Temps critiques #10

Sur la critique de la mondialisation et ses lieux communs

, par Jean-Louis Rocca

Une certaine confusion règne dans les réflexions qui fleurissent ici ou là sur les caractéristiques de la période actuelle et sur le capitalisme « post-moderne » dans lequel nous vivons. Cette confusion est dissimulée en partie par un ensemble de propositions qui sont reprises sans grand changement dans des textes et des discussions qui visent à un dépassement des analyses dominantes1. Première de ces propositions : nous connaîtrions une période de « dictature » des marchés, de système économique fou dans lequel seule la logique du libéralisme régnerait. La deuxième proposition est un peu la suite logique de la première, elle consiste en l'affirmation du caractère dominant de l'économique sur le politique et le social. Une logique transcendante, extérieure aux hommes (puisque le social et la politique disparaissent) modèlerait l'ensemble des activités et des comportements de l'humanité. L'État, perdrait peu à peu de son influence au profit de « puissances » que l'on ne définit que sous des vocables abscons : le Capital, le Capitalisme, la Mondialisation, etc. La dernière proposition insiste sur la domination du « système » capitaliste sur l'ensemble de la planète. Dorénavant, rien n'échapperait à l'économie moderne ni les économies qui avaient jusque-là résisté ni les cultures dites traditionnelles.

Comme on le voit, ces trois propositions n'ont rien de particulièrement original par rapport au vocabulaire commun à tous ceux (de la gauche alternative à la droite nationale) qui « refusent » la mondialisation. Et c'est précisément parce ces thèses, non seulement transcendent les barrières politiques mais sont aussi adoptées par des analyses critiques (libertaires ou alternatives) qu'elles méritent d'être remises en cause.

Mon propos n'est évidemment pas de remplacer ces « fausses propositions » par de nouvelles qui seraient les bonnes, mais de contribuer à une certaine clarification des concepts et des analyses. Ce détour par la réflexion est refusé par beaucoup, pour qui l'action doit primer sur le reste. Certes, ce souci d'action peut se comprendre alors même que tout semble être sens dessus dessous et que l'on ne peut plus guère s'appuyer que sur des « principes » généraux. La nature de moins en moins immédiate et donc de plus en plus problématique de la relation sociale pousse chacun à rechercher un « en-commun » un « tous ensemble » que l'action permet de construire aisément. Néanmoins, l'absence d'analyse approfondie débouche trop souvent sur des « mots d'ordre » qui, malgré leur caractère apparemment radical, ne remettent pas grand chose en cause. Mon souci est donc avant tout de démystifier un certain nombre de lieux communs sur la « mondialisation » « la faillite de l'État » ou « la victoire du capitalisme » et d'essayer de tirer de cette critique un tableau un peu plus cohérent de la situation actuelle. L'exercice pourra sembler académique ; trait qui sera encore renforcé par une utilisation de travaux universitaires. J'essaierai néanmoins, dans la conclusion, de dépasser ce stade de pure analyse pour essayer de dégager quelques implications plus concrètes.

Mais avant de s'attaquer à la critique proprement dite, il est peut-être nécessaire de préciser un peu les termes utilisés. On entendra ici par libéralisme un système économique dans lequel c'est le libre jeu du marché (c'est-à-dire la confrontation d'acteurs économiques indépendants et libres) qui détermine prix, quantité, profit, investissements, etc.). Le terme de marché est lui-même à distinguer de l'économie marchande dans laquelle tout est réduit à l'état de marchandise valorisable. Une économie marchande peut se passer de marché2. Quant au terme de « capitalisme post-moderne », il n'a de valeur qu'autant qu'il permet de distinguer le capitalisme actuel du « capitalisme moderne » ou classique, celui qui sert de référence à la plupart des analyses, critiques ou non critiques. Mais en aucun cas il ne s'agit de dire que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, en radicale opposition avec la précédente.

Idéologie du libéralisme et réalité des monopoles

L'analyse critique du capitalisme donne une place prépondérante au libéralisme. Le marché, la lutte de chacun contre tous dominerait l'économie et donc le monde. Or, il faut rappeler que le libéralisme n'est qu'une idéologie. Le capitalisme ne peut être résumé à un système économique régulé par le marché, ni aujourd'hui ni hier. Historiquement, l'essor du capitalisme tient tout autant à l'usage de la force et à l'action politique qu'à l'implacable supériorité de la libre confrontation de l'offre et de la demande. C'est par la force que s'imposent un peu partout les puissances coloniales. Certes, les colonisateurs introduiront dans le même temps une forme plus ou moins élaborée de marché mais parce que, dans certaines circonstances, l'introduction brutale des lois du marché favorise les visées des intérêts occidentaux. C'est le cas en Inde où la ruine de l'industrie textile est due tout autant à la supériorité économique du tissu anglais qu'à la protection (assurée par la puissance coloniale) de l'industrie de l'empire. En Afrique, ce n'est pas le salariat que les grandes compagnies capitalistes ont utilisé mais le trafic et le travail forcé. En Europe, c'est par l'action de l'État que s'instaurent peu à peu des rapports capitalistes dans les différentes économies. On peut citer à ce propos Polanyi : « les marchés nationaux ne sont pas du tout apparus du fait que la sphère économique s'émancipait progressivement et spontanément du contrôle gouvernemental », « au contraire, le marché a été la conséquence d'une intervention consciente et souvent violente de l'État, qui a imposé l'organisation du marché à la société à des fins non économiques »3. On pourrait aussi citer Braudel : « le capitalisme ne triomphe que lorsqu'il s'identifie à l'État »4. Ce qui ne signifie pas que la logique étatique et la logique capitaliste soient totalement et intrinsèquement identifiables. Comme on le verra, c'est même la « dé-identification » entre État et capitalisme qui constitue une des caractéristiques de la période actuelle.

L'histoire des derniers venus dans le club des pays dits développés confirme une nouvelle fois l'imbrication entre État et capitalisme. Les systèmes économiques japonais, coréen ou taïwanais se caractérisent par une forte influence de l'État qui oriente et réoriente les investissements des grands groupes « privés » en fonction de considérations de puissance nationale et à travers des stratégies déterminées. En réalité le caractère « privé » des firmes ne réside pas dans une absence de contraintes étatiques mais en l'application au sein de l'espace économique d'une pure vision valorisatrice de l'activité ; les considérations sociales n'entrant pas en ligne de compte. Les autorités ont systématiquement favorisé des groupes d'amis ou de parents en échange de la réalisation de performances économiques5. Le facteur le plus déterminant réside dans l'obtention par l'État d'un certain nombre d'avantages de la part des pays occidentaux développés en échange d'un soutien stratégique. Ainsi, la plupart de ces pays ont-ils pu avoir accès aux marchés extérieurs en pratiquant simultanément une politique très protectionniste.

Si nous revenons à la période actuelle, il est frappant de constater qu'après la vague des analyses sur les « multinationales » dans les années 1970, elles ont pratiquement disparu au profit de la nouvelle vogue du marché. Pourtant un regard rapide sur les évolutions récentes montre bien que l'espace de la concurrence n'a jamais été aussi faible. Certes, les marchés existent mais ils sont davantage des espaces de manipulation (par les prix, les quantités, les accords secrets, la mise en spectacle, etc.) au profit des intérêts des grands groupes, que des arbitres des échanges économiques. S'il y a bien une « dictature », ce n'est pas celle des marchés mais celle d'un tout petit nombre d'opérateurs qui parfois se concurrencent avec violence et, parfois, collaborent entre eux. On peut d'ailleurs se demander pourquoi dans certains secteurs une seule marque n'a pas le monopole. Sans doute pour des raisons idéologiques — nous sommes censés être en économie de marché — mais aussi pour des raisons de puissance — il faut avoir des concurrents pour apparaître dominant. La première raison semble s'appliquer au cas d'Apple que ses concurrents se refusent à absorber ; le deuxième cas à l'attitude de Coca-Cola qui se contente de dominer totalement le marché des soft drinks, sans en éliminer ses concurrents. Ce sont les mêmes logiques qui dominent dans les stratégies des groupes qui possèdent des produits concurrents. La double nécessité de donner une impression de diversité d'une part et de segmenter les marchés d'autre part conduit à une situation de concurrence apparente. Les barrières à l'entrée sur les marchés sont telles qu'il est pratiquement impossible d'y pénétrer. Barrières financières bien sûr, en raison de la masse des capitaux nécessaires mais aussi barrières technologiques et barrières de marque. Pour les produits de consommation, l'essentiel étant la notoriété, seuls les grands groupes peuvent assurer les investissements et les stratégies nécessaires pour asseoir une image de marque.

