Fractions du capital et luttes de pouvoir
Mise en place
Si nous parlons ici de fractions du capital, c’est que nous ne nous reconnaissons plus dans le langage des luttes de classes telles que ces dernières ont été définies par Marx au milieu du XIXe siècle, et analysées concrètement au XXe siècle à partir de l’opposition principale entre bourgeoisie et prolétariat, comme si sa prédiction d’un apurement des classes dans le sens d’une disparition des autres laissait la place libre à ces deux forces1. La « bourgeoisie » est un terme qui désignait jadis une classe possédant une vision du monde (la Weltanschauung hégélienne), des manières de vivre, tout un système de valeurs composite qui de ce fait s’imposait comme modèle à la société et la classe ouvrière en offrait le contrepoint contradictoire ; à la fois « dans et contre » le capital comme disaient les opéraïstes italiens. Cette dimension contradictoire s’est éteinte avec la défaite du dernier assaut prolétarien des années 1967-1979 mené dans différents pays. En dehors de mouvements aléatoires dont l’importance tient au moins autant à leur existence même en tant que communauté de lutte qu’à leur perspective (cf. le mouvement des Gilets jaunes), les individus sont renvoyés à leur atomisation et le rapport social capitaliste (il y a toujours société… capitalisée) leur apparaît à la fois comme extérieur et comme internisé, par exemple dans le rapport aux nouvelles technologies pour ne prendre que celui-là.
Aujourd’hui, on n’a plus affaire qu’à des fractions de capital, y compris sous la forme de capital variable à travers ce que sont devenus les syndicats, qui évoluent en une symbiose avec l’État, que certains pourfendeurs du néolibéralisme n’y voient plus que la confirmation de la célèbre phrase d’Engels qui voit l’État comme un simple chargé d’affaires de la bourgeoisie, alors que c’est la séparation entre société politique et société civile qui tend à disparaître comme nous l’avons évoqué dans le numéro précédent de la revue. Mais alors que nous y avions développé l’aspect étatique de ce redéploiement en réseau de la puissance publique, nous abordons ici le redéploiement des forces privées, cette distinction étant plus formelle et méthodologique que réelle.
Ces forces, au-delà de leur diversité, n’ont comme point commun que celui d’exercer des rapports de domination. Ceux-ci ne divisent pas une élite ou une caste d’un côté et la masse de l’autre comme si les rapports de domination ne parcouraient pas toute la chaîne des rapports sociaux de production, de l’étage le plus élevé au niveau le plus bas. Comme le dit Jacques Rancière : « “Élite” est simplement un euphémisme par lequel cette classe se nomme elle-même, quitte à ce que ça devienne un terme péjoratif quand on dénonce la “distance” des élites par rapport au peuple. Mais les dominants ne sont pas du tout distants. Ils sont à nos côtés dans tous les moments de notre vie pour nous pressurer sous la loi du marché ou nous taper dessus si nous nous révoltons contre elle » (in Entretien à la revue Frustrations, printemps 2021). À tout prendre d’ailleurs, ce terme d’élite est plus adéquat qu’oligarchie, car premièrement il peut facilement être mis au pluriel pour montrer sa diversité, mais surtout il n’inclut pas un fonctionnement de classe globalement homogène qui viendrait se substituer à celui de la bourgeoisie.
Nous ne pensons donc pas judicieux le recours à la notion d’oligarchie pour définir ce qui serait une nouvelle classe dominante. Elle était utilisable pour l’analyse des systèmes techno-bureaucratisés du fordisme et du stalinisme, comme le soulignait Castoriadis à l’époque de la revue Socialisme ou barbarie (1949-1967), dans lesquels cette fraction techno-bureaucratique du capital (cf. Galbraith) était assimilée et réduite à une caste parce qu’elle n’avait pas grand-chose à voir avec l’ancienne figure du bourgeois certes propriétaire, mais humaniste. C’est d’ailleurs sur cette base que des auteurs, dix ou quinze ans plus tard, ont théorisé la convergence entre les deux « systèmes » (cf. Henri Lefebvre, De l’État, UGE, 1978, et particulièrement le volume III sur « le mode de production étatique »). D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que les médias parlent autant aujourd’hui des « oligarques russes » (ou chinois) parce que si le bloc socialiste s’est effondré et la Chine s’est ouverte à la circulation du capital, nous sommes justement dans des sociétés qui sont loin d’être capitalisées et dont la nouvelle caste dirigeante garde d’autant plus des aspects de l’ancienne qu’elle en est bien souvent issue. Et si ces sociétés ont, avec les sociétés capitalisées, le point commun de ne pas avoir de société civile, ce n’est pas parce qu’elle n’existe plus comme dans ces dernières, mais parce qu’elle n’a pratiquement jamais existé en tant qu’expression de la « société bourgeoise » dans les premières.
Toutefois, si nous refusons de parler en termes de « capital automate » pour décrire les transformations de ce que nous avons appelé la révolution du capital, ce n’est pas pour troquer cela contre un nominalisme, car alors on retombe sur les analyses en termes de caste et in fine les forces obscures qui se cachent derrière, que ce soit, suivant les époques, la franc-maçonnerie, la banque juive, les deux cents familles, les ploutocrates ou les oligarques. À la mode d’aujourd’hui, par rapport à celle d’il y a exactement un siècle, cela donne d’un côté les Occupy Wall Street et la lutte contre « les 1 % » et de l’autre la stigmatisation de la banque juive, de figures (toujours juives) comme celle de Soros, du groupe de Bilderberg, etc.
Se fixer sur une critique de l’oligarchie définie strictement comme le gouvernement par et pour les riches permet d’abord d’en rester à une critique du « mauvais » capitalisme, celui du néolibéralisme contre le « bon », celui de l’État-providence et de Keynes ou du CNR pour la France. C’est ensuite discuter en termes de disproportion à partir d’inégalités qui se renforceraient (elles seraient revenues à celles d’avant 1914), sans tenir compte de la progression générale des niveaux de vie au niveau mondial, qui a sorti de la pauvreté des centaines de millions de Chinois et d’Indiens, entre autres. Des déséquilibres qu’on retrouverait au niveau de la distribution du pouvoir sans que soit posée la question du pouvoir lui-même. Ainsi, avec des notions postmodernes telles que « parité » et « empowerment », il ne s’agit que de permettre d’atteindre toutes les positions de pouvoir aussi inégales soient-elles plutôt que de réduire les inégalités entre positions sociales.
Dans l’introduction à l’édition de son regroupement de textes sous le nom de La société bureaucratique (UGE, 1973), Castoriadis reconnaît son « erreur » d’origine, à l’époque des articles, c’est-à-dire dix à quinze ans auparavant, quand il disait alors qu’il n’y avait plus de figures marquées de la domination, aussi bien au sens schumpetérien ou wébérien des dominants qu’au sens prolétaire marxien des dominés. Qu’il n’y a plus de fonction pure à telle ou telle activité (sa « professionnalité ») parce que c’est le travail lui-même qui est devenu fonction. Alors, le projet d’autonomie se perd dans l’autonomisation du procès de production (et l’autonomisation de la valeur, pourrions-nous rajouter) et l’autonomisation de la décision par les « systèmes experts ». Cette analyse nous paraît pourtant encore globalement juste et elle ne conduit pas forcément à l’idée d’un « capital automate » dans lequel il n’y aurait plus de forces, mais seulement une mécanique et un système. On peut alors se demander qu’est-ce qui a poussé le Castoriadis tardif, celui du volume IV des Carrefours du labyrinthe (Seuil), à tordre le bâton dans l’autre sens quand il définit les démocraties occidentales comme étant des « oligarchies libérales ».
Où sont aujourd’hui les oligarchies ? C’est au contraire avec le plus grand nombre d’individus que la société capitalisée opère : réseaux d’information et de pouvoir qui ressortent plutôt de l’épistocratie, c’est-à-dire d’une influence importante des experts sur la chose politique. Experts savants tels qu’on a encore pu s’en rendre compte avec la crise sanitaire, mais experts militants aussi avec associations et lobbies qui, quelles que soient leurs causes (il ne s’agit pas ici de les juger moralement), prospèrent sous couvert des institutions résorbées. Quand Facebook et Apple proposent de soutenir financièrement les femmes qui désirent congeler leurs ovocytes pour se concentrer sur leur carrière, nulle pression de l’oligarchie là-dedans, mais coïncidence entre désirs de femmes-cadres supérieurs à ménager ambition professionnelle et sociale et maternité d’un côté ; dynamisme d’entreprises postmodernes travaillant déjà sur le cyborg et le transhumanisme de l’autre.
À leur façon, et comme le faisaient avant les syndicats par rapport aux luttes prolétaires, les GAFA « enfourchent le tigre » et bousculent les fractions traditionnelles du capital qui peinent à suivre (cf. ce qui se passe avec l’automobile électrique et a fortiori avec la voiture automatique quand VW se met à copier Tesla). Ils dominent la dynamique, mais dans un contexte fragile qui est celui de l’innovation et de ses risques. Une dynamique de destruction créatrice non oligarchique, car elle semble ne jamais fixer les positions et forces ; ainsi, Netscape, Yahoo, MySpace ont aussi vite disparu qu’ils étaient apparus. Situation similaire en résultat pour le renversement soudain de Nokia par Apple grâce à l’iPhone. Tout un tas de produits innovants se sont retrouvés obsolètes avant même leur propre exploitation. Conscientes du danger, les entreprises motrices du secteur ont adopté des stratégies de partage des marchés et de conservation, comme le montrent les accords Apple-Google garantissant la primauté du moteur de recherche sur l’iPhone ou entre Facebook et Google sur les revenus publicitaires. Tendance aux duopoles donc et volonté de capter les innovations qui leur sont extérieures (TikTok, Zoom, Instagram) plutôt que de se faire la guerre.
Les NATU (Netflix dans le cinéma, Airbnb dans l’hôtellerie, Tesla dans l’automobile, Uber dans les transports, Doctolib depuis la crise sanitaire et qui est hébergé sur Amazon Web) les accompagnent de par la désintermédiation des activités qu’elles instaurent. Leur environnement californien (Silicon Valley et son vivier de start-ups) fonctionne comme une croisée des chemins entre les logiques politiques des États, un marché devenu mondial et un nouveau modèle social. Elles sont indissociables de la puissance américaine, surtout depuis qu’Obama a mis en place sa stratégie de sécurité (NSA) et en même temps elles sont transnationales par essence. Les plateformes assurent de plus en plus des fonctions régaliennes (cf. leur intervention dans la crise sanitaire et leur fonction de connexion), alors que les États se transforment en réseaux (network state) dans une interpénétration des moyens par le biais d’une structuration décentralisée mêlant secteur public et secteur privé.
Elles sont puissance2 et instrument de puissance.
Les États ne sont pas passifs dans ce processus dans la mesure où ils utilisent des jeux de données afin de rationaliser leurs services et les adapter aux « besoins sociaux ». Si ces entreprises ne frappent pas encore monnaie, elles en sont fortement tentées comme le montre la tentative de Facebook avec sa crypto-monnaie, le Libra. Par ailleurs, elles commencent à développer leurs propres infrastructures, qui étaient auparavant du registre étatique ; ainsi des réseaux de câbles sous-marins pour la circulation des données et les data centers (cloud) pour le stockage et le traitement.
La difficulté à saisir ces luttes entre fractions du capital peut s’expliquer à deux niveaux. Le premier est celui de la place de plus en plus grande prise par certaines organisations internationales qui semblent au service du capital global et qui entrecroisent les intérêts d’État et des grandes firmes multinationales au niveau du capitalisme du sommet ; ainsi de l’OMS, dont on retrouve parmi les plus gros contributeurs la Chine et pour les contributions privées Bill Gates. Le forum de Davos est un organe plus informel qui réunit des dirigeants d’entreprise, des responsables politiques du monde entier, des intellectuels ou des journalistes et des individus membres contributeurs afin de débattre des problèmes les plus urgents de la planète, y compris dans les domaines de la santé et de l’environnement3. Un autre exemple notable de ce genre d’institutions est le « Groupe de Bilderberg ». Il se réunit une fois par an et n’y participent que des personnalités invitées, entre 120 et 150 : leaders politiques, maîtres et experts de l’industrie, des finances, des universités, des médias… Les débats sont strictement confidentiels et les participants n’ont pas le droit de sortir de l’hôtel qui accueille la conférence pendant les deux jours et demi que dure la rencontre. La liste des participants à ces réunions vaut la peine d’être regardée : Emmanuel Macron fait partie des invités en 2014, Valérie Pécresse en 2013, mais aussi Bill Clinton en 1991, Angela Merkel en 2005, Bill Gates en 2010, Mike Pompeo en 2019 (source : Wikipedia). Il ne s’agit pas ici d’une petite oligarchie comme on peut souvent l’entendre, mais de véritables réseaux de pouvoir qui participent d’un « rajeunissement » du capital si ce n’est de sa démocratisation. Ils se présentent comme les protagonistes d’un capitalisme plus responsable ou durable (la facette environnementale) et plus inclusif (la facette morale), voire d’une « réinitialisation » du capitalisme dans le cadre d’une quatrième révolution industrielle.
Le second niveau est celui des nouvelles formes prises par la financiarisation de l’économie depuis les années 1990. En effet, elle ne ressemble pas à celle décrite par Hilferding au début du XXe siècle quand il analysait la fusion entre capital industriel et capital bancaire au profit de ce dernier, assimilé à la finance. Sa conclusion en était que la domination de cette dernière fraction serait irréversible, ce que la période dite des Trente Glorieuses a particulièrement démenti.
Dans le processus actuel de ce que nous appelons la totalisation du capital ou la marche vers son unité, on assiste plutôt à la fusion des fonctions de l’argent (échange, épargne, investissement) de façon à répondre aux exigences de la globalisation qui elles-mêmes obligent à une restructuration des rapports entre banques, assurances, institutions financières et leur rapport au marché financier global. En effet, le rapport traditionnel épargne/investissement pour l’orthodoxie libérale est que l’épargne détermine l’investissement et il faut donc la mobiliser par le taux d’intérêt. Une orthodoxie que Keynes va bousculer en inversant le sens du processus puisque pour lui, c’est l’investissement qui est moteur (le « multiplicateur keynésien ») et l’épargne ne ferait que s’ajuster au niveau de l’investissement. Mais son raisonnement souffrait de deux manques aujourd’hui mis en valeur. Tout d’abord, il n’imagine pas, à l’époque, de création ex nihilo d’argent capital et il est difficile de le lui reprocher quand on sait qu’aujourd’hui encore la plupart des écrits sur la question en restent au crédit et à la critique de la chrématistique (jusqu’au « crédit à mort » comme disent les tenants de « l’économie réelle ») sans aborder la question du capital fictif ; ensuite, parce qu’il ne pouvait prévoir, dans les économies fermées de l’époque, qu’une liberté totale de circulation des capitaux tendrait à une identité parfaite entre épargne et investissement.
