Temps critiques #9

Ni éducation, ni formation Quelques remarques socio-historiques sur l’institution de l’éducation

, par Jacques Guigou

Aujourd’hui où s’achève l’immense cycle de vie d’homo sapiens sapiens tel qu’il a été médiatisé par ses rapports avec la nature extérieure (la biosphère) et par ses rapports avec sa nature intérieure (la réflexivité) ; aujourd’hui où la quasi-totalité des hommes, en voie d’être capitalisés, abandonnent la représentation d’une vie possible dans la communauté de l’être humain ; aujourd’hui où s’épuisent les institutions transhistoriques qui inscrivaient l’espèce humaine dans son devenir cosmo-bio-socio-symbolique ; aujourd’hui où le dernier individu-sujet (le bourgeois) a été pulvérisé en subjectivité réifiée (la particule de capital) ; aujourd’hui, il ne peut plus exister un « sujet » ni une « éducation » ; aujourd’hui, nous avons, pour le mieux, à faire avec une subjectivité en formation.

A - La très longue vie de communautés humaines sans sujet ni éducation

Dans les communautés humaines protohistoriques, comme dans les dernières « sociétés primitives » encore observées jusqu’au milieu du XXe siècle, la représentation d’un « sujet en éducation » n’existe pas. Si l’on se réfère aux travaux de l’anthropologie — y compris à ceux de l’anthropologie culturel-le nord-américaine, pourtant un des courants parmi les plus individualistes des sciences sociales — ce qui y est désigné comme éducation, ne constitue jamais une action visant à qualifier subjectivement un individu, mais relève toujours d’une transmission entre les générations de la communauté ; transmission à la fois de modèles comportementaux et de valeurs culturelles et religieuses. Les trois types d’initiation définis par les ethnologues (tribale, religieuse et magique), ont été assimilés à tort comme « les formes primitives de l’école dans les sociétés sans écriture, donnant à la fois l’instruction (mémorisation des mythes, de l’histoire ethnique, des règles de la vie sociale) et l’éducation morale (apprentissage du courage, de l’endurance à supporter les sévices, de l’autodiscipline, du sens de la fraternité masculine pour le garçon ; des devoirs familiaux et des tâches féminines pour la fille1) ». Une telle conception scolaro-républicaine des fonctions de l’initiation, sursaturée d’individualisme, de progressisme et de moralisme civique, hiérarchise implicitement les modes de socialisation des jeunes adultes dans l’histoire de l’humanité : l’initiation n’étant plus, dès lors, qu’une forme incomplète d’éducation scolaire ! Et voilà sauvé « le sujet » (ici, le citoyen-bourgeois de la Troisième République) « en éducation » (celle de la reproduction de la société de classe de l’époque) !

Dans l’hypothèse théorique que nous adoptons ici, l’initiation apparaît au contraire comme une institution qui détotalise et retotalise la communauté, car elle met en jeu ses rapports fondamentaux (femmes et hommes, jeunes et vieux, intériorité-extériorité, sacré-profane, nature-culture, topos-cosmos, etc.). À ce titre, l’initiation est un véritable opérateur de l’union de la communauté. À chacun des moments de sa mise en œuvre cérémonielle ou rituelle, s’éprouvent à la fois les divisions de la communauté et son unification immédiate.