À l'heure du soi-disant triomphe du marché, les multinationales n'ont jamais été aussi puissantes et intégrées. Elles constituent des firmes-réseaux6 ou des combinaisons de sociétés7 se diversifiant à l'infini en filiales et compagnies contrôlées. Le holding est devenu la forme dominante de la puissance économique. À travers l'interpénétration des capitaux par l'intermédiaire des participations croisées, le champ de la concurrence s'est considérablement complexifié et organisé, perdant pour ainsi dire son caractère de concurrence. Alliés aujourd'hui pour prendre le contrôle d'un secteur, les mêmes firmes seront de purs ennemis demain. Les lignes de force sont fluctuantes en fonction des évolutions technologiques ou des « coups » réussis ou ratés mais restent internes au champ contrôlé par les grands groupes et ne sont aucunement déterminées par le marché. Bien souvent, lorsqu'un groupe se décide à investir un pays, il ne joue ni sur les prix, ni sur la qualité ni même sur la notoriété du produit mais tente avant tout de s'allier avec un petit concurrent ou de prendre le contrôle financier des distributeurs locaux, éliminant ainsi ses concurrents ou les plaçant dans une position de subordination8. Les positions entre groupes multinationaux sont tellement fixées et la croissance de la demande tellement réduite qu'il est souvent impossible d'augmenter la diffusion d'un produit ou d'obtenir une croissance des parts de marché. Voici pourquoi l'évolution des forces des uns et des autres dépend plus des évolutions boursières que de la situation sur le terrain. Dans la plupart des cas, le développement des groupes se réalise à travers des achats d'entreprise et non par croissance interne.

En dehors du déclin de l'économie libérale comme réalité (et non comme idéologie où elle est au contraire en plein triomphe), l'autre grande caractéristique du capitalisme post-moderne est son émancipation graduelle de la valorisation par le travail. Le développement du capitalisme productiviste a détruit une partie des anciens modes de production tout en laissant fonctionner les institutions sociales traditionnelles et/ou en construisant une nouvelle forme de communauté, celle du travail, fournissant ainsi des moyens de subsistance et des représentations symboliques (notamment autour de la notion de sécurité de la vie) aux individus dégagés de tout lien avec les moyens de production. Dans le processus d'extension du capitalisme « classique », la domination n'est perçue qu'à travers le contrôle des bases matérielles de la vie. Le capitalisme doit se soumettre l'existant et pour lui l'existant c'est, à cette époque, la production et sa distribution. C'est pourquoi le rôle du politique et en particulier du politique institutionnalisé dans l'État a été déterminant, celui-ci apparaissant à la fois comme le produit d'une construction consciente des classes dominantes et d'une formation au sens où les dominés — les travailleurs — étaient intégrés au rapport social, précisément sur la base de la valorisation du travail9. Il faut noter d'ailleurs que ce capitalisme constructif, intégrateur, point de convergence entre la puissance politique et la pure logique de valorisation des capitaux n'est pas un produit universel puisque son extension a toujours été limitée, et comme on le verra, reste encore aujourd'hui, limitée.

À l'heure actuelle, le capitalisme, en se passant tendanciellement du travail, en tout cas sous la forme du travail productif, semble s'émanciper des contraintes matérielles, à la fois au niveau de la production (nécessité du travail, de son organisation, de son contrôle, etc. toutes tâches complexes) et de la distribution (les saucisses ne peuvent voyager à la vitesse de la lumière, les capitaux si). D'où, non pas une extension des marchés concurrentiels, mais plutôt un développement des formes d'accumulation les plus immatérielles (et parfois les plus apparemment archaïques) et les plus « émancipées » du travail : spéculation boursière et immobilière, économie rentière, profits auto-réalisés, économie du crime, etc.

Ce mouvement d'émancipation du capitalisme par rapport au travail est double. D'un côté le travail productif ne constitue plus aujourd'hui qu'une partie infime du prix de revient d'un produit (10% pour certains auteurs10) tandis que les coûts liés à la commercialisation, au « positionnement stratégique » du produit, etc. croissent d'une manière très importante. D'un autre côté l'importance de l'industrie décroît continûment par rapport à la finance. Ce phénomène est loin d'être nouveau, mais nous en vivons aujourd'hui une phase déterminante. La finance n'est plus du tout une activité annexe, un service destiné à permettre le développement de l'industrie mais une industrie en tant que telle. Dans les entreprises, le service financier est passé du statut de service transversal, appuyant les services productifs, à celui de branche d'activité en tant que telle, voire de branche d'activité principale. Il ne s'agit plus d'un simple phénomène d'interpénétration de l'industrie et de la finance mais d'une véritable domination de la finance sur les autres secteurs de la valorisation11.

Certes, la crise du travail est un processus et le monde est la proie de l'exploitation de la force de travail et de la non-exploitation, mais la tendance générale est bien à l'exclusion des hommes du monde du travail y compris dans les pays dits du Sud. Les délocalisations ne constituent pas de simples transferts de main-d'œuvre d'une région à l'autre, ce sont des processus de réduction de la force de travail totale. En Chine par exemple, la délocalisation des équipements et le développement industriel ne concernent qu'une très faible partie du pays (les zones côtières du Sud), tandis que partout ailleurs on assiste plutôt à une désindustrialisation, notamment à travers la liquidation de l'ancienne industrie publique. La plupart des capitaux et des contrats de sous-traitance qui tirent la croissance chinoise proviennent d'ailleurs d'industriels de Taiwan, de Hong Kong ou d'autres pays de la région qui, à tout moment, peuvent changer leur fusil d'épaule. Aujourd'hui, prospérité économique et crise du travail sont des phénomènes contemporains.

Cette remise en cause du travail comme élément central de la valorisation des capitaux conduit logiquement à une interrogation sur la validité historique de la loi de la valeur. La caducité de la loi de la valeur est-elle un phénomène exclusivement contemporain, le produit d'une évolution historique interne au capitalisme ; la loi de la valeur restant valable pour le capitalisme moderne ? On aurait donc deux phases, celle qui renvoie à un capitalisme structuré, « systémique » qui répondrait à la loi d'airain de la valeur décrite par Marx, bref une espèce de capitalisme « propre », et un capitalisme chaotique, celui de « l'économie spéculative »12, dans lequel tout se mêle, le trafic de drogue et la production, les rentes et les délocalisations rentables, les surprofits boursiers et les restructurations industrielles. Ou bien doit-on aller jusqu'à remettre en cause radicalement la centralité du travail dans la valorisation des capitaux ? Je me contenterai ici de poser la question, étant donné qu'elle est liée à la façon dont on détermine les rapports entre politique et économie (voir deuxième partie). Notons seulement que les analyses de Marx ne sont pas univoques sur ce point. On peut aussi trouver chez lui des traces d'une conception beaucoup plus complexe du moteur de l'accumulation. L'histoire montre que le capitalisme a toujours flirté avec l'immoralité et les profits non productifs. Le capitalisme n'ayant ni morale ni loi interne, la quantité de profit et la puissance des entreprises n'auraient jamais été totalement déterminées par un principe unique — l'échange formel de marchandises dont la valeur est déterminée par la quantité de travail qu'elles contiennent. Ce principe aurait joué un rôle déterminant à l'époque de l'extension matérielle du capitalisme moderne sans pour autant éliminer d'autres formes plus anciennes de valorisation (le pillage, la spéculation, la rente, etc.).

À l'inverse, et pour revenir à la période actuelle, si la loi de la valeur ne semble plus jouer un rôle déterminant, il est essentiel d'insister sur le caractère réducteur des analyses qui concluent à une émancipation du capitalisme de toute référence à la matérialité. L'ineffectivité de la loi de la valeur ne conduit pas le capitalisme à n'être plus qu'un pur mode d'auto-valorisation du capital, par parthénogenèse pour ainsi dire, et cela pour de multiples raisons. Premièrement parce que le secteur financier est déjà un des plus concentrés, un des plus contrôlés et les barrières à l'entrée y sont énormes. La plupart des opérateurs économiques et notamment les nouveaux venus sont donc d'emblée exclus de toute possibilité d'intégration et doivent s'investir dans les secteurs sans doute moins rentables mais plus ouverts. Dans de nombreux pays, le seul vecteur de valorisation reste le travail sous la forme moderne (l'industrie manufacturière) ou sous une forme pré-moderne ou criminelle (secteur informel, prostitution, drogue, grand banditisme). Deuxième élément (et l'on touche ici à la question de la rationalité du capitalisme « post-moderne ») : la production matérielle reste absolument indispensable aux opérations économiques elles-mêmes et à la recherche de la puissance. Le développement technologique, l'extraction des matières premières, le contrôle des sources d'énergie restent des activités indispensables en ce qu'elles assurent le maintien de la domination politique. Contrairement à ce que l'ambiance idéologique générale laisse à penser, le contrôle de l'immatériel, du spectacle, de la finance auto-productrice de profit ne rend pas caduque le contrôle du monde réel ; et le monde réel c'est d'abord et avant tout de la matière : des systèmes de transport, des villes, des marchandises stratégiques, des armes, des forces militaires, de l'énergie… À ma connaissance, aucun grand groupe n'a abandonné son secteur matériel pour plonger dans la pure finance ou la pure spéculation. Il semble que la réalisation de profits financiers nécessite le passage ou la présence dans l'économie matérielle.

