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Consommation et dynamique du capital - Temps critiques
Temps critiques #17

Consommation et dynamique du capital

, par Jacques Wajnsztejn

Salaire et consommation chez Marx

En filigrane : une théorie marxiste des besoins

Le phénomène de la consommation est extérieur au marxisme qui ne lui reconnaît qu’une importance minime définie comme le niveau de reproduction de la force de travail correspondant au salaire de subsistance en rapport à des « besoins » déterminés historiquement. En effet, pour Marx les besoins ne sont pas « illimités » dans l’absolu, ils sont toujours situés historiquement, ils dépendent du degré de développement des forces productives et des rapports de production ainsi que des luttes qu’ils engendrent. Mais même dans la perspective du communisme marxien, les besoins humains trouvent des limitations dans le rapport avec la nature extérieure. Cette contrainte se présente sous la forme de « l’empire de la nécessité naturelle » qui s’imposerait aussi bien aux premiers hommes dans leur dénuement qu’à l’homme moderne entouré de ses richesses puisque le principe de l’économie repose sur l’idée de rareté comme nous pouvons à nouveau le voir aujourd’hui avec la question de la raréfaction des ressources naturelles. Ce rapport à la nature extérieure sera longtemps conçu comme adaptation à cette nature, même avec le développement de l’agriculture et de l’élevage. Ce n’est qu’avec la révolution industrielle que la transformation de la nature devient véritablement domination de la nature2. Malheureusement, il faut bien reconnaître que la partie de la formule de Marx « à chacun selon ses besoins » n’a aucun sens autre que propagandiste (et je ne parle pas ici de la validité de la première partie de la citation : « A chacun selon son travail » qui n’a aucun sens dans la domination réelle du capital). À part les besoins « naturels » qui sont les conditions mêmes de la vie et de sa reproduction, l’homme n’a pas de « besoins ». Ce sont les rapports sociaux qui déterminent, à un moment donné, un certain rapport entre les désirs et la façon de les combler.

La logique des besoins chez Marx ne correspond donc pas à une logique de la vie, mais à la logique économique qui détermine des niveaux de vie. Ainsi, la loi d’airain des salaires de Ricardo est censée ramener constamment les salaires à ce niveau de subsistance. Les marxistes reprendront ensuite cela sans grande discussion, à la suite du socialiste allemand Lassalle qui n’était pourtant pas un modèle de révolutionnaire ! Marx développe donc une théorie de l’accumulation du capital qui produirait une disproportion toujours plus grande entre le secteur des biens de production et celui des biens de consommation en faveur du premier. Cette disproportion devait entraîner une crise de surproduction, une baisse du taux de profit et des crises cycliques, voire une crise finale. À partir de la crise des années 1930 que les marxistes vécurent comme le signe de l’effondrement du capitalisme, les économistes staliniens développèrent la thèse extrême de la « paupérisation absolue » qui ne tenait pas compte des « bienfaits » de la croissance capitaliste et représentait une énième version de la loi d’airain. Cette thèse va être réfutée d’abord par la théorie de Keynes qui va être mise en pratique dans le cadre de l’État-providence et du compromis fordiste. Selon elle, les « partenaires sociaux » (patronat et syndicats) organisent le rapport immédiat capital/travail et l’État encadre le passage à la domination réelle du capital. Le crédit et la marche forcée vers la monétarisation des rapports sociaux et la bancarisation des ménages de salariés feront le reste. Réfutée aussi ensuite par Schumpeter qui développe l’idée que les investissements ne servent pas seulement à l’accumulation de moyens de production. Une part de plus en plus grande va à l’innovation au sens large, c’est-à-dire pas seulement à des innovations techniques dans le procès de production, mais aussi à des innovations de produits dans les modes de consommation, les méthodes d’organisation et de gestion. Ces deux théories vont être confortées pendant toute la période des Trente glorieuses et même au-delà en ce qui concerne le processus de consommation qui se poursuit malgré la crise et l’inversion de politique des revenus avec la lutte contre l’inflation. Par exemple, aux États-Unis, dès 1981 le montant des achats de biens de consommation par les ménages dépasse celui des biens d’équipement par les entreprises alors que ces derniers sont à la base de l’accumulation et de la reproduction élargie.

Le statut de la force de travail en question

La position de Marx reposait aussi sur une vision du salaire comme prix de la force de travail-marchandise dans laquelle le salaire n’est que le prix du panier de subsistance du prolétaire3. Or cela a pour principe de faire de cette force de travail une marchandise comme une autre avec une valeur et un prix4. Nous avons déjà dit ailleurs pourquoi cela n’était pas tenable, mais reprenons par un autre bout. On peut bien admettre que la force de travail a un prix, mais elle n’a pas de valeur, car elle n’est pas produite et nous savons dans l’analyse de Marx que, de façon prédominante, la valeur naît dans la production. Les marxistes ont été conscients de cela qui ont souvent parlé du prix de « reproduction » de la force de travail, comme si faute d’être vraiment produite, elle était quand même reproduite. Mais cela ne résout pas le problème, car cela envisage toujours la force de travail comme une marchandise dont la valeur n’est mesurable que par le travail nécessaire. Pourtant, et Marx le précise à nouveau5, comment peut-on dire que le salaire dépend de la quantité de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail et en même temps que la durée de la journée de travail dépend des luttes ouvrières, sachant que cette durée joue sur le rapport travail nécessaire/surtravail ? Marx nous laisse nous débrouiller avec tout ça ce qui laisse toutes les options possibles, du salaire comme expression d’un rapport de force institutionnalisé en compromis (Keynes) ou en situation de conflictualité permanente (les opéraïstes italiens avec leur notion de « salaire politique »), en passant par une plus mesurée et pragmatique conception du salaire comme expression monétaire d’un rapport salarial de subordination, mais variable suivant ce niveau de conflictualité (notre position).

Cette discussion sur la conception théorique du salaire a une implication forte dans la pratique et au niveau politique puisque si on penche pour la première conception, à savoir celle d’un salaire comme prix de la reproduction de la force de travail (le salaire-panier de subsistance), alors il s’agit d’un « salaire réel », dit autrement d’un pouvoir d’achat où c’est la valeur des produits qui détermine le salaire monétaire. Dans ce cas, la lutte pour le salaire est inutile ou en tout cas secondaire et ce qui devient essentiel c’est de faire baisser le prix du panier. Le libre-échange inégal et la mondialisation agissent en ce sens comme le faisait auparavant le colonialisme (cf. la théorie léniniste de l’impérialisme et celle de « l’aristocratie ouvrière »). Il s’agit d’exacerber la concurrence afin de faire baisser les prix, le prix de la force de travail représentant la particularité d’être « rigide à la baisse6 ». À partir d’un positionnement politique pourtant opposé, la théorie marxiste orthodoxe rejoint la stratégie néolibérale prônée, par exemple, par la Commission européenne.

