Mai 1968 et le Mai rampant italien
Deuxième partie : l’Italie : Dix années de subversion (1968-1977)

VIII. 1978-1982 : Le début de la fin

 

Les 13 et 14 février 1978, les trois grands syndicats ouvriers établissent le programme dit de l’EUR, qui prévoit la réduction du coût du travail et l’auto-réglementation du droit de grève. La politique du sacrifice et de l’austérité doit être acceptée par tous. Les ouvriers répondent à cette injonction de façon défensive, d’abord par une indifférence aux mots d’ordre de grève syndicaux, par exemple pour la mort de Moro pendant laquelle semblait régner dans Mirafiori, une atmosphère de consentement passif ; ensuite par la pratique des congés-maladies pendant la grève-bidon des syndicats (ne pas être au travail tout en n’étant pas en grève). Toujours en février, une grande lutte autonome a lieu à Alitalia, mais elle est dénoncée par toute la presse et toutes les organisations syndicales. Le 11 avril, les principaux dirigeants d’Alfa Romeo passent en procès pour le fichage de 17 000 militants travaillant dans leurs usines, mais le procès n’aboutit pas alors que cette direction passe accord avec les syndicats pour une augmentation de la charge de travail et une flexibilité interne de la force de travail. L’opposition ouvrière aux samedis travaillés est forte et des brigades ouvrières armées y répondent par le sabotage et les incendies de voitures. Actions armées et répression se succèdent et le 13 septembre, Corrado Alunni ancien ouvrier de la SIT-Siemens et dans la clandestinité depuis 1973, est arrêté. Le 30, c’est au tour d’A. Savino, ex-ouvrier de la Fiat d’être arrêté, ce qui débouche sur l’arrestation de Nadia Mantovani et d’autres brigadistes. Dans le même désordre des choses, Francesco Berardi, ouvrier de l’Italsider est condamné à quatre ans de prison pour distribution de tract des BR (son seul rôle dans les BR était d’en être le facteur) après une dénonciation de Guido Rossa, militant PCI et responsable syndical de l’Italsider. Ce dernier sera exécuté deux mois plus tard par les BR. Ces dernières reconnaîtront plus tard que leur action était une erreur politique et même une faute morale, car dans leur projet, il n’avait jamais été question de porter le fer contre des ouvriers. Mais sur le moment cela a été une cassure définitive entre la masse des ouvriers et l’image quand même globalement positive que transmettaient les BR. D’après Fenzi (p. 111-112) l’incompréhension a été totale et c’est même la stupeur qui dominait parmi ses proches de gauche, qui évidemment ignoraient son activité clandestine.

Entre temps, mais toujours en septembre se déroule une grève autonome des infirmiers sur le renouvellement des conventions collectives et la réforme du système de santé. Des comités de luttes fleurissent un peu partout. Devant l’isolement de leur mouvement face à une presse hostile et des syndicats muets, les infirmiers descendent dans la rue pour populariser leur lutte, mais la répression est immédiate avec interdiction de manifestation, charges de police, occupation militaire des hôpitaux à Rome, Milan et d’autres villes, plaintes et arrestations. Comme dans le cas d’Alitalia, les syndicats accusent de corporatisme les infirmiers. À Milan, les infirmiers du collectif sont suspendus et la magistrature appuie la répression. À Rome, des grévistes sont arrêtés et l’assemblée du personnel est interdite pour motif « d’abandon collectif de poste de travail ». L’accord signé par les syndicats, en dehors de la lutte, éteint petit à petit le conflit. Comme en France avec les coordinations de 1986 ou les Cobas italiens, la question se pose de savoir ce qu’est une lutte autonome quand elle n’a pas le pouvoir de négocier et qu’elle reste sur des objectifs revendicatifs classiques. On retombe sur les apories de l’auto-organisation en dehors de tout contenu permettant d’ouvrir le front de lutte vers autre chose.

1979 commence par des attentats contre des sociétés immobilières dans le cadre des luttes pour le logement. Le 14 février PL détruit complètement le bâtiment de l’Institut immobilier de Florence alors que de premières dissensions publiques apparaissent au sein des BR avec la critique d’une tendance « à frapper dans le tas ».

