Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances
Globalisation et puissances (les contradictions du capitalisme du sommet, le niveau I de la domination)
Ces notes s’inscrivent dans la continuité de celles sur le Brexit1 il y a quelques années dans la mesure où la tendance à la restructuration en réseaux dans l’hypercapitalisme du sommet qui était pour nous une tendance dominante paraît aujourd’hui contredite. L’opportunité nous en est donnée par la rupture australienne du contrat sur les sous-marins nucléaires français, avec le rôle joué en arrière-plan par les États-Unis et la Royaume-Uni. Biden y a fait entendre un « les États-Unis sont de retour » finalement peu différent de l’America First de Trump. Un air de guerre froide (sur les mers cette fois avec une OTAN du Pacifique) pas totalement nouveau puisque cette politique s’appuie sur le précédent des Five eyes, c’est-à-dire l’alliance des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis. Cela coïncide aussi avec l’abandon de la thèse de la nation building qui a échoué en Irak comme en Afghanistan. De son côté, Boris Johnson y fait triompher sa ligne Global Britain. Dans les deux cas, c’est un même repli sur une base nationale, alors que la position défendue par Le Drian et Macron se présente encore sous l’angle d’une « troisième voie » soucieuse de l’équilibre régional, mais bien plus française qu’européenne puisque, à ce niveau, les dés sont pipés par la position particulière de l’Allemagne vis-à-vis de la Chine, empêchant de fait une politique européenne dans la région Indo-Pacifique, laquelle avait pourtant été actée au sein de l’UE. Dans ces conditions, la perte du contrat avec l’Australie pousse la France à tisser sa propre toile. La désagrégation de l’OTAN et le souverainisme d’Erdoğan pour la Turquie la conduisent à fournir la Grèce en matériel militaire (3 frégates) et possiblement à installer une base sur une de ses îles en défense d’une éventuelle offensive de son voisin. Le fait que l’Union européenne soit devenue une force économique sans puissance stratégique et politique autonome la marginalise de fait par rapport à ce retour des puissances comme on le voit dans des négociations américano-soviétiques sur l’Ukraine dont elle est absente. Nous ne le regrettons évidemment pas, c’est un constat.
À un niveau général, la puissance américaine impose sa conception du droit, y compris dans les procédures de règlements des conflits ; ainsi, si la France avait demandé un arbitrage sur son contrat menacé, il aurait été mis en place en suivant des procédures américaines et jugé selon la jurisprudence du droit américain. La puissance américaine, bien qu’en déclin relatif, gouverne non seulement par sa position de force au niveau économique et politique et par sa domination culturelle (Soft Power) puisqu’elle fixe les conditions de la nouvelle « civilisation des mœurs », mais aussi par le pouvoir de son droit (Legal Power) qui s’impose maintenant dans une très large partie du monde, y compris en Europe aussi bien au niveau économique que dans la gestion des données numériques.
Toutefois, la mondialisation sous la forme de la globalisation, c’est-à-dire dans son redéploiement en réseaux dont les grandes puissances ne sont qu’un des éléments parmi d’autres au niveau du capitalisme du sommet, s’avère difficilement compatible avec l’existence d’une superpuissance hégémonique à l’ancienne. La puissance américaine demeure certes, mais la nature des règles du jeu change aussi. Développement des tendances souverainistes et de nouvelles alliances de circonstance (Turquie-Iran) et tendance à la caducité des anciennes formes d’alliance stables telle celles formées autour de l’OTAN et du Pacte de Varsovie pendant l’ancienne guerre froide puis la coexistence pacifique. Le Pacte de Varsovie devenant caduc avec l’écroulement des régimes politiques nationaux qui le composaient, c’est l’OTAN qui, de fait, perd de sa pertinence, a fortiori dans un nouveau monde aujourd’hui globalisé qui a rendu obsolète la défense de l’ancien « monde libre ». En effet, ce n’est plus la séparation en deux espaces (ou trois si on tient compte de l’expérience tiers-mondiste des années 1950-70) qui y domine, mais l’inclusion dans des interdépendances économiques croissantes (une nouvelle division internationale du travail, les transferts de technologie, les « chaînes de valeur ») censées aller vers toujours plus de fluidité. C’est la tendance qui prédomine depuis la fin des années 1980 avec la mise en place de procédures de concertation et de coordination (cf. les conférences sur le développement durable puis autour du climat), mais qui est aujourd’hui en partie contredite par l’apparition d’attitudes non coopératives et même antagonistes au niveau politique, entraînant des situations floues et fluctuantes où on peut être une fois allié/ami, l’autre fois ennemi ou allié d’un ennemi. La France vient d’en faire l’expérience concrète avec l’affaire des sous-marins.