Mais si on part de la seconde conception du salaire comme résultante d’un rapport de force, et bien alors c’est le niveau du salaire monétaire (c’est-à-dire nominal) qui détermine la quantité de bien achetable et alors la lutte pour un partage favorable de la valeur ajoutée est une composante fondamentale de la lutte salariale. Du côté du pôle capital, c’est sur cette reconnaissance7 de la valeur du salaire monétaire que s’est établi le mode de régulation fordiste des Trente glorieuses et les mécanismes de la « société de consommation ». Du coté du pôle travail, à cette idée était associée aussi le concept « d’armée industrielle de réserve » qui pesait sur le niveau de salaire. Dans cette perspective du salaire comme salaire monétaire, on peut voir toute la stratégie patronale actuelle comme volonté d’imposer à nouveau une vision du salaire comme un salaire-panier, malgré l’opposition des syndicats et des États-providence pour le maintien du salaire minimum et des revenus sociaux. En l’absence d’un nouveau mode de régulation, les mesures sur la « flexisécurité » à la scandinave ou la « refondation sociale » à l’allemande qui se mettent en place actuellement, apparaissent comme des ballons d’essai d’un nouveau mode de régulation pour l’instant en souffrance.

Société de consommation et esprit du capitalisme

Les théories subjectives de la valeur s’imposent à la théorie objective de la valeur-travail

Pendant longtemps l’influence de Max Weber et de son livre sur le protestantisme et l’esprit du capitalisme, ont conduit à associer capitalisme, puritanisme et rationalisme que ce soit dans la compréhension du capitalisme marchand ou dans celle du capitalisme industriel. Thèse d’autant plus facilement accueillie qu’elle n’était pas forcément contradictoire avec celle de Marx, Weber complétant finalement la description de la superstructure sans remettre en cause les présupposés objectifs caractérisant l’infrastructure et par exemple la théorie objective de la valeur. Keynes, malgré son mépris pour les théories de la valeur dont l’estimation de la valeur générale relève pour lui d’une discussion sur le sexe des anges, ne bousculera pas complètement cette image d’une rationalité d’ensemble du capitalisme puisque dans sa recherche des solutions aux crises, il tentera de trouver de nouveaux équilibres. Et parmi ces nouveaux équilibres, il y a évidemment celui favorisé par la croissance de la « demande effective » qui rend possible l’avènement d’une « société de consommation ». Mais dès le dernier tiers du XXe siècle, cette construction théorique est menacée par l’école néo-classique qui pense le marché du côté de la subjectivité désirante et fonde la valeur sur la « désirabilité » (Ch. Gide8). S’enclenchent à la fois une rupture avec une vision essentialiste ou naturaliste de la valeur d’usage et avec une vision universaliste de la valeur d’échange9. L’hédonisme de la consommation l’emporte sur le dolorisme de la production.

La fraction française de l’économie politique classique (J.-B. Say et Bastiat) va poser les jalons de la future thèse néo-classique : il s’agit de fonder une nouvelle discipline en s’affranchissant de tout rapport avec une philosophie morale qui caractérisait encore la recherche de Smith. Et en premier lieu il faut dégager les notions d’utilité et de besoin de toute vision normative ou morale en reportant la question du niveau macro-économique (la richesse des nations) au niveau micro-économique des individus. La nouvelle utilité ne fait donc plus référence à un besoin de l’homme, encore moins aux besoins de l’espèce. Il n’y a plus d’homme générique avec des besoins déterminables a priori (une des prémisses des socialismes), mais un individu porteur de subjectivités qui donnent valeur.

Simplement est postulée une concordance entre d’une part une poursuite rationnelle des intérêts qui renvoie aux inégalités concrètes de classes et d’autre part la logique paradoxale du désir qui renvoie à la liberté abstraite que procure l’équivalence générale de tous devant l’argent. L’esprit du temps n’est plus celui de Benjamin Franklin et de Max Weber ni non plus du Georges Bataille de La part maudite dont les notions de « dépense » et de « consommation improductive ». Dans la société capitalisée, de la même façon que tout le travail est devenu productif pour le capital, il n’y a plus de consommation improductive.

« Que cette société se vive comme société de consommation doit être le point de départ d’une analyse objective »10.

Dans un premier temps, la généralisation de la consommation est restée encore relativement dépendante des rapports sociaux de production, d’abord parce qu’elle reposait sur le donnant-donnant fordiste travail contre revenu, mais aussi parce que ce compromis n’était pas exempt de contradictions antagoniques. Ainsi, la critique du travail s’exprime et s’affirme dans les luttes des années 1960-70 qui s’opposent tout autant à l’asservissement salarial qu’à l’aliénation dans la consommation. On se souvient du « Cache-toi, objet » sur les murs de Mai 68, du mouvement des auto-réductions et des « Indiens de l’intérieur » à Bologne en 1977. Les divers mouvements de critique de la consommation, notamment les plus radicaux ne sont donc pas seulement sortis de la tête de quelques enfants de l’establishment américain en rupture de ban (beatniks hippies et contre-culture). Ils ont aussi parcouru les différentes luttes de l’époque et particulièrement celles pour l’abolition du travail salarié et son monde de la part d’une jeunesse en révolte.

Après l’échec de ce mouvement d’insubordination généralisé, les restructurations des années 1970 et plus généralement ce que nous avons appelé la « révolution du capital » (le capital domine la valeur), le rapport travail/ consommation s’est inversé : aujourd’hui, c’est à partir de la capacité de consommation comme mesure du niveau de vie de l’individu qu’est posée la nécessité de l’emploi (et non plus du travail), comme pourvoyeur de revenus.

La critique du mouvement de 1968 à l’ordre dominant a certes été effective, mais elle n’est pas arrivée à poser cette analyse objective que réclamait Baudrillard (cf. citation supra) en se laissant aller soit à une diabolisation des objets de la consommation et de l’acte de consommation lui-même comme gaspillage, soit à une sorte d’apologie de la consommation y compris dans l’émeute et le pillage. Les ambiguïtés de l’Internationale situationniste sur ce point, comme celles du mouvement giovaniliste italien des années 1970 éclairent cette difficulté. Mais il n’y a plus alors de « besoins » même si certains auteurs ont été tentés de les redéfinir à partir du moment où il devenait patent que les besoins élargis n’étaient qu’une transformation marchande et capitaliste des désirs11. Des désirs qui sont intégrés à un ensemble plus large reposant au niveau économique sur la demande/commande et sur le plan « culturel » à un relativisme des valeurs. Le développement des forces productives ne conduit donc pas tant à une multiplication de besoins plus ou moins artificiels, qu’à une libération de désirs. Tout semble possible.

Pour essayer d’éviter cette difficulté, il faut rappeler le lien indispensable à maintenir entre critique du travail et critique de la consommation. D’ailleurs l’étymologie nous vient en aide puisque l’homme des besoins, c’est aussi l’homme besogneux, l’homme de la besogne, c’est-à-dire du travail conçu si ce n’est comme moyen de torture (tripalium) du moins comme peine.

