L’activité critique et ses supports
La revue constitue le support collectif de plusieurs individus dont certains s’expriment aussi plus individuellement dans le cadre de livres au sein, par exemple, de la collection « Temps critiques » chez l’Harmattan ; ou bien en dehors de la revue chez d’autres éditeurs ou plus rarement dans d’autres revues. Plusieurs pistes de réflexion y sont développées qui le plus souvent convergent (le capital comme dynamique et pouvoir et non un système ou un processus automate ; le capital a tendance à ne rien dépasser sur le long terme, mais il englobe ; l’évanescence de la valeur et la caducité de la valeur-travail et en conséquence le déclin des luttes de classes et la perte du sujet révolutionnaire, la société présente comme société capitalisée, etc.), mais parfois aussi s’opposent. Soit à travers des positions différentes soutenues par les divers participants puisque nous ne sommes pas un groupe politique avec une ligne clairement définie, même si nous développons une certaine continuité qui finit par faire corpus, surtout vu de l’extérieur ; c’est par exemple le cas du dépassement définitif ou non de la forme nation de l’État en la forme réseau. Soit à partir du développement de certaines thèses dont les implications théorico-pratiques apparaissent après coup comme contradictoires ou au moins aporétiques (la nécessité des luttes sur le lieu de travail/l’inessentialisation de la force de travail et la critique du travail, etc.) ou simplement sont mises de côté parce qu’elles perdent de leur centralité, conjoncturellement ou structurellement (les notions de reproduction et de mode de reproduction entachées d’une vision trop systémique) ou laissées à éventuelle maturation avant d’être réactivées (l’aliénation initiale) ou finalement abandonnées parce que critiquées (le parachèvement du capital) ou jugées inadéquates sans que cela ait fait l’objet d’une mise au point (l’emploi de la notion de néo-moderne par Riccardo d’Este pour critiquer les formes nouvelles de domination du capitalisme ne fut pas développée ou précisée du fait du décès de son auteur ; or elle aurait demandé justement à être précisée à partir du moment où le terme de « postmoderne » s’imposait dans le langage philosophique et politique courant sans que soit spécifiée la nature critique ou au contraire apologétique du terme).
Ce qui relie tous ces aspects de notre activité, c’est une certaine conception de la critique qu’on peut décliner selon plusieurs axes :
1. L’intervention critique qu’on peut caractériser de politique, sans connotation péjorative au terme de politique si on conserve encore une quelconque valeur à ce mot, c’est celle qui rend pleinement visible et lisible ce qui affleure juste au sein de l’événement, comme, par exemple, dans le mouvement des Gilets jaunes. C’est ce que nous avons tenté de rendre dans des brochures qui replaçaient la Révolution française au centre des références de ce mouvement. Parce que cette dernière, qui a longtemps été décriée comme principalement bourgeoise par les « révolutionnaires1 » d’aujourd’hui, reste aujourd’hui la seule référence faisant encore sens au mot révolution pour nombre de révoltés dans le monde et pas seulement donc en France. Par ailleurs la résurgence de cette « imagerie » redonnait aussi du sens à nos développements post-prolétariens sur l’hypothèse d’une révolution à titre humain — notion empruntée à la revue Invariance dans ses séries II et III —, à travers notre réévaluation de la portée de la Révolution française dans ses meilleurs moments et notre insistance sur la généricité (le « genre humain »).
Cela nous donnait aussi la possibilité de participer directement au mouvement, au moins à Lyon parce que nous représentions une certaine force collective par vérification directe de nos thèses, même s’il faut bien reconnaître que ce n’est pas une expérience « reproductible », sans pour cela exclure que l’opportunité d’une telle situation ne se représente.
2. L’intervention théorique à portée politique, mais sans impact immédiat majeur dans la pratique. Ainsi, lorsque face à une offensive politique de l’État et du gouvernement sur le travail comme valeur pour répondre à sa perte d’importance dans la valorisation des activités humaines, un processus aujourd’hui visible par tous, au moins dans les zones capitalistes dominantes, nous avons répondu par la brochure : Sur la valeur-travail et le travail comme valeur2. Sans toutefois nous illusionner sur la portée des phénomènes d’abandon de postes de travail au lendemain de la crise sanitaire.