La politique d’Erdoğan nous offre un cas typique de ces politiques opportunistes avec la prise de distance de la Turquie vis-à-vis de l’OTAN. Sans doute la méfiance de certains pays de l’UE par rapport à une adhésion de la Turquie n’y est-elle pas pour rien, il n’empêche que cela a représenté pour Erdoğan la possibilité de tenter une politique de puissance relativement indépendante pouvant se rapprocher de Moscou pour ses fournitures militaires, tout en jouant un rôle de puissance régionale indépendante par rapport à l’Azerbaïdjan, la Syrie et même vis-à-vis de l’Ukraine. Par extension de ce cas, il semble bien que l’abstraction réelle que représentait le processus de mondialisation/ globalisation depuis quarante ans fasse retour au concret à travers une régionalisation comme intermédiation, régionalisation qui fait intervenir non seulement des intérêts économiques, mais aussi des composants idéologiques, religieux et géopolitiques (Turquie et zone islamique, Russie et aire slave, Chine et route de la soie, États-Unis et zone Pacifique, Europe).
Cet effritement d’un ordre mondial capitaliste que la globalisation aurait pu rendre plus transparent, se retrouve aussi au sein d’une organisation comme l’ONU dans laquelle on pourrait distinguer si ce n’est dissocier une nouvelle ONU, celle du PNUD, de l’UNICEF, de l’OMS, appuyée par des pays comme l’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud et des contributeurs privés2, qui tenterait de jouer le jeu d’une mondialisation pacifique et une ancienne ONU, celle du Conseil permanent de sécurité dans laquelle les effets de domination continueraient à jouer à plein (à travers la règle de l’unanimité par exemple) dans un contexte complètement différent de celui de son origine3.
Dans la forme réseau de la globalisation, les États-Unis mettent fin à la stratégie de 1991 d’un ordre mondial dominé par un super-État gendarme chargé de faire respecter le libre-échange et les approvisionnements énergétiques. L’intervention militaire, qui n’était déjà plus de l’impérialisme4, restait à mi-chemin de ses objectifs entre assurer des opérations de police et œuvrer à l’avènement de la nation building. Aujourd’hui Biden, en faisant retirer ses troupes d’Afghanistan dans la débandade et d’Irak de manière plus mesurée, prend acte de l’échec de cette politique. Elle a conduit au démantèlement de l’administration et de l’armée régulière de ses puissances intermédiaires locales dont l’Irak nous fournissait un exemple au profit des talibans, milices chiites et de l’EI, voire des mercenaires russes du groupe Wagner quand s’écroule la chimère des armées nationales.
Dans son premier discours à l’ONU le 21 septembre 2021, Joe Biden résume ce changement de paradigme en une formule hégélo-marxienne d’inversion du prédicat : « Nous ne dirigerons pas seul par l’exemple de notre pouvoir, mais par le pouvoir de notre exemple. »
En effet, dans ces zones grises et pour ce qui concerne les pays occidentaux, l’action affichée et revendiquée des États est parfois disproportionnée en matière de coûts, de réputation, d’impacts diplomatique et financier5, tandis que les stratégies dites « indirectes » sont insuffisamment signifiantes. De ce fait, ne disposant pas des capacités « intermédiaires » pour investir ces zones, les diverses puissances promeuvent une logique binaire du « tout ou rien » où c’est souvent le rien qui l’emporte et laisse le champ libre au coup de force (Russie sur la Crimée et le Donbass, voire l’Ukraine tout entière) ou au bluff (la Chine et Taïwan). L’action actuelle de la France en Afrique, et plus particulièrement au Mali et la zone dite des trois frontières, nous donne un exemple de ce tout ou rien sur lequel maintenant la presse française, pourtant plutôt critique de l’inefficacité de l’intervention, s’alerte ou alerte du risque de laisser place libre aux mercenaires du groupe privé paramilitaire Wagner chargé de défendre les intérêts stratégiques de la Russie partout en Syrie et en Libye, mais aussi en Afrique. Wagner, Blackwater et autres groupes militaires privés intervenants en Afghanistan et en Irak rappellent le rôle des « Grandes Compagnies » de la fin du Moyen Âge : des mercenaires aux ordres du plus offrant et vivant du pillage des populations ou des pays traversés.
Les entreprises multinationales, experts de toute sorte et médias découvrent avec surprise ou même stupeur l’ampleur du retour des politiques de souveraineté dans un monde qu’ils croyaient être devenu « plat » et où tout n’aurait plus été que question d’espace, espace de marché et pour un capital ayant réglé son sort à l’histoire. À partir de 2010 et le numéro 15 de Temps critiques, nous avons énoncé comme une évidence une distinction entre d’un côté le niveau I, celui du capitalisme du sommet, celui des FMN, des organisations internationales, des banques centrales (cf. le rôle de la Troïka — UE, BCE et FMI — dans la gestion du refinancement de la dette grecque de 2010-2012) et des grandes puissances redéployées en réseau ; et de l’autre, le niveau II de la forme nation de l’État en crise.