Les assistants de vol d’Alitalia entament une grève de quarante jours qui s’affronte à tous les syndicats et passe par la formation d’un comité de lutte. Le 7 avril, c’est l’arrestation de tous les dirigeants de l’Autonomie Ouvrière sur la base du théorème de Calogero (cf. infra). Les élections législatives anticipées sont organisées sous surveillance militaire alors qu’attentats et arrestations se succèdent. Le 28 mai P. Villa ex-ouvrier de SIT-Siemens et libéré après plusieurs années de prison, est envoyé en relégation (confino) comme au bon vieux temps de Mussolini, en tant « qu’individu socialement dangereux ». Parallèlement des luttes autonomes importantes ont lieu dans la fonction publique. Aux élections de juin, victoire du « parti de l’abstention » titrent les journaux.

De nouvelles conventions collectives sont signées par les syndicats malgré l’opposition des ouvriers, surtout dans la chimie et à Porto Marghera, où les syndicats sont chassés des assemblées. Ils reconnaissent « des dissensions naturelles ou dues aux minorités extrémistes ».

En septembre, deux mutineries importantes éclatent aux prisons spéciales de Termini Imerese en Sicile et à l’Asinara de Sardaigne pour obtenir le placement dans des prisons ordinaires. À l’Asinara, la répression est féroce, surtout contre les militants des BR808. Des dissensions publiques apparaissent au sein des BR entre la direction d’un côté et la colonne Walter Alasia composée essentiellement de prolétaires milanais, de l’autre. Cette dernière reproche à la direction son abandon de la lutte dans les usines au profit de la lutte visant le cœur de l’État, c’est-à-dire des actions militaires frappant des hommes politiques et des magistrats. À partir de là, la colonne va suivre sa propre voie avec des attentats contre des dirigeants d’entreprises (assassinat du directeur d’Alfa Romeo et de celui de Magneti). La répression eut vite raison de la colonne, mais c’est à son tour la colonne napolitaine et son front des prisons dirigé par l’avocat Senzani qui prend ses distances pour ensuite créer le Parti de la guérilla. C’est à partir de là que Curcio annonce, à titre personnel, la fin d’une expérience, la fin d’une lutte qui « n’avait pas été capable d’égratigner le bloc monolithique, bien que diversifié, du pouvoir ». C’est l’épisode Moro qui a révélé cela. « L’accord très étroit entre DC et PCI qui s’est réalisé à ce moment-là a prouvé que le bloc politique était capable de se coaliser contre les pulsions du social809 ».

Le 9 octobre éclate « l’affaire des 61810 » concernant le licenciement des ouvriers de Fiat accusés par la direction de « ne pas avoir observé les principes de la coexistence convenable sur les lieux de travail ». Par ailleurs la direction décide de suspendre toutes les embauches, dans tous ses établissements « afin d’éviter les infiltrations et de permettre le rétablissement d’un climat normal ». Les syndicats se déclarent prêts à défendre ceux qui, parmi les 61, condamneraient publiquement les formes de lutte dures dans l’entreprise. Ils ne demandent pas encore le repentir, mais prônent déjà la dissociation ! À cette demande de reddition, Domenico Jovine, l’un des 61 répond par une lettre, semble-t-il collective, mais écrite à la première personne, dans laquelle il est dit : « Putain, oui, je suis un ouvrier révolutionnaire ».

Alfa Roméo, Magneti-Marelli et d’autres entreprises particulièrement touchées par les troubles se mettent à suivre l’exemple de Fiat. Plus de trois mille personnes vont être licenciées de janvier à septembre 1980, même la justice italienne invalide le licenciement des 61. Après de nombreux nouveaux attentats contre des cadres d’entreprises, la loi Cossiga sur les repentis est votée qui comprend aussi la possibilité d’un emprisonnement préventif illimité. Le juge Amato déclare que c’est le prix à payer s’il y a des bavures ou des excès.

Janvier 1980, la présidente PCI de la chambre des députés déclare : « Nous sommes en état de guerre ». Le procureur général de Rome surenchérit en demandant « la proclamation de l’état de guerre interne ». Pendant ce temps, les syndicats approuvent les hausses des prix pratiqués par le gouvernement et les frères Caltagirone, parmi les plus grands spéculateurs immobiliers romains, aux liens connus avec la DC et le Vatican, s’enfuient aux États-Unis.