Paradoxalement, cette fusion des fonctions entraîne une séparation des activités ou une division des tâches, par exemple au sein des entreprises, entre gestion des ressources de trésorerie et gestion industrielle que le recours à la forme holding a permis de combiner en brouillant souvent les oppositions entre capitalisme industriel et capitalisme patrimonial. Autre différence avec l’époque, les écarts de prix à la valeur, relevés et reconnus par Hilferding qui s’écartait par là de la théorie de la valeur travail de Marx, ne sont plus dus à l’accumulation et à la haute concentration de capital fixe (la « composition organique du capital ») permettant de fixer des prix de cartel, mais au niveau de capitalisation qui attire les flux de capitaux disponibles en s’autonomisant de l’objectivité que représentait les taux de profit. C’est pour cette raison que les entreprises peuvent licencier malgré de hauts taux de profit par substitution capital/travail dans des concentrations qui ne sont plus que des concentrations pour la productivité, une forme de ce que nous appelons la « reproduction rétrécie ».
Les États-Unis profitent à fond de cette captation de flux financier renforçant la stratégie de capitalisation parce qu’elle se fait quasi naturellement, alors que l’Europe et l’Asie sont obligées de pratiquer des taux d’intérêt élevés pour attirer des capitaux en dehors d’un plein accès au marché, une politique poursuivie ensuite pour lutter contre le retour de l’inflation. Une situation devenue impossible depuis la chute générale des taux et conséquemment la quasi-disparition du Japon comme puissance pouvant rivaliser avec les États-Unis (une illusion des années 1970-1980) et le déclassement de l’Europe dans la hiérarchie des puissances.
Propriété et capital
Quand Paul Jorion (Le capitalisme à l’agonie, Fayard) et Frédéric Lordon (« Le conatus du capital », in Actuel Marx, I, 2001) reprennent l’idée d’une opposition entre propriété et capital qui les amène à dire qu’une alliance peut s’effectuer entre capital et travail contre la finance, c’est en fait de Marx qu’ils partent : « Le capitaliste propriétaire détenteur du capital financier ne s’oppose pas au travailleur, mais au capital “actif” » (Le Capital, Œuvres III, La Pléiade, p. 1140) et peut être aussi de Galbraith, suivant en cela les travaux de Berle et Means sur la dissociation entre propriété et direction d’entreprise4. Mais si Galbraith a montré comment les managers salariés pouvaient préférer la croissance (et la puissance) à la rentabilité, fallait-il encore que les cadres et les actionnaires puissent participer à la fête. Les stock-options et les parachutes dorés ont fait partie des mesures d’accompagnement de ce cheminement du nouveau capitalisme. Si Galbraith a bien décrit le premier moment de cette dissociation, à savoir le processus de rationalisation de l’entreprise de la part des managers, il n’avait pas prévu ni le second moment, qui a été celui du recours au levier de l’endettement par rachat d’actions pour améliore artificiellement le ROE5, ni le troisième moment, celui de la « création de valeur » avec le modèle de l’entreprise light (cf. Enron6).
Cette distinction entre propriété et capital tend aujourd’hui à être remise en cause par le double processus de totalisation et de « démocratisation » du capital7. En effet, ce n’est pas parce que les rapports sociaux semblent invisibilisés, parce que recouverts par la virtualisation du capital, qu’ils n’existent plus.
La financiarisation des années 1980, avec un marché financier qui mobilise l’épargne populaire dans les fonds de pension et d’investissement, aboutit à un capitalisme collectif bien loin du capitalisme rentier de la « domination formelle » du capital8. En effet, les fonds de pension gérant les retraites des salariés imposent des rendements très élevés aux entreprises, ce qui contraint ces dernières à licencier, comprimer les salaires, délocaliser, etc. Certains comme Pierre-Yves Gomez (L’esprit malin du capitalisme, Desclée de Brouwer, 2019) font même de la loi instituant les fonds de pension en 1974 (la loi ERISA sous la présidence de Gerald Ford) un des événements à l’origine de la financiarisation et des transformations récentes du capitalisme. Cette loi stipulait deux choses : 1/ les caisses de retraite des entreprises devenaient des organismes financiers autonomes ; 2/ elles devaient diversifier leurs placements. Jusqu’alors, l’essentiel des fonds des caisses de retraites des salariés était placé dans le capital de l’entreprise qui les employait. Une part énorme de l’épargne des ménages vient alors à être placée sur le marché boursier via les cotisations aux caisses de retraite et les fonds de pension. D’où mutation de Wall Street à partir de 1975. Ceci est conçu, au départ, comme une protection des retraités, qui ne seront plus dépendants d’une seule entreprise pour leur pension (diversification des placements censée protéger contre les risques). Voir les divers scandales de cette époque… Mais le diable était dans la boîte de Pandore.
Le marché bancaire qui lui préexiste constituait à l’inverse un modèle d’entre-soi (l’intermédiation comme forme d’entregent) qui avait son pendant dans les unions industrielles.
La dérégulation/globalisation a bouleversé cela en faisant sauter les anciennes barrières de classe à fonction oligarchique, qui constituaient des niches et des rentes de pouvoir. L’extension du rôle des traders, véritables roturiers de la finance, l’activisme de marginaux de la finance comme Soros et Milken ou la banque Drexel, tout un tas de « mauvais élèves » des classes moyennes indisciplinées (on aura leurs clones dans les GAFA) développent tout à coup des stratégies d’innovations déviantes. Ce sont eux qui inventent les nouvelles techniques financières à effet de levier, qui renversent les lignes et barrières de classe afin de pallier les insuffisances de capital typiques des couches sociales intermédiaires, mais ascendantes. Comme les Tapie aux petits pieds, ce sont eux qui sont traînés dans la boue de la « mauvaise finance » ou des réseaux sociaux et qui sont l’objet d’une critique de la part du nouveau capital moral constitué par une coalition entre grandes firmes industrielles, grandes banques traditionnelles, politiciens du Congrès et éventuellement classe du salariat et de l’économie « réelle ».
Joseph Schumpeter, dans la partie sociologique de Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), réfléchit sur les élites et montre comment la bourgeoisie installée est périodiquement renouvelée par des entrepreneurs, des innovateurs, d’abord mal perçus, considérés comme des déviants, des quasi-voyous, des aventuriers puisqu’ils bouleversent les anciennes routines et les positions dominantes. Puis ces innovateurs s’insèrent dans la classe dominante par le mariage, l’argent, le succès dans les affaires. Max Weber avait déjà écrit des pages là-dessus dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904) sur la besogne, le travail inlassable s’opposant au mode de vie tranquille des bourgeois et bouleversant les positions acquises. Mais il y a ici une différence fondamentale. À l’époque, c’est-à-dire dans les années 1920-1940, on assiste certes à un brassage des figures capitalistes qui se distinguent des idéaux-types que nos deux auteurs cités ci-dessus ont dégagés dans leurs travaux, mais la structure du capital reste grosso modo la même avec une domination de la forme industrielle du capital, même si la finance avec la crise de Wall Street en 1929 n’est pas absente du débat sur la survie ou non du capitalisme. Pour que les innovateurs et aventuriers soient autre chose que de simples « passeurs » ou rajeunisseurs des fractions dominantes du capital et donc de véritables protagonistes de la lutte entre ses fractions, faut-il encore que les structures internes du rapport social de production permettent des opportunités. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de volonté et de décision, il faut aussi que des éléments objectifs et des techniques sous-tendent des pratiques.
Petit historique à partir de l’exemple des États-Unis
Le people’s capitalism promu par Charles Merrill dès les années 1950 est encore loin d’avoir entamé cette forteresse de la puissance dont Morgan Stanley représente l’archétype, dans lequel l’intermédiation bancaire (une technique financière) est encore une forme d’entregent (une relation de classe). Jusque-là, c’étaient les « vieilles maisons » qui se présentaient comme des généralistes de la finance. Avec la désintermédiation qui suit la globalisation financière, elles vont se retrouver dans un tout autre contexte leur imposant la spécialisation dans des activités souvent nouvelles comme la gestion de portefeuilles et du marché obligataire, le courtage, la recherche en stratégie économique, la réalisation de mariages entre entreprises, le pilotage des fusions-acquisitions, cette dernière activité présentant l’avantage d’apporter des profits même en période de dépression des cours9.
Pour faire face à ces nouvelles charges, qui s’avèrent aussi être des opportunités, ces vieilles maisons vont embaucher à tout va et très souvent des jeunes cadres qui n’ont que leurs diplômes pour tout viatique et ne sortent pas particulièrement des meilleures écoles, en tout cas aux États-Unis, car en Europe on ne peut pas minorer l’intégration des meilleurs étudiants dans ces processus de financiarisation, qui d’ailleurs fascinent les jeunes générations. Ceci permet à de nouveaux venus sans scrupules de faire fortune et aussi une reconversion d’une fraction des anciens « bourgeois » et des détenteurs des savoirs utiles pour le fonctionnement de la nouvelle stratégie capitaliste. Ainsi, les écoles d’ingénieurs se sont mises à former des traders, des concepteurs d’algorithmes, non seulement parce qu’il y avait des offres d’emploi qui y correspondaient, mais aussi parce que les jeunes en formation étaient attirés par les promesses de hauts revenus dans ces secteurs dans lesquels le cynisme est enseigné comme règle universelle de comportement, au sens de la rationalité et de l’opportunisme de l’agent représentatif du modèle économique dominant par rapport aux perspectives, pour eux décevantes, de l’industrie ou a fortiori d’une recherche pure aujourd’hui dévalorisée et en tout cas démonétisée. Par ailleurs, jusque-là, les activités de trading étaient peu développées et fort méprisées dans la profession, comme réservées aux roturiers et autres joueurs de craps… qui ne vont pas faire mentir leur image en développant leurs pratiques de « casino10 ». On aura un peu plus tard le même phénomène, mais encore plus accentué, avec les innovateurs dans le secteur des technologies de l’information et de la communication, dont le statut le plus courant de roturiers et de réfractaires à l’école est patent. La concurrence sauvage provoquée par la déréglementation va bouleverser les habitudes de l’ancienne « bonne société », d’autant que ses marges se voyaient réduites par cette même concurrence et une forme de retour au capitalisme sauvage. Des pratiques et tarifs de prédation apparaissent alors de la part de nouveaux concurrents comme Merrill Lynch et des techniques nouvelles qui permettent de se prémunir du risque au fur et à mesure que les pratiques deviennent plus risquées au gré de la volatilité des marchés (cf. les produits dérivés ou la transformation de l’incertitude en marché commercial). En un sens, ils sont un signe des temps dans lequel la société tend à capitaliser toutes les activités. Mais plutôt que de critiquer cette « révolution du capital », politiciens, économistes et médias ne pointeront que ce qu’ils considèrent comme dysfonctionnements, scories et effets pervers de pratiques spéculatives où se mêlent vice du jeu et jeu de pouvoir comme dans la devenue fameuse pyramide de Ponzi de Bernard Madoff. On peut la décrypter comme suit : si quelqu’un propose un investissement à 100 % d’intérêts, vous lui donnez 10 euros, il vous en rend 20 en utilisant l’argent déposé par les clients suivants (il lui suffit d’ailleurs de proposer un rendement double des rendements connus du marché pour s’attirer de la clientèle et pour durer). Le système est viable tant que la clientèle afflue, attirée en masse par des promesses financières d’autant plus tentantes que les premiers investisseurs sont satisfaits et font une formidable publicité au placement. Les premiers clients, trop heureux de ce placement mirifique, replacent leur argent eux aussi, s’ajoutant à tous ceux qu’ils ont réussi à convaincre. Le phénomène fait alors boule de neige, auto-entretenu tant que l’argent est versé et permet de payer à 100 % les nouveaux investisseurs. L’organisateur prend une commission, bien compréhensible lorsque l’on voit les promesses qu’il fait… et qu’il tient. Le système peut durer tant que la demande suit la croissance exponentielle imposée par ce système, les clients arrivant suivant une croissance de type géométrique (le multiplicateur est la base). Lorsque les nouveaux arrivants se raréfient, la dynamique de la chaîne se brise, la bulle éclate, les derniers et nombreux investisseurs sont spoliés11. Les rares gagnants sont ceux qui ont quitté le navire à temps (et l’organisateur…12).
Dans le succès de ces entreprises, il ne faut pas minorer l’intégration des meilleurs étudiants dans ces processus de financiarisation qui d’ailleurs fascinent les jeunes générations. Dans les écoles secondaires, en France, il fut même un temps, celui des années 1980-2000, où des ateliers furent consacrés à la Bourse comme ils l’étaient jusque-là au jeu d’échecs.
Ce sont aussi les rapports entre finance et entreprises qui se transforment et tournent souvent au profit de la finance. L’Allemagne et le Japon font figure d’exceptions à ce sujet, puisque les imbrications entre les deux secteurs y sont profondes, les entreprises industrielles étant adossées à des banques puissantes dans un contexte macroéconomique d’épargne intérieure abondante. Les agents économiques ne vont donc pas se précipiter sur un marché financier dont elles ne maîtrisent pas les règles et qui leur apparaissait encore à l’époque superfétatoire. Les deux pays qui menaçaient le plus la prééminence américaine en matière d’efficacité économique à l’époque des faits ne montraient pas (et ne montrent toujours pas) de tendance forte à suivre cet exemple de transformation agressive de la finance.
Il n’en est pas de même pour les autres pays où la situation se détériore du fait de la dépendance qui se crée entre marché financier et entreprises, avec une épargne intérieure beaucoup plus faible, surtout aux États-Unis, qu’il s’agit de drainer et capter à tout prix13.
C’est que cette tendance à la démocratisation de la finance a des racines profondes dans l’histoire américaine. Elles viennent rencontrer et s’ajouter aujourd’hui à des difficultés nouvelles rencontrées par les États-Unis face à la concurrence internationale, au déplacement du centre de gravité de l’activité industrielle vers la Sun Belt14.
Dans les faits, on a assisté à plusieurs reprises, au cours de l’histoire des États-Unis, à une révolte des parvenus de nouveaux secteurs d’activité contre les nantis que représentaient les poids lourds du capitalisme (grandes banques d’affaires, trusts). La plus grande mobilité de la société américaine et les opportunités créées par un développement capitaliste moins encadré et parfois « sauvage » en ont sans doute facilité l’advenu. Toutefois, plusieurs aspects de cette poussée des années 1980 la distinguent des précédentes si on suit le livre de Steve Fraser : The Age of Acquiescence (Little, Brown and Company, 2015, traduction Larry C.). Les milieux financiers américains étaient autrefois beaucoup plus exclusifs, oligarchiques et concentrés que par la suite. La grosse entreprise de l’époque était dirigée par ses managers, point final, les actionnaires n’ayant pas envie de s’en mêler tant que les dividendes tombaient. Cela a donné ce monde mémorablement analysé par Wright Mills, Marcuse et Castoriadis. « Entre 1950 et 1973, les sociétés non financières générèrent en interne les ressources nécessaires à leurs dépenses d’investissement à hauteur de 93 %. Au cours de cette même période, 70 % des bénéfices en moyenne étaient réinvestis dans l’entreprise, contre 30 % en 1929 » (p. 272). Outre la déréglementation entamée déjà sous Carter, c’est la révolte tous azimuts des années 1960-1970 contre les institutions et l’autorité qui a préparé le terrain à la fronde des jeunes traders, d’autant que les États-Unis avaient essuyé un échec au Vietnam et se révélaient relativement impuissants face à l’essor du Japon (grande obsession de l’époque, depuis largement oubliée et remplacée par celle par rapport à la Chine). L’origine relativement modeste de la plupart des nouveaux venus constitue un point tout aussi important.