À la réflexion, c’était faire peu de cas des contradictions existant aussi bien à ce niveau I qu’au niveau II et surtout des problèmes que posait l’articulation entre les deux niveaux. À la suite de David Harvey et du dépassement de la notion d’impérialisme, qu’il soit traditionnel (États-Unis) ou nouveau (Chine) et même si la Russie fait de la résistance, nous avions avancé la notion de « domination sans hégémonie6 », ce qui présupposait, sans le dire explicitement, une relative homogénéité de ce niveau à partir du moment où la puissance totalisante du capital se redéployait en réseaux qui s’entremêlent plutôt qu’entre puissances qui s’affrontent comme à l’ère des États-nations. Le déclin du principe de souveraineté semblait conduire à un consensus, interne à la globalisation, d’indépendance relative dans l’interdépendance. Nous en sous-estimions les fractures, peut-être illusionnés par les nouvelles perspectives mondiales de mise en réseaux du fait du développement sans précédent des nouvelles technologies. Pourtant, le conflit États-Unis-Chine autour de la 5G et de Huawei aurait dû nous alerter, de même qu’une statistique toute récente indiquant que le montant des dépenses militaires mondiales avait doublé en euros constants depuis l’année 2000 (cf. Rovelli et Smerlak in Libération, le 19 janvier 2022). Certes, on pourrait considérer que cela continue à relever de la politique générale de dissuasion dans le cadre de ce que les experts appellent « la politique de sanctuarisation agressive7 » car, paradoxalement, le retour des puissances ne passe pas par la guerre (pour l’instant du moins), mais par des négociations utilisées comme des instruments d’un rapport de force à établir ou à constater sur la base de l’évaluation présente des rapports de force. Par exemple, c’est la négociation d’un traité de libre-échange entre l’UE et l’Ukraine qui a entraîné le mouvement de Maïdan en 2014 ; inversement, c’est l’invasion de la Crimée puis du Donbass par la Russie qui a entraîné une demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE que cette dernière ne souhaitait pas provoquer. Pour le reste, beaucoup de choses se passent en coulisse. Ainsi, si les échanges financiers internationaux passent par la plateforme Swift créée en 1977 qui les sécurise, elle oblige tous les agents économiques à avoir un correspondant en dollar dans une banque américaine qui sert de chambre de compensation. Les États-Unis pourraient ainsi bloquer les échanges de la Russie comme elle l’avait fait pour l’Iran. C’est pourquoi la Russie développe avec la Chine un accord permettant de passer leurs échanges réciproques en monnaie nationale sans passer par le dollar. La bataille des technologies financières, par exemple autour du blockchain, va dans le même sens d’une émancipation vis-à-vis du dollar et donc vers un rééquilibrage de la puissance.
Il y a encore peu, les altermondialistes s’inquiétaient des effets néfastes de l’OMC pendant que d’autres se félicitaient de la future parfaite intégration de la Chine dans le concert des nations. Aujourd’hui, de cette OMC on n’entend plus parler et les traités internationaux multilatéraux envisagés à l’échelle de la planète ont tendance à être remplacés par des traités multilatéraux zonés et régionaux, pendant qu’en bordure des traités se développe l’usage de lois extraterritoriales que les États-Unis, mais aussi la Chine, essaient d’imposer au monde à partir du moment où celui-ci leur est relié : contrôle sur les pays utilisant le dollar dans leurs échanges pour les premiers ; contrôle et sanctions économiques contre la Corée du Sud et l’Australie hier, contre la Lituanie aujourd’hui à propos de sa reconnaissance officieuse du gouvernement de Taïwan pour la seconde. C’est aussi tout l’approvisionnement énergétique de l’Europe qui se trouve menacé par sa dépendance envers les fournitures de Gazprom, la Russie faisant peser la menace de sanctions si des mesures de rétorsion étaient prises pour s’opposer à son entrée dans la partie Est de l’Ukraine. Une situation nouvelle par rapport à celle de la fin des années 2000 pendant lesquelles le rôle principal des États-Unis sur ce plan était de garantir la continuité de l’approvisionnement énergétique. Une continuité qui ne semble plus garantie par personne.