À un autre niveau, plus général, l’activité critique délaisse les masques que représentent parfois des catégories (les théories de la valeur par exemple) qui ont pu être nécessaires à une certaine époque, de façon à « dévoiler » le cours du monde de manière à en rendre le sens devenu tout à coup transparent (cf. Jacques Camatte et sa notion de « dévoilement » pour mai-juin 68 ; l’opéraïsme italien et l’ouvrier-masse de 1969-1973 réalisant la critique du travail dans le refus du travail)… alors que les prémisses théoriques, en tant que telles (critique de la vie quotidienne), ne seront appropriées qu’après coup… et souvent, alors que c’est trop tard (par exemple la résurgence affadie du conseillisme ouvrier des années 1917-1923 comme idéologie de l’autogestion dans l’après-68 en France avec Lip ; ou de l’autonomie dans l’Italie de 1977).
Certains nous reprochent notre « immédiatisme » parce que nous serions parfois trop en prise avec des mouvements de lutte jugés par eux sans transcendance possible, parce qu’il leur manquerait tel ou tel caractère : une position de classe claire ou une perspective politique dont sont bien évidemment dépourvus le mouvement des Gilets jaunes comme celui des jeunes émeutiers en rébellion. À l’opposé, d’autres nous imputent des positions hypercritiques et/ou de surplomb du simple fait de critiquer un mouvement, même en y participant, par exemple en pointant les limites ou risques ou encore insuffisances de certaines de ses pratiques. Si cela c’est avoir une attitude « en surplomb », alors c’est la pertinence même d’une activité critique, de toute activité critique qui est mise en débat ou pire en accusation. C’est tout le travail du négatif et de la dialectique qui se trouve alors refusé. C’est pourtant ce à quoi nous nous sommes essayés avec nos brochures autour de la lutte contre la réforme des retraites3. Leur bonne réception générale montre que l’entreprise est possible et tenable, même si nous avons reçu un accueil plus froid à propos de notre dernière brochure sur ce point : Fin de parcours ?, certains diffuseurs de nos articles le trouvant sans doute trop en surplomb ou dégageant insuffisamment de perspectives sur l’après-mouvement, comme si la théorie avait la capacité d’être encore la « grande Théorie » telle qu’elle a été conçue et produite historiquement en rapport avec le développement concomitant de la révolution industrielle et des classes antagonistes que furent bourgeoisie et classe ouvrière. Dès les prémisses et débuts de la revue (1987-1989), nous avions — dans le bilan effectué des vingt années qui précédaient et les critiques pointés sur la théorie du prolétariat et les manques et défaites du mouvement — estimé que la théorie devait se faire modeste, qu’il n’y avait rien à refonder, tout juste reprendre une activité critique. Bien sûr, pour répondre à une remarque qui nous a été faite sur ce manque de prévision en fin de brochure (Fin de parcours ?) et de mouvement contre la réforme des retraites4, on aurait peut-être pu prévoir le devenir émeutier du printemps 2023 des mouvements amorcés depuis la lutte contre la loi-travail. Mais rien ne laissait prévoir que cette colère devienne transversale et qu’il y ait un début d’alliage entre différentes composantes critiques et agissantes ce printemps. Certes, certains, par exemple dans Lundi matin, ont tendance à voir dans toutes ces luttes une même « séquence » (un nouveau mot à la mode dans le vocable radical) qui deviendrait cumulative par la transmission d’une mémoire de lutte rendue possible par la fréquence des moments internes de la « séquence ». Ce n’est pas la position que nous avons exprimée quand nous avons, à la fin du mouvement des Gilets jaunes, abandonné une expérience devenue sans perspective ni objet autre que de se raccrocher à de nouvelles manifestations et actions quelles qu’en soient la provenance (antivax, antifa, anticapitaliste). Nous l’avons déjà dit, nous sommes plutôt dans l’idée que « les mouvements sont faits pour mourir » et que chaque défaite finale, quel que soit le niveau de lutte et de satisfaction que nous ayons pu y connaître, ne peut constituer un marchepied pour la lutte suivante. Cela ne veut pas dire que l’expérience passée ne sert à rien, mais elle n’est pas une garantie de saisie de ce qui apparaît de nouveau comme on a pu le constater en 1968 pour la génération de la lutte contre la guerre d’Algérie ou les « gauchismes historiques » ; et au moment du mouvement des Gilets jaunes, ignoré ou dénoncé par bien des officines d’extrême gauche.