C’est d’autant plus important de le souligner qu’aujourd’hui ce sont justement les liens entre travail et revenus qui semblent se distendent avec dans la moitié haute de l’échelle sociale, une augmentation des revenus du patrimoine plus importante que celle des revenus du travail et dans la moitié basse, une augmentation des revenus sociaux par rapport aux salaires. Dans tous les cas, l’argent semble tomber du ciel !

La révolution du capital virtualise les rapports sociaux par une dynamique d’arrachement et de déterritorialisation bien rendue par l’édification d’un marché mondial qui ne doit laisser aucun pôle de stabilité. À l’échelle mondiale il s’agit de faire sauter les verrous en priorité les verrous chinois et japonais à partir de cette même dynamique de la consommation ; en Chine il s’agit de transformer les nouvelles couches urbaines sorties de la pauvreté en consommateurs alors que la plupart des profits vont encore vers l’accumulation, alors qu’au Japon il s’agit de transformer un peuple au niveau de vie élevé, mais au mode de vie économe d’épargnants en consommateurs.

En fonction de ce que nous venons de dire, nous allons voir les limites de la critique que font Bataille et Baudrillard de la consommation capitaliste.

Apports et limites des analyses de la dépense et de la consommation chez Bataille et Baudrillard

Commençons par Bataille (La part maudite, Minuit, 1967). Il prononce une critique définitoire et définitive de l’utilité : « Il n’existe en effet aucun moyen correct, étant donné l’ensemble plus ou moins divergent des conceptions actuelles, qui permette de définir ce qui est utile aux hommes » (p. 29). Ensuite, il s’attache à distinguer deux formes de consommation, premièrement celle qui ne serait qu’un intermédiaire nécessaire à la production et deuxièmement, celle qui l’intéresse particulièrement, à savoir la dépense improductive liée au luxe, aux cérémonies, à la guerre, etc. ; bref celle qui mérite le nom de « dépense », car elle repose sur la perte. C’est cette dépense qui, sous la forme du potlatch, aurait constitué l’une des premières formes d’échange (p. 38-39). Quand on lit ça aujourd’hui on ne peut que considérer le caractère daté du propos, parce que la dynamique contemporaine du capital repose sur une sophistication accrue des produits et une invite à innover, à rivaliser, à s’identifier, à imiter à l’infini ce qui a quasiment effacé la distinction établie par Bataille entre consommation productive et consommation improductive. Les modes de calculs du PIB ont depuis longtemps intégré les consommations d’alcool, d’anxiolytiques, de club Méditerranée dans les + de la croissance. Là encore le processus d’individualisation, et son corollaire démocratique, ont joué un grand rôle en banalisant même les consommations en apparence les plus folles ou insolites. Une autre remarque est datée qui concerne la classe dominante. En effet, pour Bataille, cette classe c’est la bourgeoisie, mais il la conçoit encore (p. 45) comme à son origine, quand elle éclot à l’ombre de l’ancienne aristocratie et qu’elle doit encore cacher sa richesse nouvelle pour ne pas attirer l’attention sur elle. Sa critique vise l’ancienne société bourgeoise bien plus que la société du capital telle que nous la connaissons aujourd’hui. Bataille reste finalement assez proche de l’hypothèse de Weber sur l’importance du capitalisme dans le procès plus général de rationalisation (l’éthique bourgeoise repose sur la sobriété puritaine, le calcul des risques, l’utilitarisme, la recherche de la maîtrise, etc.), mais cela ne rend pas compte des transformations plus récentes d’un capital qui cherche à s’émanciper du monde des valeurs et qui, par là, englobe aussi la critique de Bataille qui y perd de sa force critique

À cet égard, le sociologue de terrain Daniel Bell12 nous renseigne beaucoup plus sur ces transformations et ce qu’il appelle « les contradictions culturelles du capitalisme ». Il nous montre comment, dès les années 1930 aux États-Unis, mais c’est valable pour l’Europe dès le début des années 1960, le développement de la consommation de masse et du crédit fait entrer en conflit la perspective puritaine d’origine avec le climat hédoniste qui s’installe peu à peu et touche toutes les couches sociales. La nécessité de répondre à une production d’une quantité toujours plus grande « oblige » ce qui se présente encore comme une société du travail basée sur l’effort de production du côté pile à développer un côté face prônant la séduction par la publicité, la libération des passions et des désirs. Bizarrement, c’est aux États-Unis, pays pionnier de cette conversion, que semble subsister le plus ce mélange de puritanisme/conservatisme étriqué et de déchaînement des pulsions hédonistes.

Baudrillard, dans La société de consommation (Gallimard, 1974), semble faire un pas en avant par rapport à Bataille dans la mesure où il énonce de suite (p. 45), dans sa critique de la mystique du PIB, que tout ce qui est produit est utile pour le capitalisme et que même la dépense et la perte sous forme de gaspillage généralisé ne donne pas lieu à un surcroît de sens collectif, mais à une intégration fonctionnelle13. Mais comme chez Bataille, il ne voit l’excès qu’à la marge, chez les nouveaux héros populaires que représentent les divas et les grands sportifs qui défraient la chronique. C’est qu’en fait chez lui, il se produit comme un dédoublement. D’un côté il veut rester critique de ce qu’il décrit et il ne peut donc croire à ce que dit la société de consommation sur elle-même, c’est-à-dire qu’elle viserait le bonheur par jouissance consumériste au sein d’un processus de démocratisation progressive qui installe l’imaginaire de la dépense au cœur même de l’individu. Il relève bien le « Achetez maintenant, vous paierez plus tard » (p. 116) de la publicité agressive des banques ou des supermarchés. Face à ce discours auto-publicitaire de la consommation, il relève que la dépense, la jouissance et le non-calcul ne sont qu’un remplacement de l’épargne, de la conservation du patrimoine et du travail, sans effet réel sur une société qui resterait régie par les lois de la production. Il en déduit donc que la consommation n’est qu’un moyen de l’ordre de la production qui a d’autres finalités (p. 109), donc, en ce sens c’est une idéologie. Mais d’un autre côté, il est comme fasciné par le spectacle donné. Ce dédoublement apparaîtra de façon de plus en plus claire au fil des années et particulièrement dans les cinq volumes de Cool memories qui couvrent la période 1985 à 2005 et son livre Amérique de 1997, tous aux éditions Galilée.