Fin mars, les aveux du plus célèbre des repentis (Patricio Peci, dirigeant de la colonne romaine) permettent l’assassinat de quatre militants BR dont l’ancien ouvrier de la Fiat, L. Batessa, le docker R. Dura de Gênes ainsi que celui d’Anna-Maria Ludmann. En avril, arrestation des militants de la radio romaine Onda Rossa, ainsi que plusieurs ouvriers de Fiat et Siemens. Un avocat des BR, ancien résistant, Edoardo Arnaldi se suicide à son domicile, au moment de son arrestation.

En septembre, la direction de Fiat lance une nouvelle offensive en demandant 14 469 licenciements et 23 000 mises en cassa integrazione. La grève démarre par un cortège interne parti des presses. Le 24, un meeting de soutien a lieu avec des hommes politiques qui sont tous sifflés sauf un représentant du PCI. Berlinguer déclare de façon embarrassée que le PCI soutiendrait une occupation. Tout le monde est un peu dans l’expectative. Les ouvriers font grève aux portails mais n’occupent pas. À ce petit jeu, ceux qui ont le pouvoir sont toujours gagnants et Fiat reprend la main en faisant défiler 20 000 cadres et employés (40 000 pour la presse) pour s’opposer à la grève générale dans les divers établissements Fiat et crier : « Le travail se défend en travaillant ». Les syndicats jouent la division en ne voulant pas opposer les salariés entre eux et finalement ils signent des accords qui constituent un recul sur presque toutes les revendications. Ils se font huer au moment de présenter les résultats à l’assemblée de délégués d’usine qui votent en fin de réunion le refus de l’accord, mais les bureaucrates syndicaux se sont éclipsés depuis un bon moment et ils annonceront dans la presse que l’accord est entériné. On ne peut mieux décrire ce qu’est une manipulation syndicale811 qui ouvre sur une reprise progressive du travail.

Sur la base de cette défaite, c’est la discipline du travail qui est restaurée et ce, d’autant plus, qu’elle n’aura plus besoin de passer par l’arrogance des chefs. Elle résulte d’un bouleversement des conditions techniques de production avec une automatisation de l’usine supérieure à celle que connaissent ses concurrents. Triomphe amer de l’opéraïsme de Panzieri sur le caractère capitaliste des forces productives et le rapport dialectique qu’elles entretiennent avec la lutte des classes. Les prolétaires ont attaqué l’organisation capitaliste du travail et le travail lui-même, les patrons répondent par l’automatisation des chaînes de la révolte, l’inessentialisation de la force de travail et son devenir surnuméraire.

Les syndicats et particulièrement la CGIL, par la bouche de son leader de la fédération des métallos, B. Trentin s’en félicite comme d’une « nouvelle façon de faire l’automobile » sans se préoccuper de savoir si les conditions de travail ont été améliorées et le travail « enrichi ».

En novembre, un important tremblement de terre touche le sud de l’Italie et devant la tentative d’organisation et de riposte des chômeurs, le gouvernement interdit toute manifestation à Naples, ce qui n’empêche pas un mouvement d’occupation des logements de s’étendre et de violents affrontements de se produire.

En octobre, c’est la bataille pour la fermeture d’Asinara et les révoltes de prison de Trani et Palmi durement réprimées. Negri se dissocie clairement de la révolte de Trani par son article Terrorismus ? Nein danke ! qui sera publié dans Il Manifesto du 21 mars 1981812. En substance, il y déclarait que la plupart des prisonniers politiques à l’intérieur de la prison et particulièrement ceux de l’Autonomie Ouvrière se sont dissociés de la révolte conduite par les irréductibles des BR, ce qui ne les a pas empêchés de se faire fracasser par les gardiens et les unités spéciales. Negri reproche aux irréductibles une surcriminalisation des luttes par la lutte armée qui constitue le pendant de la criminalisation produite par le pouvoir. Elle ne serait donc en aucun cas une réponse appropriée. Elle impose une image de la guerre civile qui est pure production de l’État et qui annihile toute perspective de reprise d’une lutte politique pour le communisme

Negri oppose la nécessité de la médiation politique à la théorie du caractère immédiatement communiste des objectifs qui appartiendrait au scénario étatique d’une simulation de guerre civile. Si Negri pose la centralité de la question des prisons vu le nombre de prisonniers (environ trois mille), il avance que cela ne doit pas contribuer à en faire un problème spécifique qui contraindrait tout le monde au désespoir et à une situation à la Stammheim ou Attica.