Il n’est pas, alors, invraisemblable de considérer que du premier établissement humain d’homo sapiens sapiens (entre 100 000 et 50 000 BP) jusqu’à l’apparition de l’État sous sa première forme, c’est-à-dire de l’État comme unité supérieure qui s’est abstraite de la communauté et qui la domine, souvent de manière despotique (chefferies, royaumes, empires), mais qui reste dans un rapport d’immédiateté avec elle (soit d’environ 32 000 à 29 000 BP), que le procès de vie des êtres humains ne pouvait permettre une individualisation quelconque d’acquisitions pratiques, magiques ou mythiques. L’individu n’ayant pas d’existence autonome vis-à-vis de la communauté, son être est celui d’un individu générique, qui comporte l’intégrale de l’expérience de la communauté. Son entrée dans la vie n’est rien d’autre que la réalisation singulière du système de représentations et d’activités globales de la communauté. Certes, l’ensemble des connaissances mythiques et symboliques, ainsi que les pratiques de vie quotidienne sont appropriées par chaque individu selon sa place et son rang dans l’organisation collective, mais cela n’a aucun sens ici d’y voir un quelconque « apprentissage » et encore moins une « éducation ». De son rapport immédiat à la communauté et des diverses médiations naturelles et humaines qu’elle opère, l’individu reçoit son identité comme il en extrait ses possibles altérités. Être humain pleinement réflexif, l’homme de la communauté archaïque accomplit son activité — ou réalise parfois son œuvre — sans avoir besoin de se percevoir comme la source unique et absolue de la pensée et de la conscience. Comme son être, sa pensée et sa conscience sont communautaires : leur développement et la praxis de la communauté étant une seule et même chose. Ainsi déterminé par cette appartenance-séparation à la communauté, l’individu n’existe qu’en rapport avec elle, comme attribut et non comme sujet.

B - L’État, l’éducation et ses quelques sujets

Avec l’émergence, puis l’affirmation (intermittente et contestée) de l’État sous sa seconde forme2, celle qui n’a pu apparaître qu’avec la propriété foncière, le commerce extérieur et l’esclavage, se met en mouvement la valeur économique. Trouvant dans les États-empires de la Mésopotamie mais aussi dans toute l’aire du Moyen-Orient, y compris en Égypte et, bien sûr, en Grèce, les présuppositions de sa puissance, c’est tout particulièrement en Lydie, au VIe siècle, que le mouvement de la valeur se forme et se concentre3. Il se réalisera ensuite pleinement, quoique faiblement, dans la Cité-État grecque. Pleinement, car l’institution de la Polis médiatise, par le moyen de la loi démocratique, le statut de l’individu-citoyen. La dynamique d’individualisation qui aboutit à la production d’un citoyen « libre » (en réalité seulement autonome car totalement soumis à l’État), n’a pu se réaliser qu’aux dépens de la mise au travail des esclaves et de la domination-asservissement de la masse des autres êtres humains : les femmes, les enfants, les paysans sans terres, les étranger, les exilés, etc. Elle fut aussi la résultante de la politique extérieure des cités grecques, faite de pillage et de colonisation des peuples voisins ou lointains.

Mais ce mouvement de la valeur économique comme opérateur historique de la Cité-État grecque ne s’est affirmé que faiblement, car il fut sans cesse contesté par des factions et des groupes4, appartenant aussi bien à la classe dominante qu’à la classe dominée, qui aspiraient à un retour à l’État sous sa première forme, ne trouvant pas dans la pratique du demos, la continuité communautaire qui était celle d’avant l’individualisation. On peut sans conjecturer outrancièrement, noter que se manifestaient là des foyers politiques de refus de l’éducation étatique du citoyen. Car, est-il nécessaire de le rappeler tant la tradition occidentale l’a glorifié pendant des siècles, qu’en effet, la démocratie grecque a inventé le « sujet en éducation ». L’institution des écoles préceptorales qui accueillaient les enfants de l’aristocratie est inséparable de la fondation même de l’État, créé par le mouvement de la valeur.

Ainsi, qu’à Athènes, le pédagogue (paidagôgos) ait été l’esclave qui accompagnait les garçons au gymnase (gumnasion), cela montre d’abord que l’institution de l’école, comme activité spécialisée, se trouve désormais placée au cœur du mode de production esclavagiste. Étant assignés à l’exécution du travail productif dans la cité, les esclaves sont donc aussi requis pour exécuter la fabrication de l’individu-citoyen. D’affaire domestique (oikos-nomos) qu’elle était encore dans l’État-empire mésopotamien, l’économie pénètre l’ensemble des activités humaines ; elle devient affaire publique, c’est-à-dire valorisation des médiations qui consacrent l’État. Toute l’action éducative de la cité grecque est ainsi orientée vers l’assujettissement de l’enfant aux finalités de l’État ; son école n’est rien d’autre que l’instruction-dressage d’un individu conforme au droit démocratique5. Terre des premiers pas du « sujet en éducation », premiers pas devenus bien vite grandes enjambées dominatrices, la Cité-État grecque a certes engendré Socrate et Alcibiade mais elle n’a pu le faire qu’en réduisant à l’état de marchandise, une majorité d’êtres humains.