Par rapport à ces deux écueils (immédiatisme, position de surplomb), il s’agit de rechercher le rapport dialectique que la critique peut établir au rapport social et aux mouvements en gestation, ce qui la distingue de la « grande théorie ». Dans cette mesure, elle est forcée à la modestie, même si c’est elle qui peut conduire à abandonner les masques que représentent des catégories (les théories de la valeur par exemple) qui ont pu être nécessaires à une certaine époque, à la « grande théorie » de façon à dévoiler, nous l’avons déjà dit, les phénomènes de manière à en rendre le sens lisible, voire transparent. Comme exemple historique, mais récent, on peut citer la mise en rapport d’une critique de la valeur-travail et la remise en cause d’un prix de la force de travail dans la lutte pour « le salaire politique » dans l’Italie des années 1970 ; alors que souvent les prémisses théoriques ne sont appropriées qu’après coup, comme en France après mai-juin 68, avec l’opéraïsme on a un développement théorique qui se met en place dès la première moitié des années 1960, mais qui va trouver sa « vérité » dans les enquêtes ouvrières menées à la Fiat et dans les grandes usines du Nord tout au long des années 1960 avant de trouver sa pratique à partir de 1968-1969.
La fixation sur ce qui serait notre position de surplomb provient de la croyance en une équivalence de positions placées chacune l’une à côté des autres à l’intérieur d’un même registre d’interprétation et donc de vérité. C’est l’horizontalité des réseaux y compris de pouvoir qui constitue un moteur du dynamisme actuel de la société du capital et, paradoxalement, la base d’un relativisme qui, abandonnant la démarche dialectique, condamne effectivement toute recherche de totalité comme étant verticalité, surplomb, jugement, négation des subjectivités et finalement le faux.
3. De notre côté, nous n’avons jamais cédé à ce qu’on pourrait appeler l’hypercritique ou alors c’est malencontreusement et malgré nous. Une tendance assez présente parmi ceux qui se posent comme « radicaux » et se lamentent de l’apathie supposée ou réelle, pour ne pas dire la « soumission », qui caractériserait le commun des mortels… dont ils ne font pas partie puisqu’ils posent cette radicalité comme un en-dehors du rapport social qu’ils ne reproduiraient pas (« le capital et son monde », disent-ils).
Nous n’essayons pas au sein de la revue d’arrêter les efforts de conceptualisation, mais de nous débarrasser, tant que faire se peut, des concepts réduits à des catégories de pensée pour rendre compte des processus à l’œuvre. C’est ainsi que nous avons procédé pour « la révolution du capital », « l’inessentialisation de la force de travail » et « l’évanescence de la valeur », qui ne sont d’ailleurs pas à proprement parler des concepts. Cet effort théorique est certes parti de Marx, mais nous pensons assez inutile de lire Marx aujourd’hui pour se le réapproprier. Les individus d’aujourd’hui, s’ils sont en recherche d’autre chose que d’une carrière universitaire ou intellectuelle, n’ont pas besoin de parcourir tout le cursus théorique que se sont imposé ceux qui les ont précédés… parce qu’ils étaient dans une autre période historique qui demandait, de façon concomitante, réappropriation et dépassement. Pourtant parmi les personnes croisées durant nos activités, les plus jeunes ou les plus neuves en politique ou militance ont souvent tendance, alors qu’ils ont été en rupture d’études ou même en relatif échec de ce côté-là, à nous réclamer des cours de formation accélérée ou des sortes de kit de pensée de façon à ce qu’apparaisse clairement de quoi il s’agit et qu’il n’y ait pas à se demander « Mais enfin où voulez-vous en venir ? » comme nous le fit remarquer les membres d’un séminaire autour de notre livre L’évanescence de la valeur.
Indépendamment de la critique que l’on peut faire par rapport à cette demande et méthode d’« apprentissage », le contexte historique et politique n’est plus le même que celui d’avant 68 (cours de formation par les syndicats, le PC et les groupuscules politiques) et même de l’après-68. L’appropriation critique des années 1960-1980 reposait sur un terreau fertile qui faisait marcher de pair réappropriation du corpus théorique oublié ou occulté par le marxisme-léninisme et prise de distance. Ce fut l’œuvre de quelques librairies comme La Vieille Taupe d’origine qui mis à disposition des fonds Costes sur Marx et Spartacus ainsi que des brochures ultragauche diverses dont la brochure Critique de l’idéologie ultragauche produite par Barrot-Dauvé, qui fit un certain bruit. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle est passé et nous sommes dans un tout autre contexte et après des transformations fondamentales du rapport social capitaliste qui, finalement, rendent assez vaines des querelles devenues aujourd’hui purement académiques, aussi bien au niveau des polémiques politiques internes à un milieu ultragauche aujourd’hui décomposé, qu’au niveau de débats sur l’accumulation, la théorie des crises, l’impérialisme, la position envers les syndicats qui tinrent longtemps le haut du pavé. Autre exemple, le débat marxien sur la transformation des valeurs en prix de production n’a toujours pas été résolu théoriquement et mathématiquement à travers les différentes lectures de Marx, mais, pour nous du moins, il l’est aujourd’hui pratiquement du fait de l’évanescence de la valeur, qui ne joue plus son rôle de masque et de représentation de la richesse, ce qui débouche sur une « vérité » des prix dont l’écart à la valeur n’est pas, ou en tout cas plus, une question de transformation des valeurs en prix, mais une question de transformation des rapports capitalistes. De la même façon, le débat post-68 initié par Invariance sur parti formel et parti historique, aussi intéressant qu’il ait été, ne nous sert plus de rien, si ce n’est à regarder de loin le déroulement de ce qui a été le fil rouge du programme prolétarien, aujourd’hui que la question du parti ne se pose plus. Nulle part en effet n’existe aujourd’hui de parti communiste au sens historique du terme, à moins qu’on soit affilié à une des micro-organisations bordiguistes ; quant aux partis formels (de masse), à part le parti chinois, on ne voit pas.