La révolution du capital va faire bouger les lignes et déborder les anciennes barrières de protection d’une classe dominante restée sur le modèle de l’ancienne bourgeoisie d’affaires elle-même proche du modèle des familles aristocratiques, avec ses clubs, son Rotary, ses repas de bienfaisance hors de prix, prétexte à recueils de fonds. C’est celle qui s’était constituée contre les « barons voleurs », terme péjoratif qu’on trouve dans la critique sociale et la littérature économique pour caractériser certains hommes d’affaires riches et puissants des États-Unis au XIXe siècle. Dans l’histoire des États-Unis, l’âge doré voit l’éclosion de ces capitaines d’industrie qui façonnent le rêve américain, mais sont aussi accusés, à cette période de capitalisme sauvage, d’exploiter et éventuellement réprimer la main-d’œuvre, ainsi que de pratiquer la corruption. Plus concrètement, ils cherchent en priorité à supprimer leurs concurrents par leur acquisition en vue de créer des monopoles afin de pouvoir augmenter leurs prix ; ils manipulent aussi les cours des actions vers des prix artificiellement hauts, actions vendues à des investisseurs voués à l’appauvrissement dès le cours retombé, aboutissant à la disparition de la société cotée. L’expression, forgée par les muckrakers (« fouille-merde »), allie le sens de criminel (« voleur ») et celui de noblesse douteuse (un « baron » est un titre illégitime dans une république). Ainsi, Carnegie va s’attaquer à l’aristocratie sidérurgique de Pittsburgh pendant que Rockefeller et d’autres, issus des zones rurales et parfois de l’immigration, s’opposeront au capitalisme sauvage de la fin du XIXe siècle, avec l’aide de l’État (cf. les analyses de Robert K. Merton sur le fait qu’en général les innovations naissent dans les fractions dominées). Cette contestation débouchera sur une règlementation collective des commissions (cf. le Glass-Steagall Act de 1933) aboutissant à une cartellisation qui permet de stabiliser les fractions capitalistes en lutte pour le pouvoir/puissance.
Ce processus est initié par et profite à une classe moyenne d’immigration plus récente que les Wasps et juifs allemands du début du XXe siècle (Milken15, Soros, école de Chicago) ou provinciale. À New York notamment, beaucoup étaient juifs, alors qu’au sommet des grosses entreprises prédominaient encore les protestants dans une ville peuplée en grande partie par des Irlandais, des juifs et des Italiens. Plus tôt encore à Los Angeles, le rôle énorme des juifs dans le développement du cinéma, tout comme leur présence dans l’immobilier, a conduit à l’émergence d’un deuxième centre d’affaires situé loin du centre historique à cause de l’antisémitisme exclusionniste des vieux milieux dominants16. De même, T. Boone Pickens venait de l’Amérique profonde (Sun Belt) et ne ratait jamais une occasion de le rappeler. En l’occurrence, ils font figure d’outsiders qui vont développer d’autres comportements. Les traders se voyaient donc investis d’une mission. Contrairement aux banquiers établis (« Doucement le matin, pas trop vite l’après-midi »), ils travaillaient inlassablement, même si la nature et le sens de ce travail s’avéraient fort différents de ceux de la période « classique » du capitalisme. Ce faisant, ils ont réussi à présenter leur activité frénétique comme un jeu palpitant. C’est ainsi qu’ils ont pu faire la jonction entre la tradition du puritanisme capitaliste et l’hédonisme de la nouvelle société (de consommation). La vision : « Le long terme, on s’en fout, on vit ici et maintenant » des nouvelles fractions du capital, très loin de l’éthique protestante qui a tant façonné les États-Unis, trouve son pendant, au niveau de la population, dans l’achat de tout à crédit, qui permet de vivre dans un éternel présent. Surtout, les rendements financiers étaient suffisamment spectaculaires pour faire d’eux des héros (il y en a même un qui, leur emboîtant le pas, le talent en moins, est arrivé jusqu’à la Maison-Blanche). Ces jeunes loups (cf. le film Le loup de Wall Street) ont aussi pu donner un sens tout nouveau à la notion de méritocratie, ainsi qu’à la consommation ostentatoire. Enfin : « La transfiguration du fait de gagner beaucoup d’argent en quête intrépide de découverte et d’invention de soi a été conjuguée à la vision idéaliste plus grande et plus ancienne de l’Amérique comme “nation rédemptrice” qui organise un tuto perpétuel pour le reste du monde » (S. Fraser, p. 286). Même la crise financière de 2008 n’a pas réussi à ternir leur image.
Finance et « démocratisation »
À la base donc, des stratégies d’innovation déviantes. Le recours systématique aux effets de levier va servir de base à la transformation des rapports de force en compensant le manque de capital de départ des nouveaux roturiers. C’est cette fraction du capital qui va créer ou consolider une sorte de classe d’actionnaires. Si le discours de gauche y voit une restauration du pouvoir du capital propriétaire, nous y voyons au contraire le développement d’un capitalisme collectif et anonyme, déjà bien prévu par Marx et dont les figures personnalisées apparaîtront dans les années 1980 et feront même l’objet de mises en scène cinématographiques (Wall Street, Le Bûcher des vanités, Le Loup de Wall Street). C’est cette couche sociale montante qui propose des junk bonds aux petites et moyennes entreprises complètement dédaignées ou ignorées par les grandes banques d’affaires traditionnelles, qui tiennent à l’écart les actionnaires à la sensibilité populiste. Ainsi Carl Icahn, dans son OPA hostile contre TWA, va-t-il s’appuyer sur les syndicats de salariés pour se poser en sauveur de l’emploi. Ce rapport entre « démocratisation » du capital et néolibéralisme provient du fait que la dérégulation sape de fait le rapport entre « grand capital » et ce qui serait « son » État. Ce populisme capitaliste (ou ce capitalisme populiste) vient encore de se manifester avec une nouvelle tentative de spéculation des « petits » contre les « gros », alors que c’est toujours l’inverse qui est dénoncé par la gauche morale. Ainsi, de gros fonds d’investissement américains viennent de s’attaquer à des canards boiteux à Wall Street, en vendant massivement leurs actions à découvert. Ils ont fait un pari sur la baisse des cours, en vendant des actions qu’ils ne détenaient pas (ils les ont empruntées) pour espérer les racheter à des prix inférieurs. De son côté, WallStreetBets — communauté de plusieurs millions d’internautes, essentiellement des traders amateurs, du forum Reddit — n’a pas hésité à chercher à piéger les grands investisseurs institutionnels de Wall Street. Ces investisseurs amateurs se sont entendus pour acheter massivement des actions GameStop, distributeur spécialisé de jeux vidéo, et ainsi faire fuser les cours à la hausse, en forçant les vendeurs à découvert à déboucler leurs positions (c’est-à-dire en achetant des actions GameStop pour couper ces positions baissières). Melvin Capital, un important fonds d’investissement américain, figure d’après le Financial Times parmi les principaux perdants : il aurait perdu des milliards de dollars dans l’affaire. Et d’autres fonds spéculatifs ont dû endiguer leurs lourdes pertes en catastrophe. C’est la revanche, à la loyale, de Main Street contre Wall Street (cf. Nicolas Chéron pour Capital, le 21 janvier 2021). Mais dernièrement, certains membres de WallStreetBets ont perdu des plumes. En effet, l’application de courtage sans commission Robinhood, très utilisée par cette cohorte de traders amateurs, a suspendu la possibilité d’acheter des actions GameStop, en raison de la très forte volatilité des cours. Robinhood a aussi suspendu la possibilité d’investir dans Nokia et BlackBerry, suscitant l’ire des boursicoteurs de WallStreetBets. Les cours des trois valeurs ont connu de fortes turbulences. L’action GameStop s’est écroulée de 43 % à la clôture, tandis que celle de Nokia a fondu de 17 % la veille. Pourtant l’application de courtage sans commission Robinhood est sur le point de se lancer à Wall Street. Elle compte lever jusqu’à 2,3 milliards de dollars auprès d’investisseurs — ce qui en ferait la cinquième plus grosse entrée en Bourse de l’année aux États-Unis et pourrait être valorisée autour de 35 milliards de dollars. Né en 2013 avec la promesse de « démocratiser la finance » en éliminant les commissions sur les achats et ventes d’actions, Robinhood a connu une croissance spectaculaire durant le premier confinement, au premier semestre 2020. En particulier auprès des trentenaires disposant de temps libre pour se lancer en Bourse, et appréciant son application smartphone inspirée des codes du jeu vidéo.
C’est encore le secteur financier du capital qui encadre une nouvelle pratique, qui va devenir de plus en plus importante au sein des grandes entreprises, à savoir celle des offres publiques d’achat (OPA) hostiles, qui ne sont souvent qu’une extension de la pratique boursière des raiders, en direction des entreprises. La confiance entre fractions du capital en est forcément et fortement impactée. Cette nouvelle forme de concurrence va entraîner aussi toute une transformation des professions juridiques et de ce qui va devenir les big law firms17.
La banque Drexel que Michael Milken va rejoindre en 1969 est un opérateur de ce mouvement avec la pratique des junk bonds émis par une société fantôme, qu’il s’agissait de vendre auprès de clients habituels et confiants. Cette banque de petite taille avait un handicap de départ par rapport à ses concurrentes à plus grosse surface financière. Les junk bonds fonctionnaient comme capital additionnel virtuel de compensation, et la sorte de monopole (plus de 70 % du marché) que Drexler a acquis sur cette technique lui procure une marge de manœuvre importante par rapport au « système Wall Street » dans la mesure où la dette ne pose plus problème puisqu’elle peut être remboursée en vendant des parts de l’entreprise « par appartements ». Là encore et contrairement à tout ce qu’on lit dans la littérature économique de gauche, ce processus n’est pas le produit du pouvoir d’une « oligarchie », un mot aujourd’hui aussi galvaudé que l’expression de « société civile ». Il s’agit du développement sauvage de pratiques qui échappent aux anciennes formes de pouvoir oligarchique que la haute finance et la grande industrie avaient édifiées tout au long de leur consolidation, parce qu’elles prospèrent à l’ombre des déréglementations de la globalisation. La même Drexel se livre aussi à des investissements innovants (du point de vue du capital s’entend) comme le montre le rôle décisif qu’elle a joué dans la création de CNN.
Les sociétés d’arbitrage des OPA vont proliférer du fait des gains énormes possibles pour des outsiders qui deviennent de véritables stars de la finance comme Ivan Boesky, renvoyé de trois collèges avant de fonder la plus grosse société en la matière.
Consacré escroc de l’année par Fortune en 1987, il finira en prison, condamné pour délit d’initié. Il n’empêche que la plupart des nouveaux embauchés du secteur financier le sont sur leur « mérite » (très particulier il est vrai) et non pas parce qu’ils sont passés par l’élitaire et aristocratique Ivy League. Leurs trajectoires sont fulgurantes dans la droite ligne de ce qui se passe dans les gangs ; c’est-à-dire que, au-delà de certaines compétences professionnelles validées par des diplômes, c’est comme si l’école de la rue de Brooklyn (cf. la trajectoire de Niederhoffer) entrait à la Bourse à travers ces seconds couteaux ou sous-prolétaires de la finance.
Le système Milken aboutissait à des pyramides financières faites de participations croisées et d’une structure en réseau fonctionnant comme une famille élargie.
Cela se fait parallèlement à la crise du mode de reproduction fordiste, non seulement en ce qui concerne les objectifs économiques, mais aussi dans les rapports de pouvoir qui opposent les anciens de l’école keynésienne issus de Harvard et les nouveaux économistes de l’école de Chicago18. Comme le dit Dezalay (op. cit.), « l’innovation est plus souvent sociale que strictement technologique » (p. 126) car elle vise à briser les anciennes barrières et particulièrement des barrières de classes ; en ce sens elle s’inscrit dans le courant de libération des flux. T. Boone Pickens sera en 1983 le précurseur de ces attaques de fractions minimes de capital (sa société Mesa) contre les gros, en l’occurrence Gulf, l’une des sept majeures du pétrole, dans le sens d’un militantisme actionnarial en rupture avec la technostructure d’entreprise que Galbraith a si bien décrite vingt ans auparavant. La société KKR va atteindre une autre dimension en 1988-1989 avec l’OPA hostile sur Nabisco grâce à la méthode qui consiste à racheter des entreprises par le recours exclusif à la dette (leveraged buyouts). Elle devient le second conglomérat américain derrière GM en termes de chiffre d’affaires.
Malgré ce qu’on peut lire dans les médias et surtout à gauche, type Libération, Le Monde diplomatique ou Alternatives économiques, nous pensons que le capital n’est pas de plus en plus « privé », mais au contraire de plus en plus socialisé — ce qui ne veut pas dire « public », cette distinction privé/public étant de plus en plus obsolète, y compris dans des pays comme la France qui en ont fait depuis longtemps une marque de fabrique19.
Un tel ouragan allait produire en retour une coalition des anciennes puissances tout à coup menacées et ce sera la chute de Milken d’abord puis de Drexler en 1990.
« En fait tout cela est le produit d’un double mouvement ; d’un côté c’est la crise de l’industrie traditionnelle et la restructuration des années 1970 qui produisent un nouveau mode de capitalisation différent du régime d’accumulation fordiste. Les nouvelles techniques financières permettent de continuer à extraire du profit de cette crise tout en la précipitant en finançant le dépeçage des restes industriels. Cela produit une formidable redistribution de richesse, d’abord entre fractions capitalistes et ensuite dans la répartition capital/travail avec une diminution de la part du pôle travail dans la redistribution de la valeur ajoutée… en partie compensée par une augmentation générale de l’épargne volontaire (croissance du pouvoir d’achat) ou forcée (développement des retraites par capitalisation) qui fait que près de 50 % des Américains sont maintenant actionnaires ce qui rend possible cette « démocratisation » de la finance. Celle-ci contredit, certes de façon encore marginale, le rapport salarial dans la mesure où, le salaire minimal (jamais vraiment reconnu dans le monde anglo-saxon) tend à être englobé dans un « revenu minimum garanti de capital » (F. Lordon, Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale, Raison d’agir, 2000, p. 59.), version libérale et privée de nos transferts sociaux encadrés par l’État.