C - Le moine et le seigneur, deux écoliers fidèles à « La Cité de Dieu »

Pour nous en tenir ici aux principales déterminations qui fondent le sujet historique en l’éducation dans la société féodale, il convient d’interpréter positivement les réactions à la dissolution de l’Empire romain comme des réponses alternatives et contradictoires pour un devenir humain non assujetti à la domination du mouvement de la valeur, tel que l’Imperium l’avait porté à un degré de puissance inconnu jusque là. Même si les dévastations des peuples nomades envahisseurs entraînèrent des formes de soumission, celles-ci furent bien souvent trans-formées en alliances, puis en une combinatoire politique faite d’assimilation et de syncrétisme. Du Ve au Xe siècle, la première époque du féodalisme voit s’établir deux procès de vie collective, le monachisme et la communauté paysanne, qui expriment l’un et l’autre une sortie du mode de production esclavagiste.

Dans le mouvement des monastères et des abbayes, se manifeste une réactivation de l’être de la communauté, en même temps qu’un repli autarcique fait de contemplation et de non intervention. Les grands opérateurs étatiques comme la valorisation économique, l’individualisation, la propriété, l’autonomisation du droit, l’opérationnalisation de la division sociale en classes, sont abandonnés alors que les médiations communautaires sont réactivées. En conséquence, il n’est pas étonnant que les pratiques éducatives développées par le monachisme, avant l’époque des écoles carolingiennes, ne présentent que très peu d’analogies avec le système d’instruction-dressage d’une minorité d’individus serviteurs de l’État. N’ayant aucun caractère unifié ni homogène, implantées au gré des aléas de la diffusion de la doctrine des ordres fondateurs, les écoles des monastères accueillaient certes des enfants de l’aristocratie foncière, mais pas exclusivement. Le sujet historique de cette éducation était d’abord et avant tout celui de la communauté égalitaire de « La Cité de Dieu », cette vaste utopie théologique qu’Augustin, évêque d’Hippone, venait de théoriser. Théorie d’ailleurs fatale pour le mouvement monastique puisqu’elle permettra ensuite à l’Église de réaliser le compromis, fragile et provisoire, entre l’Empire-État carolingien et le royaume-État naissant de la papauté. Deux États médiateurs de la même équivalence, celle de la rente foncière, deux États instituant le même type d’école, celle de l’instruction-dressage du jeune noble, sujet historique de l’État-royal dans la seconde époque du féodalisme.

L’autre réaction fondatrice à la dissolution de l’Empire romain puis à la pulvérisation des royaumes des peuples envahisseurs, consista, on le sait, à fuir les villes pour reformer des communautés paysannes. D’abord peu structurés, les villages furent ensuite dominés par l’autorité d’un seigneur exerçant ses prélèvements sur les produits de la terre et ses prérogatives sur la force de travail de ses paysans. Ainsi sur le domaine de la seigneurie organisée en fiefs et en alleus, peut se développer la mise en valeur des terres et peut se réaliser le prélèvement de la rente foncière, d’abord en travail (servage), puis en nature, enfin en argent.

Dans la seconde période du féodalisme, l’interaction avec les peuples sans États du nord de l’Europe, mais aussi avec ceux de l’aire slave, d’une part, le mouvement de valorisation de la rente foncière, d’autre part, puis la formation des communes dans certaines villes et l’organisation des corporations, favorisent la constitution, lente mais assurée, de l’État royal de droit divin. Car l’opérateur idéologique principal de la société féodale étant la foi, l’éducation de son sujet historique ne peut relever que du seul pouvoir totalisateur de l’Église. Dans les écoles religieuses de la féodalité on rencontre donc un unique « sujet en éducation » : le serviteur de « La Cité de Dieu », mais ce sujet possède deux faces, l’une est celle du moine, l’autre celle du seigneur.