Le troisième élément est sans doute le plus déterminant sur le plan théorique. Le capitalisme est ramené constamment à la matérialité parce qu'il est partie prenante d'un ensemble de rapports politiques et sociaux. Ce n'est en aucun cas un système autonome ayant sa propre logique extérieure à la vie sociale et qui viendrait la modeler après-coup. Pour expliciter cette affirmation, on peut proposer plusieurs schémas d'analyse. Par exemple celui qui met en avant l'existence d'une articulation entre la logique de l'économie capitaliste, permettant la reproduction élargie mais asservissant les hommes, et celle de l'économie politique, ayant comme substance et finalité la reproduction des individus. Il existerait un point de convergence, toujours instable, entre ces deux logiques, celle de la société (éventuellement représentée par et institutionnalisée dans l'État) et celle de l'accumulation, complètement autonome13.

Pour ma part, j'aurais plutôt tendance à considérer que l'accumulation est un enjeu déterminant dans la mise en place de systèmes de domination et de manière plus générale dans les luttes de pouvoir et non une contrainte autonome ou un deus ex machina qui déterminerait d'une manière transcendante la nature du pouvoir politique et les structures sociales. Dans ce cadre, il n'y a pas de dichotomie entre les « forces du capital » et les « forces de la société » et les nécessités de la reproduction (sous la forme la plus immédiate de la stabilité sociale) traversent l'ensemble des forces en présence. Chacune des forces sociales est contrainte d'intégrer la question de la reproduction sociale dans ses pratiques. Pour étayer cette hypothèse on peut citer par exemple les diatribes des organismes internationaux (partisans s'il en est du capitalisme) sur la nécessité de réinvestir dans l'économie de la production, notamment dans les pays du « Tiers-monde » afin d'éviter les dérives trop déstructurantes ou l'importance des volets sociaux et politiques dans les plans d'ajustement structurel de la Banque mondiale.

Du point de vue strictement économique, la multiplication des crises financières démontre la non-autonomisation de la valorisation des capitaux. Les bulles spéculatives finissent par éclater, comme au Japon. Les banques font encore faillite (États-Unis) ou ne doivent leur salut qu'à l'intervention étatique (Crédit Lyonnais). La récente crise financière dans le sud-est asiatique tient à la fois à la volatilité des mouvements de capitaux et au non-ajustement interne des économies. Dans la plupart de ces pays, les entreprises et les banques sont extrêmement endettées et ne peuvent plus assurer les investissements nécessaires dans des secteurs à plus fort coefficient de capital et dans lesquels sont déjà présents de solides concurrents de pays dominants, tandis que les industries à faible coût de main-d'œuvre subissent la concurrence de nouveaux venus. Les autorités ne sont donc plus en mesure d'assurer des hauts taux de rémunération aux capitaux étrangers.

Certes, le système économique ne s'écroule pas totalement à la suite de ces crises notamment grâce aux possibilités de réassurance, à la solidarité globale des partenaires/concurrents financiers, à la fuite en avant financière (rééchelonnement, abandon de créance, « vente » des dettes sous forme d'obligations) et à la masse de profit réalisée ailleurs. On peut ainsi payer des ardoises très élevées (dette du Tiers-monde, faillite mexicaine). Mais tout ne redevient pas comme avant : les économies sont réajustées et parfois durement (mais toujours avec un volet social). Les liens étroits entre l'économie matérielle et la finance font que partout où le capitalisme s'étend, croissance économique et crise économique sont quasiment simultanées.

Comme on le voit, les relations entre industrie et finance, valorisation matérielle et immatérielle ne sont pas simples à définir. Mais il est indispensable d'essayer de le faire pour sortir des affirmations gratuites ou des démonstrations tautologiques. Ce n'est pas parce que nous vivons l'époque de la disparition du travail que pour autant l'exploitation du travail disparaît. Ce n'est pas parce qu'investissement et profits financiers sont devenus les vrais enjeux économiques que l'industrie disparaît ou que les questions matérielles ont perdu tout intérêt. Je dirai pour ma part que de ce point de vue, nous vivons moins un temps de rupture qu'un moment important dans une évolution. Le monde a connu plusieurs phases « d'ouverture et de globalisation économique ». De même, l'affaiblissement du rôle du travail dans les processus de valorisation est un phénomène qui a commencé depuis une trentaine d'années au moins et la « holdingisation »14 de l'économie ne date pas d'aujourd'hui. Ce qui me paraît par contre plus nouveau c'est d'une part le changement de rôle de « l'industrie » ou de « l'économie du faire » dans l'architecture générale et la mise en évidence (plus peut-être que l'apparition) d'une finalité des groupes basée non pas sur l'accumulation mais sur la puissance15.

En ce qui concerne les relations entre production et finance, il semble que l'activité dans l'économie matérielle soit devenue un simple mais indispensable moment de la valorisation dans le secteur « immatériel » qui, pour moi, rassemble, tout un spectre d'activités allant de la rente financière à la contrebande en passant par la spéculation, les trafics divers, autrement dit l'ensemble des activités non structurantes d'un point de vue social et politique. On peut donner un certain nombre d'exemples de configuration de ce moment. L'homme d'affaires camerounais qui détient une participation dans une minoterie et organise la contrebande de blé ou de riz est rationnel : sa participation lui permet d'obtenir un crédit qu'il ne remboursera jamais grâce à ses appuis politiques. L'industriel français qui opère comme prestataire de service dans une sucrerie fonctionne de la même façon. Par sa présence « industrielle », il bénéficie du triple monopole de la production, de la commercialisation et de l'importation. Sa production est fictive et il importe la plus grande partie de la consommation nationale. Il finance ainsi une petite production non rentable de fortes commissions et une confortable rente16. En Chine, les profits importants réalisés par les bureaucrates-capitalistes dans l'import-export, la contrebande ou la spéculation mobilière et immobilière ne sont possibles que grâce au maintien de leur position de pouvoir dans l'industrie publique. C'est en gardant un pied dans l'appareil économique d'État, qui n'a plus d'importance d'un point de vue de l'accumulation mais qui reste un haut lieu du clientélisme et de la répartition du pouvoir que l'on peut profiter des activités juteuses. N'en est-il pas de même pour les compagnies pétrolières dont les activités « matérielles » servent, pour ainsi dire, de garant à la maximisation des profits financiers ?

Quant à la notion de puissance17, elle découle naturellement de tout ce qui vient d'être dit. Il reste sans doute à l'asseoir sur un support théorique plus assuré et surtout d'en affirmer les modalités pratiques mais le concept me semble difficile à remettre en cause. L'objectif des opérateurs n'est pas (plus ?) l'accumulation pour l'accumulation, une espèce de destin inéluctable (dans quels buts ?) à valoriser les capitaux pour eux-mêmes mais de se renforcer, d'accroître le nombre et la qualité de leurs positions sur l'échiquier du pouvoir. Les preuves de cette exigence de puissance abondent dans la stratégie même des firmes. On attaque l'adversaire sur ses bases nationales pour saper non pas la source de ses profits mais ses « racines ». On investit un marché à perte pendant plusieurs années simplement pour éviter qu'un concurrent s'y impose — cette attitude est notamment très largement répandue dans ce que l'on appelle les marchés émergents. On achète le maximum de brevets pour empêcher le concurrent de les obtenir, même si la plupart d'entre eux n'auront pas d'application concrète. On reprend des filiales sans intérêt financier pour être présent symboliquement sur un marché. Les holdings sont organisés de manière très décentralisée de façon à occuper avec le maximum de souplesse le maximum de terrain. Les participations dans d'autres firmes visent plus à faire croître la puissance des firmes qu'à réaliser des profits financiers qui seraient sans doute plus aisés à obtenir par l'achat d'obligations. Cela ne signifie pas que l'accumulation n'a pas d'importance, mais qu'elle est essentiellement un moyen, ou outil, une arme dans des conflits de pouvoir. Il est important de noter que ces conflits sont aussi des conflits d'individus et non de simples machines. Les « guerres » entre groupes pour le contrôle de tel ou tel marché ne sont pas plus acharnées que celles entre individus pour la conquête de tel ou tel poste.