Il y a deux autres faiblesses dans l’analyse de Baudrillard ; la première consiste à critiquer les catégories de l’économie néo-classique (besoins, utilité) à travers le prisme d’un Marx réduit à un penseur naturaliste et utilitariste14, ce qu’il n’est pas toujours. La seconde consiste à avoir une compréhension vulgaire de la notion d’utilité, celle qui la lie à la morale et à l’utilitaire, alors que l’économie en tant que discipline autonome, c’est-à-dire débarrassée d’une dimension politique revendiquée à ses débuts, a justement voulu se débarrasser de toute position moraliste. On en arrive au comble que c’est lui, Baudrillard, qui réintroduit de la normativité dans sa critique du PIB alors que pourtant il a démontré préalablement et de façon convaincante que le système de comptabilité nationale qui y préside est fondé sur l’absence de toute normativité puisque les moins s’y ajoutent aux plus pour le gonfler toujours plus. Une critique nouvelle pour son époque et plus radicale que celle du Club de Rome sur la « croissance zéro » ou que celle des livres de vulgarisation plus tardifs, comme ceux de Dominique Méda15.

Toutefois, les dernières pages de La société de consommation (p. 309-316) voient Baudrillard rompre avec l’idée de la consommation comme idéologie d’un ordre de la production. En effet, cet ordre de la production s’effacerait devant un ordre des signes dans lequel il n’y a plus de transcendance, même pas celle, aliénée, qui s’exprimait à travers le fétichisme de la marchandise parce qu’elle nécessitait encore l’idée d’une certaine utilité de l’objet produit malgré son travestissement marchand. Il y aurait dorénavant immanence à cet ordre des signes dans lequel toutes les combinatoires sont possibles. Le jeu n’est plus périphérique à l’ordre social, il en est un élément central.

Le consumérisme est donc plus ou plutôt autre chose qu’une idéologie. Comme le disait Baudrillard, « il se substitue à l’idéologie » comme une pratique de masse. C’est aussi ce que pensait Marcuse en envisageant la consommation comme gratification substitutive de la sublimation répressive, mais sans qu’elle ne se substitue à la « vraie » vie.

Consommation et domination réelle du capital

La norme de consommation

Elle joue un rôle important entre 1914 et 1945 aux États-Unis, mais elle fournira le modèle repris en Europe un peu plus tard. Pour éclairer cela on peut suivre le livre de Stuart Ewen Conscience sous influence : publicité et genèse de la société de consommation (Aubier-Montaigne16) qui aborde la question, en apparence économique, des relations entre production de masse et consommation de masse, mais aussi des aspects plus politiques comme la nécessité de lutter contre le communisme en en réalisant le principe du « À chacun selon ses besoins, à chacun selon ses capacités » ; ou plus culturels comme la possibilité de se libérer des anciennes sujétions à travers la « libération » des femmes.

« Faire tomber les barrières » est le slogan qui résume bien ce projet. La publicité est chargée d’assurer la médiation entre anciennes pratiques de classes (la culture ouvrière était encore solide) et nouvelles pratiques capitalisées de l’homme moderne. Mais c’est aussi les rapports entre les sexes qui s’en trouvent transformés en détruisant les reliquats de la structure sociale patriarcale par la double exaltation de la sexualité féminine et de son nouveau rôle « d’entrepreneur en mode de vie ». La publicité se fait révolutionnaire afin de détruire les vieilles représentations en culpabilisant celles qui y tiennent encore et en déculpabilisant celles qui sont enclins à les abandonner. Mais comme on peut le voir plus clairement aujourd’hui et comme nous l’avons maintes fois souligné, le capital ne dépasse jamais rien, il englobe. Ainsi, alors qu’il a magnifié l’avantage de la cuisine mécanique et industrielle à l’intention de la femme active, il restaure la figure de la tradition, de la cuisine des grands-mères. Toutefois, il ne la restaure pas comme pratique, mais comme représentation.

Revenons aux années intermédiaires de l’entre-deux-guerres. Les publicitaires soutinrent le New Deal parce qu’ils y voyaient une dimension révolutionnaire par rapport à l’Ancien Monde des valeurs traditionnelles. Les théories de Keynes inspireront les politiques économiques et budgétaires de tous les grands pays industrialisés après 1945 ainsi que les politiques sociales de conventions collectives patronat/syndicats arbitrées par l’État dans sa forme « providence ». Elles sont basées sur un donnant-donnant entre, d’un côté une acceptation ouvrière des hausses de productivité et donc de cadences de travail élevées, en échange d’une croissance continue du pouvoir d’achat de l’autre. Le tout arbitré par l’État avec par exemple en France, l’instauration du SMIG puis du SMIC, ce dernier ayant une ambition un peu plus grande au sens où il n’est pas seulement un salaire plancher de référence, mais qu’il accompagne la croissance en s’adaptant à son rythme et où il est censé produire un phénomène de rattrapage en faveur des bas salaires. Il s’ensuit une augmentation lente, mais continue de la part des salaires dans la distribution de la valeur ajoutée, au moins jusqu’à la fin des années 1970 et une réduction de l’éventail des salaires (1 à 3).

Ce sont ces politiques dites « de revenus » qui instaurent une norme sociale de consommation et tendent à institutionnaliser la lutte économique de classes sous la forme de la négociation collective. Cette norme de consommation touche toutes les catégories sociales puisqu’on parle par exemple de norme de consommation ouvrière caractérisée par la consommation de deux biens durables essentiels : le logement social qui apporte le confort et l’automobile qui assure à la fois la liberté individuelle de déplacement et permet d’assurer la contrainte d’un trajet logement-travail qui s’allonge. D’une manière plus générale, les normes, les règles et les contrats dans la société capitalisée tendent à remplacer la Loi de la société bourgeoise. Des nouveaux droits ou devoirs y sont attachés.

Derrière ces politiques de revenus s’exprime la thèse selon laquelle la croissance est tirée par la demande globale (consommation des ménages et investissement des entreprises) plutôt que par l’offre (production et épargne) et que cette demande augmente davantage si les politiques de revenus favorisent les bas et moyens salaires dans la mesure où leur « propension » (= tendance) à consommer est supérieure à celle des hauts salaires17. Toutefois, l’american way of life, au moins pour ce qui est des États-Unis a produit une situation dans laquelle le « peuple consommateur » a été plus keynésien que Keynes à partir des années 1960 et a fortiori depuis la révolution du capital et le développement de la fictivité. Il en a résulté un endettement important et donc une diminution de l’épargne nette. Je m’explique : pour Keynes, si les ménages augmentent ou réduisent leurs dépenses en fonction de l’augmentation ou de la diminution de leurs propres revenus, il n’en reste pas moins qu’ils doivent se plier à une loi psychologique fondamentale de toute collectivité moderne, à savoir qu’à l’augmentation du revenu réel correspond une augmentation supérieure de l’épargne. C’est justement ce qui ne tient plus dans la société capitalisée parce qu’on voit s’y développer à nouveau des comportements de « consommation concurrentielle18 » pour reprendre une expression de Veblen dans sa Théorie de la classe de loisirs[19], à travers la consommation de biens et de services de luxe, un secteur qui ne connaît pas la crise et encore moins la surproduction.

Cette faiblesse de l’épargne dans les pays centres de la puissance capitaliste explique en partie leur soif de captage des richesses des pays émergents. Il s’agit, pour eux, de compenser leurs taux d’épargne intérieurs insuffisants (sauf au Japon).