Aujourd’hui, Curcio reconnaît813 qu’à l’époque et dès après l’enlèvement de Moro, les BR n’étaient plus capables de penser politiquement, qu’ils ne comprenaient absolument pas les critiques d’Adriana Faranda et Valerio Morucci contre la ligne militariste attribuée à Moretti, prônant une plus grande liaison avec le mouvement de l’Autonomie alors qu’au contraire la politique des BR consistait en un grand sectarisme visant à lui assurer l’hégémonie politico-militaire à l’extrême gauche. Cette incompréhension rejaillissait sur les rapports entre brigadistes et autonomes au sein des prisons et des conflits très durs opposèrent Franceschini814, le plus dur des « irréductibles » à l’époque, avant qu’il ne se dissocie et se mette à crier au complot, et Negri le premier dissocié d’importance.

À Palmi, pour éviter que la situation ne dégénère, un comité unitaire de prisonnier est créé avec Curcio comme délégué pour les BR et Vesce pour l’Autonomie. Le groupe des prisonniers BR va prendre la décision d’intervenir pour confirmer la demande de fermeture d’Asinara, mais avec la vie sauve pour le juge d’Urso, enlevé peu avant.

Curcio énonce deux critiques théoriques vis-à-vis de la position de la dissociation, qui méritent d’être citées : « La première est politique. Le dissocié renie l’expérience accomplie sans savoir la dépasser et réduit la complexité sociale des mouvements subversifs à un fait juridique dont il parle avec le langage d’un avocaillon. Le dissocié est en réalité un associé puisqu’il s’associe à une ligne politique précise, celle de l’ex-PCI, fondée sur l’exorcisme de l’histoire815. Le PCI a toujours nié l’existence d’un espace politique à sa gauche, en taxant de criminelle toutes les formes de lutte que cet espace produisait816. Et en encourageant la dissociation, il a continué à être cohérent avec cette position en faisant tout pour éviter qu’on puisse parler librement et sérieusement de l’histoire des années soixante-dix. […]. La seconde critique est plus culturelle. Ce qui est surprenant, c’est la facilité avec laquelle, pour approuver le projet de loi sur la dissociation, la conquête bourgeoise de la liberté de parole a été galvaudée. En effet, la loi demandait que soient prononcées des paroles “d’abjuration”, alors que la culture juridique occidentale a toujours reconnu à l’accusé le droit au silence. […]. De sorte que ceux qui, comme moi, n’ont pas voulu abjurer ont été lourdement punis. Punis pour leur silence. C’est le retour au procès des sorcières. En fait, les lois en faveur des repentis et des dissociés ont fait voler en éclats tout lien entre le délit et la peine817 ».

L’année 1981 commence par une manifestation massive de chômeurs et de sinistrés, le 17 janvier à Naples. Et se termine par de violents affrontements avec la police. Aéroports, chemins de fer et ouvriers agricoles sont aussi touchés par l’agitation, puis c’est tout le complexe pétrochimique de Porto Marghera qui entre en grève en dehors de tout contrôle syndical. D’ailleurs, le 3 février, les syndicats donnent leur accord à un code d’auto-réglementation des grèves dans les transports, préfigurant la loi de 1990 sur le service minimum.

Le 28 février, dix mille personnes défilent à Naples à l’initiative de la Coordination des mouvements de lutte. Charges de police, cent huit arrestations. La criminalisation des luttes est à son comble et le mot d’ordre devient Siamo tutti sovvervisi (“Nous sommes tous des subversifs”) Les 16 et 17 mars, le siège de la CGIL est occupé par les chômeurs et le syndicat fait intervenir la police. Des luttes sur le logement ont lieu un peu partout et sont réprimées comme à Venise où quatre arrestations sont opérées.