La puissance permet à l'inverse d'accroître la valorisation du capital. Ainsi, la côte boursière des entreprises dépend moins de leur performance que de leur surface politique, de la place qu'elles occupent dans la lutte pour le contrôle des lieux stratégiques. Comme tout est question de confiance, il est essentiel pour une entreprise d'apparaître puissante en signant de gros contrats bien sûr mais aussi en crédibilisant des projets par des opérations d'intoxication médiatique, ou en attaquant des concurrents en bourse. De ce point de vue, on peut parler d'économie spectaculaire dans le sens où le paraître est un élément essentiel. La même remarque peut être faite sur le marché des changes où les projections (et donc les possibilités de manipulation, les poses et les prétentions) sont déterminantes dans le mouvement des monnaies.

État, politique et capitalisme post-moderne

La modernité est souvent identifiée à une rupture fondamentale, celle qui donne à l'économie un statut d'autonomie. Pour Polanyi, dans les sociétés traditionnelles « l'homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n'accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu'ils servent cette fin »18, tandis qu'au contraire dans les sociétés modernes le diktat de l'économie et de l'accumulation commanderait l'ensemble des relations sociales et politiques. Cette conception est partagée par pratiquement tous les courants de la pensée économique ; à la dictature du marché chez les libéraux répondent les exigences de la loi de la valeur chez les « marxistes » comme déterminant des sphères économique et politique.

Ce principe d'autonomisation de la sphère économique néglige le poids des données sociales dans la production historique du capitalisme moderne. Le rôle des ethnies, de la parenté, des religions, des références nationales a été déterminant dans la mise en forme et le fonctionnement du monde des affaires. La constitution de groupes de pression et de monopoles, l'ampleur des politiques économiques démontrent l'importance des composantes non strictement économiques dans le développement du capitalisme. Peut-on imaginer le capitalisme français sans les réseaux des grandes familles catholiques et protestantes ou les groupes francs-maçons ? Loin de les détruire, le capitalisme semble s'être approprié les rapports sociaux « pré-capitalistes » et, en même temps, avoir été colonisé par eux, dans un contexte bien entendu différent et à partir d'objectifs nouveaux. Le capitalisme ne sort pas « tout fait » de la matrice historique, et les relations économiques capitalistes se coulent dans le moule des rapports sociaux déjà existants.

Les visées politico-stratégiques ont aussi joué un rôle primordial dans l'histoire du capitalisme moderne. Comment interpréter l'émergence d'un certain nombre de pays asiatiques (Japon, Corée, Taiwan) sans faire référence aux conflits de la région entre 1945 et la fin des années 1970, à la nécessité pour l'Occident de dresser une ligne de front constituée de pays stables et développés afin de limiter la pénétration soviétique ? La nécessité vitale pour la population en général et pour un certain nombre de groupes sociaux en particulier de renforcer la puissance du pays a contraint chacun à faire du développement un véritable objectif national. En effet, si l'on s'en tient aux seules données économiques objectives (les besoins de l'accumulation, les nécessités de la valorisation) pourquoi ces pays et pas d'autres, pourtant bien plus « avancés » à la même époque ? Pour des raisons de déterminisme culturel, pour leur potentiel d'accumulation — mais ils ne possèdent pas de matières premières ? Il est donc indispensable de faire intervenir des facteurs politiques internes et externes pour expliquer la genèse de l'intégration de nouveaux pays dans les rangs des économies dites développées.

Il est aussi assez frappant que les mutations économiques n'aient pratiquement pas modifié la hiérarchie politique des États depuis 1945. Malgré leur puissance économique calculée en termes classiques (taux de croissance, balance des paiements, réserves monétaires, capitalisation boursière, etc.), les pays émergents (Taiwan, Corée, etc.) ou « réémergents » (Allemagne, Japon) restent des nains politiques. Alors que les pays dont l'économie a connu de graves difficultés restent dominants (États-Unis, France et dans une moindre mesure Grande-Bretagne). Dans le cadre des négociations commerciales, la masse des économies (et non seulement le taux de croissance) et la puissance politique et stratégique sont assez largement déterminantes.

Si l'on reste attaché au principe de la formation concomitante des sphères politique, économique, sociale et culturelle (Weber), la principale caractéristique de la période actuelle ne serait ni la domination du marché ni la surdétermination par l'économie mais la recomposition du rôle de l'État ; la recomposition et non le recul, terme trop précis et trop définitif. Si crise il y a, c'est la crise du processus d'unification économique et sociale par l'État à l'intérieur d'un espace national et à travers des politiques d'industrialisation et d'aménagement du territoire. La phase actuelle de mondialisation ne serait plus portée par la puissance publique. Néanmoins, il est nécessaire de faire quelques mises au point sur cette conclusion. En premier lieu, l'État continue de jouer un rôle essentiel, non plus en tant que développeur mais comme agent de la reproduction physique des individus et de la reproduction du lien social. Dans la plupart des pays d'Europe, les mesures économiques doivent tenir compte, pour de simples raisons électorales, des intérêts de la classe dite moyenne et finalement, celle-ci reste attachée à un certain rôle « providentiel » de l'État, quel que soit le régime en place. La plupart des récents échecs politiques (Juppé en France, Major en Grande-Bretagne) semblent liés à un refus des excès libéraux (au sens politique du terme).

L'exemple français vérifie le maintien de l'État au sein des processus de reproduction sociale. S'il s'est « dégagé » du contrôle direct sur l'économie, il exerce toujours un contrôle indirect et régulateur. Ainsi, il a investi le domaine social d'une manière gigantesque, finançant les Assedic, les stages de toutes sortes, limitant les licenciements par des cadeaux réguliers aux entreprises. Tout le monde, y compris les entreprises comptent sur lui pour « gérer » le coût global et les conséquences de la dématérialisation de l'économie. De ce point de vue, l'attitude des différents gouvernements français est d'ailleurs très contradictoire. S'ils sont libéraux par une volonté affichée de déréguler l'économie, de « flexibiliser » le travail, de libéraliser les échanges, ils restent néanmoins attachés au modèle français. En France, la privatisation n'empêche pas l'État de continuer à peser d'un énorme poids sur le choix des pdg des grosses entreprises. Dans les autres pays, la politique est variable et fluctuante mais le rôle « restructurateur » de l'État domine dans la plupart des cas, y compris aux États-Unis même si c'est sur un mode beaucoup plus contradictoire que partout ailleurs. Ainsi, le « miracle » hollandais est assez largement le produit d'une politique économique mêlant flexibilité capitaliste et gestion du social (maintien d'un « matelas » social minimum, création de nouveaux emplois publics). L'évolution de l'action de la Banque mondiale est toute aussi intéressante à analyser. Elle se substitue de plus en plus aux États défaillants mais moins pour s'assurer que sa politique est appliquée que pour faire du social afin de préserver une certaine stabilité. Anthropologues, sociologues, ethnologues, humanitaristes des ong, etc. sont mobilisés par la Banque pour lancer des projets d'assistance à la pauvreté ou tout bonnement pour se substituer aux institutions nationales dans les tâches régaliennes. C'est ce que l'on appelle la promotion de la « good governance ». Dans ce cadre, l'action étatique ne se limite pas comme on le croit souvent à être « le pompier de service ». La volonté de limiter les conséquences du chômage pousse les États à conserver un minimum (parfois même un peu plus) de « politique économique » voire de « politique industrielle ». Ainsi, les choix politiques sont encore déterminants dans l'évolution des économies nationales19, et les États conservent une marge de manœuvre face à la mondialisation20. Les États ne sont pas devenus les « valets » des mystérieuses puissances financières. Simplement, la dérégulation des échanges rend les contrôles plus difficiles et plus indirects, et au moment même où ils auraient besoin de ressources importantes pour pallier la crise du travail, ils voient leur puissance financière et donc leur marge de manœuvre diminuée. De ce fait, ils apparaissent, par rapport au passé comme des acteurs moins déterminants que ceux situés au-dessus (les stratégies de pouvoir des firmes) et au dessous du niveau étatique (les multiples références culturalo-territoriales).

En ce qui concerne ce « dessous », il ne semble pas que l'on assiste à une émergence spontanée de « socialités » et de cultures infra-étatiques — qui ont en fait assez bien résisté — mais que ce soit les difficultés rencontrées par les politiques économiques et les nouvelles nécessités d'un fonctionnement économique plus informel qui aient conduit à une invention ou une réinvention de liens non-institutionnels. Ainsi, la création de « pays » (c'est-à-dire de structures à cheval sur plusieurs départements voire plusieurs régions) s'explique notamment par la rigidité des structures administratives qui ne donne pas la souplesse nécessaire à une adaptation au nouveau cadre de la mondialisation.