D - Un individu particulier, éduqué en classe : le bourgeois

La classe bourgeoise n’est devenue la classe révolutionnaire qui a triomphé de la féodalité qu’à partir du moment où elle est parvenue à autonomiser un individu particulier, le bourgeois, tout en le contraignant à une toujours plus grande dépendance à sa classe sociale, la bourgeoisie. L’être de classe du bourgeois définit d’abord et exclusivement son statut d’individu autonomisé. Il conserve ce statut tant qu’il possède sa puissance économique et son pouvoir politique, qui le posent à la fois comme père de famille, comme patron de ses ouvriers et comme propriétaire de son patrimoine. Marx a montré comment, dès la formation du capitalisme marchand, du XIVe au XVIesiècle, les conditions économiques apparaissent pour que naisse un « individu personnel différentié6 », c’est-à-dire un « sujet individuel ». Nous y voilà ! Sujet de connaissance (le cogito), sujet du droit (le citoyen républicain) et sujet économique (l’homo æconomicus), sont désormais, pour deux siècles, une seule et même chose. Un marchand vénitien, un banquier hollandais, un maître de forge allemand, un notaire français, tel est « le sujet en éducation » de la société formellement dominée par le capital. Raison, liberté d’initiative, devoir, obéissance, utilité, profit, furent les opérateurs idéologiques et pratiques du sujet historique bourgeois.

L’école de la République qui s’instaure très lentement au cours du XIXe siècle et se généralise dans l’inégale scolarisation de ses enfants pendant la première moitié du XXe sera, alors, le lieu d’instruction-dressage du seul et unique « sujet » qui existe, le futur bourgeois. Toutes les valeurs transmises dans ses enseignements, de « la communale » à l’université, étaient orientées vers la production sociale de l’individualité bourgeoise. Il ne faut pas oublier non plus que l’anti-sujet historique de la société bourgeoise, son sujet-négatif, le sujet de la révolution prolétarienne, a toujours été maintenu en dehors du système éducatif. Si des enfants de la classe du travail (les garçons davantage que les filles ; les urbains davantage que les ruraux) ont, certes, été scolarisés par l’école républicaine, ils l’ont été en tant qu’individus et jamais en tant que classe. En tant qu’individu, « acceptable » et accepté seulement comme tel, car individu susceptible de réaliser sa promotion sociale, c’est-à- dire, pour quelques rares spécimens, parvenir à changer de classe sociale. Mais comme dans la société de classe, il était plus facile de changer... de sexe que de classe, on sait que rares furent les transfuges !

E - Particules de capital en formation

La subjectivité apparaît avec la crise de l’identité historique du bourgeois. Le sujet positif du capitalisme patrimonial s’altère, puis s’aliène dans le dirigeant du capitalisme bureaucratique d’État et dans le manager du capitalisme multinational. Présente dès le XVIIIe siècle à la périphérie du mode de vie bourgeois, mais encore confinée dans la vie privée et dans l’art (comme en témoigne, par exemple, la peinture de Greuze), la subjectivité devient une médiation centrale de la société réellement dominée par le capital. Divisé, le sujet-individu-bourgeois cherche à compenser cette perte identitaire en sécrétant une subjectivité en relation abstraite avec d’autres subjectivités. L’intersubjectivité règle désormais les rapports entre les êtres humains dont les anciennes communautés d’appartenance ont été dissoutes avec la dissolution de l’appartenance de classe, qui, dans la société du capital totalisé, les subsume toutes. En définissant le sujet de la modernité comme une intersubjectivité, Hegel a donc anticipé sur le devenu effectif du sujet-bourgeois. Au début du XXe siècle, Freud décentrera encore davantage le sujet en posant l’autre comme moi-même dans moi. La subjectivité en ressort affaiblie dans ses contenus, car l’individu subjectivisé ne se sent plus maître chez lui, mais se trouve exacerbé dans des formes quasi compulsives. Pulvérisé, particularisé, le sujet-bourgeois n’a plus ni contenu, ni sens. Le prolétariat, sujet historique de la révolution communiste ne s’étant quant à lui pas réalisé, nous avons qualifié de particule de capital, l’individu hyper-subjectivisé d’aujourd’hui7. Pour celle-ci, il s’agit alors de subjectiviser le monde et son rapport au monde pour exister face à une objectivation toujours plus grande de celui-ci par la technique.