Cette fièvre consumériste aurait pu être freinée par une augmentation des taux d’intérêt, mais celle-ci ne fut que conjoncturelle, dans le but de conjurer l’inflation de la fin des années 1970. Aujourd’hui, même en période d’austérité, les très faibles taux d’intérêt réels maintiennent un niveau important de consommation.

L’innovation permanente stimule sans cesse la consommation

Les nouveaux types d’innovation permettent une utilisation des connaissances économe en capital fixe et en travail non ou peu qualifié, améliorant par là la productivité des facteurs de production, ce qui facilite une production en série, une baisse du coût unitaire et des prix et donc une consommation de masse. Ils contribuent au passage d’une société bourgeoise à une société salariale qui n’est plus basée sur l’antagonisme entre deux classes dont l’une semble être « le système » et l’autre « l’alternative » au système, mais sur des institutions politiques, sociales et culturelles d’intégration au « système », avec pour elles, mission de faire correspondre massification et démocratisation à travers la croissance de la consommation, qu’elle soit consommation de produits marchands ou de produits non marchands comme dans les secteurs de l’éducation, de la culture et de la communication (les services publics et services à la personne).

C’est ce lien entre consommation et démocratie qui est fondamental. Pourtant, il n’a pas été véritablement reconnu et exploité par la critique sociale ou révolutionnaire parce que cela conduisait à tourner le dos à l’idée d’une irréductibilité de l’antagonisme entre les classes. En conséquence, elle a souvent adopté une position morale sur la consommation ou alors mis en avant des manques dans la théorie des besoins de Marx. Cette occultation a été d’autant plus facile que la notion de besoin est parfaitement circulaire. Satisfaire des besoins n’est pas vraiment une fin si c’est simplement l’état de satisfaction qui est recherché. L’homme aurait alors le besoin de satisfaire ses besoins ! ? Ou alors on retombe dans une vision qui est celle de l’économie et aussi de Marx avec « l’empire de la nécessité naturelle » qui s’imposerait aussi bien à l’homme primitif dans le dénuement qu’à l’homme moderne entouré de richesses. Ce lien entre démocratie et consommation est fondamental disions-nous parce qu’il transforme complètement le processus de consommation. Celui-ci se fait de plus en plus qualitatif (cf. la notion aujourd’hui incontournable de « confort »), mais sans reposer essentiellement sur la distinction de classe et la différenciation statutaire d’objets ostentatoires à la valeur reconnue (base de la thèse de Veblen). Le processus qui lie maintenant distinction et imitation permet à la fois l’innovation et la consommation. Le même type de produit est décliné d’abord sous sa forme distinctive et relativement rare puis sous sa forme standardisée. La différentiation n’intervient qu’au niveau temporel (initiateur/imitateur) et au niveau de la qualité de second ordre (la voiture et le foie gras pour presque tous, mais pas les mêmes marques ou modèles).

Consommation et individualisme démocratique

Une importance accrue de la sphère privée

Le consumérisme est donc inséparable de l’avènement de ce que nous appelons « l’individu-démocratique » et pour reprendre un terme journalistico-sociologique, de la « moyennisation » des sociétés capitalistes. En langage sociologique on dira que les luttes de classement prennent le pas sur les luttes de classes. Loin de moi l’idée de faire ressortir une classe sociale, la (ou les) classe(s) moyenne(s) alors que je ne parle plus en termes de classes, mais seulement de dire qu’il y a une corrélation entre les innovations dans les nouvelles techniques de l’information et de la communication par exemple et un individualisme renforcé autour de valeurs et de pratiques qui ne sont pas celles traditionnelles de la bourgeoisie d’un côté, de la classe ouvrière de l’autre.

Ce processus est plutôt porté par des couches sociales très urbanisées et tertiarisées qui sont le produit de l’ascenseur social et s’avèrent les plus « branchées » sur la néo-modernité, parce que sans références de classes fortes et donc fortement sensibles à la dynamique immédiate de la révolution du capital dont elles ne ressentaient, jusqu’à peu, que les bienfaits.

 Par opposition à l’époque où la consommation ne représentait qu’une transcription de l’activité de subsistance, en marge des rapports marchands, la consommation est aujourd’hui un processus qui ressuscite la sphère du privé, au sein du ménage et de la famille (voir la tendance cocooning) alors que la production s’était de plus en plus développée en dehors de la structure familiale, au sein de la communauté du travail. Les pratiques de consommation ne sont donc plus immédiatement sous l’influence des rapports de production et de classes même si ceux-ci peuvent encore jouer leur rôle « d’habitus » pour reprendre le concept de Bourdieu. Après avoir conquis les femmes dans sa première phase de développement comme nous avons pu le voir, elle a conquis aujourd’hui les enfants et adolescents qui sont devenus une cible privilégiée dès les années 1970. Il est à noter que dans ce processus de consommation, l’homme adulte semble assurer une certaine continuité/tradition et que ce sont les femmes et les enfants qui prennent une place prépondérante. Cela recouvre la tendance à la perte de centralité du travail dans les rapports sociaux capitalisés et à une recomposition de la structure familiale dans laquelle les objets animés (télévision, robots et machines informatiques) tiennent une place considérable et remplacent souvent les personnes (cf. l’explosion mondiale du nombre de familles monoparentales).

Une fois de plus, le capital ne fait pas que dominer, mais développe de nouveaux mécanismes de reproduction des rapports sociaux impliquant une part de soumission et une part de libération des individus. Alors que dans les années 1960-1970 ces transformations produisaient des ruptures partielles telles que le « conflit des générations », « la fureur de vivre » et le refus du travail, la révolution du capital va stabiliser les rapports familiaux et intergénérationnels autour des valeurs d’une néo-modernité et de l’impératif de « rester jeune » et « branché » à travers des pratiques initiées par les médias, mais confortées par les réseaux sociaux.

Le procès de totalisation du capital

La mondialisation accroît encore ce phénomène par la diffusion de l’american way of life parmi les centaines de millions d’individus des pays émergents qui ont atteint un niveau de vie supérieur au simple niveau de subsistance et qui, eux aussi, ont des prétentions à la démocratie (revendication de l’Internet libre en Chine, lutte pour l’égalité des sexes en Inde). Pour ceux qui ne l’ont pas atteint, différentes formes de micro-crédit peuvent servir de palliatif : la révolution du capital ne serait rien sans la révolution anthropologique qui l’accompagne et on pourrait même dire, qui l’a précédée. Par exemple, dans les favelas du Brésil, dépourvues de tout sanitaire moderne et où les familles sont souvent sans travail officiel, des télévisions et des fours à micro-ondes flambants neufs occupent l’espace pourtant réduit des cabanes ; tout cela financé par endettement grâce à la Bolsa familia fournie par l’État.

