrier à l’époque et sur les limites de la lutte. Ce n’est pas la lutte anti-capitaliste qui est le marqueur, mais la démocratie. Celle-ci a le droit de se défendre quand on l’attaque (tant pis pour Royer et Hardy), mais elle ne doit pas commettre de bavures (on commémore la mort de Beylot et Blanchet). Nouvelle victoire de la démocratie et défaite du mouvement. Il n’y avait pas besoin d’attendre les élections de juin pour le savoir !

Vers 19 h, après le départ des CRS de l’intérieur de l’usine, 300 jeunes ouvriers attaquent le cercle-hôtel de Peugeot réservé aux cadres et qui fut le QG des CRS. Ils cassent et saccagent tout ce qui se trouve sur leur passage. Les CRS firent de même au cours de leur retraite en gazant et arrosant de grenades les villages traversés, visant aussi la foule et des enfants conduits par leur curé ! Si des scènes imprécises de chasse à l’homme forment le souvenir de Flins, à Sochaux des scènes évoquent plutôt une situation « à l’italienne » avec l’image de gradés CRS pistolets au poing et faisant feu, d’un CRS motard littéralement lapidé par les manifestants, d’un command-car mis à feu. De multiples bruits courront sur les policiers jetés dans la rivière ou dans des cuves d’acide, que l’un d’eux aurait été tué à coups de barre à mine, que certains ouvriers étaient repartis chez eux pour scier leurs fusils de chasse en prévision de la bataille de la nuit et qu’à l’inverse, des ouvriers brisèrent les fusils pris aux CRS en déroute. Mais peu importe, pour nous, de démêler ce qui relève ici des faits ou de la légende. Nous ne sommes pas des entomologistes des luttes de classes. Ce qui compte, c’est que cette guerre de classe à Sochaux s’est déroulée dans l’isolement le plus total et qu’aucune réponse, de la part de quiconque, ne fut donnée. Comme l’indique Goux, l’usine mérite bien son nom de « l’Enclave ». Pourtant, des protestations du type que celle pour Pierre Overnay, dans le contexte de l’époque, n’auraient-elles rien donné ? On ne recensera qu’une manifestation parisienne dans la nuit du 12 au 13 juin avec de nombreuses violences et deux mille arrestations. Rien en province, même pas à Besançon, la ville universitaire la plus proche où les ouvriers de Rhodia ont été très actifs. Tragique quand on pense à ce qui se passera dans cette ville cinq ans plus tard avec la solidarité autour de la lutte à Lip. C’est comme si la solidarité ouvrière et populaire ne se montrait à la hauteur que quand l’enjeu comme les risques sont limités.

Devant les débordements, les syndicalistes et partis de gauche ripostent à leur manière par voix de presse et affichent leur volonté que tout rentre dans leur ordre301.

Le 13 et le 14 ont lieu les enterrements des deux ouvriers. Le 17, les propositions patronales sont refusées, mais celles du 19 acceptées. Le travail reprend le 20. Les accords n’apportent pas grand-chose aux salariés de Peugeot, mais par contre les syndicats sont récompensés par une loi sur l’exercice du droit syndical. La machine peut commencer à ronronner avec un patron qui a semble-t-il tourné la page du syndicalisme indépendant pour tendre maintenant la main aux syndicats ouvriers. La frousse a été réelle, il faut changer de cap.

Renault-Flins et Peugeot-Sochaux sont maintenant aux mains des forces de l’ordre. La Sorbonne et l’Odéon ont été nettoyés par les efforts conjugués de la police et des médias. Le message est clair pour ce qui reste de grévistes et la CGT peut parachever le travail. Pour ne prendre qu’un exemple, la CGT de Peugeot-Sochaux, en pleine explosion de violence a coupé le ravitaillement en eau des lances à incendie qui auraient pu servir à repousser les CRS et qui garantissaient l’usine comme forteresse ouvrière.

 

Notes

182 – Selon les termes d’Ingrid Gilcher-Holtey in « Éléments pour une histoire comparée de mai 68 en France et en Allemagne », université de Bielefeld, disponible sur le site Le prolétariat universel.

183 – Henri Simon, « ICO et l’IS. Retour sur les relations entre Informations correspondances ouvrières et l’Internationale situationniste », Échanges et Mouvement, 2006.

184 – Cet aspect symbolique de la Sorbonne, on l’a encore vu resurgir, en 2006, pendant le mouvement contre le Contrat Première Embauche (CPE). La mémoire de Mai-68 parle encore à un point tel qu’une occupation de la Sorbonne n’est aujourd’hui plus tolérable pour le pouvoir en place.