À partir du 16 mars commence une lutte très dure chez Alfa Romeo contre le renvoi de 7051 ouvriers réclamé par l’entreprise avec accord signé des syndicats. Dans ces 7051 figurent tous les salariés sur liste noire, de nombreux délégués de base, des travailleurs malades ou âgés et des handicapés que la direction n’avait embauchés que pour toucher les primes de l’État. Mais dès le 17, les ouvriers continuent à entrer dans l’usine avec des cortèges ouvriers en soutien. Les syndicats vont jusqu’à radicaliser les listes patronales en établissant des listes syndicales d’ouvriers indésirables pour la grande manifestation des métallos du 25 mars à Rome. Elle concerne les ouvriers qui représentent « un important élément de troubles et de provocations violentes qui empêcheraient le déroulement correct et démocratique de la manifestation ». L’assemblée d’Alfa refuse cette proposition aux cris de « Les listes, ça suffit ! ». À la manifestation, une coordination des travailleurs en Cassa integrazione organise sa propre manifestation dans la manifestation, alors que les ouvriers de Zanussi huent le leader syndical Benvenuto, qualifié de « syndicaliste repenti et leader de liquidarnosc ». Le lendemain, la direction d’Alfa empêche les casse integrazione d’entrer en faisant distribuer des cartes d’entrée aux autres, mais les ouvriers répondent par la grève le 31 et détruisent les cartes syndicales. Le syndicat dénonce l’opération comme « spontanéiste ». Les actions s’étendent et à la Montecatini, alors que se tient la convention syndicale de la métallurgie, un cortège de l’Alfa intervient aux cris de « Pouvoir ouvrier ». Le 9 avril, trois responsables syndicaux démissionnent du conseil d’usine parce que celui-ci reste silencieux devant les menaces patronales dont ils sont victimes. Les lettres de démission arrivent par centaines. Les syndicats sont qualifiés de « syndicats d’État ». Une réforme du statut du conseil d’usine implique dorénavant que tout nouveau délégué ait préalablement signé une déclaration contre le terrorisme.

En avril, c’est à Autobianchi-Fiat que la lutte se développe contre l’augmentation des cadences et la réintroduction de chronométreurs qui avaient été supprimés suite aux luttes du début des années soixante-dix. La direction riposte en licenciant les ouvriers les plus combatifs ainsi que deux délégués. La magistrature lui emboîte le pas en condamnant onze ouvriers pour « intimidations et violences ».

De violents affrontements ont lieu un peu partout le 1er mai et Benvenuto de la CGIL ne peut arriver à prendre la parole à Salerne.

Le 10 décembre, les BR ne sont plus qu’un microcosme isolé. Après avoir déjà enlevé et tué Roberto Peci, frère de Patricio (action menée par la fraction « parti de la guérilla » de Senzani) et d’autres camarades accusés de trahison, des membres des BR étranglent Giorgio Soldati dans le réfectoire de la prison de Cuneo. Un Soldati qui se livre à la justice de ses bourreaux : « Je veux revenir devant vous, je ne connais que la justice révolutionnaire » leur avait-il écrit dans une lettre peu auparavant. La Terreur pour cimenter l’unité dans un combat déjà perdu ! Il est à noter et c’est encore Fenzi qui l’évoque (op. cit. p. 258 et sq) que Sartre, dans sa Critique de la raison dialectique (Gallimard, p. 454-5) avait théorisé cette dialectique du groupe et de son traître. « Le traître n’est pas retranché du groupe ; il n’a pas réussi à s’en retrancher lui-même : il demeure membre du groupe en tant que celui-ci — menacé par la trahison — se reconstitue en anéantissant le coupable c’est-à-dire en déchargeant sur lui toute sa violence. Mais cette violence d’extermination reste lien de fraternité entre les lyncheurs et le lynché en ce sens que la liquidation du traître se fonde sur l’affirmation positive qu’il est homme du groupe. […] Mais inversement, le lynchage est praxis de la violence commune pour les lyncheurs… il est lien de fraternité et accentué entre les lyncheurs, en tant qu’il est réactualisation brutale du serment lui-même ».

Comment comprendre le phénomène massif du « repentir » ?