« La subjectivité est à la fois production et produit de la crise du sujet dans la décomposition de la société de classe moderne8 » Le sujet ayant perdu la positivité et l’unité qui avaient été les siennes comme être de la classe bourgeoise, l’individualisation n’opère plus que dans la négation de l’ancienne assignation de classe des activités humaines. Plus de propriétaires des moyens de production, plus de prolétaires, telle est la représentation centrale de la société d’aujourd’hui, totalisée par le capital. Seul le bourgeois fut un individu-sujet, sa femme, ses enfants, ses domestiques, ses ouvriers ne le furent à aucun moment, ils furent des êtres humains assujettis et dominés. Aujourd’hui, le dogme du sujet universel abstrait, citoyen progressiste de l’État mondial, se trouvant dépourvu de son contenu concret : le bourgeois, tente de se perpétuer sous forme du mythe (surmoderne) des « droits de l’homme », de « l’entreprise-citoyenne » ou bien encore de « l’emploi qualifié pour tous »... Mais comme on peut le vérifier à présent dans le cours quotidien des choses, cette absence de contenu histori-que de l’individu-sujet réduit les tentatives de « remédiations » contemporaines au néant politique. Seul reste opératoire l’immédiatisme9, cette dynamique de capitalisation de la nature et des êtres vivants.

Après 1968, avec la décomposition de l’ancienne société de classe, s’est ouvert le règne de la particule de capital, qu’on peut aussi nommer individu-démocratique puisque la « démocratie universelle » est donnée par la gestion généralisée, comme le monde « naturel » d’homo sapiens capitalisé. Cet être, largement indifférencié, atomisé, pulvérisé, identifié à sa place sur le marché, erre à l’ombre de l’image de sa subjectivité exacerbée. Ainsi, privée de tout contenu historique porteur d’un devenir-autre de l’humanité, bardée de ses prothèses télématiques et connectée au réseau mondial de l’information, épuisant dans une incessante autonomisation de son biotope, les dernières réserves du système immunitaire qui lui avaient été données par son espèce, la particule de capital, artificialise toujours plus ses conditions précaires de survie.

L’époque de l’éducation scolarisée, instituée par la classe du capital comme médiation de sa domination économique et politique, s’est achevée en 1968. N’ayant pas réalisé sa négation comme classe négative, la classe du travail s’est alors trouvée internisée dans la société du capital totalisé. L’exploitation de la force de travail ne représentant plus qu’une fonction marginale du procès de production, c’est la capitalisation de l’ensemble des activités humaines qui est devenue l’opérateur central de la domination et de la reproduction.

Engendré par le reflux du mouvement de 1968 et le compromis politique des accords de Grenelle, le système de formation professionnelle continue, qui a permis « d’assurer la continuité de la valeur du travail dans un monde où il doit être désormais presque absent10 », a constitué la matrice idéologique et politique de la recomposition de l’école de classe en immense centre de formation de toutes les particules de capital. De la maternelle à l’université, de l’entreprise à l’hôpital, du club de sport à l’association de défense des consommateurs, du supermarché à l’écomusée, tous les établissements contemporains sont des « boutiques de formation et de lutte contre l’exclusion ».

Il est comique de noter ici que les théories de la « reproduction » de la société de classe par le moyen de l’inégale scolarisation et de l’inégale répartition du « capital culturel », se sont élaborées au moment où l’école de la bourgeoisie perdait sa fonction historique. Ayant ainsi raté leur finalité pratique, à savoir, se dissoudre dans un mouvement qui transforme le réel, les sociologies classistes de l’éducation sont devenues, après 1968, une légitimation scientifique des idéologies de la formation des ressources humaines et de la « lutte contre l’échec scolaire ». Ce vaste mouvement d’institutionnalisation de la formation peut être interprété, en faveur de notre propos d’aujourd’hui, comme l’achèvement du sujet en éducation et l’avènement de la subjectivité en formation. Cette massive montée en puissance du modèle de la formation (qui implique l’autoformation et, qui présente, désormais, la « formation virtuelle », comme l’un de ses paradigmes matriciels), a intensivement contribué à la particularisation du rapport social. Autonomiser la particule de capital de l’ancien individu-classe-dominante était un présupposé nécessaire à la capitalisation de l’espèce humaine. La mise en formation de la subjectivité permettant la valorisation immédiate du capital a largement favorisé la levée du puissant verrou politique, qui tenait encore cette barbarie suspendue à l’issue des luttes de classe.