185 – La pièce de théâtre les Paravents de Jean Genet venait d’y être jouée d’où le jeu de mots du slogan.

186 – M22 : Ce n’est qu’un débutop. cit., p. 63-64.

187 – Un tract des Enragés du 12-13 avril 1968 éclaire cette pratique (cf. p. 37-38 brochure sur les rapports ICO/IS, op. cit.). Ce type de pratique du coup de force se retrouve chez des épigones pro-situs des années quatre-vingt, comme l’indique Guy Fargette dans le no 3 de son bulletin Les mauvais jours finiront, à propos du mouvement de 1986.

188 – Comme l’IS l’indique dans La véritable scission dans l’Internationale, dans lequel il est reconnu que Vaneigem ne rentrera de ses vacances sur Paris qu’une semaine plus tard. Il ne participa donc pas directement à l’appel à l’action immédiate du 15 mai. (p. 14). cf. également, L’amère victoire op. cit. p. 114.

189 – Cf. Le numéro du Prolétariat Universel de janvier 2008.

190 – Sauf pour ce qui concerne la région lyonnaise et indication contraire l’essentiel des sources sur les grèves ouvrières proviennent des Cahiers de Mai et dans une moindre mesure de la brochure commune ICO-Noir et rouge sur le mouvement de mai 1968.

191 – Une enquête menée auprès de 182 entreprises du Nord fait apparaître que les ouvriers se sont mis en grève par eux-mêmes dans 15 % des cas. L’enquête signale aussi un débordement des syndicats dans 16 % des cas (Kergoat, in Artous (dir.), op. cit., p. 86).

192 – Pierre Naville, Jean-Pierre Bardou, Philippe Brachet, Catherine Lévy, L’État entrepreneur, le cas de la Régie Renault, Anthropos, 1971, p. 163.

193 – Pour plus de détails sur les grilles, on peut se reporter au supplément à la revue Temps critiques, intitulé : « Quelques compléments et retours à propos de l’accord national interprofessionnel (ANI) », disponible sur le site de la revue. Ces grilles ont tendance à tomber en désuétude à partir du moment où la notion de qualification (concrète et relativement objectivable à partir de la notion de force de travail) laisse sa place à celle de compétence (notion à la fois abstraite et subjective à travers la notion de ressource humaine).

194 – Cf. Ouvriers face aux appareils, une expérience de militantisme chez Hispano-Suiza, Maspero, 1970.

195 – Ouvriers face aux appareils, op. cit., p. 174 et sq.

196 – Ce dernier slogan a été repris par le publiciste Ségala pour le placer au centre de la campagne de Mitterand pour les élections présidentielles de 1981. Mais 1981 a bien été l’excrétion du mouvement de Mai-68, un Charléty devenu possible et surtout acceptable pour une dynamique du capital qui a eu besoin de s’appuyer sur sa fraction « de gauche » à travers l’arrivée au pouvoir de l’union de la gauche

197 – Il y eut plusieurs réunions en commission sur les rapports ouvriers-étudiants et sur la lutte, avec non seulement des représentants du snesup et des membres du M22, mais aussi des membres des comités de grève de Sud-Aviation et Nord-Aviation (par exemple, le 8 juin, mais là aussi, c’est bien tard).

198 – Nous retrouvons ici, les discussions qui vont avoir lieu en Italie à partir de 1969.

199 – Ce sont les salariés correspondant à la catégorie ETAM (employés-techniciens, agents de maîtrise). Les ouvriers ne le seront que dans le cadre des contrats de progrès de l’équipe Chaban-Delors en 1969-1970. Quelques entreprises avaient devancé cette mesure d’ampleur nationale, dès 1965 dans les houillères de Lorraine, à la SNCF et aussi dans des entreprises sous-traitantes des Charbonnages de France.

200 – C’est très proche de la situation italienne de 1969 où les conseils de délégués de base vont de fait travailler à l’unité syndicale dans le secteur de la métallurgie.

201 – Cohn-Bendit, Le gauchisme…, op. cit. p. 128.

202 – Par exemple en proposant pour le 10 mai une marche sur la prison de la Santé plutôt que sur le ministère de la Justice (proposition de la FER lambertiste).