Si l'évaluation du rôle actuel de l'État, par sa complexité même, est difficile à faire, il est nécessaire d'insister sur l'importance de deux phénomènes connexes à la question de l'État. D'abord, la « nation » est loin de subir une quelconque érosion. Les « nations » fleurissent un peu partout bien, que de manière assez différente d'avec le passé. Ce n'est plus l'État qui crée la nation ou plutôt ce n'est plus l'État développeur. Comme le montre Hobsbawm21, la nation est une invention de l'État. Or, aujourd'hui la formation de l'État (c'est-à-dire sa « production collective », l'État en tant « qu'institutionnalisation du social ») prend le pas sur la construction… de l'État (en tant que vecteur d'affirmation d'une classe ou d'une élite). Et alors que, par le passé, les revendications nationales étaient liées d'emblée à une volonté de construire un État « développeur » (les États post-indépendantistes, la France gaullienne, les différentes expériences populistes en Amérique latine), l'affirmation de nouvelles nations se réalise dans le cadre d'un espace économique mondial. Ainsi, en Europe de l'Est, la proclamation de l'indépendance d'une part et l'arrivée de la Banque mondiale et la mise sous tutelle de l'économie nationale d'autre part sont quasiment concomitantes. La crise de l'économie territoriale (liant industrie, État et aménagement) crée un vide dans les représentations de la nation. D'où une inflation des revendications nationales du fait de la faillite de certaines entités étatiques et en même temps une prépondérance de plus en plus marquée des inventions de références pseudo-naturelles (ethnie, religion, etc.) dans les nouveaux imaginaires nationaux. Paradoxalement, l'affirmation problématique des nouvelles entités étatiques à l'heure de la mutation de la régulation étatique rend hautement problématique les constructions nationales.

Quoi qu'il en soit, le niveau national reste un élément important dans les stratégies de pouvoir, y compris dans celles des firmes internationales. Il est intéressant de remarquer par exemple que leur puissance reste étroitement liée à leur origine nationale. Celle-ci leur fournit une base opérationnelle bien sûr mais surtout des appuis qui se révèlent déterminants dans les négociations internationales22. Il existe un constant mouvement de marchandage entre les firmes et les États-nations : par exemple maintien d'un volant d'emploi contre soutien stratégique. Ainsi, malgré les participations croisées, le jeu complexe des alliances, des filiales et des réseaux qui semblent gommer totalement le niveau national, les États-Unis ont favorisé systématiquement les entreprises américaines dans les négociations au sein de l'ex-gatt et dans la fixation des modalités de fonctionnement de l'Organisation Mondiale du Commerce. De même, le maintien d'une politique économique dans les États européens et dans la communauté européenne se traduit par une défense déterminée des intérêts des grandes entreprises du cru23.

Deuxième phénomène à noter : la prépondérance de la question du pouvoir, mais non plus circonscrit comme dans le passé à l'institution étatique. La politique ne s'articule plus exclusivement autour de l'État. Ce phénomène prend plusieurs formes. Le premier est celui d'un chevauchement continuel et non régulé par l'État entre le politique et l'économique, entre position de pouvoir et position d'accumulation. En Afrique, les politiciens et les hauts fonctionnaires ont racheté les entreprises publiques qu'ils contrôlaient et continuent d'user de leurs relations et de leur pouvoir afin d'accroître encore les possibilités de trafic. La privatisation dans les pays de l'Est a suivi à peu près le même schéma, celui d'un accaparement de l'économie par ceux qui détiennent le pouvoir. En Chine, les activités privées ou semi privées les plus lucratives sont sous la coupe des cadres locaux qui ont confisqué les opportunités d'enrichissement.

Le secteur informel est un haut lieu de ce phénomène de chevauchement. Certains le présentent comme un succédané de marché dans une situation où l'omniprésence de la puissance publique et des détenteurs de pouvoir étouffent tout dynamisme marchand24. D'autres voient en lui un lieu d'expression d'une vraie démocratie à la base, d'une organisation spontanée des producteurs et des citoyens désireux de prendre leur destin en main25. Mais tous considèrent que le secteur informel possède une vraie autonomie par rapport aux pouvoirs en place. Dans la réalité, les choses semblent différentes. Dans de nombreux pays africains les grands commerçants contrôlent le secteur formel et le secteur informel, quand des firmes internationales n'organisent pas elles-mêmes la contrebande de leurs produits en raison des faibles risques et des gros bénéfices26. Beaucoup de pays asiatiques sont dans une situation similaire. Pourquoi les opérateurs formels ne profiteraient-ils pas des multiples opportunités que leur offre l'informel, alors que leur mode de fonctionnement (basé sur les réseaux et le clientélisme) est parfaitement adapté à la non-formalisation des relations ? Présenté voici quelques années comme une manifestation du retard des sociétés non développées, le secteur informel est devenu un modèle post-moderne à travers le système des firmes-réseaux, des accords informels, des organisations souples et évolutives, et de tout ce qui fait fureur dans le monde des affaires.

La deuxième forme que prend la « politisation » de l'économie est une espèce de « privatisation » de l'État. De plus en plus, les grandes entreprises remplacent les États défaillants ou plus exactement les États débordés par leurs tâches. Ainsi font-elles preuve d'une grande générosité en multipliant les dons aux associations caritatives, aux organisations nationales27 ou en soutenant les campagnes ou les parrainages, etc. On note aussi un gonflement des budgets de protection/renseignement dans les firmes, certaines entreprises possédant de véritables services d'espionnage et de contre-espionnage. L'évolution d'elf à ce propos est tout à fait intéressante. La compagnie pétrolière a toujours entretenu des barbouzes, mais alors qu'à l'époque gaullienne et giscardienne les services de renseignement étaient une espèce d'extension des visées stratégiques de l'État au nom des intérêts de la nation, ils tendent aujourd'hui à constituer une véritable force autonome ne répondant qu'aux intérêts de l'entreprise. En Afrique, on assiste à une privatisation des tâches régaliennes. Dans nombre d'États, les douanes ont été concédées à des entreprises privées, étrangères, autochtones ou mixtes, ayant en général à leur tête… un membre ou un allié de la famille du dictateur local28. Les tâches de police sont elles aussi en voie de privatisation. Des sociétés privées assurent dorénavant la sécurité dans des régions entières, la plus connue est Executive outcomes29 créée par d'anciens membres des services secrets d'Afrique du Sud, qui fournissent aux grandes compagnies, des « États de substitution » clés en mains) destinés à administrer des régions en proie à de graves troubles intérieurs afin de continuer à exploiter leurs ressources en toute tranquillité. Executive outcomes forme et rémunère non seulement des hommes de main, mais aussi les infirmières, les ingénieurs, les instituteurs nécessaires à la stabilisation sociale, elle-même indispensable à la reprise de l'exploitation de la région. Il ne manque guère à cet État privé que des magistrats et des percepteurs30 ! Cette privatisation s'accompagne parfois, notamment, en Afrique mais aussi en Asie orientale d'une véritable criminalisation de l'État. Les élites au pouvoir utilisent les leviers de l'État pour créer une véritable industrie du crime31. Un des exemples le plus extrême est l'Algérie où l'État a organisé une économie de guerre dans laquelle le pouvoir officiel et les groupes armés sont devenus des « ennemis complémentaires » privatisant de fait les ressources du pays32.

La socialisation de la puissance publique, dernier trait caractéristique de l'État « post-moderne », en est pour ainsi dire l'essence. Par socialisation, j'entends la prise en charge par le social lui-même des tâches régaliennes. Les exemples de ce Zone de Texte: 86phénomène sont nombreux. Déjà, depuis les années 1980, la gestion sociale des réfugiés politiques et l'intégration des immigrés sont assurées par des associations. Plus récemment, on encourage la population des banlieues à prendre en main eux-mêmes le maintien de l'ordre. L'importance du milieu associatif — largement financé par l'État — dans le domaine de la santé ou des loisirs est aussi un signe de ce que l'on pourrait appeler aussi une banalisation de l'État. Celui-ci ne doit plus être une puissance externe à la société mais être absorbé par elle. De la décentralisation des services administratifs à l'insistance sur la médiation dans le travail judiciaire, ce mouvement s'appuie sur une volonté d'intégration de l'État à la vie sociale et au comportement individuel. La référence à l'intérêt public doit être un réflexe.

Face à ce mouvement, l'utilisation du crs, comme figure emblématique de l'État par les milieux critiques apparaît assez désuète. Non pas que la violence étatique ait disparu ou que la dilution complète de l'État dans le social soit possible. La crise du travail et du lien social rendent évidemment impossible une identification complète des consciences et des pratiques au principe de l'intérêt public. Néanmoins, la dépendance des individus par rapport à l'État joue plutôt dans le sens d'une avancée de l'État socialisé tandis que la participation de plus en plus systématique des milieux critiques aux débats déterminés par l'État (qui est français ? qui doit avoir des papiers ? qui doit pouvoir se marier ? etc.) montrent que l'envers de la socialisation de l'État est une étatisation de la société et du débat social. La réflexion est circonscrite aux deux grands éléments de la sphère publique : la raison (trouver des solutions raisonnables) et le droit.