Cette impression d’absence de pilote dans l’avion conduit à deux réactions opposées. D’un côté, la référence à l’idée marxienne d’un « capital-automate » ou, dans sa forme actualisée, d’un « plan du capital » imposant une domination abstraite et impersonnelle, conduit de fait à dédouaner de toute responsabilité effective des forces économiques et sociales qui ne sont, dans ce cas de figure, que des porteurs de fonction capitaliste sans états d’âme ni désir, par exemple de pouvoir et de puissance. Dans cette perspective, le capital-système est globalement rationnel et dans le contexte de la crise sanitaire il l’est doublement puisque conserver en bon état sanitaire la force de travail justifie des mesures répressives (l’obligation de vaccination pour les salariés). De l’autre, un anticapitalisme qu’on pourrait qualifier de primaire dans la mesure où il concentre ses attaques sur des fractions de capital censées tirées les ficelles dans les coulisses : « deux cents familles » et « banque juive » ou « francs-maçons » hier, GAFAM, Big Pharma, « la finance » aujourd’hui.
À côté des grandes organisations institutionnelles internationales publiques, auxquelles nous avons fait allusion précédemment, se développent des organisations privées et plus informelles comme le Forum de Davos, le groupe de Bilderberg ou le Young Global Leaders et autres réseaux de pouvoir qui s’entremêlent sans que l’on sache leur rôle exact (discussions sur l’état de la planète, pratiques de lobbying). Le fait que leur action se situe au plus haut niveau et mêle des personnalités de pouvoir très diverses dans une optique transnationale qui corrobore la perspective plus économique de la globalisation ne fait rien pour rendre les choses plus transparentes. Et en conséquence, cela ouvre de nouvelles pistes pour ce qu’on appelait autrefois le « socialisme des imbéciles » (avec éventuellement ses conséquences antisémites), qui prend la partie (la banque, les GAFAM, Big Pharma) pour le tout (le capital).
État et démocratie (les contradictions du niveau II de la domination)
Nous avons développé dans le numéro 20 de Temps critiques la thèse de la fin de la « société civile », au moins en ce qui concerne les aires démocratiques. En effet, avec la prévalence de la forme réseau de l’État, c’est tout le rapport historique entre démocratie et État commencé en Grèce antique et repris sous une autre forme dans la société bourgeoise et capitaliste qui est remis en question. À ce niveau II, les États voient décliner leur forme nation avec la résorption des institutions, la dévalorisation des références et « valeurs » qui y étaient liées et in fine, leur légitimité démocratique avec le désenchantement pour les processus électoraux. De ce fait, ils ont tendance à durcir leurs fonctions régaliennes d’ordre public (criminalisation des luttes, remise en cause partielle du droit de manifester et diverses mesures qui auparavant auraient été jugées liberticides) et moral (l’arsenal déployé pour le respect du politiquement correct) parce que justement les médiations qui faisaient tampons entre les individus et le pouvoir sont affaiblies ou absorbées. Toutefois, ce nouvel ordre moral n’a pas grand-chose à voir, du point de vue du contenu, avec l’ancien ordre moral de la bourgeoisie, qui reposait justement sur ces institutions et valeurs, alors que dorénavant prédominent les opinions et les goûts.
La crise sanitaire n’a pas dérogé à cette tendance dans la mesure où nombre de mesures prises par les gouvernements dans le monde ont suivi la plus grande pente d’une règlementation tous azimuts qui substitue peu à peu aux anciennes grandes règles de droit peu nombreuses, mais reconnues et respectées comme telles, une multitude de petites lois ou de décrets dont la légalité, la durée et le champ d’application s’avèrent souvent flous et donc la publicité et a fortiori l’application font au moins débat, si ce n’est polémique, parce que tout en s’inscrivant dans le nouvel ordre et la nouvelle légalité, elles ne sont ni reconnues ni respectées par les « majorités ». Elles ne font plus consensus.
Les états d’urgence, comme celui d’urgence sécuritaire anti-terroriste qui a précédé l’« urgence sanitaire », peuvent être analysés comme des temps de surproduction de droit débordant souvent les limites imposées par la séparation des pouvoirs définitoire des États démocratiques, mais que la résorption des institutions dans la forme réseau de l’État ne permet plus de garantir. C’est l’exécutif et le Conseil constitutionnel8 ou la Cour suprême ou la Cour de Karlsruhe dont les membres sont eux-mêmes nommés par l’exécutif qui en sont les maîtres d’œuvre. N’en concluons pas pour autant, comme le font certains, que nous sommes dans une dictature, un régime d’exception devenu la règle (Giorgio Agamben), car l’état d’exception se manifeste plutôt, au moins dans un premier temps, par la suspension de la loi et non par sa prolifération9. Ainsi, par-delà l’effet en trompe-l’œil d’un pouvoir exécutif qui conserve la haute main sur la défense, la police, la justice, l’éducation, la santé et les transferts sociaux, dans tous les autres secteurs il a subi des réductions ou amputations de ses anciens attributs. Le pouvoir monétaire au premier chef, du fait de la mise en place de la monnaie commune. Que l’euro soit la seule monnaie au monde dont les billets de banque ne comportent plus aucune figure humaine ou historique (mais seulement des ponts et des portes) est sans doute l’un des symptômes les plus marquants de cet abandon de souveraineté dans le passage de la forme nation à la forme réseau de l’État.
