Temps critiques #2

Lettre d’André Barra à Jacques Guigou

Juillet 1990

Bonjour,

J'ai lu avec attention le no l de Temps critiques. Il y avait longtemps que je ne m'étais plus plongé dans la littérature « ultra-gauche ». J'en ai profité pour me remettre à jour, pour faire le point sur ces questions difficiles. Le meilleur article me paraît être celui de Ilse Bindseil. Cette femme a du style et de la spontanéité. Elle filtre les événements à travers sa sensibilité et le tableau qu'elle peint est celui de la vie. L'insouciance côtoie les inquiétudes et le futile a un contenu dramatique. Berlin est décrite de l'intérieur par quelqu'un qui l'aime mais qui reste lucide. Une fissure dans le Mur ? C'est aussi bien l'espoir du prisonnier que la terreur du barrage qui s'écroule. Celle-ci imbibe tous les articles, à juste raison sans doute. L'idéologie « post-marxiste » qui affleure un peu partout est portée par la crainte. D'où la pédagogie historique de Jacques Wajnsztejn qui indique le « refoulé ». D'une façon générale, j'aime que les problèmes politiques soient traités au plus près des faits et que l'idéologie (y compris celle de l'auteur) soit ouverte à la critique. Sur le premier point j'ai retenu les articles de Bruhn sur la r.a.f. mais le « rêve allemand » de Schulze m'apparaît comme un procès dont on ne connaît pas les minutes et où l'idéologie l'emporte sur le bon sens. « Qu'on me montre un seul citoyen de r.f.a. dont la vie ou la propriété soient entamées par les accords de Yalta ? ». Il faut être gonflé pour balancer pareille contre-vérité. Seule la pensée mythique peut ainsi travestir le réel ou, plus exactement, le façonner selon son désir. Cela m'amène à parler du ton et de la conviction qui animent le numéro. Je les trouve faibles. La critique se fait plus pale que jamais et elle avance sur la pointe des pieds. Le temps héroïque du « situationnisme », voire des gauchismes, est révolu, et je conçois qu'il soit problématique de conserver le flambeau. Je n'aperçois ni humour ni enthousiasme dans ces pensées sombres, presque désespérées. Quand la « critique » n'existe pour ainsi dire plus et que le mouvement réel va aux antipodes de la théorie, le moral n'a pas à être au beau fixe. Mais c'est une raison capitale pour que le discours fasse retour sur lui-même et s'adonne à la seule critique radicale qui vaille quelque chose : la critique de soi. Or celle-ci est tout à fait absente des articles. Les convictions s'appuient sur des thèmes sans doute classiques pour le connaisseur (démocratie totalitaire, individu marchandise, non-contemporanéité, communauté du capital et communauté humaine, illusion des droits de l'homme, antiétatisme…) mais qui tombent comme des cheveux dans la soupe étant donné les pratiques et les consciences actives du monde. Celles-ci, dont la nouveauté incitent à repenser les anciens schémas, les critères d'époques révolues. Non pas que le cours du monde aille désormais de progrès en progrès et élimine toute catastrophe. Mais que, tout simplement, l'hégélianisme de gauche qui a sévi mondialement pendant un siècle s'est trouvé (et se trouve) complètement dépassé par le monde lui-même. Si critique il y a, elle doit partir de ce point. Temps critiques, à mon avis (mais c'est son droit), n'a pas choisi cette option. Si les temps sont critiques, la revue ne l'est guère. Le dogmatisme apparaît à maints endroits, notamment dans le tract-affiche « Berlin, ses bananes… », où le monde est rejeté dans l'horizon d'une « véritable communauté de l'homme » aussi obscure que non critiquée. Il faut veiller à ce que les mots n'obscurcissent pas le monde…

J'arrêterai là ces impressions. Je ne veux pas me livrer à la polémique ni à l'exposé de mes propres hypothèses. Je souhaite simplement que le « critique » fasse beaucoup de petits. Mais pour participer de ce mouvement, il faudra que Temps critiques se critique radicalement.

 

Amitiés

André Barra