Il y eut une génération qui voulait répondre à tout. Alors on lui demanda tout et elle dut répondre de tout…

(Erri De Luca, Acide, Arc-en-ciel)

Au niveau des termes employés, il s’agit de distinguer le phénomène des « repentis » de celui des « dissociés ». Les premiers s’inscrivent dans un processus judiciaire mis en place pour lutter contre la mafia, mais étendu au phénomène de participation à bande armée et de terrorisme. Le repenti est celui qui déclare non seulement ne plus adhérer à l’organisation ou à la cause auxquelles il adhérait jusque-là, mais fait le pas supplémentaire de dénoncer ses associés ou complices en échange d’avantages (remises de peine, meilleures conditions de détention). Le dissocié est celui qui déclare ne plus se reconnaître dans la lutte qu’il a menée, accepte d’en payer le prix en années de prison, mais sans pour cela se livrer à des dénonciations. Pour fixer les idées par des noms connus, Antonio Negri est le plus célèbre dissocié. Les repentis sont évidemment moins connus du grand public car eux-mêmes ont intérêt à rester dans l’ombre et l’institution judiciaire ne les met pas plus en lumière pour des raisons identiques de sécurité. Il ne s’agit pas ici de s’appesantir sur les quelques grands repentis (pentiti) qui ont disparu de la scène soit parce qu’ils ont été tués comme Patricio Peci soit parce qu’ils ont disparu sous une autre enveloppe corporelle comme Carlo Fioroni qui fut le premier d’entre eux818. Il est plus intéressant d’essayer de comprendre pourquoi des centaines de repentis, « sans qualité », ont donné au repentir l’objectivité d’une conduite sociale. Il n’y a pas à chercher de trahison quand on peut relever une continuité entre le passé et le présent des repentis. La délation qui les a amenés à cette catégorie de « repenti » ne peut s’expliquer principalement par le fait que combattant le système, le seul renversement du rapport de forces les ait conduits à la collaboration. Certains pensent en effet que s’ils n’avaient pas été terroristes ils n’auraient pas été délateurs. C’est oublier que certains des repentis ne sont pas des militants clandestins des organisations combattantes, mais des protagonistes de la violence diffuse.

En fait, à partir d’un certain moment, la contestation et la rébellion se situent dans une optique de critique de la politique qui fait concevoir la perspective communiste comme un millénarisme, une sorte d’avènement du paradis sur terre. Que cette perspective soit particulièrement développée dans un pays encore profondément marqué par la religion n’est pas pour nous étonner. Le repentir peut être vu comme le miroir de cette quête quasi religieuse d’une autre société. En fait, la critique de la politique s’est manifestée comme une simplification extrême de la politique, une politique simpliste819.

La prolifération des militantismes à l’intérieur des luttes, le foisonnement des particularismes, peut être interprétée comme une critique des projets globaux et des conceptions universalistes de la politique. C’est dans ce paradoxe que s’inscrit le repentir. L’universel semble s’enfuir devant des pratiques qui tentent de dépasser les identités compactes, les systèmes organiques de valeurs, mais il se perpétue dans une simulation entêtée qui cherche à maintenir sa distance par rapport à l’universalité officielle que défendent les États. C’est à mettre en rapport avec la crise de la reproduction des classes et surtout la crise de la reproduction de l’identité de classe qui commence à cette époque et qui ne cesse de croître. Mais, à l’époque les jeux ne sont pas faits. L’intersubjectivité que les individus puisent dans le mouvement de lutte devient passivité en dehors de l’usine ou du quartier. Il se produit alors un court-circuit par lequel l’immédiateté et les particularismes qui alimentent la critique de la politique s’expriment comme une immédiateté qui peut donc être facilement contredite par une autre, celle de la défaite par exemple, car cette envie d’immédiateté se retourne quand le rapport de forces change. La norme et l’universalité des valeurs de la société en place s’imposent alors comme nouveau credo au repenti820. Le PCI italien a largement contribué à cette situation en se fixant sur une obsession, celle d’un prochain coup d’État. Cela le conduit à chercher, dans un premier temps, un compromis (historique), puis après l’échec de cette tentative, à se mettre à la tête de propositions de nouvelles lois répressives qui vont affaiblir le mouvement d’ensemble en précipitant des milliers d’individus peu formés politiquement dans ce qui sera défini comme une criminalité politique821, alors que par bien des côtés les actions incriminées étaient le fruit d’une révolte éthique de l’être social, de l’être communiste. Sans aller jusqu’à se repentir, de nombreux dissociés ont essayé de démontrer qu’il ne fallait pas mélanger chiens et chats.