Le pouvoir de politique industrielle ensuite dans la mesure où il n’y a plus de planification, plus de politique des revenus et presque plus de secteur public y compris dans des pays comme la France et l’Italie dans lesquels ce secteur était important ; et enfin plus de pouvoir d’aménagement du territoire (en raison de la décentralisation) avec le développement du clientélisme pratiqué au niveau des régions où chacune désire son aéroport (Espagne) ou son université (France). Par ailleurs, le redéploiement en réseau a nécessité le transfert de compétence de l’État en tant qu’institution centrale vers toutes sortes de comités d’abord consultatifs, devenus ensuite des hautes autorités ou des agences, extrêmement jalouses de leur indépendance. Il semble fini le temps où un pouvoir politique tout-puissant, ou au moins une administration ultra-puissante et compétente, pouvait se lancer dans des projets économiques et sociaux structurants.
Les mesures sanitaires contraignantes n’ont donc pu être prises que parce que certains États ont donné des gages à leur population et pas seulement des gages en matière de sécurité sanitaire. Par exemple, d’un coup, le fardeau de la dette sur les futures générations, qui nous était chanté par tous les pouvoirs en place, s’est transformé en une opportunité de stabilisation du rapport social capitaliste, d’un coup le « il n’y a qu’à traverser la rue pour trouver un travail » de Macron devient « tous les salariés sont des chômeurs méritant l’indemnisation de chômage partiel » et d’un coup encore, des mesures non conventionnelles pour une reprise rapide et dynamique ont été prises comme dans le plan Biden et le plan de relance de l’UE.
De la même façon que les banques centrales d’« indépendantes » avant la crise sanitaire se sont posées en prêteuses en dernier ressort, les États, ou du moins certains, en Europe, se sont posés en employeurs en dernier ressort jouant à saute-mouton avec le syndicat patronal et les syndicats de salariés sur ce point et sur celui du télétravail, agissant ainsi comme un dissolvant supplémentaire de l’ancienne société civile. Plus que jamais les individus se sont retrouvés en rapport direct avec l’État.
Le « j’ai très envie de les emmerder » de Macron lancé aux non-vaccinés est à relier à cette fin de la société civile et en conséquence à la neutralisation de l’espace public10. Les médias traditionnels ne servent plus d’intermédiation entre pouvoirs et individus puisque, comme le montre la crise sanitaire, ils collent au discours du pouvoir et les réseaux sociaux, de leur côté, sont renvoyés au monde underground de qui tourne en boucle parmi des semblables, d’autant plus pourvoyeurs de fake news que les pouvoirs en place leur dénient une légitimité d’accéder à un espace public qui pourtant a disparu, mais qu’ils font mine de continuer à faire exister.
C’est parce que Macron n’est pas vraiment un dirigeant politique et homme de parti (comme toute son équipe d’ailleurs) qu’il peut s’adresser directement aux gens sans le filtre politique traditionnel. Sarkozy s’y était déjà essayé, mais plus sur le mode de la violence politique des dictateurs (certes mimée ici) — son image du karcher pour les banlieues pouvant se rapprocher, toutes proportions gardées, de la « solution » proposée par le dictateur philippin pour éradiquer le trafic de drogue et la délinquance — que sur celle du mépris de caste de Macron.
Des mesures de fait excluantes telles les passes sanitaire ou vaccinal (faut-il rappeler que la vaccination n’est obligatoire que dans un nombre très restreint de pays ?) ne s’adressent pas à une quelconque société civile ni à des individus-démocratiques comme on les appelaient avec Charles Sfar au début de Temps critiques quand nous avions analysé la fin de l’individu sur le modèle de l’individu de classe ; mais à des individus en état de sujétion comme pouvaient l’être les individus d’avant les révolutions américaine et française11, et cela même si ça peut exister/co-exister, aujourd’hui, avec des formes d’auto-sujétion citoyenne (le « grand débat » pendant les Gilets jaunes ; la convention citoyenne pour le climat, etc.).
Si nous rapprochons la situation de l’ancien régime avec celle d’aujourd’hui, c’est dans la mesure où la résorption des institutions et la fin de la société civile renvoient à l’immédiateté des rapports des individus au pouvoir auquel ils sont comme livrés sans défense avec le déclin des médiations traditionnelles (famille, école, syndicats, quartiers).