Les limites de la mondialisation

La critique actuelle du capitalisme fait souvent de la mondialisation un processus total et abstrait. Total, car nous connaîtrions l'époque du parachèvement de la communauté du capital. Rien ne résisterait à la totalisation du monde autour d'un certain nombre de structures et de principes. Le monde entier serait en passe d'être entièrement « capitalisé ». Nous vivrions l'ère du triomphe du capitalisme qui serait dans le même temps celle la destruction de l'humanité (à travers la crise écologique, la barbarie des banlieues, etc.). Abstrait, car l'économisme, comme « science dure » de l'activité humaine, est pour ainsi dire justifié. Le capitalisme serait une force abstraite, désincarnée, de nature quasi théologique dans lequel les hommes n'auraient guère de place : tout se passerait en dehors d'eux.

Contre cette thèse, il faut réaffirmer tout d'abord que le capitalisme est avant tout un ensemble de rapports sociaux et politiques entre individus et entre groupes sociaux, et donc incarnés et reproduits par des individus et des groupes sociaux et non quelque excroissance monstrueuse extérieure aux hommes, créée pour les rendre malheureux ou fous. Si la recherche d'une richesse accrue et l'idée de la faire fructifier est un phénomène ancien qui a pris à travers l'histoire des formes variées (prédation, commerce), le système capitaliste est de construction plus récente. Il se caractérise par la domination du principe de valorisation du capital dans les activités économiques en raison de la puissance qu'elle confère aux groupes sociaux qui le contrôlent et aux États qui l'adoptent. Il se développe dans un contexte politique où la prédation et le commerce apparaissent comme des moyens moins efficaces de valorisation que la valorisation par le travail. De valorisation mais aussi de contrôle sur la société puisque l'exploitation du travail implique un réaménagement complet de la société et de la nature sur les bases de l'État. Ajoutons aussi que le système capitaliste apparaît à un moment où le « désenchantement du monde » fragilise les anciens systèmes de contrôle, basés sur le religieux et le symbolique. Le nouveau système, a l'avantage de s'appuyer sur un contrôle direct des moyens de subsistance de la population sans médiation spirituelle.

Le système capitaliste n'apparaît donc pas tout construit, il est le produit de l'histoire de la domination de la nature et des formes de domination sur les hommes. Mais il est aussi indissociable de tout ce qui fait la vie des hommes : des intérêts des uns et des autres, de leurs sentiments, des ambitions politiques, des tabous sociaux et religieux, etc. Ainsi, chacun de nous participe, de près ou de loin au fonctionnement de la société telle qu'elle existe, en travaillant, en consommant, en protestant, en reproduisant, plus ou moins, tout en modifiant, plus ou moins, une série de comportements ou d'habitudes stéréotypés. Il n'existe donc pas d'ennemi indifférencié, de dictature abstraite des marchés, de classe maudite ou de logique absurde du capitalisme. Il existe des groupes d'intérêts, des forces politiques et aussi des désirs et des actions individuelles et collectives qui font évoluer les choses dans un sens ou dans un autre.

La société capitaliste est une construction constante. Les mouvements contestataires du passé n'ont pas été intégrés par la logique capitaliste parce que, par définition, rien ne pourrait lui échapper ou parce que leurs dirigeants ont trahi, mais parce que toute forme de contestation modifie voire reconstruit les rapports de pouvoir, les modes de vie et les règles sociales. Le mouvement ouvrier a transformé la place du travail dans les rapports de production et l'organisation du pouvoir. Si le monde ouvrier a subi la révolution industrielle, il est ensuite devenu un acteur déterminant de l'évolution de l'économie capitaliste. Aujourd'hui, bien que l'écologisme ne soit pas « capitaliste » par nature et possède une véritable charge critique, il est devenu une partie du « système » en réussissant à faire accepter un certain nombre de ses revendications. Cette intégration n'est pas le signe d'une trahison mais de l'absence d'une volonté de transformation politique radicale, de rupture avec la logique politique déterminée par l'État. En affirmant très tôt qu'il était indispensable de faire adopter de nouvelles législations et de nouvelles mesures antipollution, le mouvement écologiste s'est placé d'emblée dans une logique étatique. Rien d'étonnant donc à ce qu'il soit devenu aujourd'hui un simple appui au lobby de l'industrie de l'environnement puisque les intérêts des uns et des autres convergent. Les écologistes gagnent en légitimité (ils créent des emplois) et les multinationales qui possèdent souvent des entreprises polluantes et des entreprises « dépolluantes », obtiennent des contrats. L'absence de la dimension politique au mouvement écologiste ne doit pas conduire à mésestimer les apports positifs de cette intégration dans la vie quotidienne mais elle doit conduire à en déterminer les limites en termes de transformation sociale.

Tout cela ne remet pas en cause l'existence de rapports de domination, mais ceux-ci doivent être perçus comme des relations entre groupes, classes et individus dominants et groupes et individus dominés et non entre la domination et les dominés. Cela ne remet pas plus en cause l'existence de « structures » de pouvoir et d'un certain nombre de principes de fonctionnement de la société capitaliste. Mais finalement ces principes sont élastiques et beaucoup de choses peuvent changer sans que les choses changent. L'élément fondamental est l'existence de forces politiques contrôlant une masse de plus en plus importante de ressources économiques (matérielles et immatérielles) devant être continuellement valorisées et accumulées. Cette dimension implique l'existence d'une hiérarchisation des individus en fonction de leur position par rapport à ces forces. Dans le même temps, la valorisation n'est plus liée à la marchandise mais concerne toute activité, spéculative, criminelle ou autre jusque et y compris celles qui semblent constituer au contraire des charges » et non des occasions de profit33. Cette « définition » permet de comprendre en quoi la domination du capitalisme n'est jamais totale parce que le capitalisme n'est pas une totalité, possédant un projet spécifique et unique. Le capitalisme est en mouvement constant et peut s'accommoder de tout : de systèmes sociaux archaïques, de religions anti-modernité, de forces politiques qui s'appuient sur des liens pseudo-naturels (ethniques, familiaux, etc.). L'image d'un capitalisme bousculant systématiquement et toujours avec succès les « archaïsmes » ne repose sur aucune réalité. Les « forces capitalistes » portant la « mondialisation » détruisent parfois, mais bien souvent elles se contentent de s'adapter aux situations et aux structures sociales qu'elles rencontrent. Hier, les Anglais ont détruit l'industrie textile indienne mais pas les castes dont le rôle stabilisateur servait les visées britanniques. Aujourd'hui de larges pans de la société indienne refuse la « modernité », ce qui n'empêche en rien que ces mêmes couches sociales subissent des formes diverses d'exploitation capitaliste. Hier, la plupart des régions africaines échappaient à l'exploitation coloniale directe, la métropole préférant pratiquer l'indirect rule et laisser les élites traditionnelles contrôler le pays. Aujourd'hui, l'Afrique échappe aux règles de la modernité économique tout en participant largement aux principes de l'accumulation économique et de la domination politique. Le capitalisme peut être destructeur mais non pas par principe philosophique mais parce que cela sert les intérêts de tel ou tel groupe. C'est à travers des forces politiques que se réalisent des projets de domination non à travers l'action d'un capitalisme mythifié.

La principale différence entre la mondialisation actuelle et celle de la fin du 19e début du 20e siècle réside dans la disparition du projet modernisateur. À l'époque de la colonisation, la mondialisation était destructrice/constructrice. Elle détruisait les cultures et les communautés locales mais elles imposaient aussi, parfois, un autre modèle culturel et un autre modèle social (« le développement » et le travail salarié). C'est d'ailleurs souvent au nom de cette modernité inachevée qu'ont été fondés les différents mouvements nationalistes anti-coloniaux et qu'ont été déterminées les politiques de développement post-coloniales.

Aujourd'hui le capitalisme post-moderne affaiblit les logiques étatiques34) sans imposer autre chose qu'une intégration au marché de la consommation et au monde des affaires. Le projet modernisateur apparaît comme un obstacle à la mise en mouvement des capitaux et la crise du travail rend caduque toute communauté du travail salarié même dans les zones où il est encore plus ou moins en extension. Dans les pays « émergents », ce n'est bien souvent qu'une frange mineure et instable de la population qui est embauchée dans la production, le reste survivant grâce à l'informel et au maintien des liens communautaires. Le capitalisme post-moderne peut valoriser et accumuler toute forme de ressource dans n'importe quel contexte et la destruction comme méthode d'affirmation des rapports sociaux capitalistes proprement dit est l'exception. La violence est moins le produit des forces capitalistes venant s'imposer que le produit de l'émergence de forces internes aux sociétés reprenant à leur compte la logique du capitalisme post-moderne sous des modes variables (terrorisme, banditisme guerrier, renouveau sectaire, etc.).