203 – Belfond, 1975, p. 28-29

204 – C’est par exemple la différence avec les groupes gauchistes italiens, aussi intéressants soient-ils, comme Potere Operaio et Lotta Continua qui, à un certain moment, se reposeront, malgré une première phase très spontanéiste, la question léniniste du bon rapport entre tactique et stratégie et finalement celle du parti comme avant-garde politique organisée. En revanche, ces groupes n’hésiteront pas à appeler à des manifestations complètement indépendantes des organisations du mouvement ouvrier.

205 – On retrouvera cela dans le mouvement étudiant turinois et ce que Luigi Bobbio appelle « la stratégie des objectifs intermédiaires ».

206 – Aux cris de « À la Sorbonne » qui proviennent de certains manifestants et qui impliquent un affrontement direct avec la police qui la garde, Cohn-Bendit répond par un « Occupation du Quartier latin, mais sans attaquer les flics » rejoignant ici la ligne syndicale de Geismar et Sauvageot. Cette, occupation passerait par la formation de petits groupes de discussion et d’action dispersés dans tout le quartier afin d’éviter le face à face facteur d’affrontement direct.

207 – Cf. Schnapp, Journal…, doc. 97, p. 251-254.

208 – S. Bologna et G. Daghini, « Maggio in Francia », Quaderni piacentini, no 35, 1968.

209 – Sur le CATE, cf. le livre de Jacques Baynac : Mai retrouvé, Laffont, 1978. Pour ce premier tract, cf. op. cit., p. 119.

210 – Parmi les premiers travailleurs à contacter le comité se trouvent des salariés de l’entreprise intérimaire Manpower, mais le comité ne sait pas trop comment agir et les met en rapport avec la CFDT. Deux jours après, ils occupent l’entreprise à quatre !

211 – Mouvement du 22 Mars, Ce n’est qu’un début continuons le combat, La Découverte, 2001, p. 36 et 38.

212 – Cf. Henri Simon, « Retour sur les relations entre ICO et l’IS », Échanges et Mouvement, 2006 : « Contrairement à ce qui a été colporté au sujet de Mai-68, les contacts entre ouvriers et étudiants ne purent s’établir, principalement en raison de l’obstruction des syndicats (et pas seulement de la CGT), qu’à l’extérieur des lieux de travail, et souvent de façon individuelle plus que collective. Un exemple est donné par la marche du 17 mai sur Billancourt au cours de laquelle les étudiants ne purent “dialoguer” avec les ouvriers de Renault occupant l’usine qu’en restant dans la rue et les ouvriers en haut des murs, à l’intérieur. Je puis témoigner que même dans une grosse boîte d’assurance, les Assurances générales, dominée par la CFDT, FO et la CGC, notamment dans le comité de grève, les étudiants de la faculté de droit (pourtant pas des gauchistes) ne purent entrer dans les bureaux du siège occupés. » (note 40, p. 42). Mais pour Henri Simon, c’est plutôt une bonne chose puisque ce sont les ouvriers de Renault qui doivent décider de ce qui se passe à Renault. On voit poindre ici sa différence de position (qui est celle d’ICO), par rapport à celle des anciens de Pouvoir ouvrier ou par rapport à celle du GLAT.

213 – Le Groupe de liaison pour l’action des travailleurs (GLAT) éditait un bulletin Lutte de classe, au dos duquel on pouvait trouver : « Le GLAT se donne pour tâche de :

– rompre l’isolement des minorités gauchistes qui existent un peu partout ;

– créer des liaisons qui aideront la classe ouvrière à organiser elle-même son action ;

– interpréter et diffuser largement les informations étouffées par la presse bourgeoise et bureaucratique ;

– appuyer par la propagande et l’action les luttes engagées par les travailleurs ;

– il ne s’agit pas de former de nouveaux dirigeants, un nouveau parti ou un nouveau syndicat. L’organisation révolutionnaire — indispensable pour éviter la dispersion des efforts — n’aura ni hiérarchie ni organes de direction spécialisés, les décisions étant prises par l’ensemble des militants ;

– loin de prétendre faire la révolution à la place des travailleurs, il s’agit au contraire de leur faire mieux connaître la possibilité qu’ils ont de se libérer par leurs propres moyens de l’esclavage capitaliste ».

214 – C’est la concentration et l’intensité de la lutte sur un temps très court qui pose la question sous cette forme du ou/ou. En Italie, à la même époque, une scansion plus longue du cycle de lutte conduira à dire alternativement l’un ou l’autre puis l’un et l’autre.