Les individus ne sont plus sujets du Prince (même si Macron se projette en Roi-Soleil ou Jupiter), ni d’ailleurs du patronat, mais atomes de capital ; un capital dont le visage est de plus en plus abstrait. Le procédé analogique a certes ses faiblesses (il en irait de même si on réactualisait la notion de servitude volontaire), mais il permet de réintroduire du temps historique, de la dialectique du temps, en mettant en exergue des moments de non-contemporanéité pour reprendre une formule d’Ernst Bloch que nous avons déjà utilisée. C’est d’ailleurs un processus contradictoire : s’il y a non-contemporanéité, c’est que l’air du temps est de nier le temps historique.
Aujourd’hui, alors que ce temps historique semble être nié de fait par l’actualisme, on se retrouve face à une situation où semble dominer l’hébétude ou l’hypnose (ce que les médias ont appelé la sidération), qui conduit globalement à la passivité et à une acceptation des mesures sanitaires et contraignantes sans que la rationalité d’un lien entre les deux apparaisse comme évidente. Mais alors que l’hébétude dont parlent Floch et Quadruppani dans « Sur la catastrophe en cours et comment en sortir », in Lundi matin, le 10 janvier 202212, ou l’hypnose ne sont qu’états momentanés face à l’événement déstabilisateur, la tendance à l’œuvre nous semble une tendance lourde qui produit en retour des révoltes sporadiques parce que, nous l’avons dit pour le mouvement des Gilets jaunes, leur point de départ n’est pas la « conscience » ou la prise de conscience. Leur côté « déraisonnable » peut donc s’accommoder de ce que nous avons appelé des formes altérées de la conscience13. Là encore pour en revenir aux Gilets jaunes, cette altération n’a pas empêché la référence à des expériences révolutionnaires passées et l’expression d’une subjectivation politique justement parce que ce qui a de suite défini et coagulé, ce qui a ensuite fait mouvement, ce sont des conditions objectives où il n’était pas question de « conscience », ni conscience de classe ni conscience politique. C’est d’ailleurs pour cela que la forme assemblée générale n’a pas été généralisée et que les « degauche » une fois ralliés n’ont eu de cesse, et dans la lignée de Nuit debout, de vouloir éclairer les consciences ou les réveiller (cf. aussi aujourd’hui l’empreinte du woke dans ces milieux militants). D’autres parlent même « d’insurrection des consciences ».
En parallèle, mais à un autre niveau, le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements actuels peut être vu comme une tentative de recréer, de façon quasi performative, un espace de société civile qui ne peut être autre chose qu’un ersatz. Ce rôle s’avère d’autant plus moteur pour les manifestants d’aujourd’hui contre le passe sanitaire qu’il est porté par l’idéologie ou les croyances et un idéal de liberté louable en soi, mais centré et fixé sur les seules mesures sanitaires. C’est là une différence essentielle avec les Gilets jaunes qui, à travers des mesures gouvernementales là aussi, constataient une rupture de l’égalité des conditions et le retour des privilèges. C’est alors la dynamique d’action du mouvement qui les a portés à ne pas rester fixés sur la mesure, mais à s’attaquer à un ensemble plus large, même s’il est resté mal défini. Les réseaux sociaux ont certes joué un rôle, mais un rôle technique de mobilisation et non pas comme aujourd’hui un rôle de contre information opposant le « vrai » au « faux » (cf. le site contre-info Covid).
Sous la grossièreté délibérée de Macron, le travail de destruction du politique continue. En ciblant hier les Gilets jaunes comme « des gars qui fument des clopes et des pollueurs qui roulent au diesel » (Griveaux) et aujourd’hui les non-vaccinés comme des irresponsables, il ne cherche même pas à délimiter, en bonne stratégie schmittienne, une ligne de partage politique entre amis et ennemis — nouvelle version de la limitation des frontières de classes, réappropriée et recyclée par une certaine extrême gauche —, mais à mettre hors champ ceux qui le contestent puisqu’il leur dénie la qualité et même la possibilité d’être « autre ».
La situation d’exception est donc bien qualifiée à partir du moment où d’un côté le droit théorique de l’État de droit nous laisse abstraitement le choix et que de l’autre les autorités méprisent, stigmatisent ou même excluent de certaines activités ceux qui feraient le mauvais choix. De ce fait, c’est l’effectivité du droit qui est remise en cause au nom de l’urgence.