Le fait que les individus participant à Tiqqun puis à l’IQV parlent de « parti imaginaire » n’est d’ailleurs pas sans rapport avec l’épuisement de la question, pour ne pas dire sa caducité.
Pour trancher sur cette base et donc en toute connaissance de cause, cela obligerait le néophyte, comme certains tentent de le faire même autour de nous et sans que nous les encouragions, à ingurgiter à la vitesse grand V aussi bien ce qui était « vrai » que tout ce qui était « faux » en totalité ou partiellement dès le départ, puis de le dégager de ce qui s’avérait « faux » aujourd’hui, avant de pouvoir espérer dire ce qui reste vrai… C’est d’ailleurs la question que nous pose Roland Simon par rapport à la théorie de la valeur dans Fondements critiques d’une théorie de la révolution, Senonevero, 2001, p. 335 et sq.
4. La critique peut s’opposer au cours du monde tel qu’il se déploie et plus généralement nous pensons qu’il peut exister une opposition au capital qui ne soit pas contre dépendante et qui participerait de fait à la dynamique du capital… par un renversement du « travail du négatif » mis à l’œuvre cette fois par le capital et non plus par le prolétariat. Il ne s’agit donc pas, pour nous, d’abandonner la dialectique au profit soit d’une pensée non-dialectique, car affirmative immédiatement d’un sens insurrectionniste plus ou moins latent : le « temps des émeutes » comme stratégie politique, les pratiques du Black Bloc comme tactique ; soit d’une autonomisation de la théorie (la théorie comme enchaînement de concepts qui s’affineraient au cours du temps) parallèle à une autonomisation du capital par rapport au devenir de l’espèce. Dans cette perspective, il n’y a plus d’intervention possible ni théorique ni pratique ; au mieux une vague empathie par rapport à des mouvements. C’est une facilité par rapport à des mouvements comme Nuit debout parce qu’ils pratiquent la palabre, l’affirmation de la force performative du discours et que finalement, ils font consensus par leur formalisme démocratique et semblent chasser l’inimitié récurrente produite par les conflits politiques. C’est par contre une difficulté quand une ligne « amis/ ennemis » remplace les frontières de classes, mais sans ligne politique stratégique. Le critère de reconnaissance réside alors dans le seul caractère d’insubordination, sans que rien dans le mouvement ne vienne confirmer les thèses développées par ailleurs. D’où alors une difficulté à distinguer entre mouvement des Gilets jaunes et « non-mouvement » des manifestations antivax5. À l’inverse, les forces de répression sont renvoyées non à l’inimitié, mais à la haine sans que la moindre discussion n’apparaisse sur le processus qui pourrait conduire à terme à les briser6. Soit un fétichisme des moyens qui ne supporte pas de réfléchir sur ses fins (cf. le cortège de tête devenu idéologie du cortège de tête et la pratique Black Bloc au service de mouvements qui n’intègrent pas le niveau de violence qu’ils devraient assumer et exercer eux-mêmes, quel qu’il soit).