La consommation est devenue un élément essentiel de la dynamique du capital, ce qui donne raison rétrospectivement à Schumpeter. La fuite en avant dans la consommation n’est jamais que le pendant de l’accumulation sans fin de puissance, de profits et de capital et de l’extension des marchés au niveau mondial. Mais cela ne se limite pas à ça. Schumpeter insistait sur le fait que cette dynamique du capital par l’innovation s’ancrait profondément au sein du rapport social et non uniquement dans la sphère économique. La dynamique du capital, c’est aussi pour lui, la capacité de mettre le bonheur à la portée de tous, même si on peut discuter de cette conception quantitative du bonheur. C’est en cela que le capitalisme est profondément démocratique sans être égalitaire et face à cet aspect on peut regretter que les arguments qui lui sont opposés soient souvent dignes des moralistes pédants du XVIIe siècle ou, à l’opposé, empreints d’un misérabilisme désuet.

On ne peut distinguer les deux mouvements internes au dynamisme. Ainsi, si d’un côté il y a bien comme conséquence les jeux et les plaisirs de la consommation, il y a aussi de l’autre, la logique du capital avec la réalité de la norme de consommation comme économie de temps en remplaçant l’activité directe par l’usage de biens d’équipement. Le capitalisme transmet ainsi à toute la société le secret de son dynamisme : la recherche de gain de temps qui permet un usage différent du temps comme le montrent le rapport entre le développement parallèle des équipements ménagers et du travail féminin, les modifications de langage aussi (« gérer son temps » ; « ça va, je gère », etc.). Dit autrement encore, la consommation est autant un débouché qu’une activité (l’unification du procès d’ensemble) dont la logique implacable est l’économie de temps.

Il a souvent été dit avec la nouvelle prédominance du toyotisme par rapport au fordisme (le flux tendu et le zéro stock) ou avec la théorie de la filière inversée de Galbraith, que la demande aujourd’hui commandait l’offre. Cela nous paraît insuffisant pour décrire les processus les plus récents et par exemple, la tendance à l’unité entre production et consommation. Cette thèse que nous avançons depuis un certain temps déjà, dépasse ce qui ne serait qu’une inversion de tendance ou de primauté ou encore de priorité. Ainsi, on ne « consomme » pas un nouveau produit, mais on participe à un processus social global dans lequel la consommation doit être à la base de la création des produits nouveaux, par l’intermédiaire de réseaux de communication sociale. Ce processus n’est lui-même possible que parce que le rapport marchand est entré en symbiose avec le rapport salarial. Travailleurs salariés et consommateurs-usagers sont intégrés au même processus. Dit en termes marxistes de valeur, il n’y a plus de problème de réalisation de la valeur puisqu’elle est immédiatement rabattue sur sa production, par exemple dans le « juste à temps » du toyotisme. Dans le même ordre d’idée, et nous l’avons dit ailleurs, il n’y a plus de crise de surproduction globale comme l’entendait l’analyse marxiste orthodoxe. Il peut y avoir des crises partielles dans certains secteurs (subprimes et immobilier en 2008), mais il n’y a pas trop de biens en général, seulement des transferts de demande en fonction des variations de niveau de profit ou de revenus. Ceci n’est possible justement que parce qu’il y a production et consommation de masse sinon cela produirait une situation de type précapitaliste, comme celle qui inquiétait déjà Malthus, pourtant représentant des grands propriétaires terriens, quand il ne voyait de « solution » à une crise économique que dans la production plus importante de produits de luxe pour une élite. Mais aujourd’hui, cette situation instable ne peut perdurer que si le rapport salarial ne rentre pas lui-même en crise du fait de débordements possibles du rapport marchand sur le rapport salarial dans une économie globalisée.

C’est ce processus et bien d’autres aussi qui nous font dire que nous sommes dans une « société capitalisée ». La consommation constitue un élément objectif de la capitalisation des activités humaines. Le temps devient lui-même un capital (le capital-temps, le « crédit de formation », le chèque–nouvel-entrepreneur, etc.) qui permet de créer de nouvelles différenciations au sein du salariat avec le développement des activités de services à la personne. Il y a des temps de différente « valeur » comme l’a bien exposé A. Gorz dans différents travaux.

En étant maintenant autant si ce n’est plus consommation de signes que d’objets, la consommation de la seconde étape de la « société de consommation » (disons à partir des années 1980) se retrouve en phase avec tous les autres éléments du processus de capitalisation et particulièrement avec les tendances à la fictivisation et à la virtualisation. Ainsi de la monnaie-signe qui s’impose à la monnaie-marchandise comme l’écriture s’est imposée à la parole et maintenant le numérique à l’écriture traditionnelle. Chaque fois la déterritorialisation est plus importante et la communication plus problématique. Il y a un problème de convertibilité. La monnaie-marchandise reposait sur l’or… comme le silence ! Les ritournelles sur la déconnexion, le réel en danger devant la montée du fictif ou du virtuel, le rationnel en danger lui aussi devant la montée de l’irrationnel procèdent plus d’une grande peur que de l’analyse critique.

Actualisation

De nouveaux mécanismes de reproduction des rapports sociaux

En mettant en crise les institutions20, la société capitalisée supprime les médiations. Pendant que le rôle des élections décline, que la méfiance vis-à-vis de la politique augmente, l’individu-démocratique est mis en contact direct avec la liberté individuelle et l’égalité des conditions à partir de la consommation des nouveaux produits, un accès facilité à la protection sociale (CMU en France) et au crédit. Les NTIC ont accéléré le processus de « démocratisation » alors que tous les mauvais augures nous prédisaient un décrochage de la part de la partie de la population qui ne saurait utiliser les nouveaux outils informatiques. Alors que la transformation du statut des femmes dans le salariat avait permis le développement de la production et de la consommation de biens durables, l’invention du concept de « jeunesse » a eu comme conséquence la création d’un modèle idéal de consommation et l’éclosion d’un foisonnement de nouvelles marchandises jetables sur la base de la miniaturisation des objets technologiques. Et la profusion des objets/marchandises n’a pas empêché une normalisation des désirs. Dans le même temps, de nouveaux objets sont nés qui ne sont pas uniquement des objets de consommation, mais des sortes d’outils technologiques (ordinateurs, téléphones mobiles, CD-Rom) qui sont utilisés de façon active et interactive qui dépasse la séparation entre producteur et consommateur.