La situation est « embrouillée14 » par le fait que d’un côté ceux qui manifestent croient le faire en conscience en disant non aux mesures et en manifestant publiquement ou de façon privée cette négativité (ils se pensent « sujets » et « libres », alors qu’ils ne le sont pas si on suit notre argumentation précédente), de l’autre ceux qui acceptent les mesures ne disent mot sur leur motivation puisqu’on ne la leur demande pas. Qu’elle soit responsable et citoyenne, solidaire ou autre encore — puisque certains approuvent les mesures de façon « communiste » —, aucun ne le fait finalement savoir. Et le pouvoir fait aussi peu le tri parmi eux qu’il ne le fait pour les autres. L’acceptation vaut mandat. Tous les vaccinés et porteurs du passe sont classés comme favorables au passe, de la même façon que les anti-passe sanitaire sont considérés comme n’ayant pas le passe parce qu’ils sont contre, ce qui pourtant est faux dans les faits. Et c’est l’embrouille qui forge le consensus implicite et légitime des mesures qui comme le disait Karl Popper deviennent « vraies », parce qu’infalsifiables.
Les formes de conscience altérées que nous relevions dans notre brochure questionnant les manifestations anti-passe sanitaire se manifestent particulièrement en période de crise quand celle-ci s’avère suffisamment forte pour bousculer les habitudes et changer les pratiques sans que la moindre perspective apparaisse. Ce sont des subjectivités multiples, atomisées et segmentées, des subjectivités « en état de conscience altérée », y compris parfois jusque dans ce qui peut apparaître comme une révolte. C’est pour cela qu’il nous a semblé fondamental de distinguer le mouvement des Gilets jaunes de ce que nous avons appelé le « non-mouvement » contre le passe sanitaire. Si certains, et particulièrement les médias, continuent à voir des Gilets jaunes partout, c’est plus parce que ce mouvement est devenu le maître étalon de ce qui aujourd’hui fait peur que parce qu’il donnerait son empreinte aux manifestations actuelles, en cherchant par exemple à articuler une dialectique de la liberté et de l’égalité permettant de dépasser la fixation sur les mesures sanitaires. Des Gilets jaunes dans la rue, il y en a encore, mais ils sont plus résilients que résistants.
Piste à creuser : si les commentaires sur l’altération des consciences aujourd’hui se multiplient et pas seulement chez les complotistes, les anti-complotistes, les médias, le pouvoir et si les appels au réveil des consciences se manifestent aussi dans des milieux très divers, c’est que la révolution du capital a altéré, dissous, extirpé ce qui était la conscience du sujet historique (le bourgeois, le réformateur, le révolutionnaire) et du sujet individuel dans ses déterminations anthropologiques (sexuelles, mentales, imaginaires, etc.) avec la question : qu’est-ce qui peut être le support de l’être ? Dans le premier cas, il n’y a plus de sujet porteur de la négativité et plus rien ne semble possible en dehors d’une sécession que Camatte et la revue Invariance avaient déjà envisagée dès 1974 avec l’article : « Ce monde qu’il faut quitter15 » ; dans le second, tout au contraire semble possible dans l’affirmation de particularités positivées jusqu’au transhumanisme. Il nous faut pourtant échapper à cette alternative si on veut sortir de la « misère actuelle de la critique » (Renaud Garcia).
J. Wajnsztejn, le 25 février 2022,
(version modifiée par rapport à celle publiée dans Lundi matin le 7 janvier et en hors-série de Temps critiques le 10 janvier)
Merci à Laurent et Sophie pour leur apport essentiel.
Notes
1 – Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn : « État et souveraineté à l’épreuve des migrations internationales et du Brexit » (septembre 2016) :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article342.
2 – Bill Gates est devenu le premier contributeur privé de cette organisation. Avec sa femme Melinda il a d’ailleurs créé en 2000 l’Alliance Globale pour les Vaccins et l’Immunisation (GAVI).
3 – Cf. Bertrand Badie, « La mondialisation conduit à des jeux diplomatiques opportunistes », Le Monde, le 30 septembre 2021.
4 – Cf. hors-série d’avril 2003 : « L’unité guerre-paix dans le processus de totalisation du capital » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article178.
5 – Pour ne citer que deux exemples, les effets de la guerre du Vietnam sur l’endettement américain et la décision d’inconvertibilité du dollar ; la guerre d’Afghanistan et la désintégration de l’armée soviétique.