215 – Terme repris de l’opéraïsme italien et qui distingue les revendications traditionnelles des autres, ce qui ne correspond pas exactement à la distinction faite en France, entre revendication quantitative et revendication qualitative. Ainsi une revendication quantitative devient discriminante quand il s’agit par exemple d’une augmentation exorbitante par rapport à la loi de la valeur ou dit autrement quand le salaire devient une variable indépendante de la productivité (cf. partie II).

216 – Cf. Baynac, op. cit., p. 121-122. On peut dire que presque nulle part il n’a été élu de comités de grève ; la nécessité bureaucratique de se faire désigner en tant que « représentant de l’AG » était abolie. C’est toute l’idéologie démocratiste des mandats qui, tendantiellement, se trouvait mise en cause.

217 – Dans Black and Red, 1969, traduit et reproduit dans la revue (Dis)continuité, no 18, septembre 2004, p. 295-355. Les deux auteurs pré-cités ont beaucoup réfléchi sur la question de la composition de classe, même s’ils n’emploient pas explicitement le terme. Ils cherchent donc à voir ce qui a séparé les différentes composantes : jeunes/anciens, français/immigrés. Pour eux, c’est le manque d’unité de la classe qui expliquerait en partie l’échec de la jonction étudiants-ouvriers. Mais cette unité de la classe « en soi » n’existe pas. Elle n’existe, éventuellement, que dans la lutte. Il est néanmoins sûr que le fait qu’en France l’immigration ait été externe/étrangère, n’a pas eu les mêmes conséquences qu’en Italie où l’immigration a été interne/nationale. Les travailleurs immigrés en France n’ont que peu participé au mouvement politique d’insubordination de mai-juin-68, alors qu’ils ont souvent été à l’origine des luttes d’OS sur leurs problèmes spécifiques dans les années suivantes. Par contre, en Italie, la conjonction a été presque immédiate entre les luttes de 68 dans les grandes entreprises du Nord, sauf à Fiat qui comprenait encore peu de méridionaux et celles de 1969 où les embauches avaient redoublé et où la Fiat était devenue un pôle de référence. Perlman occulte aussi le fait que Citroën, avec Simca, constituaient des exceptions parmi les grandes entreprises, vu le caractère très anti syndical de directions qui avaient décidé de favoriser le développement de « syndicats indépendants » plus ou moins contrôlés par des fascistes du pays d’origine (anciens oustachis pour les Yougoslaves, polices de Franco et Salazar pour les Espagnols et Portugais, indicateurs du FLN pour les Algériens). Il y a là un point commun avec Fiat qui, dans les années cinquante, avait organisé la chasse aux syndicalistes de gauche et promu un syndicat de droite (CISNAL).

Du fait de cette faiblesse d’implantation par rapport aux autres grandes entreprises de la métallurgie, la CGT n’a pu faire barrage aux actions ouvrières autonomes. Toutefois, si on regarde le contenu des tracts sortis par ce CA-Citroën « autonome », il est très peu différent de tracts maoïstes stéréotypés.

218 – La Gauche prolétarienne en tirera les leçons, puisqu’en juillet 1968 elle centrera son action sur des problèmes d’entreprise bien spécifiques comme la récupération non payée des heures de grève. Le comité d’action de Citroën a participé à la lutte et sans doute aux actes de sabotage qui ont touché la production automobile à ce moment-là. En cette occasion, les ouvriers retournent leur savoir-faire pour saboter astucieusement de façon à passer l’épreuve du vérificateur pour que la destruction n’apparaisse qu’en bout de chaîne.

219 – Extrait du compte rendu de l’AG du CATE du 18 mai (archives Censier).

220 – Ibidem, 19 mai.

221 – Baynac a l’air de penser que l’affrontement direct est un choix du mouvement, mais c’est l’État qui décide et non pas le fait qu’il s’agisse d’un mouvement ou un parti. La JCR et le PSU avaient bien la structure d’un parti et ce sont eux qui se sont le plus opposés aux affrontements et qui ont défendu les armureries le 24 mai. Et que dire de l’Italie ? Le mouvement a-t-il choisi l’affrontement ? Qui a produit les attentats et Pinelli et les morts dans les cortèges ? Avant que les BR ne choisissent « l’attaque au cœur de l’État » et qu’interviennent les événements de 1977 à Rome et Bologne, c’est bien l’État italien qui a cherché l’affrontement direct. On retrouve chez Baynac une sous-estimation, habituelle dans les courants ultra-gauche, de la question de l’État. C’est encore le cas aujourd’hui avec le courant dit communisateur qui en descend en droite ligne.