De la même façon que les prix ont tendance à être majoritairement des prix administrés ou des prix de cartels (oligopolistiques) et donc des prix arbitraires par rapport à leur « valeur », la consommation s’institue en système monopolistique comme contrôle sur la demande et socialisation des codes. C’est ce contrôle qui est l’articulation stratégique de la fameuse « filière inversée » de Galbraith21. Contrôle des prix et contrôle de la demande sont essentiels au processus de capitalisation différentielle en situation de reproduction rétrécie. En effet, jusqu’aux années 1950-1960, la valeur d’usage continuait à fonctionner comme signe avec une importance donnée au produit concret qui permettait l’accès, non seulement à la modernité, mais au confort, avec par exemple les premiers pas du secteur de l’électroménager. Cela marquait un retard du secteur de la consommation par rapport au secteur de la production ou la prévalence du travail abstrait rendait superfétatoire toute discussion autour de l’utilité de tel ou tel travail concret. Mais avec la révolution du capital, il ne reste plus grand-chose de l’ancien fétichisme de la marchandise. On est dans l’immanence. Les valeurs d’usage sont devenues des valeurs pour le capital, pour son usage. Il en a fait son utilité et c’est pourquoi aujourd’hui les théories néo-classiques rendent mieux compte des prix que la théorie classique ou sa variante marxiste.

 Il est d’ailleurs étonnant de voir comment les ressorts et les concepts de la néo-modernité produits par la révolution du capital composent une sorte de modèle du joueur (ou du spéculateur diront les moralisateurs) à la fois désirant, nomade, différent et multiculturel, usant de la mode de la séduction, du simulacre, de l’éphémère et de l’aléatoire, évoluant du local au global et du global au local à travers l’information.

Des limites internes ?

Nous n’évoquerons pas ici les limites externes de type catastrophiques qui pourraient intervenir, mais seulement des limites internes, même si le procédé est un peu arbitraire quand on a problématisé un procès de totalisation du capital qui rend peu pertinent tout discours dualiste.

On peut signaler tout d’abord que les femmes et les jeunes développent des contre-valeurs qui peuvent corroder l’édifice par une exigence de se réapproprier du temps pour les premières et pour les seconds, de mieux le contrôler de par leur position encore marginale par rapport au travail, ce qui peut amener la critique au moins partielle du temps contraint (cf. les refus de contrats comme le CIP ou le CPE et parallèlement une certaine ambivalence par rapport à la contrainte de flexibilité).

D’un autre côté, la critique écologique fait intervenir un nouvel élément en rupture avec la critique ouvrière de l’usage. En effet, cette dernière voyait dans la révolution sociale une reconquête de la valeur d’usage des objets sur leur aspect marchand, mais sans critique de l’objet lui-même. Ainsi, la CGT automobile demande encore aujourd’hui la construction de véhicules 4x4 et la continuation de la politique du « tout camion pour sauver Renault et RVI !) ; alors que la critique écologiste s’attaque à la notion d’utilité elle-même du fait du caractère négatif qu’elle aurait pris à l’ère de la production de l’obsolescence programmée et de l’objet comme déchet potentiel.

La critique écologique participe activement de la crise du capitalisme comme mode de production en ce qu’il rend l’agrobusiness, l’industrie, la construction et le bâtiment et donc aussi les travailleurs de ces secteurs, responsables de la dégradation de l’environnement. Mais il se développe dans la rupture d’avec la production qui apparaît soit comme magique (coupée de l’acte même) soit comme une malédiction (nuisances). Donc elle se retrouve dans l’impasse qui apparaît le plus clairement quand elle se commet avec le pouvoir politique en assurant des fonctions ministérielles.

Une fois de plus, pour l’instant du moins, nous laissons aux forces dominantes le soin de trouver des « solutions ». Les grands sommets sur l’environnement, l’effet de serre, les énergies renouvelables, la mise en place industrielle du recyclage et la tentative de certaines entreprises de mettre fin à l’obsolescence programmée sont toutes des initiatives en provenance de ce que nous appelons le secteur I ou capitalisme du sommet et de ce point de vue, il ne faut pas se leurrer sur ce que signifie l’arrêt du nucléaire en Allemagne. Il n’est pas indépendant de la longue lutte antinucléaire qui s’y déroule, mais il est surtout liée à la position particulière d’une Allemagne démilitarisée pour qui le nucléaire n’est qu’une source d’énergie comme une autre à la différence de la France qui tire du nucléaire l’essentiel de sa puissance étatique et politique.

La remise en cause des politiques keynésiennes depuis maintenant trente ans participe, elle, de la crise d’ensemble de la reproduction des rapports sociaux. La révolution du capital a accéléré les facteurs déstabilisants sans trouver de nouveau compromis et les forces en présence tirent à hue et à dia avec des États qui cherchent en général à maintenir un système de socialisation des revenus et même à l’étendre là où il est embryonnaire comme aux États-Unis, pendant que la plupart des entreprises ont tendance à ne plus percevoir les salaires que comme des coûts et donc à faire pression sur eux par le blocage des salaires ou/et les licenciements. Et même si on y regarde de plus près, la crise des subprimes et de la bulle immobilière s’inscrit encore dans une approche fordiste, même si c’est maintenant plus au sein d’un mode de dérégulation que d’un mode de régulation. Avec les prêts américains et espagnols pour l’acquisition de logements par les pauvres ou les jeunes, on a bien cette situation où le plus de personnes possibles sont transformées en usagers du capital alors qu’ils sont plus difficilement reproduits en tant que travailleurs. Combien de temps cela peut-il durer ?

Enfin, une stagnation récente des niveaux de vie dans les pays les plus riches et les plus enclins à consommer produit une modification de la structure de consommation. En effet, dans la perspective néolibérale, des prix mondialisés par l’ouverture à la concurrence sont censés induire une tendance générale à la baisse et donc maintenir un haut niveau de demande. Or il se trouve que des prix intérieurs ne sont pas mondialisés, mais sont à la hausse, comme le prix de l’énergie qui dépend beaucoup des taxes ou le prix du logement, etc. Par ailleurs, alors que la consommation est censée correspondre à un choix raisonné sous contrainte monétaire pour ces mêmes néo-libéraux, il se trouve que de plus en plus de consommations correspondent en fait à des « dépenses contraintes » par les nouveaux modes de vie (logement et transport renchéris). Ces dépenses dites « incompressibles » augmentent pour tous, mais en proportion touchent surtout les bas revenus22. Là encore, on ne peut que se demander combien de temps est-ce tenable sans que les présupposés de la société capitalisée sur sa capacité à apporter le bonheur ou en tout cas à être la moins mauvaise des sociétés ne s’écroulent où mieux, soient renversés ?

 

Notes

1 – Une première version de ce texte, beaucoup plus courte, est parue sur notre site en janvier 2013.

2 – Je ne pense donc pas que nous puissions dire, comme M. Bookchin (Une société à refaire, ACL), que la domination sur la nature précède la domination sur les hommes.

3 – Sous-entendre que ce panier a une valeur relative suivant l’époque ne change rien à l’affaire.