6 – Parallèlement à celle plus générale de « domination sans système » (cf. Jacques Guigou : « Vers une domination non systémique », in Temps critiques, no 14, hiver 2006 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article159)
7 – « Sanctuarisation agressive » ou « exploitation offensive de la dissuasion nucléaire » (affaiblissement des États voisins, attaque sous parapluie nucléaire des États voisins, chantage voire annexion territoriale limitée comme en Crimée et au Donbass ou à Hong-Kong). Cf. Jean-Louis Gergorin, « Quelles nouvelles menaces, quelles ripostes, quelle dissuasion ? », Défense Nationale, juin 1992 et Corentin Brustlein, « A l’ombre de la dissuasion : la sanctuarisation agressive », Les Grands Dossiers de Diplomatie, octobre/novembre 2013. La Russie la pratiquerait envers certaines anciennes possessions de l’URSS, mais plus pour se pousser du col par rapport à la nouvelle partition de la puissance entre les États-Unis et la Chine, qu’elle voit se développer et qu’elle subit, que dans un but impérialiste. Effet pervers de cette politique : elle tend à ressusciter l’OTAN car là où les États-Unis n’ont aucun intérêt à se laisser distraire de leur rivalité avec la Chine, il n’en est pas de même de l’UE.
8 – Par exemple en France, les nominations au Conseil constitutionnel ne se font plus au profit de figures du droit comme Badinter, Duverger ou Vedel, mais en fonction du clientélisme politique comme le montre encore l’exemple des trois dernières propositions de candidature par le pouvoir macronien. Conseil constitutionnel qui est devenu une chambre d’enregistrement du pouvoir validant, pendant la crise sanitaire, toutes les lois attentatoires aux libertés fondamentales. Ce n’est pourtant pas une obligation comme l’a montré a contrario la Cour suprême espagnole, ou à un autre niveau, la Cour de Karlsruhe. Le Conseil d’État ne fait guère mieux au niveau de l’indépendance, ses membres alternant position dans les cabinets ministériels et nominations au Conseil.
9 – Cf. l’article « Il y a une accoutumance de l’exécutif à gouverner par l’état d’urgence » de Stéphanie Hennette-Wauchez, enseignante en droit public à l’Université de Nanterre, in Libération le 13 janvier 2022.
10 – Habermas et son espace communicationnel participaient déjà de l’évolution vers des thèses post-modernes avec en conséquence l’abandon de la dialectique et de la nécessité de maintenir une activité critique. Tout devenait question de communication et d’information, plus rien ne relevait du politique et gouvernements. Particularismes radicaux organisés en lobbies, publicitaires, réseaux sociaux se sont engouffrés dans la brèche. Oskar Negt a critiqué la thèse de son ancien maître avec son propre concept d’espace public oppositionnel. Pour lui, la contestation n’a pas de sens si elle n’est pas saisie comme une ébauche d’un processus créatif de l’appropriation politique, qui se prolonge à travers une délibération permanente. Au sein des écoles, des Universités, des entreprises, il manque une forme politique pouvant recueillir et sédimenter les expériences oppositionnelles (in Multitudes, 4, 2009). Un vœu pieux ; cet espace n’existe plus.
11 – Les individus sous l’Ancien Régime n’étaient pas des sujets au sens bourgeois du terme ni au sens du cogito cartésien c’est-à-dire au sens actif (« sujet à » une activité plus ou moins autonome) ; ils étaient avant tout sujets du roi comme assujettis à lui, au sens passif du terme (« sujets de », à l’activité autonome réduite, même si les embryons de sujets bourgeois bourgeonnaient déjà). C’est d’ailleurs pour cette raison que les philosophes et révolutionnaires anglais voulaient asseoir leur révolution sur la propriété privée qui seule pouvait donner un fondement objectif à la qualité de sujet. Il existait certes un espace public, car il paraissait des pamphlets et des journaux, il se produisait des émeutes, il y avait de l’intermédiaire avec les parlements régionaux et les assemblées de village, mais c’est très limité et d’ailleurs la notion d’opinion publique n’avait pas le sens vulgaire qu’elle a pris dans la démocratie. L’opinion publique ne recouvrait que l’opinion qui méritait d’être rendue publique.
12 – Le chapeau de la rédaction de Lundi matin à ce texte parle d’hébétude dans laquelle sont plongés les individus : « Qu’elle serve (la crise sanitaire) désormais ouvertement de cheval de Troie aux pires poussées réactionnaires autant qu’à l’instauration de dispositifs de contrôle inédits n’est pas surprenant, ce qui l’est davantage c’est l’hébétude dont nous ne parvenons pas à sortir nous-mêmes. » L’hébétude c’est un état de conscience engourdi, abruti suite à un choc affectif ; un état proche de la confusion mentale.
13 – Cf. Interventions numéro 18 (août 2021), « Les manifestations contre le passe sanitaire : un non-mouvement ? » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article500.
14 – Sur cette notion d’embrouille, cf. Georges Ballandier, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992, p. 95. Il n’appréhende pas seulement l’embrouille comme l’exercice de la ruse en politique, mais également comme une modalité d’intervention dans l’ordre du symbolique. Il s’agit de détruire l’ordre symbolique du droit comme droit protecteur au profit d’une adhésion à l’ordre du pouvoir.
15 – https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/cemondequitter.html