Avec des ressources qui n’ont fait que se multiplier, les fonds de pension ne se contentent plus de ne représenter que des petits épargnants cherchant une rétribution de bon père de famille. Ils vont faire peser le droit de propriété contre la technostructure (l’organisation productive) et la démocratisation du capital apparaît superficiellement comme contre révolution propriétaire, y compris parfois dans ses formes les plus brutales parce que les rendements très élevés imposés aux entreprises conduisent à des compressions de personnel et de salaires, des salaires et à des délocalisations à la base de la new corporate governance. Cette tendance conservatrice a trouvé son pendant au sein de fractions politiques, à commencer par le collège électoral, qui défendent le mode d’élection des sénateurs. De ce fait, le Sénat américain20 est une des structures élues les moins démocratiques du monde avancé, sans oublier le rôle de la Cour suprême qui fit déjà obstacle au premier New deal de Roosevelt et dont démocrates (dès 2013) et républicains ensuite ne cessent de rendre la nomination partisane21. Il y a là deux éléments politiques dysfonctionnels que la gauche américaine ne se fait pas faute de dénoncer.
Malgré cela, on assiste aujourd’hui à un certain renouvellement des « élites » capitalistes américaines : il n’est que de voir la composition actuelle des indices boursiers ou la liste des grandes fortunes pour s’en convaincre.
La financiarisation de l’économie déstructure et démembre ce qui, dans le capital et ce qu’on pourrait appeler improprement la communauté du capital, cherche constamment à créer un bloc, une immobilisation fonctionnant comme rempart contre les agressions extérieures. En effet, dans le procès de totalisation du capital, sa forme financière exige fluidité et liquidité pour se développer. Mais alors que les « capitaux flottants » des années 1970 étaient les précurseurs de cette propriété circulante et restaient comme à la marge du développement capitaliste, la financiarisation actuelle est intégrée au processus d’ensemble.
Les luttes entre fractions capitalistes
Cette démocratisation n’annule pas la lutte entre fractions capitalistes comme on peut le voir aujourd’hui avec l’enjeu que représente le captage de l’épargne des classes moyennes jusqu’alors phagocytée par les investisseurs institutionnels dans les comptes écureuil ou l’assurance-vie. Elle représente en effet une manne à rentabiliser davantage sur le marché financier et des actions dans le cadre de nouveaux fonds d’investissement, privés ceux-là.
La corporate governance peut être considérée comme le produit d’une lutte entre forces capitalistes et le pouvoir de la finance un signe d’une victoire contre les théories économiques macroéconomiques ; on ne peut désigner les développements sur la corporate governance en termes de « principal-agent », « capital humain », stocks options, « aléa moral », « management maigre » (lean management), « efficience des marchés financiers », indépendance des banques centrales, comme des théories économiques, mais plutôt comme une réflexion analytique sur les pratiques immédiates du capital. Des volumes entiers ont été écrits et rabâchés aux étudiants des écoles de commerce, des IEP et de l’ENA sur la question, mais sur la base d’un pragmatisme codifié. Ce que nous avons décrit il y a longtemps déjà comme le discours du capital. Les mêmes étudiants se sont parfois plaints de ce que l’on ne leur enseignait plus de théorie économique ou d’économie politique au sens noble du terme. Il s’agissait juste d’ingurgiter et de recracher des procédures, des modèles et des simulations.
Cette « démocratisation du capital » à partir du secteur financier n’est pas incompatible avec la croissance des inégalités, qui elle-même n’est pas incompatible avec le développement de « l’esprit du capitalisme », y compris par les dominés, puisque c’est la marque de la « société capitalisée », une société où le travail n’est plus perçu comme la source de la richesse et de la juste rémunération. Les dominés peuvent ainsi participer à la société que l’on qualifie de « capitalisée », et c’est tout à fait le cas aux États-Unis où la détention de titres est très répandue, où les gens modestes peuvent envisager de placer en Bourse les allocations distribuées généreusement par l’État suite à la crise de la pandémie, où le jeu spéculatif sur le bitcoin est maintenant accessible à un large public, etc. De même en Europe malgré les sérieux manques de l’euro et le fonctionnement actuel de l’UE, les classes moyennes et populaires n’envisagent pas d’en sortir ou de remettre en cause ce qui est supposé faire leur malheur… On a ici affaire à des luttes de fractions entre forces économiques, politiques et sociales ; et lorsque Warren Buffett clame que s’il y a bien lutte de classes et que c’est la sienne qui a gagné, il ne parle pas tant de la lutte entre capital et travail, mais de la lutte entre classe bourgeoise et classe du capital ! C’est la défaite du prolétariat dans la lutte des classes qui permet que la lutte actuelle prenne la forme d’un conflit entre profit et intérêt, secondarisant ainsi la lutte pour le partage de la valeur ajoutée qui a accompagné et en même temps reproduit les Trente glorieuses et ladite société de consommation.
La financiarisation, ce n’est pas seulement Reagan, Thatcher et le néolibéralisme, c’est aussi l’énorme accumulation d’épargne mondiale qui va permettre le développement des fonds d’investissement, dont les fonds de pension représentent la fraction populaire et « démocratique ». Des fonds qui vont permettre à la fois la concentration du capital et le processus de capitalisation. Une situation très différente de celle des années 1930 et de ses rentiers dont « on » a pu se débarrasser parce qu’ils étaient des obstacles au passage à la domination réelle du capital, alors que les nouveaux phénomènes de rente sont directement intégrés dans la totalisation du capital qui résulte de sa « révolution ». Pour s’en rendre compte il suffit d’entendre le langage différent tenu à l’encontre des puissances pétrolières du Golfe, hier verrues semi-féodales dont il fallait capter la manne, aujourd’hui puissances parfaitement intégrées au grand Monopoly mondial.
Aux États-Unis, en 1950, 80 % des échanges financiers étaient le fruit d’investisseurs individuels ; en 1975, à 75 % ce sont des investisseurs institutionnels qui s’y livrent. Ces derniers jouaient le rôle de « médecins de famille » qui développent tout un système de relations et de connivence sociale, en tant que courtiers des premiers. Tout ceci dans un cadre keynésien très organisé par la Securities and Exchange Commission instaurant des commissions fixes pour chaque transaction. Une « technique » permettant à certaines grandes banques comme Goldman-Sachs de pratiquer un entre-soi de génération parmi ses clients préservant ainsi une homogénéité sociale au sein de Wall Street (mais il en était de même à la City), jusque-là véritable club fermé du monde des affaires qui concentrait et exprimait encore les intérêts et caractéristiques de la vieille bourgeoisie d’affaires de l’avant fordisme. Cette couche particulière ne subsiste qu’à l’état résiduel, car son pouvoir a été ébranlé par la crise de 1929, l’émergence du compromis fordiste, les coups de boutoir de l’État et de la technostructure qui promeuvent le manager en lieu et place de l’ancien entrepreneur comme figure principale (J.-K. Galbraith) et fraction dirigeante du capital plus que dominante.
La crise des années 1973-1980 est une crise du modèle de compromis fordiste parce que partout dans le monde capitaliste industrialisé, l’insubordination ouvrière et plus encore l’insubordination générale à la domination est venue se greffer et interagir avec les limites intrinsèques du mode de développement fordiste, de la croissance pour la croissance, de la société de consommation (cf. le rapport du club de Rome et sa critique du gigantisme productiviste et des déséconomies d’échelle qui en découlent).
La sauvegarde du rapport social capitaliste passe alors par la défaite infligée à ces mouvements d’insubordination, dans leur spécificité ouvrière et prolétaire et paradoxalement, par l’encouragement à une dynamique générale du capital capable d’intégrer en son sein différentes formes de « libérations » sociales/sociétales qui seront à la base de la dynamique futur du capital et au développement de ses tendances libérales/libertaires. À la révolution manquée ne répond donc pas une contre-révolution comme dans le schéma marxiste classique, mais une autre « révolution », celle du capital. Ce dernier « mouvement » s’ancre dans une restructuration au sein même d’un procès de production qui est de moins en moins centré sur le procès de travail vivant, mais s’étend de l’amont à l’aval de la production proprement dite tendant à réaliser son unité avec le procès de circulation. Substitution du travail mort au travail vivant et démantèlement des forteresses ouvrières accompagnent l’« évanescence de la valeur ». À partir de là, c’est la notion marxienne de dévalorisation qui devient inadéquate quand s’amorce le passage d’un capitalisme d’accumulation à un capitalisme de capitalisation. « Le capital sans phrases » comme disait Karl Marx, celui où A-A’ domine A-M-A’ (flexibilité et fluidité du capital, procès de totalisation). Sur le marché boursier, cela se traduit par une désubstancialisation de la valeur car ce n’est ni le contenu de l’action (ce qu’elle représente de richesse objective) ni ce qu’elle vaut aujourd’hui qui compte, mais ce qu’elle vaudra plus tard parce qu’il ne s’agit pas d’appropriation de la chose comme dans le cadre de l’accumulation, mais de réaliser une différence, une « capitalisation différentielle ».
Bref, la victoire du rapport social capitaliste dans son ensemble sur les forces prolétariennes antagonistes s’accompagne d’un changement de rapport de forces entre fractions à l’intérieur même du pôle capital du rapport social. Les tendances financières, court-termistes et micro-économiques l’emportent sur les gestionnaires long-termistes du compromis fordiste, jugés responsables de la dégradation du rapport de force capital/travail en faveur du travail pendant la période précédente (hausse constante, mais assez faible si on y regarde de près, de la part de la valeur ajoutée allant aux salaires). Mais cette inflexion n’est pas un retour en arrière vers le conservatisme et la vieille garde bourgeoise. En effet, elle ouvre d’une part des perspectives à de nouveaux venus sans scrupules de faire fortune et offre d’autre part des possibilités de reconversion à une frange de l’ancienne classe dominante détentrice des savoirs utiles pour le fonctionnement de la nouvelle machinerie capitaliste : les écoles d’ingénieurs forment des traders, des concepteurs d’algorithmes, etc. Les écoles de commerce se reconvertissent dans la corporate governance et l’ENA dans le new public management22… La classe politique des Reagan et Thatcher chargée de piloter les mesures est, elle aussi, extérieure au sérail et d’autant plus prompte à agir sans scrupules et avec violence qu’elle n’a pas de principe et aucun sens de la négociation, pourtant maître mot de la phase précédente.
Du point de vue de l’origine sociale, ces nouveaux venus sont issus de la classe moyenne américaine et des échelons intermédiaires de l’industrie (le vêtement) et de l’appareil judiciaire et fiscal. S’il y a une certaine homogénéité d’origine sociale, la diversité des professions ne provoque pas d’hétérogénéité, car la pratique des OPA nécessite bien souvent une mise en réseau des compétences dans des champs variés, mais proches. Ils se disent en guerre contre l’establishment et se font les champions des petits actionnaires, alors pourtant que la caractérisation actuelle de l’actionnariat, surtout américain, est d’être regroupé dans d’énormes fonds de pension ou d’investissement.
Comme souvent, la dynamique du capital est portée par des indépendants, des innovateurs marginaux, les « start-upers » aujourd’hui par exemple, mais la grande firme reprend vite le dessus. Ici comme ailleurs, les grandes banques d’affaires n’ont donc pas tardé à reprendre la main en développant une véritable culture de la fusion-acquisition qui vient rencontrer les nouvelles stratégies des grandes entreprises qui entreprennent des cures d’amaigrissement, le produire mieux plutôt que produire plus, la capitalisation plus que l’accumulation. En deçà de cette estimation de rentabilité, il y a désaccumulation et renforcement de la capitalisation, situation sous-optimale, mais qui reste praticable si la capitalisation est différentielle (des gagnants et des perdants).
Comme le disait J. P. Morgan en 1890 en s’adressant aux lawyers : « Je ne vous demande pas de me dire ce que je ne peux pas faire, mais comment faire ce que je veux faire. » La globalisation a rendu indispensable un surcroît d’investissement dans les « formes » et des réseaux regroupant des intervenants toujours plus nombreux, qui remettent de fait en cause les anciens systèmes de formation et de relations professionnelles. Par exemple, les fonctions de conseil pratiquent l’intersection entre savoirs et pouvoirs (cf. les courtiers et, particulièrement, les « courtiers en influence »). Les entrepreneurs de services juridiques se présentent comme aptes à gérer les conflits, car « neutres », et le métier d’expert-comptable change ainsi de statut. Alors qu’avant les experts juridiques servaient le capitaliste en lui montrant comment contourner le droit conçu comme un élément de la culture générale des dirigeants, mais sans que ces derniers entrent eux-mêmes dans les détails de la loi, ces experts créent aujourd’hui leur propre culture spécifique et technique en se plongeant dans ses arcanes qu’ils sont les seuls à maîtriser. Cela les rend d’autant plus indispensables que beaucoup de ces yuppies sont décrits comme des « drogués du boulot », en référence, mais par opposition, aux hippies de la génération précédente. Les services juridiques représenteraient aux États-Unis un poids bien supérieur à celui de la sidérurgie. Le Financial Times signale un processus similaire en Angleterre et le poids des firmes juridiques de la City se sent particulièrement dans la balance des paiements qu’elles alimentent positivement.
Il n’y a donc pas eu de dérégulation totale, mais judiciarisation des rapports marchands. C’est comme si l’ordre n’était plus le produit de pouvoirs verticaux, mais horizontaux, suivant les lignes des redéploiements en réseaux au niveau national comme international.
De nouvelles fractures se produisent parmi les fractions capitalistes, entre d’un côté les grands dirigeants d’entreprise en général favorables aux OPA, qui s’appuient sur Wall Street, et de l’autre des politiciens anti-raids appuyés sur les syndicats pour dénoncer le coût social des OPA23 et des perspectives de synergie hautement discutables. Une ligne de fracture qui en cache une autre car, à l’intérieur du premier groupe, la croissance des pratiques de fusion-acquisition renforce les structures financières du capital qui contrôlent indirectement les stratégies des PDG. Cette tendance n’est pas propre aux États-Unis, comme on vient de le voir avec la polémique autour du changement de direction de Danone. En effet, dès les années 1990, ces opérations gagnent l’Europe parce que le terrain est comme vierge pour l’action des firmes américaines, le droit européen étant resté en marge du reste du monde jusqu’aux années 1950, et les firmes et banques américaines ont à la fois l’avantage de la taille et celui de l’expérience. Mais paradoxalement, l’offensive se déroule sur la base de la politique antitrust menée aux États-Unis, avec en figure de pointe en Europe une Allemagne qui a fixé des règles très restrictives appuyées sur la fraction du capital que représente le Mittelstand.
S’ils sont des « faire-valoir du capital », ces nouveaux venus ne sont pas pour autant de simples porteurs (s) de celui-ci comme l’analyse de Guilhot semble le laisser entendre.