222 – On en aura un autre exemple au moment de l’interdiction de séjour de Cohn-Bendit le 23 mai avec des réactions très affectives de la base et des réactions plus politiques de la part des militants chevronnés.

223 – Baynac, op. cit., p. 226.

224 – La fin du tract mérite d’être citée. C’est un appel à l’organisation à la base sur le modèle de l’usine Rhône-Poulenc de Vitry : « Elle ne doit pas seulement permettre de faire aboutir la grève actuelle dans les meilleures conditions. Elle doit surtout être maintenue après la reprise du travail, à la fois pour continuer à défendre les intérêts matériels des travailleurs (car les conquêtes actuelles seraient bien vite mises en cause en cas de démobilisation des travailleurs) et pour maintenir un acquis essentiel qui doit à tout prix être irréversible : le fait que les travailleurs, à qui depuis toujours on refusait la parole, l’ont prise et doivent continuer à décider eux-mêmes de leurs propres affaires. »

225 – Les jeunes du bâtiment sont à l’origine des affrontements avec la police le soir du 24 mai. C’est que la combativité générale des étudiants a produit un gros effet sur eux.

226 – Y. Guin, La commune de Nantes, Maspero, 1969.

227 – Témoignage de Jean Breteau, cité dans Claire Auzias, Trimards, « pègre » et mauvais garçons de Mai 68, ACL, 2017, p. 214-215.

228 – Ils avaient peu apprécié les formes de lutte légalistes imposées par les syndicats lors de la grande grève de 1967. Ils en avaient “soupé” des défilés dans le calme et la dignité. Sur l’exemple des étudiants et des grévistes du bâtiment, ils s’en donnèrent donc à cœur joie.

229 – Schnapp, Journal…, doc. 175, p. 422-424.

230 – Ainsi du CA des « Enragés » de Montgeron : « Le projet révolutionnaire doit devenir effectivement ce qu’il était déjà substantiellement et sa cohérence globale transparaîtra à ses concrétisations successives comme l’immanence du tout aux parties ». Où comment s’étourdir avec des mots !

231 – Le CA de la rue Bonaparte, multiplie les tracts sous diverses signatures, « Les inconnus », « l’Union des jeunes contre le progrès », « Pour une union des jeunes lumpen-prolétaires » avec un contenu très anti-université critique, pour la fin des activités séparées et de la distinction travail manuel/travail intellectuel (cf. ses deux tracts en documents annexes de Baynac, op. cit., p. 176-7).

232 – On pourra se reporter à l’article paru dans le no 2 des Cahiers de Mai, p. 13-16.

233 – Op. cit., p. 184.

234 – Certes, le slogan « CRS : SS » renvoie d’une certaine manière au « Nous sommes tous des juifs allemands », mais il dénote surtout une rage impuissante contre un système qui se dérobe plutôt qu’il ne cherche l’affrontement. Les CRS sont comme mis en avant pour servir de boucs émissaires. De plus, ce slogan — un des plus faibles de Mai-68 — se trompait d’époque en regardant vers les années 50 de Jules Moch et sa répression des grèves de mineurs. Il versait dans l’antifascisme gauchiste le plus inconsistant.

235 – On trouve des éléments assez proches dans ce qui s’est passé à Lyon entre le 23 et le 24. Mais par rapport à Baynac qui a tendance à y voir un retour de l’idéologie léniniste dans le mouvement, nous dirions plutôt, en tout cas à partir de l’expérience de Lyon, qu’il y a une tentative de remplir un vide. Le mouvement, au moment de sa plus grande force, ne semble plus pouvoir faire un pas en avant de sa propre initiative et il va alors provoquer l’ennemi de façon artificielle, faisant d’un moyen une fin.

236 – La situation est identique dans certaines villes de province comme Lyon où la décision de provoquer l’affrontement est prise dès l’après-midi du 23.

237 – Pour le 24 à Paris, nous suivons Baynac, op. cit., p. 185 et sq.

238 – La CGT justifiera son attitude par le fait que, si elle avait ouvert les portes de la gare, les forces de l’ordre auraient pu y pénétrer pour réprimer les étudiants et, par conséquence indirecte, occuper elles-mêmes ce bastion de la lutte. Bastion pour quoi faire ? La question restera sans réponse syndicale.

239 – Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, Seuil, 1975, p. 70-71.

240 – Le Monde, 28 mai 1968.