Avec l’impossible « révolution prolétarienne » de mai-1968, faute de prolétariat... et faute de travail, s’est épuisé le possible d’une dissolution de l’instruction-dressage du sujet historique dans une éducation scolarisée. Avec l’affirmation, en ce même printemps, d’une nécessaire discontinuité historique qui réconcilierait l’humanité avec elle-même et avec la nature, s’est ouverte la voie d’une praxis qui rendra caduque toute éducation.

 

Notes

1 - Dans son article « Initiation » de l’Encyclopaedia universalis (1991, vol. 12, p. 354), Roger Bastide présente en ces termes les interprétations sociologiques classiques de l’initiation, sans pour autant y souscrire lui-même intégralement.

2 - En référence à Marx (Grundrisse), cette périodisation et cette distinction dans l’émergence, puis dans l’établissement de l’État sous deux formes successives, mais en interactions, se trouvent dans l’œuvre théorique de Jacques Camatte, revue Invariance, série IV, no 6, 1988.

3 - « Avec les Lydiens, le mouvement de la valeur qui jusque là ne concernait, chez les peuples commerçants (araméens, phéniciens, philistins, grecs), que la sphère de la circulation, va pénétrer le procès de production. C’est le moment où elle acquiert réellement une substance et où elle donne forme à l’activité humaine, la forme d’une valorisation », Jacques Camatte, Invariance IV, no 6, 1988, p. 13.

4 - Exprimés aussi bien par des artisans, des soldats, des paysans que par des assistés, ces groupes ne constituaient ni une classe sociale ni une caste. Leur détermination fut davantage idéologique que sociologique. La majorité d’entre eux étaient des adeptes des religions à mystères et des cultes de Dionysos. (Cf. Finley M.I. et Mossé C. Économie et société dans la Grèce ancienne, La Découverte, 1985.)

5 - Malgré, ou à cause de son néoromantisme, contemporain du bonapartisme civique du Second Empire, Fustel de Coulanges avait défini dans des termes fort justes ce qu’il appelle « l’omnipotence de l’État » sur l’éducation des futurs citoyens grecs : « Il s’en fallait de beaucoup que l’éducation fût libre chez les Grecs. Il n’y avait rien, au contraire, où l’État tînt davantage à être maître (...) Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d’Athènes se rendant à leur école ; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou le grand soleil ; ces enfants semblent déjà comprendre que c’est un devoir civique qu’ils remplissent (Aristophane, Nuées, 960-965). L’État voulait diriger seul l’éducation (...). L’État considérait le corps et l’âme de chaque citoyen comme lui appartenant ; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur profit ». La Cité antique, 1864, pp. 264-265.

6 - « Dans l’ordre corporatif (et plus encore dans la tribu), (...) un noble, par exemple, reste toujours un noble, un roturier reste toujours un roturier, qualité inséparable de son individualité, quelles que soient ses autres conditions. L’individu personnel différencié de l’individu de classe, la contingence des conditions de vie pour l’individu, n’intervient qu’avec l’apparition de la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie », Marx, L’idéologie allemande, Œuvres, t. III, Pléiade, p. 1112.

7 - Cf. Jacques Guigou, Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L’Harmattan, 1993.

8 - Cf. « L’individu, le sujet, la subjectivité », Temps critiques, no 6/7, 1994.

9 - Sur la décomposition des anciennes médiations économiques et politiques et sur le processus mondial d’immédiatisme du capital-représenté, on trouvera des développements dans l’article de Jacques Guigou : « Une socialisation immédiatiste : la formation des ressources humaines », Temps critiques no 6/7 et supra p. 169.

10 - Jacques Guigou : « Quatorze scolies sur l’institutionnalisation de l’éducation des adultes (1968-1992) », Temps critiques, no 4, Automne 1991, p. 45-52.