Sinon le capital ne serait pas un rapport social ; il serait capital-automate déterminé par les agencements de la structure et non pas porteur d’une puissance forcément représentée, même si cela passe parfois par des procédures collectives ou anonymes. Certes, les traders vont être rapidement mis sur la touche et réduits à leur rôle de prémisse de la révolution du capital, mais le mouvement de lutte entre fractions de classes que Guilhot a décrit ne peut être rayé d’un trait de plume. Simplement, la révolution du capital va passer du stade de la table rase à celui de la légitimation éthique du processus pour atteindre à la respectabilité. Ainsi, alors que, dans la période ultralibérale des années 1980-90, le délit d’initié va jusqu’à être édifié en modèle de l’efficience des marchés, à partir des années 2000 il devient la marque des mauvaises pratiques qui va ouvrir progressivement jusqu’à ce qu’on connaît aujourd’hui, à savoir tout le boniment sur la responsabilité sociale de l’entreprise comme on vient encore de le voir avec Danone, où l’on fait semblant d’opposer mission sociale et rendement pour l’actionnaire. Soros proposera, par exemple, une « Bourse aux projets » dans une démarche qui a été définie comme « une approche entrepreneuriale du don24 ». La multiplication des think tanks financés par le secteur de la finance va dans le même sens, celui d’une production sociale de discours normatifs et de mobilisation de travail social. Mais contrairement à ce que sous-entend Guilhot (p. 134-5, op. cit.), cette tendance ne s’autonomise pas du pouvoir de l’État, au moins en Europe et il n’y a pas de « transfert de souveraineté ». En effet, elle déborde du privé vers le public comme en France dans l’Éducation nationale. C’est ce que reconnaît l’auteur dans sa conclusion dans laquelle il se penche sur le sens de l’intervention de Soros sur la formation de la jeunesse dans les pays de l’Est de l’Europe. Son action est-elle continuation de la déstructuration d’un État faible ou bien action pour lui redonner consistance après le blocage stalinien de la « démocratie populaire » ? La question nous semble mal posée. Une fois la révolution du capital enclenchée, il n’y a pas d’antagonisme entre anciennes formes et nouvelles formes du capital, puisque des figures marquantes comme Soros, Milken et Ted Turner vont se retrouver à l’origine des deux mouvements (du privé vers le public, du public vers le privé). Philanthropie et défense des droits de l’homme accompagnent le désengagement apparent de l’État. À travers l’antisémitisme des dirigeants hongrois et polonais, le premier tend même à endosser le statut de victime.
Quant aux fusions-acquisitions, elles sont devenues aujourd’hui le quotidien de la marche vers la capitalisation en situation de reproduction rétrécie et elles ne visent pas principalement à reconstituer des empires industriels. En effet, un nombre croissant de fusions ne fusionnent que les titres et pas les lignes de production et les fusions conglomérales ont été dénoncées il y a vingt ou trente ans comme des non-sens économiques et même comme une absurdité à l’heure des recentrages sur le « cœur de métier ». Ainsi, le déclin des chaebols en Corée du Sud et des keiretsu horizontaux au Japon ou encore la descente aux enfers de Thyssen-Krupp sont deux exemples parmi d’autres du démantèlement en cours des conglomérats historiques. « Les conglomérats de l’ancien temps n’ont plus d’avenir », tranchait Joe Kaeser, le patron de Siemens mi-octobre 2020, dans une interview aux Échos. « Cette idée d’être présent dans toutes sortes de métiers a pu être bonne dans le passé. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, parce que cela vous place simplement dans la moyenne des entreprises. Vous n’êtes jamais le meilleur ou le pire. Vous êtes toujours en milieu de tableau. »
Un mouvement vers la capitalisation a été initié par ceux qu’on a appelés les « barbares ». Ces derniers se retrouvent à la tête d’une entreprise présente dans le capital-investissement, le métier d’origine, mais aussi dans les infrastructures, l’immobilier, l’assurance, la finance. Au total, 429 milliards de dollars d’actifs (soit 371 milliards d’euros) sous gestion représentant près de 800 000 employés. Toute cette puissance concentrée dans une entreprise de 1 200 personnes valant 50 milliards de dollars en Bourse. C’est la magie de l’effet de levier, inventé dans les années 1970 par Jerome Kohlberg, qui a quitté KKR en 1985. Il consiste à racheter une entreprise avec le maximum de dettes, les faire rembourser par les bénéfices de la société et revendre celle-ci plus tard avec une plus-value. Des pratiques risquées qui ont valu le qualificatif de « barbares » à nos deux ambitieux, du nom du livre qui raconte l’histoire de leur assaut sur le conglomérat RJR Nabisco25. Ils ont ensuite introduit leur société à Wall Street après avoir converti le capitalisme américain à la valeur pour l’actionnaire et détesté une Bourse jugée trop laxiste vis-à-vis des patrons. Avec l’âge, les envahisseurs se sont embourgeoisés, comme leurs homologues de Blackstone, Apollo ou Carlyle. Il en va ainsi de tous les barbares (Ph. Escande in Le Monde, le 13 octobre 2021).
C’est que l’idéologie de la valeur actionnariale évoque fortement le darwinisme social d’autrefois. Sauf que ceux qui ont grandi dans l’ambiance narcissique de la culture de masse ne se voient pas comme faisant partie d’une classe dominante, notion qui semble se déliter. Les 20 % de « capitalistes actifs aujourd’hui » qu’on retrouve dans de nombreux pays lancent des start-ups, innovent à coups d’algorithmes et de nouveaux modèles managériaux, « disruptent » à tout va et continuent dans la voie tracée par les « entrepreneurs de concepts » que décrivaient déjà Robert Reich, le conseiller de Clinton. Ils n’ont en commun ni origines ethniques, ni clubs d’élite, ni même un profil géographique. Ils vivent « dans un monde en mouvement incessant, sans racines, aussi mobiles que les flux de capitaux dans tous les sens qui le définissent » (Fraser, op. cit., p. 301). Bref, une fraction capitaliste qui a pu jouer au tournant des années 2000 la carte du libéralisme économique, mais qui serait beaucoup plus hétérogène aujourd’hui26. On peut admettre le caractère non universel ou non général de ces pratiques développées aux États-Unis. On se demande même si c’est justement parce que d’autres pays (Allemagne, Japon, ou même la Chine si on regarde ses dernières dispositions contre Alibaba et autres) continuent à fonctionner à l’ancienne que ce pays peut se livrer autant à cette expérimentation anarchique. Un article du journal Le Monde, le 24 juin 2021, insiste sur cet aspect d’un retard important de la part du secteur technologique allemand alors qu’en France ce secteur a été un peu mieux promotionné depuis l’action ministérielle de Fleur Pellerin en 2013 puis l’idéologie macronienne de la start-up nation. Néanmoins, le capital-risque capté ou intéressé y reste insuffisant et le soutien est surtout institutionnel avec une action de la Banque de France en direction des jeunes pousses et de la fintech en général qui devrait bientôt jouer son rôle de médiation27.
Si on résume, ce serait donc l’articulation internationale qui donnerait la dynamique actuelle du capitalisme. Question à creuser en rapport avec celle de la totalisation. Par exemple l’essor actuel du secteur technologique fait penser que l’économie ne se réduit pas à un jeu de casino comme on a pu le décrire dans ces années folles de Boesky, Icahn et compagnie. Pourtant, on retrouve en partie ce même schéma dans la montée de ceux qui ont créé les entreprises à succès de la Silicon Valley. Ils cherchent maintenant à sortir de leur propre secteur pour bousculer les industries traditionnelles mais qui restent de pointe, comme l’automobile, à partir du moment où ces dernières envisagent une transition énergétique qui mobilise capitalisation boursière et valeur des actifs. Ainsi, ce franc-tireur qu’est Elon Musk est-il devenu le « gourou des milléniaux » en soutenant, début 2021, ces petits boursicoteurs lorsqu’ils ont fait monter l’action de GameStop. Il a éternellement besoin de cash, mais il déteste Wall Street. Alors il joue au chat et à la souris avec le monde de la finance. Son but ? Asseoir son pouvoir et rester le seul maître à bord (cf. enquête Le Monde, le 25 juillet 2021). Elon Musk est, comme ces jeunes spéculateurs, fan de cryptomonnaies. Au début de l’année, il s’est entiché d’une monnaie électronique, le dogecoin, créée « pour rire » et qui a vu sa valeur multipliée par 80 en quelques mois ; le 28 avril, Elon Musk fait s’envoler d’un tiers la valeur de la cryptodevise après avoir tweeté une photo de lui intitulée : « The Dogefather », alliance du dogecoin et du « Godfather », référence à Marlon Brando, l’interprète du « parrain » dans le film de Francis Ford Coppola. Mais on oublie souvent qu’ils n’y seraient jamais parvenus sans la recherche-développement financée et largement encouragée pendant des décennies par l’État fédéral. Même chose pour la biotechnologie. Comment tout cela s’articule-t-il avec le rôle de la finance, démocratisée ou non ?
Droit et financiarisation
« Le droit ne peut contribuer utilement à la légitimité des rapports de classe qu’à la condition de s’en démarquer ». — Edward P. Thompson : Whigs and Hunters, the Origin of the Black Act, London, Allen Lane, 1975.
Si l’économie et particulièrement l’entreprise sont la plupart du temps des boîtes noires de la critique anticapitaliste, le droit est, lui, tout simplement un domaine qui est invisible ou délibérément ignoré, comme si en lui-même il était symbole du conservatisme et de la « réaction ». Au mieux, il est considéré comme un simple élément de la superstructure, une « instance », un appareil idéologique d’État comme chez Althusser et Poulantzas28.
Comment se fait l’articulation économie/droit, un sujet déjà abordé par Max Weber dans Économie et société et qui ne correspond pas à un pur déterminisme d’ajustement du droit, mais participe de la lutte entre fractions capitalistes comme le montre une judiciarisation généralisée qui n’avait rien d’inéluctable ?
La trans-nationalisation des entreprises et la globalisation financière ont entraîné une transformation du droit et des entreprises de droit de façon à créer les conditions les plus favorables à leur développement. C’est ce que les Américains ont appelé un level playing field, c’est-à-dire un aplanissement du terrain de jeu par une homogénéisation des nouvelles conditions de la concurrence29. Il s’agissait d’exprimer les nouveaux impératifs marchands dans le langage du droit, d’un droit devenu ici spécifiquement « droit des affaires », mais qui participe plus largement du mouvement de transformation du droit dans la dynamique actuelle du capital avec, comme nouveauté, son américanisation en toile de fond. En effet, si le droit français a pu avoir son importance avec l’exportation du Code Napoléon, le droit européen en général est resté longtemps conçu et orienté sur le modèle romano-germanique, fruit d’une alliance entre universitaires et hauts juges, une élite pour ne pas dire une caste, particulièrement attentive à ses privilèges corporatistes et donc assez inflexible par rapport aux évolutions du monde extérieur. L’habillement des juges ou les perruques dans certains pays portaient cette volonté d’autonomie relevant de l’ancienne aristocratie plus que de la bourgeoisie. Par opposition, le droit américain a assez vite évolué vers un droit des praticiens, d’autant plus apte à s’adapter aux désirs du marché et à l’ouverture des frontières que certains de ses membres sont élus. Aux notables qui avaient peu d’expertise, mais de l’entregent, ont succédé les techniciens/experts sans entregent, mais diplômés. L’évolution n’a donc pas été naturelle ; elle s’est produite sous le coup des faillites et OPA qu’il a fallu structurer. En effet, l’ancien droit des faillites était peu valorisé et les présidents des tribunaux de commerce n’envisageaient la faillite que comme sanction d’un échec et non comme plan stratégique. Il était réservé aux catégories les plus basses de la hiérarchie juridique et judiciaire, mais la croissance du phénomène OPA a donné des lettres de noblesse en la matière avec une division du travail renouvelée qui intègre l’ensemble du processus de l’amont (l’OPA) à l’aval (la faillite) sans préjugés sur leur importance respective et qui varie en fonction des retournements de cycle.
Dans l’ancien droit des faillites, le tribunal de commerce n’intervenait qu’en dernier recours dans un monde des affaires clos sur lui-même, d’où l’inefficacité des mesures de redressement judiciaire. « Le tribunal fonctionnait à l’ombre des rapports sociaux » (Dezalay). L’entreprise se tournait plutôt vers le banquier et le syndic fonctionnait comme intermédiaire entre les deux domaines de l’économie et du droit. Avec la financiarisation de l’économie, les syndics s’enrichissent et les meilleurs deviennent avocats d’affaires, conseillers juridiques, et là aussi la division du travail se renouvelle et se renforce entre d’un côté les liquidateurs judiciaires et de l’autre les administrateurs judiciaires. Parallèlement, pour la France, la réforme Badinter de janvier 1985 s’attaquait indirectement aux notables du droit en mettant en avant prévention et redressement judiciaire tout en supprimant un numerus clausus qui leur garantissait une rente de situation. Fourcade poursuivra la réforme, sous d’autres couleurs politiques, avec la création des comités interministériels de restructuration industrielle qui sont chargés de piloter les restructurations tout en veillant à ce qu’elles ne fassent pas trop de dégât social. Les syndics sont remplacés par des experts en restructuration, managers de crise (« SAMU de l’entreprise ») et on assiste à la croissance express des grands cabinets d’audit. Ils sont chargés, en tant qu’opérateurs extérieurs, de superviser le contrôle interne censé être exigé de l’entreprise dans le cadre de la nouvelle exigence de transparence financière. Après se pose la question de la composition des comités d’audit. Aux États-Unis, la loi Sarbanes-Oxley de 2002 interdit la présence au comité d’audit de représentants de l’actionnaire majoritaire. En France, des événements récents (Danone) ont opposé « les parties prenantes » regroupant les actionnaires minoritaires, fonds de pension, salariés, clients et fournisseurs, prêteurs, riverains et consommateurs, ONG, etc. (les stakeholders) aux gros actionnaires (shareholders)30.
Désormais, dans le discours global du capital, il est généralement admis qu’il faut que le capitalisme évolue au service de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise : actionnaires, salariés, clients, territoire, environnement ; qu’il soit responsable et sa croissance morale et durable jusque dans le choix des investissements et des placements financiers… décarbonés. Cette évolution nécessite l’abandon de l’économie du « moins cher » ; il lui faudra en effet relocaliser des productions, rééquilibrer le partage des revenus en faveur des salariés en général et des bas salaires en particulier, passer aux énergies renouvelables, etc. Toutes ces évolutions feront monter les prix pour les consommateurs. Les hausses des bas salaires feront monter les prix des sociétés qui les versent (essentiellement distribution, construction, services à la personne et services simples aux entreprises, santé) ; la transition énergétique avec l’objectif de la neutralité carbone en 2050 en Europe devrait tripler le prix de l’énergie. L’économie organisée en faveur des consommateurs a conduit à la faiblesse de l’inflation et donc, de plus en plus, aux politiques monétaires expansionnistes et aux taux d’intérêt très bas. Tous les agents économiques se sont alors organisés en fonction de cette situation, d’où la hausse de l’endettement, public et privé, les rachats d’actions, le développement de la finance « à levier d’endettement » (hedge funds, private equity). Le « tournant boursier » connaît un consensus social de masse, certes pas toujours avoué car, ruse de la raison, même ceux qui devraient être contre la désinflation, tels les retraités des régimes par capitalisation, la renforcent en fait puisqu’ils s’organisent en conséquence, ce qui explique leur exigence de rendements élevés des fonds de pension.
Quand on évoque le capitalisme néolibéral, on pense usuellement à une organisation de l’économie favorable à l’enrichissement des actionnaires ; mais il faut voir que cette organisation est aussi favorable aux consommateurs. Cette transition implique de détériorer les situations des consommateurs, des actionnaires et des emprunteurs, dont les intérêts sont aujourd’hui alignés (cf. P. Artus, « La fin de l’économie du “moins cher” », Les Échos, le 21 mai 2021). Là aussi il y a lutte entre fractions du capital — si on considère que les lobbies de consommateurs constituent une fraction indirecte de capital qui procède à ses propres arbitrages — plus qu’une manifestation indirecte de la lutte de classes.