241 – Ibidem 29 mai.

242 – Tract du CA écrivains.

243 – D’après G. Préli, La force du dehors, p. 105 citant la page 164 du numéro de juin-juillet 1969 des Lettres nouvelles.

244 – On voit bien ici, qu’implicitement c’est de la démocratie révolutionnaire dont il est question. Comme dans les clubs de la Révolution française tous les citoyens peuvent prendre la parole si leur positionnement est citoyen, c’est-à-dire révolutionnaire. C’est un problème qui se posera dans presque toutes les universités surtout pendant le mois de mai.

245 – Extrait de Non-retour, revue théorique de la révolution de mai, no 1, 7 juin 1968, Strasbourg.

246 – Terme que je reprends dans l’article « État-réseau et souveraineté » du no 18 de la revue Temps critiques (automne 2016), mais en essayant de le relier aux nouvelles articulations de la puissance du capital alors que la position de Tronti consiste à dissoudre le capital dans la démocratie.

247 – Cf. Schnapp, Journal…, p. 404-415.

248 – M22, Ce n’est qu’un début… op. cit. p. 99.

249 – À une assemblée générale des comités d’action, la JCR a essayé de profiter de l’occasion d’une sorte d’unité d’action entre le M22, les ML et les CA, pour imposer la dissolution des comités spécifiques aux maoïstes (les comités de soutien aux luttes du peuple) et au M22 (les CAR). C’était sa façon de se replacer au centre dans un mouvement qui lui échappait de plus en plus.

250 – Cf. Viénet, op. cit., p. 179 et sq.

251 – « Le commencement d’une époque », IS, no 12, p. 8.

252 – « Nous sommes décidés à obtenir satisfaction. Mais nous ne voulons pas que ces revendications soient remises en cause. Aussi exigeons-nous une réforme des structures en vue d’une participation des salariés à la gestion de l’entreprise ». (prise de parole du délégué syndical, le 20 mai, publiée dans Ouest-France le 21).

253 – Source : « L’autogestion à la CSF de Brest » par Vincent Pohrel, p. 387, in Les années 68. Le temps de la contestation, Collectif, Complexe, 2000.

254 – Cette union des travailleurs est possible dans le cadre de commissions ouvrières qui en améliorant le rendement ont vocation à « améliorer le sort de tous les travailleurs sans exclusive » (Notre combat, no 2 du 24 mai).

255 – Cette distinction est à la base de la réflexion de la tendance Cardan (Castoriadis) au sein des derniers numéros de SoB.

256 – Successivement : Le Télégramme de Brest, Le Monde, Témoignage Chrétien.

257 – Même si l’idée apparaît pour la première fois, dès 1963 au sein de la fédération Ha-Cui-Tex (F. Krumnow), puis en 1965 (Edmond Maire) et qu’il semble y avoir eu une réunion sur l’autogestion pendant la grève de mars 67 et celle de mai 68 à Rhodia-Vaise.

258 – C’est ce qui ressort, de mémoire pour J. Wajnsztejn, des discussions que les membres des Cahiers de Mai ont pu avoir avec certains cédétistes de Rhodiacéta ou de Berliet.

259 – Comme à l’usine Perrier de Montigny-les-Bretonneux (cf. Danielle Kergoat, Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Seuil, 1973).

260 – Syndicalisme, hebdo de la CFDT, daté du 25 mai 1968.

261 – René Lourau, « L’autogestion chez Péchiney », in L’instituant contre l’institué, Anthropos, 1969, p. 27.

262 – Lourau, ibidem p. 32.

263 – Schnapp, Journal…, doc. 267, p. 592-594 et Viénet, op. cit., p. 282 et sq.

264 – Ibidem, doc 269, p. 598-600.

265 – Cf. Artous et alii, Retours sur Mai, la Brèche, 1988, p. 67.

266 – Où travaille depuis longtemps Henri Simon, un des fondateurs de la revue ICO, ce qui n’est pas forcément négligeable pour nous qui faisons plus confiance à l’action de certains individus placés au bon moment et au bon endroit plutôt qu’à la fatalité du cours historique des luttes de classes.

267 – ICO, « La grève généralisée. mai-juin 68 », brochure commune d’ICO et Noir et Rouge. Repris dans les Cahiers Spartacus, 2007, p. 58-59.

268 – Encore une position défendue dans SoB.

269 – ICO : La grève généralisée, op. cit., p. 72.

270 – Source : Des soviets à Saclay, Maspero, coll. « Petite collection Maspero », 1968.