4 – C’est la position de Marx dans les chapitres VI et IX du Livre I du Capital, mais il ne s’y tient pas comme le signale G. Jorland dans son livre Les paradoxes du capital (O. Jacob) et comme on peut s’en rendre compte au chapitre 27 du Livre III, La Pléiade, volume II, p. 1466-69. Ces trois pages sont à la fois d’une clarté exceptionnelle pour l’entendement… et d’une confusion extrême en ce qui concerne la doxa marxiste. Page 1467, par exemple, Marx dévoile parfaitement la contradiction qu’il y a à vouloir mesurer le travail par le temps de travail ce qui implique une moyenne commune et une certaine homogénéité déterminant une quantité, alors qu’il parle par ailleurs en termes d’intensité du travail ce qui implique des différences et une hétérogénéité du point de vue de la qualité. Il en déduit que taux de profit et taux de salaire qui normalement ne peuvent que diverger selon la loi de la valeur peuvent en fait converger à la hausse (comme, par exemple, dans la période des Trente Glorieuses). C’est ce que les économistes appellent le phénomène de « réversion de capital »). Il y dévoile aussi que profit moyen et salaires sont anticipés bien avant la production de valeur qui leur correspondrait ce qui détermine le prix. Dans le même passage, il aboutit aussi au fait qu’il y a de façon contractuelle une sorte de seuil minimum de salaire qui pré-existe à la production, la partie variable dépendant du rapport de force. Sur cette base il n’y a plus grande différence entre le prix de production de Marx et le « prix naturel » de Smith. Une fois de plus Marx ne « dépasse » pas les classiques même s’il se veut critique de leur économie politique.

5 – Œuvres, vol I, La Pléiade, p. 807 et 833.

6 – Preuve une fois de plus que la force de travail n’est pas une marchandise, en tout cas pas une marchandise comme les autres.

7 – Une reconnaissance assez cynique quand même puisque Keynes disait in petto qu’en dernier ressort, s’il le fallait, une bonne petite inflation ferait baisser réellement les hausses immodérées du salaire monétaire. Prédiction en passe de réalisation à partir de la fin des années 1960, mais contredite par la grande vague de luttes sociales de l’époque.

8 – Ch. Gide : Principes d’économie politique, Siret, réédition 1913. Gide n’emploie pas le terme de désirabilité pour faire preuve d’originalité, mais pour le distinguer de la notion d’utilité qui lui paraît trop objectiviste et normative. On retrouve le même souci de se distinguer du sens vulgaire d’utilité chez Pareto et son concept « d’ophélimité ». Mais les ancêtres de cette rupture avec le naturalisme aristotélicien sont Condillac et son sensualisme dans le commerce et le gouvernement (Slatkine, 1980) dont va s’inspirer Bentham pour développer sa théorie de l’utilitarisme qui va influencer à son tour l’école marginaliste de Jevons. Pour cette dernière, la valeur ne réside pas dans la qualité inhérente à un bien, mais dans les besoins humains qui assignent une valeur aux biens. On voit là le rapport étroit entre théorie néo-classique et « société de consommation ».

9 – Cette rupture est dès l’origine ambiguë comme le montre J.-J.. Goux dans son livre : Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, 2000. Ainsi, A. Gide, le neveu de Ch. Gide, semble faire l’apologie de cette exacerbation des subjectivités dans les nourritures terrestres et de la fin de la fixité des valeurs dans Les faux monnayeurs ; Valéry est aussi séduit dans Monsieur Teste ; et on retrouvera par la suite la même ambiguïté dans les positions de Bataille, Deleuze et Baudrillard, à savoir un mélange de critique et de fascination. Par contre le rejet est particulièrement violent chez Proudhon (Manuel du spéculateur en Bourse), Péguy (L’argent), Drieu la Rochelle (Journal 1939-1943) qui tous seront réunis pour donner une base intellectuelle à un anticapitalisme de droite (« le capital est cosmopolite » dit Proudhon, p. 29, comme les juifs rajouteront les fascistes).

10 – Baudrillard : La société de consommation, op. cit., p. 313.

11 – Ainsi, J. Attali et M. Guillaume dans L’anti-économique, Syros, 1974, définissent le besoin comme « … ce à quoi on ne prend plus plaisir, mais dont la non-satisfaction serait inacceptable (p. 144). En cela ils font comme si le principe de plaisir était le déterminant de la séparation entre besoin et désir. Comme si le désir ne pouvait pas justement conduire à l’abandon du confort, à la souffrance et le manger à la jouissance !

 Quant aux penseurs néo-classiques qui se sont quand même penchés sur les aspects subjectivistes de la consommation, ils tentent de résoudre le dilemme désir ou besoin en lui substituant celui de « préférence ».

12 – D. Bell : Les contradictions culturelles du capitalisme.

13 – Ce n’est plus seulement le Mandeville provocateur de La fable des abeilles, annonçant que les vices équilibrent les vertus pour l’harmonie des sociétés qui est cynique, mais l’ordre de la production lui-même (p. 47) dans la mesure où même les destructions sont calculées.

14 – Cf. Baudrillard : Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972.

15 – Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse, Champ, Actuel, 2008 et La mystique de la croissance, Flammarion, 2013.

16 – Les commentaires plus élaborés de cet ouvrage se trouvent dans le n2 de la série IV de la revue Invariance, 1986, p. 63 et ss.

17 – Je change les symboles de la formule de Keynes pour simplifier, mais ça donne ça : R est le revenu, C la consommation, E l’épargne et par définition R = C+E. Keynes va distinguer deux sortes de propension, premièrement la propension moyenne qui exprime la part de revenu qui est consommée ou épargnée (elle se note C/R ou E/R) et deuxièmement la propension marginale à consommer et épargner qui s’intéresse à la répartition de la variation de revenu quand il y a des hausses et des baisses de salaires. Si Δ signale la variation, alors la propension marginale à consommer s’écrit ΔC/ΔR et les statistiques montrent qu’elle est plus forte pour les bas que pour les hauts salaires qui ont eux une plus forte propension à épargner. Moralité comme le disait Keynes qui n’était pas un bourgeois, mais plutôt un aristocrate déclassé et provocateur fréquentant des personnes un peu en marge comme les membres du Groupe de Bloomsbury et Virginia Woolf, « seul l’argent des pauvres est intéressant pour la croissance ». Il faut donc augmenter les salaires ou/et leur masse. Avec Keynes, on se rapproche un peu aussi de Bataille puisque la dépense est inscrite à la base de l’accumulation et remplace l’épargne qui devient désaccumulation. C’est pourquoi Keynes voulait « l’euthanasie des rentiers ».

18 – La consommation concurrentielle n’est pas forcément ostentatoire ; elle peut même ne pas apparaître. Par exemple l’achat d’un appartement en centre-ville qui permet de ne plus avoir de voiture réduit quantitativement la consommation, mais pas le coût de la dépense choisie.

19 – T. Veblen, Théorie de la classe de loisirs, TEL Gallimard, 1977.

20 – Ce que J. Guigou appelle « L’institution résorbée », cf. Temps critiques, no 12

URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.... ;

21 – Pour un résumé commenté de sa thèse, cf. Baudrillard, La société de consommation, op. cit., p. 97 à 105.

22 – D’après l’Insee, ces dépenses sont passées de 50 % à70 % pour les niveaux les plus bas entre 2001 et 2006.