Ainsi, le « Manifeste des 51 » (1981) que des prisonniers de la Rebibbia, écrivent pour Il Manifesto (30 septembre 1981) ; le texte de Negri, toujours pour Il Manifesto : « Terrorismus ? Nein danke » (23 mars 1981) ainsi que « Do you remember revolution ? » (Il Manifesto du 20 et 22 février 1983)822 représentent trois mises à distance par rapport aux groupes de lutte armée sans que soit réellement marquée une dénonciation a priori de la violence diffuse du mouvement, ce qui est finalement assez logique quand on pense qu’un bon nombre de signataires de ces textes sont des anciens de PotOp. De même, face à la définition que donne la loi italienne sur la dissociation (article 1 de la loi no 34 du 18 février 1987) qui peut concerner « ceux qui ont définitivement abandonné l’organisation ou le mouvement terroriste et subversif auxquels ils appartenaient précédemment, qui ont admis avoir accompli ces activités, dont le comportement est objectivement incompatible avec de telles associations et qui rejettent la violence comme méthode de lutte politique ». Roberto Vitelli, de Prima Linea, répond en 1981 : « La possibilité de notre mémoire permet la dissolution de la culture fétichiste des armes et des organisations. Cela ne signifie pas que nous critiquions la violence de classe tout court parce que celle-ci a été un élément de la phase qui a vu la naissance des organisations communistes combattantes, phase comprise comme une forme de libération ultime de l’esclavage du travail salarié […] ne suis ni un repenti ni un délateur. Je procède simplement à l’autocritique d’un terrorisme destructeur de tout espoir et qui repose sur des reconstructions historiques fausses et déformées ».

Sergio Segio et Diego Forestiari-Molinari, tous deux de Prima Linea également, complètent en 1982 par : « Il nous faut ouvrir une phase profonde de critique et autocritique […] Cela ne veut pas dire liquider dix ans de luttes, de pratique combattante, de développement de la lutte armée, avec tout ce que cela implique. Non, nous ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain […] Il s’agit d’examiner la validité stratégique de la lutte armée, en tant qu’instrument adéquat au développement des contradictions sociales, sa transformation en guérilla urbaine, en guerre sociale désespérée ».

Paradoxalement, ceux qui se dissocient les premiers sont souvent ceux qui ont poussé le plus loin et le plus longtemps cette guerre sans issue y compris dans les prisons (Franceschini pour les BR, Segio pour PL), mais qu’ils conçoivent maintenant comme une dérive. Comment alors se targuer de cette clairvoyance tardive ?

Comme nous l’avons vu avec les négociations très précoces entre LC et les BR d’un côté, PotOp et les BR de l’autre, il y avait des tentatives de collaboration, d’alliances et aussi de la concurrence entre ces organisations et les anciens concurrents sont devenus des ennemis. Il faut dire qu’il était devenu sans doute assez difficile, pour certains, de contester le théorème de Calogero autrement qu’en établissant un strict écart entre deux types de groupes : les politiques d’un côté, les militaires de l’autre. C’est ce que tente d’expliquer A. Morelli, militant de l’Autonomie ouvrière, arrêté le 9 avril. Pour lui, la logique du repenti est une logique de la vengeance. « La plupart des repentis, ce sont des gens qui n’ont jamais eu d’histoire politique, ce sont des militaires. Et au moment de se repentir, ils demandent à parler au général Dalla Chiesa823 ». Cette position qui cherche à établir la frontière entre tolérable et intolérable est aussi critiquée par Scalzone pour qui il est impossible de soutenir qu’on est politiquement innocent de ce qui a été fait (c’est la position des dissociés de l’Autonomie) et encore plus terrible de dire, comme beaucoup d’anciens de Prima Linea : « J’ai été un salaud, j’ai été un criminel824 ». Ce n’est pas la même chose que de dire simplement : « Je me suis trompé ». Cette reconnaissance de la faute est typiquement catholique, ou plutôt religieuse au sens large puisqu’on la retrouve dans les procès de Moscou et la révolution culturelle chinoise avec la procédure de l’auto-critique puis de l’abjuration. D’ailleurs beaucoup d’anciens de PL se sont retrouvés, une fois libérés, à faire du travail social pour le compte de l’Église.

 

Notes

808 – D’une manière romancée, mais combien forte et poignante, N. Ballestrini raconte une de ces révoltes (Trani) dans son livre, Les invisibles, POL, 1992.

809 – Curcio, À visage découvert, Lieu Commun, 1993.