Les agences de notation ont aussi joué un rôle dans la marche vers la transparence. En effet, elles ont changé de taille et d’importance et elles ont diversifié leurs services. Elles bénéficient de l’attention des actionnaires face aux risques du crédit et à la volatilité des cash flows prévisionnels. La notation sert à la fois à actualiser ce taux par rapport à l’évolution du risque et à influencer la stratégie de répartition de ce cash flow entre les différents types d’actionnaires, les créanciers, les cadres dirigeants. Pour être plus concret, cela a été le cas dans l’affaire Danone et la démission forcée de son PDG.
Mais revenons aux États-Unis puisqu’ils sont à la fois à l’origine du phénomène et qu’ils en constituent son moteur. C’est à partir de 1978 que la faillite cesse d’y être considérée comme une affaire de boutiquiers qui doit être sous-traitée à la valetaille ; elle va revenir désormais aux grandes firmes de droit (les corporate law firms). Y avoir recours n’est plus considéré comme le signe d’un échec. Continental Airlines a constitué le premier grand exemple de redressement judiciaire avec le licenciement des deux tiers du personnel et l’amputation de moitié du salaire pour le personnel restant. Cette phase de transition entre deux époques voit les lawyers céder la place à l’ingénierie financière à travers des banques d’investissement comme Citybank31, qui intègrent les pratiques peu valorisées de recouvrement à leurs pratiques plus générales en renouvelant complètement le secteur par des embauches de personnels qui n’appartiennent ni au monde des country clubs ni à celui des « ratés » qu’on affectait habituellement aux impayés32. Elles y adoptent des politiques plus agressives de recouvrement du crédit et des créances douteuses, alors que les grandes banques traditionnelles négligeaient ces opérations à partir du moment où elles ne portaient pas sur des sommes conséquentes. Cela se fait en plusieurs étapes : d’abord l’intermédiation pour des montages financiers ; puis une fonction de marchands de capitaux parce qu’elles apportent de l’argent frais aux entreprises en manque de liquidités et enfin d’investissement pour leur propre compte, ce qui aboutit à une financiarisation de la faillite. Ces nouveaux venus sont parfois qualifiés de « médecins des entreprises » ou « managers de crise » parce qu’ils interviennent de façon contra-cyclique. Vu leur rôle de fournisseurs de liquidités, ils tendent à devenir maîtres du jeu et à développer leur propre force d’intervention, leur propre puissance. Au début, ces pompiers volants d’une nouvelle sorte reçoivent un soutien médiatique qui renforce leur égo et leur starisation de parvenus (« tard-venus ») munis de leurs seuls diplômes, mais sans les bonnes manières de la vieille école. Leurs interventions s’avèrent guidées par un souci de rentabilité qui ne craint pas de recourir au chantage à la fermeture et une stratégie de pouvoir solide parce que s’appuyant sur une surenchère d’innovation sociale et de savoirs techniques nécessaires pour bousculer les anciennes barrières hiérarchiques et bureaucratiques. Par exemple, Simon Puel du Crédit lyonnais : « Nous ne sommes pas des seigneurs, mais nous nous rattrapons sur la technicité » (« Entremetteurs pour capitaux en fusion », Le Monde, le 28 mai 1988). De plus, avec la dérégulation qui suit la globalisation, les nouveaux venus profitent du flou des « règles » nouvelles pour déborder les lignes et barrières dressées par l’establishment qui, au début du processus, essaie encore de faire le tri entre bonnes et mauvaises OPA, un tri qui ne se comprend que parce que dans un premier temps les OPA étaient chose rare et frappaient l’opinion ; que les OPA amicales étaient plus nombreuses que les inamicales.
Progressivement, on va passer de la méfiance, si ce n’est de la peur de la faillite, à un engouement pour les opportunités qu’elle procure. En effet, à partir de la fin des années 1980, le développement des OPA et des opérations de fusions-acquisitions, qui caractérisent à l’origine une nouvelle forme de concentration, marquent progressivement un processus nouveau et beaucoup plus important. À savoir un changement de modèle dans le rapport accumulation/capitalisation, caractéristique de ce que nous avons appelé une situation de « reproduction rétrécie » que d’autres auteurs définissent plutôt comme un retour à la tendance à la stagnation séculaire déjà définie par Ricardo au début du XIXe siècle. Jusque-là, ces opérations, présentes depuis longtemps aux États-Unis, étaient considérées comme l’œuvre de « vautours des affaires » ; pourtant, elles ont facilité la concentration des entreprises au cours d’un mouvement cyclique qui voit se succéder OPA-formation d’un conglomérat-démantèlement (exemple des « ventes par appartements »). Mais seules les grandes firmes ont les moyens financiers pour développer cette surenchère au niveau de la concurrence internationale dans un secteur qui était resté jusque-là très national. Désormais il s’agit plus d’arbitrages entre accumulation et capitalisation, qui sont des choix de pouvoir et pour la puissance, plutôt que des choix industriels ou techniques aux synergies économiques évidentes. Elles soumettent la production à une stratégie plus vaste que celle de sa simple croissance quantitative ou matérielle. Flexibilité de la production, fluidité de la circulation, mais aussi concentration et utilisation du capital fictif pour la recherche-développement (RD) assurent l’équilibre offre/ demande au niveau des grandes firmes en rapport assez étroit avec les politiques commerciales et industrielles des États.
L’Europe n’est pas en reste puisqu’en 1981 la Cour de Luxembourg obtient un droit de regard sur les fusions (en vertu de l’article 85 du traité de Rome), avec en conséquence le développement de spécialistes de l’intermédiation et de l’action antitrust. Mais l’Europe des affaires se fait sur le modèle américain malgré diverses résistances nationales comme en Allemagne, où des mesures de restrictions existent pour les OPA de façon à limiter celles qui se font à titre hostile. En France, malgré l’existence d’un CAC 40, la vision est demeurée paradoxalement plus industrielle que financière parce que guidée par des impératifs patrimoniaux frileux vis-à-vis de l’ouverture du capital, d’où la même méfiance par rapport à la Bourse qu’en Allemagne, mais pour d’autres raisons. S’y rajoutent principalement le poids des grands corps de l’administration et une rigidité générale plus importante dans le fonctionnement interne des entreprises avec une moins grande transparence, comme le montre une résistance à la publication des rémunérations des dirigeants plus forte que chez nos voisins.
Pourtant, les entreprises sont rendues de plus en plus « publiques », non pas du point de vue de la propriété du capital qui reste privée malgré sa plus grande socialisation, mais dans la mesure où les exigences des marchés financiers les amènent à abandonner la culture du secret et à se ranger aux règles de la bonne « gouvernance » qui invitent à la « transparence ». « Public » n’a alors plus du tout le même sens que dans la période précédente et renvoie non pas au caractère de la propriété, mais à la communication et à une forme particulière et originale de publicité. C’est le cas, par exemple, de l’évaluation des principaux actifs incorporels (marques, brevets, logiciels, clientèle) que la « communauté financière » exige de plus en plus de la part des entreprises de façon à mieux expliquer l’écart entre le prix payé et la valeur comptable des actifs comptabilisés au bilan. Or en France, les actifs incorporels acquis sont comptabilisés, alors que ceux qui sont produits organiquement ne le sont pas. Ainsi, PSA au début des années 2000 ne comptabilise que peu d’actifs incorporels alors que LVMH, qui a fait beaucoup d’acquisitions plus récentes, atteint 20 % de son bilan et 25 % de sa capitalisation boursière en valeur d’actifs incorporels33. Les calculs intégrant ce type d’actifs semblent plus au point aujourd’hui et on estime que la part des actifs immatériels serait passée de 17 % à 80 % du total des actifs en trente ans et leur part dans la capitalisation boursière de 15 à 65 %. Ils constituent une part du general intellect de Marx et Negri ou de L’héritage technologique de Veblen. À un autre pôle, celui des administrations, on assiste au mouvement inverse du public vers le privé sans que là encore, ces termes ne se réfèrent principalement au caractère juridique de celles-ci. À l’hôpital, par exemple, la robotisation et les hautes technologies concernent bien sûr d’abord les activités médicales et chirurgicales, mais elles ne sont pas absentes non plus de la gestion quotidienne. L’utilisation des tableaux Excel ne signifie pas une « bureaucratisation » du fonctionnement hospitalier. C’est un outil quantitatif qui est intégré dans des dispositifs plus larges de rationalisation du management de l’activité ; rationalisation qui est traitée par de l’intelligence artificielle et des procédures d’évaluation continue des tâches dans un souci d’immédiateté des prises de décision. Reste à savoir quel est le sens de cette rationalisation et le contexte dans lequel elle se produit. Pour ce qui est de la France, on a vu le résultat pendant la crise sanitaire.
Dans les discussions en cours entre les syndicats de soignants et les pouvoirs publics sur les salaires, on entend de supposés experts parler d’une nécessaire « débureaucratisation » des hôpitaux, comme si ces établissements en étaient restés à l’« administration générale » de Flayol… ou encore à la « bureaucratisation du monde » de Bruno Rizzi. Ce terme de « bureaucratie » est aujourd’hui anachronique car il ne recouvre plus la réalité des transformations en cours. C’est un reliquat dans le langage politico-managérial qui mystifie les rapports de forces politiques dans ce milieu.
Déjà avant le numérique, dès les années 1970 et 1980, les entreprises et les organisations s’étaient « débureaucratisées », même si cela a pris beaucoup plus de temps dans l’administration (cf. Claude Allègre et le « dégraissage du mammouth » pour l’Éducation nationale) que dans les entreprises privées ou publiques. La numérisation des années 2000-2010 a accéléré ce processus et la croissance du télétravail peut aller dans le même sens. Pour revenir à l’hôpital, un bon exemple de ce changement de structure nous est fourni par la grève des « techniciens », c’est-à-dire en fait du personnel non soignant, dont nous avions dit dans un de nos relevés de notes que sa part représentait en France plus de 35 % de l’ensemble du personnel. À mots couverts, des journaux comme Le Figaro et Les Échos avaient présenté cela comme une anomalie, mais en cohérence avec la prétendue enflure spécifique du personnel administratif en France. La récente grève de ce personnel vient rappeler qu’aujourd’hui les chaînes de travail (et de « valeur »), y compris dans l’administration, sont bien plus complexes qu’une lecture superficielle des chiffres peut le laisser entendre.
Plus récemment, et en fonction de l’augmentation de l’incertitude économique, « Le rôle du juriste n’est plus seulement d’être le garant de la conformité, mais le pilote de la gestion des risques », déclare François Lhospitalier, vice-président de l’Association française des juristes d’entreprise. À la place des experts recherchés auparavant, les entreprises se sont mises en quête de véritables business partners. « En plus de son expertise juridique, le directeur juridique doit aujourd’hui réunir faculté d’adaptation, capacité d’organisation et vrai sens politique pour interagir avec le conseil d’administration et le comité exécutif », note Emeric Lepoutre, qui dirige un cabinet de conseil spécialisé en recherche de dirigeants. Le virage est particulièrement marqué par un changement générationnel. Les directions juridiques doivent aussi faire preuve de persuasion auprès des pouvoirs publics et endosser le rôle de lobbyiste. Ainsi, au Bon coin, au côté du directeur des affaires institutionnelles, Servane Forest a été entendue avec succès par les parlementaires lors des discussions sur le projet de loi « Climat et résilience » et a permis de faire évoluer le nouveau cadre publicitaire initialement prévu (Les Échos, le 6 juin 2021).
Statistiques et fractions de capital
Les luttes entre fractions concernent aussi les statistiques et dans les domaines les plus divers, par exemple dans l’éducation, où on se compare et on s’affronte par QS Shanghai World University Rankings interposé ou à coups d’évaluation des connaissances scolaires PISA sur la base de critères internationaux qui n’ont rien de neutre. Tant que rien ne vient bousculer le bon ordonnancement de tous ces arrangements entre amis, les critiques des systèmes d’évaluation restent discrètes et limitées la plupart du temps à la critique de l’évaluation, jugée trop quantitative, du calcul du PIB. Il n’empêche que parfois se produisent des accrocs comme, par exemple, dans un rapport de la Banque mondiale, Doing Business, où les pays sont classés selon une supposée facilité à « faire des affaires ». Il est apparu en effet trafiqué au moins deux fois sous pression chinoise et saoudienne, sans parler du fait que Paul Romer, ancien directeur en chef de la Banque mondiale, en avait démissionné en raison de l’évolution du classement du Chili, trop lié, d’après lui, à la majorité au pouvoir : ce pays grimpait quand la droite gouvernait puis déclinait au cours de l’alternance de gauche. À ce jour, la Banque mondiale a décidé d’arrêter Doing Business.
Mais d’une manière plus générale, alors que les techniques juridiques et financières évoluaient au rythme de la nouvelle dynamique du capital, les techniques statistiques n’ont pas suivi. Les insuffisances de la théorie économique standard sont amplifiées par l’inadéquation des outils statistiques et comptables. Nous en avons abondamment parlé ailleurs en ce qui concerne les calculs de productivité34, mais pour ce qui nous intéresse ici, on peut remarquer que les investissements immatériels ne figurent pas dans l’outil comptable qu’est la formation brute de capital fixe (FBCF). Cela fausse les comparaisons, par exemple entre General Motors et IBM puisque la seconde semble ne pas investir alors qu’elle a une capitalisation boursière 20 fois supérieure à celle de GM ! Le décalage entre capitalisation et actifs réels est alors décrété par beaucoup comme signe de la fictivité du capital à l’âge de la domination de la finance, faisant fi de toute l’économie de la connaissance, c’est-à-dire des actifs immatériels35 (savoir-faire propre, image de marque et fidélisation de la clientèle, etc.). Pourtant, tous les économistes sont à peu près d’accord pour dire que ces actifs immatériels sont « réels », mais comme ils n’ont pas de prix objectifs, c’est comme s’ils n’existaient pas. Les comptables vont donc les faire apparaître comme des consommations (techniquement : des dépenses dans le compte de résultat des entreprises36). Cette situation de décalage entre capitalisation et valeur comptable n’a fait que s’accroître avec les nouvelles technologies et l’intégration de la technoscience au procès de production. Elle atteint parfois des dimensions « irrationnelles » comme avec la crise des valeurs technologiques (NASDAQ) de 2000, mais cela n’empêche pas que la croissance « irrationnelle » de la richesse jugée fictive aille globalement dans le même sens que la croissance de la richesse « réelle ». Et la relation est la même quand le mouvement se renverse. Où est la « déconnexion » tant annoncée et décriée ?