C'est dans ce cadre que doit être analysé le paradoxe apparent entre la « mondialisation » actuelle et le retour de la thématique des identités culturelles. La mondialisation actuelle n'est ni la première ni la plus radicale et comme j'ai essayé de le montrer, il n'y a pas de « projet impérialiste » visant à une domination du « capitalisme » sur le monde. Bien au contraire, il semble que le monde soit beaucoup moins contrôlé qu'à l'époque de la guerre des deux blocs. S'il y a un grand gendarme, il a bien du mal à faire respecter sa loi, et cela d'autant plus que les petits gendarmes (et en premier lieu la France) ont perdu une partie de leur puissance. Il serait donc plus juste de parler d'un processus d'unification instable qui s'appuie sur trois éléments. D'abord l'existence d'une concurrence/coopération entre groupes politico-financiers. Ensuite, la mise en place de stratégies de domination très sélectives. Il ne s'agit pas de dominer pour dominer mais simplement de faire accepter, là où c'est utile, une situation favorable aux intérêts des groupes. Les « archaïsmes » ne sont pas détruits, pour autant qu'ils constituent un facteur de stabilisation des processus de valorisation. Quelle importance que l'économie d'une région soit contrôlée par une ethnie et non par un « capital indifférencié » à partir du moment où le contrôle en question permet l'exploitation d'une main-d'œuvre bon marché ou la mise en place d'un système bancaire efficace35. De la même façon, l'évolution des modes de consommation peut très bien s'accommoder du maintien d'une morale traditionnelle. C'est le cas pour les programmes de télévision dans les pays musulmans. Rien n'empêche de regarder les séries américaines en tchador, faire de la finance internationale tout en respectant les logiques matrimoniales des communautés chinoises. La plasticité des stratégies des groupes politico-économiques leur permet de s'adapter au mieux aux réalités.

Le troisième élément réside dans l'adéquation du retour des identités à la mondialisation/globalisation telle que j'ai essayé de la définir. Certes, l'affirmation identitaire apparaît pour une part comme une expression de refus de la modernité « destructrice » ou comme une position de repli face à un échec de la modernisation comme par exemple en Algérie ou en Iran. Mais c'est précisément cette caractéristique qui fait de la « montée » des identités un phénomène contemporain et parallèle à la « mondialisation ». Comme j'ai essayé de le montrer plus haut, le capitalisme post-moderne prend pour ainsi dire le contre-pied du « développementalisme » (essentiellement national-structurant, industriel et étatique) tout en en étant l'héritier. Aujourd'hui, les processus d'accumulation et de valorisation sont « sociaux » (infra-nationaux)-déstructurant, financier/immatériel et supra-étatiques. D'où la paradoxale modernité des références communautaires qui reconnaissent l'essentiel des principes ou plutôt des règles du jeu « post-moderne » (valorisation hors-travail, différentiation sociale, recherche de la puissance de groupes, informalité des rapports économiques, etc.), ne refusant de transiger que sur la modernité. La plasticité et la souplesse des relations « naturelles » sont adéquates à la complexification et à l'informatisation des relations d'affaires.

Le recours à la tradition apparaît donc moins comme un refus du monde actuel que comme un moyen moins traumatique que d'autres pour les sociétés et les individus d'entrer dans le monde. La simple survie pour les uns, la nécessité de se créer un réseau de relations d'affaires pour les autres obligent la société à retrouver dans le réservoir social ou dans la mémoire sociale, des supports pouvant créer du lien social. Comme dans l'Europe du début du système capitaliste c'est par la valorisation des relations sociales, existantes ou réinventées, que les individus et les groupes peuvent accumuler et accroître leur puissance. Le « retour à l'identité » est aussi un mode de recomposition face à l'impossible création ou à la disparition de la communauté du travail mais dans un processus de réinvention des références culturelles36 dans lequel le pouvoir politique joue un rôle déterminant. La culture comme l'identité sont construites, par l'État dans le cadre de la nation et par l'individu dans le cadre de la constitution de sa personnalité. Construites à partir des multiples identités et des multiples influences culturelles que possèdent individus et peuples, et auxquelles ils ne sont jamais totalement soumis, mais construites, aussi, par un effort d'imagination37. Individus et peuples ont une marge de manœuvre leur permettant d'instrumentaliser les références culturelles, de les manipuler, de s'en extraire parfois en fonction des intérêts en jeu. Quant au déterminisme politique, il apparaît clairement dans toutes les constructions culturelles. Cette construction est un enjeu essentiel de la production des élites politiques et de la domination des élites sur la société.

Toutes les identités supposent des accommodements38. Dans le cadre actuel de la mondialisation, ce qui est frappant c'est précisément la multiplicité des référents culturels. Il est essentiel de préserver des relations communautaires tout en développant de nouvelles relations au delà des frontières de sa (ses) communauté(s). C'est à ce niveau que se conjuguent, pour les individus et les groupes, mondialisation et identité, dans la nécessité d'avoir une certaine ubiquité culturelle afin de jouer sur tous les tableaux d'un monde instable et complexe.

Prolongement : mondialisation et interventions critiques

Certains diront que l'intérêt de tout cela est bien limité. Et ils auront raison. Une meilleure connaissance du fonctionnement et de l'évolution de l'économie et de ses rapports avec les autres sphères ne permet pas d'avancer d'une manière immédiate dans la recherche de concepts d'analyse plus pratiques débouchant éventuellement sur des interventions. Néanmoins, cette étape me semble indispensable même si elle rompt avec certaines habitudes du milieu critique : mépris systématique des « spécialistes », attachement à une conception pour ainsi dire spontanée de la connaissance, refus de revenir sur des conclusions alors même que certains événements remettent en cause la « théorie ».

Dans ce texte, plusieurs points me semblent plus spécifiquement avoir des prolongements « pratiques ». Le premier concerne la fin de la modernité qui inclut à la fois la « fin du développement », la fin de l'État modernisateur et la fin du travail comme mesure de la valeur et facteur essentiel de valorisation. Pour autant, ces fins ne débouchent pas sur un vide politique, sur un monde dénué de toute structure. L'État ne disparaît pas. Il s'adapte à une situation dans laquelle le niveau national n'est plus dominant ou plus exactement dans lequel le contrôle étatique direct est devenu un obstacle à la croissance de la puissance des individus et des groupes nationaux. La dérégulation est bien une réalité. Elle montre que les cadres étatiques et administratifs (en France les départements, les régions, etc.) sont devenus des contraintes. Cette adaptation, dans laquelle l'État lui-même est un acteur déterminant prend la forme d'une substitution du contrôle direct par un contrôle indirect, des hommes, des marchandises et des sources d'accumulation. Le contrôle indirect est évidemment multiforme, à la différence du contrôle direct nettement modélisé. Il peut prendre la forme de la privatisation des taches régaliennes, de la décentralisation des décisions, de la dévolution à la population d'un certain nombre de pouvoirs. Mais toutes ces formes prennent appui sur une plus grande participation de la population. Même dans les pays dictatoriaux, la privatisation implique une certaine démocratisation ou plus exactement un accroissement du pouvoir de décision de la « population » dans certains domaines. Bien évidemment, la critique que l'on peut faire du « basisme » n'est pas infirmée par ce phénomène39. Mais, il permet de remettre en cause deux attitudes politiques très répandues dans le milieu critique, à savoir le « retour à l'État » et la théorie du totalitarisme moderne.

Beaucoup de ceux qui critiquent la mondialisation — notamment ceux qui s'expriment dans Le Monde diplomatique — prônent l'affirmation de la citoyenneté, la construction d'une « vraie » démocratie, le retour de l'État dans l'économie. Non seulement cette position se méprend sur les réalités — d'où le ton souvent désespéré des prises de positions, en substance « nous ne pouvons que résister » — mais elle débouche aussi sur un retour du politique sous ses formes les plus brutales. Faut-il réclamer un « juste » prix pour les matières premières afin de favoriser la croissance d'une industrie étatique désormais obsolète ? Faut-il renforcer le pouvoir des États des pays sous-développés, injustement colonisés ou encore promouvoir l'émergence de « bonnes » élites luttant contre les impérialistes et néo-colons qui empêchent la juste exploitation des autochtones par, les autochtones eux-mêmes ? En quoi, aujourd'hui, l'État interventionniste, qui par ailleurs n'a pas disparu, est-il plus juste que l'État socialisé ?