810 – On assiste là à une préfiguration de « l’affaire des dix » de Renault-Billancourt dans les années quatre-vingt.

811 – On peut trouver vérification de cette magouille dans les archives de la RAI avec un film qui montre les ouvriers votant contre l’accord avec le poing levé et le chef syndical qui, pendant ce temps, annonce à la sono que l’accord est approuvé (source Ravelli).

812 – Repris dans Negri, L’Italie rouge et noire, op. cit., p. 111-117.

813 – R. Curcio, À visage découvert, Lieu Commun, 1993.

814 – Il est pathétique de voir aujourd’hui Franceschini, dissocié de la dernière heure, clamer qu’il savait quasiment tout depuis le début sur l’infiltration dans les BR par une direction occulte de Paris et la main des services secrets partout. Cf. L’histoire secrète des BR, Panama, 2005.

815 – Mais à mon avis, cette critique, juste dans l’ensemble, ne s’applique guère à des dissociés du type de Negri et de certains des signataires de Do you remember Revolution ?

816 – Position encore plus extrême que celle de certaines franges du pouvoir qui, par la bouche de l’ancien ministre de l’Intérieur Cossiga, reconnaissent que les groupes de lutte armée n’étaient des criminels que parce qu’il fallait absolument les vaincre, mais que maintenant qu’ils sont battus, on peut leur reconnaître la qualité d’adversaire politique et leur accorder l’amnistie (cf. sa lettre à Persichetti alors que ce dernier était encore en prison après son enlèvement en France).

817 – Curcio, op. cit., p. 227-228.

818 – Ni d’ailleurs de comprendre les raisons diverses de la dissociation puisque nombre de dissociés sont ou ont été médiatisés à l’extrême parce qu’ils étaient connus (Franceschini) ou parce que c’était politiquement payant. Ainsi, Sergio Segio déversant sa bile contre Cesare Battisti ou Paolo Persichetti dans la presse italienne et française en se faisant le porte-parole du moralisme judiciaire puisque Battisti n’aurait pas payé sa dette envers la société et que Persichetti n’aurait pas abjuré !

819 – Cf. P. Virno in L’Italie, le philosophe…, p. 85-86.

820 – Ibidem.

821 – Situation qui perdure quand on voit avec quel acharnement l’État italien, de l’extrême droite à l’ancien parti communiste, réclame encore des extraditions de militants réfugiés à l’étranger (C. Battisti) et va jusqu’à les enlever (P. Persichetti).

822 – Ces textes ont été traduits et reproduits dans le livre de Negri, L’Italie rouge et noire, Hachette, 1985.

823 – Interview cité dans le livre de Serge Quadruppani, L’antiterrorisme en France, La Découverte, 1989, p. 295.

824 – C’est sensiblement la position qu’exprime un ancien membre de Prima Linea dans une interview à M. Padovani du Nouvel Observateur. « Je ne me sens pas spécialement fier. Je ne crois pas que l’on puisse sortir de la lutte armée autrement que la tête basse, en rasant les murs et en s’excusant auprès de la classe ouvrière pour essayer ensuite de se reconstruire peu à peu une identité. Strictement individuelle, bien entendu ». En peu de mots tout y est, la morale de la faute critiquée par Scalzone et la crise des représentations et identités. Ainsi, alors qu’il a appartenu à un groupe (PL) rassemblant un grand nombre d’ouvriers engagés dans la lutte armée, le militant étudiant veut s’excuser devant la classe ouvrière. Mais c’est qui alors la classe ouvrière ? Ses représentants officiels ? C’est ce qu’il sous-entend en en appelant à « la mémoire historique du mouvement ouvrier ». Sous entendu le Mouvement ouvrier officiel avec un grand M, son stalinisme bon teint.

Sa « condamnation » du mouvement ne touche d’ailleurs pas que PL et la lutte armée, mais s’étend à toutes les actions depuis 1970. Des actions bien pires que des jambisations déclare-t-il et qui proviennent des SO d’organisations politiques comme le MS et LC. C’est certain et cela confirme l’impossibilité de faire sortir la lutte armée du mouvement d’ensemble, mais ces actes constituent-ils l’essentiel du mouvement et doivent-ils être ceux mis en valeur devant la presse de gauche pour s’assurer une immunité ?