Les économistes libéraux et marxistes commettent la même erreur, qui est de chercher à savoir si la capitalisation est connectée à la réalité ou non, sans s’apercevoir que c’est cette capitalisation qui est la réalité37 dans le processus de révolution du capital et qu’elle inclut une part d’indétermination à travers la notion de risque (le pari de l’entrepreneur déjà présent chez Schumpeter et d’une autre façon chez Weber avec l’éthique protestante) avec, en conséquence, la création de produits financiers spécifiques pour couvrir ces risques. C’est d’ailleurs la spéculation sur ces produits et non la croissance du capital fictif en elle-même qui a été à la base de la crise financière de 200838. L’économiste marxiste américain Robert Brenner reconnaît qu’on ne peut parler de déconnexion entre finance (il n’emploie pas le terme de capital fictif) et économie « réelle » tout d’abord parce que les secteurs manufacturiers des principaux pays exportateurs (Allemagne, Chine, Japon) reposaient eux aussi sur un accroissement d’endettement, certes improductif, mais à vertu reproductive à travers une contraction systémique de longue durée (ce que nous avons appelé la reproduction rétrécie). Mais cela s’est avéré conjoncturel alors que la spéculation en général est aujourd’hui plus structurelle dans la mesure où les spéculateurs sont des intermédiaires en matière de capitalisation, comme les commerçants sont des intermédiaires en matière de produits, ce que disait déjà Léon Walras dès 1880 dans La Bourse, la spéculation, l’agiotage. Ensuite, parce que de fait la bulle a bien tiré la croissance par ce que Brenner appelle un « keynésianisme boursier39 » créateur « d’effets de richesse » profitable aux ménages aisés qui ont augmenté grandement leur consommation, absorbant ainsi les tendances à l’excès de production généré par les hausses de l’investissement de la productivité, de l’emploi et in fine des salaires réels à la fin des années 1990. Qu’une mauvaise allocation de ces nouvelles ressources en direction presque exclusive du secteur des nouvelles technologies ait entraîné une nouvelle bulle dans ce secteur puis la crise des valeurs du NASDAQ en 2001 est une autre histoire.
Nous sommes en prise aux mêmes soucis statistiques avec la mesure de l’importance des investissements directs à l’étranger. En effet, ils peuvent être classés soit en investissements véritables et « productifs » (sous le nom d’IDE) s’ils représentent plus de 10 % des fonds propres de l’entreprise cible, soit, dans le cas contraire, en « investissements de portefeuille », qui sont comptabilisés comme placements financiers « improductifs ».
Ces IDE sont un élément essentiel de la globalisation générale en ce qu’ils représentent une nouvelle forme de domination et de pouvoir de la part des États et des grandes firmes, qui tend à supplanter l’ancienne stratégie, décidée au niveau national, visant à tirer la croissance par les exportations. Dans cette mesure, tout le discours sur les balances commerciales tombe à plat et particulièrement celui qui vise une supposée faiblesse, de ce fait, de la part des États-Unis et de la France par rapport à l’Allemagne et au Japon de la fin du deuxième millénaire, alors qu’en termes simplifiés, plus vous réalisez d’IDE, moins vous exportez40. Bien que les deux mouvements ne soient pas incompatibles, ils n’ont pas les mêmes effets, un point que Trump ou du moins ses conseillers semblaient avoir compris puisque la croissance par les exportations profite quand même plus directement aux salariés du pays d’origine que la croissance par les IDE. D’où son idée de rapatrier cette ressource par diverses incitations fiscales41. C’est un exemple typique des arbitrages à faire du côté du pouvoir capitaliste de façon à articuler niveau I international du capitalisme du sommet et niveau II national. Des arbitrages toutefois contraints par le croisement international de ces IDE, la forme principale qu’ils prennent aujourd’hui (75 % des IDE se font aujourd’hui sous forme de fusions-acquisitions) et l’intervention des marchés financiers. Des opérations dont les règles de fonctionnement et donc le contrôle sont du ressort de l’hyper-capitalisme du sommet.
La politique de Trump qui pouvait apparaître, dans son versant industrialiste, comme la tentative de restaurer l’ancien régime d’accumulation n’a toutefois pas empêché la poursuite du mouvement de capitalisation et qui plus est, de capitalisation différentielle. Son cadeau fiscal pour les firmes américaines qui rapatrieraient leurs liquidités en excédent dans le monde vers les États-Unis risque en fait d’entraîner le rachat d’actions de firmes sous-cotées en Bourse. D’une manière générale, en s’opposant à la fois à l’administration de Washington et à la mondialisation financière façon Wall Street, responsable selon lui de la désindustrialisation américaine, il a pris à contre-pied, l’espace d’un mandat, les nouvelles fractions capitalistes plutôt favorables aux démocrates et à Hillary Clinton, dont les liens avec les formes financières du capital sont notoires. Le côté piquant de l’affaire, c’est que pour se faire élire et réaliser une partie de son programme, il a utilisé toute la panoplie des nouvelles technologies dont les dirigeants sont censés être ses plus rudes adversaires.
Mais Trump est une machine bipolaire capable lui aussi de faire vivre le « en même temps » à savoir, s’emporter contre Wall Street et nommer Steven Mnuchin de Goldman-Sachs secrétaire du Trésor ; passer la pommade aux ouvriers des régions dévastées par la désindustrialisation et proposer des réformes fiscales qui profitent aux grandes entreprises et aux plus riches.
Pour conclure provisoirement sur la dynamique actuelle du capital
– Le changement de structuration de la fonction de production avec la prédominance d’actifs immatériels à fort coût fixe au lancement, conforte l’importance du secteur financier, à plus forte raison là où la fluidité du procès est la plus grande, en l’occurrence, les États-Unis. Mais par ailleurs et contradictoirement, ces actifs tendent ensuite vers zéro et seraient porteurs de rendements croissants, contrairement à l’hypothèse néo-classique de Marshall et ils auraient aussi une rentabilité sociale supérieure au rendement privé dans le cadre de leur contribution au General intellect.
– Il s’agit toujours d’une priorité accordée à la fluidité sur l’accumulation. Et par ailleurs, cette concurrence pour le captage entraîne un processus de fusions-acquisitions qui bénéficie mécaniquement aux actionnaires sans que la question d’une redistribution aux salariés n’ait à intervenir de façon directe42.
– La concentration ou la dispersion des gains de productivité n’est pas le produit d’une procédure mécanique ou d’une « main invisible », fut-elle repeinte aux couleurs du « capital-automate ». Ce sont des fractions du capital qui déterminent les nouvelles frontières technologiques en freinant volontairement la diffusion des innovations (les gagnants emportent tout). En langage marxiste, la péréquation des taux de profit n’est plus assurée, mais a-t-elle jamais été autre chose qu’un « ruissellement » ? Nous avons ailleurs essayé de répondre sur ce point, à la suite de Bichler et Nitzan (op. cit.) avec la notion de capitalisation différentielle.
– Malgré l’introduction massive des nouvelles technologies, on peut noter une faiblesse d’ensemble des gains de productivité (selon les statistiques officielles qu’on sait inadéquates toutefois43) et surtout leur répartition est très inégale y compris au sein d’un même secteur. Au niveau macroéconomique cela donne une moyenne inférieure à celle des périodes antérieures et surtout par rapport aux Trente Glorieuses. Pour les entreprises qui arrivent à financer de tels investissements par leurs propres moyens ou par accès au capital-risque (donc en règle générale les plus grosses), le pari est jouable, tandis que pour les autres, plus dépendantes du financement par la dette, le coût est prohibitif. On peut en déduire que, entraînées néanmoins dans le mouvement général et des représentations collectives sur un avenir technologique radieux, ces dernières n’obtiennent, après s’être endettées lourdement, que des gains de productivité médiocres à leur niveau micro-économique ce qui plombe la moyenne sur le plan macroéconomique comme nous venons de le voir.
En tout état de cause cela confirme plutôt notre hypothèse de capitalisation différentielle plutôt que celle de « fuite en avant » du capital qui transparait parfois de nos analyses, parce qu’aussi bien dans l’ordre financier que dans l’ordre industriel nous mettions en avant ce qui apparaissait, en première lecture, comme irrationnel, alors qu’il y a bien une logique des agents économiques, y compris dans la spéculation boursière. Cette hypothèse de capitalisation différentielle nous est parue renforcée du fait des poids lourds de la capitalisation qui investissent massivement dans les actifs incorporels qui leur permettent de renforcer leur position dominante, non seulement par le biais de la concentration et de l’élimination des plus faibles44, mais aussi par le développement des modèles de plateforme45. Mais elle entre en contradiction avec notre autre hypothèse, plus générale celle-là, de reproduction rétrécie. Nous en sommes là.
– Le bas niveau des taux d’intérêt, qui logiquement devrait fonctionner comme contre-tendance en permettant un accès plus facile au financement en nouveaux actifs immatériels par la dette, semble au contraire, d’après les experts, favoriser les stratégies volontaristes des grands groupes qui refinancent facilement leur dette et ainsi renforcent leur structure financière. Cela leur permet de dégager des ressources pour d’autres opérations de fusions-acquisitions, ce qu’on pourrait appeler le cercle vertueux de la reproduction rétrécie. De la même façon, dans le cycle déflationniste renforcé par la crise sanitaire, l’évolution de la politique commerciale des entreprises va être de privilégier la profitabilité aux volumes. C’est la tactique dégagée par Stellantis et ensuite copiée par Renault pour redresser la barre.
– La tentative d’accélération de la dynamique du rapport social capitaliste se retrouve aussi dans la modification des pratiques de leurs anciennes dynasties. Non seulement les nouvelles fractions comme les GAFA changent la donne, mais les anciennes ne sont pas en reste si on prend, par exemple, l’évolution du groupe Rockefeller. Ainsi, alors que le patriarche historique participait à la naissance du grand capitalisme en investissant massivement dans le pétrole avec la formation du premier monopole de ce secteur, la Standard Oil Cie à la réputation de pieuvre, l’un de ses héritiers, John Davison Rockefeller Jr, devenait un « maître de l’art de dépenser », à l’origine de la philanthropie d’entreprise à vocation universelle et d’un mécénat international tourné vers l’éducation, la recherche médicale, les sciences humaines et les arts. Une nouvelle façon d’exposer sa puissance en quelque sorte. Enfin, la dernière génération de la famille, dite « générative », revient à la vision de « Junior » qui souhaitait « changer le monde ». Ainsi en 2016 la famille a-t-elle cédé toutes les actions qu’elle détenait dans les compagnies de pétrole et les énergies fossiles dans la perspective de la lutte contre le réchauffement climatique46.
Néanmoins, la « démocratisation du capital » reste pour le moment une utopie… du capital.
Jacques Wajnsztejn, juin 2021-hiver 2022
Notes
1 – Nous ne revenons pas là-dessus et renvoyons particulièrement aux articles « Esquisse d’une théorie critique de la fin des classes et de leurs luttes » de Charles Sfar et « En contrepoint : quelques remarques sur la lutte de classes » de Jacques Wajnsztejn dans le no 6-7 de Temps critiques (automne 1993) ou plus récemment au livre de Jacques Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007 en sa partie II : « La révolution à titre humain ».
2 – En 2017, le Danemark a nommé un ambassadeur auprès des GAFA ; la France n’a pas tardé à suivre. Les dépenses de lobbying des GAFA en Europe ont quintuplé entre 2011 et 2018 (cf. « Les GAFA, une histoire américaine », Documentation française, 2021), sans oublier le financement de nombreux think tanks.
3 – Le WEF (World Economic Forum ou Forum de Davos) est une puissante organisation, fondée en 1971 par Klaus Schwab, à l’époque professeur d’économie en Suisse. Elle comprend 550 employés permanents. Elle est financée principalement par les 1000 entreprises membres, le chiffre d’affaires de chacune ne devant pas être inférieur à 5 milliards de dollars. Elle gère ou participe à la gestion de réseaux d’influence à travers un très grand nombre de pays et concernant de multiples aspects de la vie économique et sociale. Parmi eux, la communauté des « Young Global Leaders » qui regroupe plus de 750 dirigeants du monde entier âgés de moins de 40 ans, futurs probables responsables politiques d’importance.
4 – Encore plus avant, Thorstein Veblen avait fait la distinction entre « propriétaires absents » d’un côté et patrons-managers de l’autre.
5 – Le ROE ou Return On Equity (Rentabilité financière en français) représente le bénéfice net réalisé pour 1 unité (1 € par exemple) du capital social (equity) investi. Une entreprise utilise le capital apporté par les associés et les fonds empruntés pour investir et mener son activité. Lorsque celle-ci rapporte un bénéfice, il convient de déterminer l’efficacité des investissements réalisés. C’est le rôle du ROE, qui mesure ainsi l’efficacité des investissements réalisés en prenant en compte uniquement les fonds apportés par les associés, donc en ignorant les dettes. Le ROE se calcule en divisant le bénéfice net d’une entreprise par la valeur moyenne de ses fonds propres (equity) de l’année. Un ROE de 10 % signifie que 100 euros apportés par les associés ou actionnaires permettent de générer 10 € de bénéfice net. Plus l’entreprise est efficace, plus son ROE est élevé et elle attire davantage des investisseurs. Il doit être distingué de la rentabilité économique (return on capital employed).
6 – La stratégie de la firme reposait sur la localisation de certains actifs lourds et/ou risqués hors des comptes sociaux. À cette fin, des special purpose entities (SPE) furent créées pour abriter de tels actifs, de façon à cantonner les risques, tout en garantissant une remontée des retours sur investissement vers la société mère. Cette remontée était assurée par le remboursement progressif des actifs apportés par cette dernière. Ce montage permettait à la firme de ne pas consolider les comptes de ces SPE avec ceux de la société mère.
7 – Sur ce dernier point nous avons suivi librement ici Nicolas Guilhot et son livre Financiers, philanthropes : vocations éthiques et reproduction du capital à Wall Street depuis 1970, Raison d’agir, 2006, d’influence bourdieusienne, mais très documenté sur un sujet peu évoqué d’habitude. L’interprétation que je fais de sa thèse ne correspond pas à sa propre position, mais a constitué une bonne base de réflexion et de développement pour la mise à jour concrète du passage de la société bourgeoise à la société du capital.
8 – Parmi les exemples marquants et connus, figure celui des employés municipaux de la ville de New York qui, incités par la mairie, avaient investi en obligations cotées en Bourse pour éviter que la crise fiscale de 1974-1975 ne réduise leurs retraites, du fait de l’aide donnée aux nouveaux pauvres de la crise rejoignant la grande ville. Ce socialisme des fonds de pension (Peter Drucker) montre ici ses effets pervers : la démocratisation financière empêche toute alliance entre ces deux couches d’exploités.
9 – Quand il y a une baisse des cours, les entreprises hésitent à se coter ou à émettre de nouveaux titres, alors que le processus de fusion-acquisition profite à celui qui en est à l’initiative puisqu’il peut racheter massivement des titres temporairement sous-évalués. Il en est de même pour les OPA et particulièrement pour les OPA hostiles.
10 – Ainsi S. Weinberg, l’associé principal de Goldman-Sachs de 1930 à 1969, pouvait-il encore déclarer en 1969 : « Je suis un banquier d’affaires. Je ne joue pas au craps. Si j’avais été spéculateur et mis à profit tout ce que je sais, j’aurais été cinq fois plus riche qu’aujourd’hui » (cité par Nicolas Guilhot, op. cit., p. 57).