271 – Après une semaine de grève, les comités de base arriveront à faire admettre un non-syndiqué au comité exécutif.

272 – M. Mafils, « Les comités de base à Rhône-Poulenc-Vitry » in Les Cahiers de Mai, no 2 (1 juillet 1968).

273 – Cf. Les Cahiers de Mai, no 2 (1-15 juillet), p. 11.

274 – Les salariés du pétrole de Lacq demandaient une « participation à l’élaboration de la politique de l’entreprise [Société nationale des pétroles d’Aquitaine]. »

275 – Cf. Les Cahiers de Mai, no 1 (15-30 juin), p. 4.

276 – Un élément qui est moins connu, c’est que Séguy est secondé et contrôlé dès ce moment et jusqu’aux accords de Grenelle, par le permanent des PTT Georges Frischmann, qui joue le rôle “d’œil de Moscou” en tant que responsable du PCF en charge de l’événement. C’est un stalinien “pur jus” qui a été révoqué de son statut de fonctionnaire, victime des grèves « politiques » des années cinquante du temps de la guerre froide. Ironie de l’histoire, c’est ce stalinien notoire qui sera chargé d’écrire un « bilan des grèves de mai-juin » pour les Cahiers du communisme, no 8-9, juillet 1968, organe théorique du parti.

277 – Source, Cahiers de Mai, no 1 « Nantes, toute une ville découvre le pouvoir ouvrier », 1er-15 juin 1968.

278 – Cette position apparaît aujourd’hui antédiluvienne, tant le capital à continué son travail de transformation des rapports de production. Le paysan alternatif ou à production biologique d’aujourd’hui ne peut plus chercher d’alliance qu’avec le consommateur citoyen, le prolétaire moyen n’ayant plus de racine paysanne. Et le retour à la terre n’est le fait que de quelques cadres supérieurs en situation de « décrochage » parce que la situation des petits paysans est devenue de moins en moins soutenable, à tel point qu’un problème de reprise des exploitation se pose, avec le vieillissement de la population rurale.

279 – On retrouve là ce qui fut une limite de la révolution espagnole avec la position d’une majorité de la CNT en faveur de la participation gouvernementale.

280 – Les Cahiers de Mai, no 1, p. 10.

281 – ICO ne participa d’ailleurs pas directement à la coordination des comités inter-entreprises, qui tint des réunions régulières à Censier auxquelles assistaient de nombreux travailleurs. Pour ICO, les comités ne représentaient qu’une minorité des travailleurs. ICO ne pouvait donc y participer en tant que groupe mais « chacun a pris sa part obscure au milieu de tous. ».

282 – À la différence du CMDO de la Sorbonne, créé par les situationnistes, qui pouvait apparaître comme un tel organisme. Sa cohérence provenant d’une idéologie extérieure au mouvement, même s’il en exprimait certaines tendances et non des nécessités internes à la lutte, il lui était alors possible de se présenter comme un bureau politique du mouvement. Non pas vraiment au sens léniniste de bureau politique, mais à la manière dont Chaulieu (Castoriadis) envisageait le rôle du parti par rapport aux conseils dans sa polémique des années cinquante avec Pannekoek. Le fait que le CMDO se soit dissout le 15 juin montre quand même qu’il avait conscience des problèmes et qu’il se posait finalement les mêmes que les groupes inter-entreprises, mais à partir d’un positionnement d’origine différent.

283 – Source, ICO dans le bulletin Liaisons de l’été 1969, p. 18 et Baynac, op. cit., p. 228 et sq.

284 – Cela apparaît bien chez Hachette où la grève est dure, les syndicats peu implantés, sauf à Cévennes-Javel et où les piquets de grève sont peu nombreux et surtout où l’information passe mal entre les différents secteurs. Les salariés de base, lassés d’être tenus dans l’ignorance par les syndicats ont attendu jusqu’au 4 juin, soit le jour où la direction veut faire voter la reprise, pour appeler au renfort les différents comités étudiants-ouvriers du quartier et le CATE. Un comité d’action se crée le 15 juin qui pose la question du rôle des syndicats, mais il en reste, comme bien d’autres, à la question : faut-il se mettre en dehors ou rentrer dedans pour changer les choses ? La question du contenu de la lutte n’est pas vraiment posée.