Quant à la notion de totalitarisation du monde, bien que souvent défendue par les mêmes personnes, elle est en partie en contradiction avec la défense de l'État. Si la politique a disparu au profit de l'économique, comment une « totalitarisation » peut-elle se produire ? Comment la « raison économique » peut-elle produire une domination politique aussi efficace sans support étatique ? Loin de moi l'idée que la domination sur les choses et les êtres soit moins efficace qu'auparavant. Au contraire, j'ai essayé de montrer que l'unification existait, mais que d'une part elle prend la forme d'une unification non-systématique, souple, partielle (au sens où elle ne s'adresse pas au « tout » de l'individu) et que, d'autre part, elle suppose la participation des individus et des groupes. Comment dans ce cadre parler de totalisation40 si ce n'est en reprenant l'antienne du décervelage des hommes, de la toute-puissance de la télévision et de la publicité, etc.41 ? En conclusion de ce point, je dirais qu'il apparaît nécessaire de prendre la démocratie au sérieux dans les critiques que l'on peut en faire, précisément parce qu'elle est aujourd'hui une réalité essentielle du contrôle indirect de l'État42.

Le deuxième thème important est celui de la critique de la raison économique. Cette raison n'a qu'une valeur idéologique. Dans la réalité, elle n'existe ni dans le sens d'un principe d'accumulation unique, ni dans le sens de la Raison — l'économique est un champ où règnent autant le rationnel que l'irrationnel — ni dans le sens d'un principe dominant le monde. La question de la domination est politique en ce qu'elle met en mouvement des forces ayant des visées politiques et que la maximisation du pouvoir est l'enjeu principal des stratégies déployées. Je rejoins sur ce point les analyses qui font de l'action politique l'élément central d'une critique de la société actuelle43. Reste évidemment à en déterminer les formes et les objectifs. Quels sont les critères permettant de déterminer en quoi une lutte est politique — c'est-à-dire en quoi elle remet en cause les fondements de la domination — dans le cadre d'une société où les individus sont des parties prenantes de cette domination, autrement dit, dans une société où la contestation est considérée comme légitime et comme un moment pour ainsi dire constitutif de la domination ? L'exemple de la contestation de la « voiture en ville » est intéressant de ce point de vue : en quoi une ville sans voiture ou sans pollution modifiera les relations sociales et surtout les rapports politiques si ce n'est dans le cadre d'une « gestion » de la domination ? Je ne suis pas sûr de la réponse mais la question me semble essentielle. Certes, dans le cas français, caractérisé par l'importance de l'automobile dans l'industrie et les liens très étroits existant entre ce secteur et l'État, la remise en cause du « tout voiture » peut apparaître comme politique. Sans doute, mais plusieurs arguments viennent limiter la portée de cette thèse. D'abord, d'autres pays, comme l'Italie où l'industrie automobile est très importante, ont « dévoiturisé » les villes. Ensuite, l'aspect politique de cette industrie est un archaïsme par rapport à l'évolution économique et la critique de l'auto va, d'une certaine façon, dans le sens de l'histoire. Enfin, l'attachement des gens à la voiture est un facteur tout aussi important que la donnée politique dans la détérioration des conditions de vie urbaine.

Définir ce que pourrait être une critique politique, et à plus forte raison une intervention politique, n'est donc pas chose simple. Toute réflexion sur cette question nécessite une critique de la « démocratisation », c'est-à-dire des conséquences de la modification du contrôle de l'État. Il s'agit notamment de déterminer en quoi le pouvoir accru de la « population » sur les questions de vie quotidienne (en Europe, associations de quartier, lobbies écologistes, ailleurs associations villageoises, confréries, etc.) ne fait pas reculer la domination mais au contraire la renforce et en fait l'affaire de tous. Il s'agit aussi de prendre en compte le fait que malgré les liens qui existent entre ces groupes et le pouvoir politique au sens large (local, national, coutumier), des individus participent à ces groupes et qu'ils trouvent un intérêt à leur participation. Dans ce cadre, tout activisme avant-gardiste (« on vous trompe », « vous êtes manipulés ») risque de tomber à plat.

Notes

1 – Ce texte a pour origine une critique de la brochure préparée par l'IAC (Initiative pour une alternative au capitalisme) pour les manifestations du 1er mai 1997.

2 – Les économies socialistes pouvaient être considérées comme des économies marchandes puisque du point de vue de l'État la production a une valeur et doit créer de la richesse.

3 – Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, NRF Gallimard, p. 321.

4 – Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, 1985. p. 68.

5 – A.-H. Amsden, Asia's New Giant : South Korea and Late industrialization, Oxford University Press, 1989 ; M. Lanzarotti, La Corée du Sud : une sortie du sous-développement, PUF-IEDES, 1992, et R. Wade, Governing the Market : Economic Theory and the Role of Government in East Asia industrialization, Princeton University Press, 1990.

6 – François Chesnais, La mondialisation du Capital, Paris, Syros, 1994.

7 – Yvonne Mignot-Lefebvre et Michel Lefebvre, La société combinatoire. Réseaux et pouvoirs dans une économie en mutation, Paris, L'Harmattan, 1989.

8 – Voir un certain nombre d'exemples dans Chesnais, op. cit.

9 – Voir B. Berman, J. Lonsdale, Unhappy Valley, Portsmouth, James Currey, 1992.

10 – C. Oman, cité par Chenais, op. cit.

11 – Voir Chesnais, op. cit.

12 – Voir M. Beaud, Le système mondial/national hiérarchisé, Paris, La Découverte, 1987.

13 – C'est un peu l'analyse de M. Beaud, op.cit.

14 – Un holding est une société financière contrôlant tout un ensemble d'entreprises à finalité productive. C'est un simple centre de décision, les filiales possédant, en dehors des choix stratégiques, une large autonomie d'action.

15 – L'évolution du rôle de l'État est aussi un élément déterminant de la période mais la question sera abordée dans la partie suivante.

16 – Ces deux exemples sont tirés de Béatrice Hibou, L'Afrique est-elle protectionniste ? Les chemins buissonniers de la libéralisation, Paris, Karthala, 1996, p. 165.

17 – Voir Jacques Wajnsztejn, « Et le navire va… », Temps Critiques, no 6-7, automne 1993, p. 11-65.

18 – Polanyi, op. cit. p. 74-75.

19 – E. Cohen, La tentation hexagonale. La souveraineté à l'épreuve de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996.

20 – J.M Hobson, The Wealth of State. A Comparative Sociology of International Economic and Political Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

21 – E. Hobsbawm, Nations et nationalismes depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992.

22 – Car on oublie souvent de remarquer que la dérégulation des échanges s'est accompagnée d'une augmentation considérable de la législation internationale.

23 – Voir le récent exemple de Total soutenu mordicus par les différentes technocraties lors de la signature d'un contrat avec l'Iran.

24 – C'est la position de beaucoup de chercheurs de la Banque mondiale.

25 – Voir H. de Soto, The other Path : The Invisible Revolution in the Third World, Harper and Row Publishers, New York, 1990.

26 – C'est le cas de Philip Morris dans certains pays africains voir Hibou, op. cit.

27 – Voir par exemple la position de la fao de plus en plus largement et ouvertement financée sur fonds privés.

28 – C'est le cas du Mozambique, du Cameroun et de la Côte d'Ivoire.

29 – J. Harding, « The Mercenary Business », London Review of Books, 1er août 1996, p. 3-9.

30 – Les activités de ces sociétés privées permettent par ailleurs aux grandes puissances d'intervenir discrètement et à moindre coût dans les affaires locales.

31 – Voir J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La criminalisation de l'État en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997.

32 – Voir L. Martinez, « Les groupes islamistes entre guérilla et négoce. Vers une consolidation du régime algérien », Les études du CERI, no 3, août 1995.

33 – On peut donner comme exemple l'environnement devenu en quelques années un énorme secteur économique ou l'industrie du malheur, exploitée avec profit par les ong qui ont créé ces dernières années un véritable filon d'emplois.

34 – Soit en les incluant, comme dans certaines régions asiatiques, soit en les excluant, comme dans la plus grande partie de l'Afrique en dehors d'un certain nombre de zones valorisables.

35 – Ce qui est le cas en Thaïlande pour la communauté chinoise à travers le refinancement des banques.

36 – J-F. Bayart, L'illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.

37 – Voir Benedict Anderson, Imagined Communities, London, Verso, 1991

38 – Après tout, pour rester purs, les islamistes devraient refuser les armes occidentales !

39 – D'une part, ce ne sont pas les individus qui décident mais leurs représentants, c'est-à-dire des gens et des groupes intéressés à la préservation de la domination et d'autre part, la « voix du peuple » ne prône généralement pas la libération.

40 – I1 est possible sans doute de reprendre ce terme mais alors en le définissant de manière précise et en le distinguant clairement du sens « classique ».

41 – Ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas décervelage ou toute-puissance mais que l'une et l'autre ne constituent qu'une face de la réalité. Le revers est peuplé des désirs et des tendances individuelles et collectives qui vont parfois dans le sens du décervelage et parfois pas du tout.

42 – À condition de tenir compte des bémols apportés plus haut à cette notion de démocratie.

43 – Voir Loïc Debray, « La politique avant tout », Temps critiques, no 9, automne 1996, p. 83-94.