11 – Cf. Bernard Madoff, récemment décédé, captant 65 milliards de dollars dans sa pyramide avant qu’elle ne s’effondre avec la crise des subprimes.
12 – Au tournant des années 1980-90, cette pratique a même été miniaturisée en France dans un jeu d’argent entre particuliers appelé « l’avion ». Là encore, pourquoi parler de scandale et d’oligarchie financière quand tout cela est si bien partagé… si l’on peut dire quand les petits jouent aux grands ?
13 – Aux États-Unis, l’épargne salariale est très faible et, d’autre part, le pouvoir d’achat du salaire moyen stagne depuis des décennies. Les salariés modestes spéculent pour essayer de gagner un peu d’argent et échapper à la précarité. La hausse de l’épargne est liée à la hausse de certaines rémunérations : celle des traders, des directeurs (stock-options, retraites chapeau, salaires mirobolants), des actionnaires et de certains cadres.
14 – Cf. Mike Davis, Prisoners of the American Dream, Verso, 1986, p. 193. Il y écrit que l’équivalent de ce transfert d’activité en Europe aurait été le déménagement de l’industrie européenne de la Ruhr vers le Mezzogiorno italien. Ce livre contient de très nombreux exemples de luttes entre fractions du capital.
15 – Milken est un ancien étudiant de Berkeley à la fin des années 1960. Il participe à la contestation contre les banques et pour les droits civiques puis à la lutte contre les discriminations vis-à-vis des minorités ethniques, y compris dans le monde de l’entreprise où la discrimination y devient financière. De même, Soros posera en Robin des bois et il est devenu la bête noire des régimes autocratiques d’Europe de l’Est d’où il est issu. Guilhot donne d’autres exemples de ce lumpenprolétariat de la finance : Jacobs commence comme maroquinier, Ted Turner empaillait des animaux, Drexel Burnham Lambert organisait des fêtes licencieuses dans l’hôtel où sa banque réunissait ses clients, Peltz était dans la petite industrie alimentaire, Pickens était une sorte de colporteur cherchant en vain du pétrole, Roberts de la banque Drexel est réparateur de frigidaires puis chauffeur de taxi, métier avec lequel il a d’ailleurs financé ses études, etc.
Un autre parvenu de la finance est Larry Fink à qui le Financial Times vient de consacrer un article le 7 octobre 2021. Fils d’un petit commerçant (magasin de chaussures où il a également donné un coup de main), il a commencé après les études à travailler chez First Boston. Il a montré suffisamment d’adresse pour être nommé rapidement à la tête du service obligataire où il s’est entouré de tellement de jeunes juifs que son chef lui a dit : « Tu n’as qu’à engager un wop (mot péjoratif pour Italien, de guappu) pour qu’il y ait quelqu’un les jours de fête juive. Fink a donc fait entrer un dénommé Robert Kapito, que lui et tous les autres prenaient pour un Italo-américain… jusqu’au Nouvel An juif, quand Kapito a été lui aussi absent. » Au-delà de cet aspect comique et anecdotique, c’est une ascension sociale plus que spectaculaire.
16 – Cf. Mike Davis, City of Quartz, Paris, La Découverte, 1998.
17 – Pour l’Europe, cf. Yves Dezalay, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris, Fayard, 1992.
18 – Cf. Dezalay et Garth, « Le Washington consensus, contribution à une sociologie de l’hégémonie du néo-libéralisme », Actes de la recherche en sciences sociales, no 121-122, 1998, p. 3-22.
19 – En France, depuis les années 2000 le poids des cabinets de conseil n’a fait que croître. Les audits de modernisation (audits Copé de 2005), la création de l’ARS en 2009 où Bachelot est conseillée par un membre de chez McKinsey, la création d’une agence de l’appui à la performance qui délègue des expertises privées de rationalisation des coûts comme dans les hôpitaux, autant d’exemples de cette tendance. La Cour des comptes vient d’ailleurs d’en demander (des comptes) à propos d’une réflexion sur le métier d’enseignant commandée en 2021.
Pour résumer la situation, le processus est le suivant : les cabinets de conseils plaident pour la baisse du nombre de fonctionnaires et s’ils s’avèrent de bons « influenceurs », ce nombre baissant, ils se rendent ainsi indispensables (cf. Pierre Perru in Libération, le 26 janvier 2022).
20 – Deux élus démocrates, Joe Manchin de Virginie-Occidentale, l’un des États les plus pauvres du pays, et Kyrstern Sinema de l’Arizona peuvent ainsi bloquer le plan de soutien et de relance du président démocrate Biden. Il est à noter que le premier est un représentant du lobby charbonnier.
21 – Sous les encouragements de Colin Powell, la Cour suprême ouvrit à l’argent des entreprises les vannes de la vie politique. Dans l’arrêt Buckley versus Valeo (1976), la Cour déclara anticonstitutionnelles les limites fédérales imposées aux dépenses de campagne des candidats, les considérant comme des violations de la liberté d’expression. Dans l’arrêt First National Bank of Boston versus Belotti (1978), Powell rédigea l’opinion de la majorité (le jugement), déclarant que les dépenses des entreprises dans la défense d’une cause politique relevaient de la liberté d’expression et, par conséquent, ne sauraient être sujettes à des limites. Enfin, l’arrêt Citizens United versus Federal Election Commission (2010) mettra fin à toutes les limites autrefois imposées aux dépenses des entreprises dans la vie politique (cf. Jeffrey Sachs : « De la guerre de classes aux États-Unis », Le Monde, le 1er janvier 2022).
Certes, ce que Sachs affirme n’est pas faux et particulièrement la brutalité de la domination sociale à l’égard de la population qui est une réalité incontestable aux États-Unis, mais il manque le contexte plus général. Pas un mot, par exemple, sur le rôle des États-Unis après 1945 comme puissance hégémonique et les coûts que cela a entraînés (cf. la guerre du Vietnam et en conséquence la fin de la convertibilité du dollar), pas plus que sur la concurrence nouvelle de pays comme le Japon ou l’Allemagne qui précède la mondialisation/globalisation du capital et pose la question de l’articulation entre les différents niveaux de la puissance.
22 – Cf. le livre de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, genèse du libéralisme autoritaire et http://thorstein.veblen.free.fr/index.php/documents/145-la-societe-ingouvernable-a-propos-de-gregoire-chamayou
23 – Pour ce qui est de la France, on peut prendre l’exemple de la gestion récente du cas Alstom. Posons-le dans notre cadre théorique où le niveau i est celui de l’État actionnaire auprès d’une firme qui est multinationale, d’origine française néanmoins. Le niveau II est celui de l’État interventionniste social qui doit gérer la question de l’emploi avec 480 salariés à prendre en compte, mais avec un coût très élevé estimé à un million d’euros d’investissement par poste sauvé. Depuis les années 1990 l’État contrôlait la compatibilité entre les deux niveaux par le biais de sa stratégie actionnariale avec l’APE (agence de participation de l’État) dans des entreprises comme EDF, Renault, Areva, Peugeot, Thalès. Cela était supposé suffire pour gérer la tension entre les deux niveaux. Or plus la globalisation progresse, plus les deux logiques divergent avec à la clé un risque bien plus politique qu’économique (cf. l’article de P.-Y. Gomez, « Alstom : l’État social contre l’État actionnaire », Le Monde, 7 octobre 2016).
Alstom nous donne aussi un exemple de négociation au niveau I. En plein scandale des Panama Papers, l’État français a rayé le Panama des paradis fiscaux… et a signé un contrat de construction de métro au Panama au bénéfice d’Alstom.
24 – Ces phénomènes existent bien sûr ailleurs avec les oligarques russes reconvertis dans l’anti-Poutine et les Droits de l’homme comme Berezowski ou l’ex-fasciste japonais et homme d’affaires Sasakawa, prix des Nations-Unies pour la paix et deux fois nominés pour le Nobel de la Paix.
25 – Bryan Burrough et John Helyar, Barbarians at the Gate, Harper & Row, 1989.
26 – Cf : Monique Dagnaudet et Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée, Paris, Odile Jacob, 2021. Pour eux, les 20 % forment « un archipel composé d’îlots distincts plutôt qu’une île d’un seul bloc ».
27 – La situation est toutefois en train de changer. Les start-ups françaises ont changé de dimension. D’après les premières estimations, elles ont levé un peu plus de 10 milliards d’euros en 2021, un record. Et les fintechs y sont pour quelque chose. Selon l’association France Fintech, les start-ups de la finance ont levé près de 2,3 milliards d’euros en 2021 en 93 opérations, soit 174 % de plus qu’en 2020. Cette augmentation s’explique en partie par l’arrivée des investisseurs américains et asiatiques, qui injectent des montants en moyenne plus importants que leurs homologues européens (Les Échos, le 29 décembre 2021).
28 – C’est bien à cette vision que s’attaque Thompson dans son livre Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti humaniste (L’échappée, 2015), dans laquelle le droit n’a aucune autonomie par rapport aux lois de la science économique (marxiste) qui « en dernière instance » régleraient la marche du capital. Une exception néanmoins, le livre d’Evgueni Pachoukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, EDI, 1990, (réédition : Asymétrie, 2018) écrit bien avant la mode structuraliste et dans laquelle Pachoukanis, future victime des purges staliniennes, traite les institutions et l’idéologie juridiques comme des phénomènes historiques et, plus généralement, le droit comme un rapport social propre au capitalisme.
29 – Sur ces points, je suis librement Yves Dezalay dans son livre Marchands de droit : la restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris, Fayard, 1992, un livre certes daté, mais qui pose bien le passage d’un régime à l’autre.
30 – De nombreuses entreprises continuent néanmoins à faire des présentations « hors bilan » aux cabinets d’audit.
31 – Même si les « gros » ont repris la main, le phénomène persiste avec des exemples comme la banque d’affaires Centerview, devenue en quinze ans la rivale des grands noms du conseil en fusions-acquisitions (Les Échos, le 21 mai 2021).
32 – Ces derniers, souvent d’origine juive et d’immigration relativement récente, avaient toutefois déjà mis leur savoir-faire au profit de l’administration fédérale pendant le New Deal si mal-aimé de Wall Street.
33 – « Le pacte de la transparence : Acteurs et éthique de l’information financière », Les Cahiers Ernst & Young, no 6, juin 2003.
34 – L’impossibilité des imputations respectives de chaque fraction de la force de travail dans le calcul de la productivité du travail et la part prise par le progrès technique dans la productivité globale conduisent à une conclusion évidente : ce n’est pas la productivité qui est importante, mais son contrôle. Et c’est par exemple ce contrôle qui n’a pas été efficient au Japon, avec une action volontariste cherchant à combattre la tendance à la surproduction par une politique commerciale agressive (dumping sur les exportations) où par un emploi inconsidéré des innovations technologiques dans des secteurs sans rentabilité de long terme. L’obsolescence accélérée n’a pas touché seulement les produits eux-mêmes en tant que marchandises, mais aussi des innovations qui n’ont même pas eu le temps d’être mises sur le marché comme dans le secteur de l’électronique musical.
35 – Cf. la « supériorité » des produits allemands, particulièrement dans l’automobile. Mais les actifs immatériels ne sont pas vraiment possession d’une entreprise car ils se situent au carrefour de tout un processus de connaissance et c’est seulement la protection des actifs qui est le critère de capitalisation. Ainsi en est-il des protections de Microsoft ou de Monsanto.
36 – Cela souffre deux exceptions : la première quand les actifs immatériels sont achetés sur le marché (brevets, franchises, copyright), puisqu’ils ont un prix, mais là encore les évolutions sont rapides ; ainsi BlackRock et d’autres sociétés de gestion d’actifs exhortent-elles les labos pharmaceutiques à collaborer dans le développement de vaccins et de médicaments, y compris en renonçant aux droits de brevet le temps de dépasser la crise sanitaire. C’est comme s’ils aspiraient à jouer un rôle aussi important que les États en tant qu’instance de coordination agissant dans l’intérêt général — alors qu’ils ont la puissance nécessaire pour avantager les laboratoires qui jouent le jeu. Quand on pense que BlackRock est en passe de remplacer, à gauche, Goldman-Sachs comme l’incarnation du mal, ça ne manque pas de sel ; la seconde quand, lors d’une fusion, une entreprise achète l’autre à un prix supérieur à sa valeur comptable, il est alors supposé que la différence de valeur est causée par des actifs immatériels dont le prix peut être estimé au montant de cette différence.
37 – Cf. Nitzan et Bichler, Le capital comme pouvoir, Max Milo, 2012, p. 313.
38 – Cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Crise financière et capital fictif, Paris, L’Harmattan, 2008.
39 – Robert Brenner, « L’économie mondiale et la crise américaine », in New Left Review/Agone, Crise financière globale ou triomphe du capitalisme, no 49, 2012, p. 99-134.
40 – On retrouve cette question au niveau de la balance des paiements. Un article du journal Le Monde, le 1er juin 2018, indique des écarts x 4 entre les chiffres statistiques officiels de l’INSEE et les chiffres de la Banque de France, ces derniers tenant mieux compte des évolutions et se révélant moins alarmants du point de vue du « déficit courant ». L’une des raisons de cet écart, récurrent dans la statistique française, malgré l’unification des comptabilités nationales, réside dans la sous-estimation des activités de services et particulièrement des services non marchands qui, jusqu’à la réforme de 1976, n’étaient pas inscrits comme « production » dans le calcul du PIB. Dans un autre ordre d’idées, les profits des entreprises enregistrant moins de 30 millions d’euros de transactions avec l’étranger n’étaient pas comptabilisés… ni les dépenses des touristes des pays émergents. Il faut dire que la base des critères d’évaluation de l’INSEE est restée la même de 1949 à 2014.
41 – Trump a fait plus peur à l’hyper-capitalisme du sommet que n’importe quel autre dirigeant au monde, même s’il a pu rallier à lui certaines fractions de celui-ci sur quelques mesures ponctuelles ou alors une fois sa victoire acquise parce que Wall Street, comme les plateformes, a plus de plasticité que des unions minières ou métallurgiques engluées dans leur lobbyisme pluri-centenaire.
42 – On voit réapparaître ici la tendance décrite par Giovanni Arrighi où la dynamique de long terme du capitalisme secondarise la lutte entre le capital et le travail dans les périodes historiques de financiarisation économique.
43 – Surtout dans les services comme la banque ou la santé où la productivité était calculée en nombre d’heures travaillées par salarié, confondant ainsi production et productivité. Or dans la banque, par exemple, le nombre de transactions par heure de travail a fait un bond, ce qui explique la hausse des profits en dehors de toute référence à un calcul de productivité à l’ancienne. Cette remarque peut être étendue à bien d’autres secteurs des services.
44 – Axelle Arquié, « Économie immatérielle, productivité et développement financier », La Lettre du CEPII, no 406, janvier 2020.
45 – Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : L’Hégémonie de l’économie numérique, Lux-Canada, octobre 2018 et cf. dans ce numéro l’article de Larry Cohen qui lui est consacré.
46 – Cf. Tristan Gaston-Breton, La saga des Rockefeller, Paris, Taillandier, 2021.