285 – « Moi je connais personnellement l’Indien et c’est un très bon exemple. Du point de vue politique, il était parti du niveau zéro et en s’insérant dans le mouvement sa conscience politique s’est développée à la vitesse grand V. Je l’ai entendu au bout d’un jour ou deux m’expliquer que les élections parlementaires c’était le terrain de la bourgeoisie et que ce qui comptait c’était la lutte de masse. […] C’est aussi très concrètement dans la lutte contre les jaunes, que s’est opérée la jonction entre ces jeunes marginaux et inorganisés, avec les étudiants. » (La grève à Flins, op. cit.). Il est à noter que nous aurons le même phénomène en Italie et particulièrement à Fiat.

286 – Le tout récent Comité de mobilisation des Beaux-arts paraît rejouer les « taxis de la Marne » avec son mot d’ordre de se rendre à Flins en voitures sous la forme de convoi. L’opération tactique est désastreuse car les voitures sont arrêtées tout au long de la route par la police, de même pour les cars. Mais peu importe, pour les maoïstes et certains membres du M22, à défaut de Billancourt, c’est Flins qui les appelle ! Malgré toutes les critiques qui peuvent être adressées à l’opération, cela restera un exemple de solidarité concrète étudiants/ ouvriers.

287 – Pour les faits, source : La grève à Flins, Maspero, 1968.

288 – La grève ne continue alors que dans quelques entreprises du secteur automobile comme Peugeot, Citroën et Berliet.

289 – L’évolution de la position de la CFDT au cours de la grève est saisissante et montre bien comment une grève, quand elle atteint au statut de l’événement, peut transformer les choses et les consciences (il faut rappeler que la CFDT s’était prononcée, au départ, contre l’occupation).

290 – Un tract CGT du 21 juin dénonce deux ouvriers à qui elle a « retiré tous leurs mandats ».

291 – Source X. Vigna, « La figure ouvrière à Flins » (1968-1973) in Zancarini-Fournel (ss. la dir.) Les années 68, le temps de la contestation, Complexe, 2008

292 – « Réflexions sur les événements de mai », Les Temps Modernes, août-septembre-octobre 1968.

293 – Schnapp, Journal…

294 – Baynac, op. cit., p. 238.

295 – Cf. Jean-Pierre Goux, Mémoires de l’Enclave, Babel Poche, p. 581.

296 – Ex-ouvrier de Sochaux, il a écrit : Bureaucrates et manipulateurs, du balai ! (auto-édité, 1976).

297 – Ibidem, p. 582.

298 – S. Paganelli, Peugeot, la dynastie s’accroche, J.-P. Goux s’insurge : « C’étaient des lycéens et des étudiants provocateurs, ceux qui coupaient les arbres des routes de l’Enclave en février 1950 ? C’étaient des étudiants casqués et armés, ceux qui manifestaient illégalement au foyer municipal d’Audincourt, en juin 1958, contre le pouvoir personnel, qui se battirent contre les CRS, et qui furent condamnés ? C’était des jeunes casqués et armés, ceux qui firent irruption dans les bureaux de la direction en novembre 61 et saccagèrent les bureaux ? C’était des jeunes casqués et armés, ceux qui firent le coup de poing avec les cravatés en novembre 81 ? L’Enclave est inerte ou violente : telle est son histoire » (p. 583-584). On ne peut qu’être d’accord avec l’analyse de Goux, mais c’est bien ce qui nous désespère.

299 – La décision a été prise par le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin avec l’aval de la Direction générale de Peugeot. Source : Échanges, no 124, printemps 2008, p. 58 sq.

300 – D’après J. Schenkel, seulement 1500 salariés de Peugeot, environ, ont participé à l’affrontement avec la police. Ils ont reçu le soutien actif d’environ 500 jeunes de l’Alsthom de Belfort. Goux signale seulement en appui, les ouvriers des usines de Beaulieu et Valentigney.

301 – G. Minazzi, responsable CGT et membre du PSU témoigne : « À la portière PMP-Est, il y a des gardes mobiles qui ont pour mission de tenir la porte ouverte. Nous avons téléphoné à Monsieur le sous-préfet qui nous a indiqué qu’il avait des instructions pour laisser le libre passage à deux portes. Il faut garder la tête froide. S’il y a des flics à la porte, on les laisse. » (Est Républicain du 11 juin 1968). Dans le même journal, mais le 12, ce sont les élus de gauche qui en rajoutent : « Devant la grave situation posée par l’intervention d’une force de police à l’usine Peugeot de Montbéliard, nous demandons instamment à la population de garder son calme… » (J. Schenkel. op. cit., p. 25.).