5. Si le travail théorique précède parfois et même souvent les mouvements, c’est que le rapport entre critique et pratique est certes celui de la discontinuité, mais dans l’interaction. Il n’y a donc pas d’unité a priori de cette critique, d’où le fait que certains relais de cette critique (revues, réseaux) ne cherchent pas l’unité à tout prix, mais composent avec des réflexions composites sans se soumettre au cadre imparti par le « programme communiste » comme quand le « parti-Marx » critiqua les programmes sociaux-démocrates de Gotha et d’Erfurt. Cette opportunité/liberté était aussi celle d’un socialiste utopique à la Leroux et plus près de nous des textes opéraïstes des années 1960 et particulièrement ceux de Raniero Panzieri. Même si Panzieri et ses camarades ont tenu compte de ce qui s’est passé piazza Statuto à Turin en 1962 et de la subjectivation qui s’en est suivie dans le passage progressif de l’insubordination et de la révolte vers la lutte révolutionnaire, la critique s’objectivait dès le départ dans l’analyse des transformations du capitalisme et particulièrement dans un nouveau rapport critique aux machines et au « progrès » qui se manifestait dans le développement le plus récent des forces productives dans un pays : l’Italie, arriéré de ce point de vue, mais voulant rattraper son retard. La rupture théorique de l’opéraïsme avec l’idéologie marxiste-léniniste de la neutralité de la science allait alors trouver à se concrétiser dans un grand mouvement de refus du travail chez les OS et techniciens qui s’opposait à l’introduction de la technoscience dans un procès de travail pas encore complètement subsumé (dominé) par le procès de production du capital. C’est dans ce « maillon faible » du capital international que les moyens de lutte employés s’écartèrent passablement des traditions du mouvement ouvrier de type syndical (sabotage, attaques contre les marchandises, mais aussi contre les machines et la sacro-sainte défense de l’outil de travail). C’est là que s’est exprimé le rapport dialectique entre théorie et pratique (une praxis) qui tend à dépasser l’opposition historique entre léninisme (la conscience produite à l’extérieur de la classe, le rôle dirigeant d’un parti de masse) et gauchisme historique (la spontanéité de la classe, les avant-gardes ouvrières).
L’approche en termes de composition de classe, chez les opéraïstes, n’est pas en contradiction avec le fait de dire aujourd’hui que cette lutte de classes n’existe plus (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres formes de luttes sociales et politiques). C’est justement en passant en revue l’évolution de cette composition7 qu’on peut déterminer en quoi elle s’est avérée pertinente hier pour sortir d’un essentialisme du prolétariat qui a souvent dominé dans la critique des gauches communistes en France ; et en quoi et pourquoi elle ne l’est plus aujourd’hui comme l’indique la fuite en avant d’Antonio Negri et des post-opéraïstes dans la recherche de nouvelles compositions et de nouveaux sujets jusqu’à la noyade dans la « multitude ». La spécificité de l’opéraïsme, entre autres, a été de vouloir maintenir le plus longtemps possible la recherche du nouveau sujet dans « la classe » qu’elle soit ouvrière, prolétariat ou néo-prolétariat comme à partir de 1975-1977 (cf. Franco Berardi, ou « Bifo »), alors que des théoriciens comme Marcuse le recherchaient depuis l’extérieur (les jeunes, les marginaux), puis ce sera les particularismes dits radicaux adoptant l’idéologie de la mort du sujet (Foucault et les structuralistes) et la dissolution de ce qui en reste (l’individu quelconque) au profit des nouvelles subjectivités.
6. Notre position critique est très différente de celle que développent sur le tard Adorno et Horkheimer, tous deux père de la Théorie critique, par exemple vis-à-vis d’un mouvement allemand de 1967-1968 qu’ils ne comprennent pas (à l’inverse de Marcuse, pourtant lui aussi criticien francfortois d’origine)… même s’ils l’influencent indirectement de par la formation politique et idéologique générale et la méthode de la théorie critique8 qu’ils ont fournies à ce même mouvement, malgré des positions politiques décalées en défense, par défaut, de la démocratie bourgeoise à laquelle ils ne croyaient pourtant pas. C’est ainsi qu’un des leaders du mouvement extra-parlementaire et par ailleurs l’un de ses principaux théoriciens, Hans-Jürgen Krahl, était l’étudiant privilégié d’Adorno. Malgré ce décalage affirmé comme nécessaire par Adorno, entre critique et intervention pratique, il n’empêche que sa critique de l’activisme du mouvement extra-parlementaire allemand9 est fort intéressante pour pointer les limites du mouvement extra-parlementaire et en particulier une hostilité à la théorie érigée en programme quand semble s’imposer un détournement de la XIe thèse de Marx sur Feuerbach qui suppose la possibilité de transformer le monde sans l’interpréter10. Il s’agit peut-être ici de la plus grosse différence entre le mouvement extra-parlementaire allemand et les mouvements de la même époque en France et en Italie11 ou au Portugal.
Temps critiques, printemps/été 2023
Notes
1 – Un terme largement usurpé, car seuls ceux qui participent ou ont participé à une révolution peuvent se prévaloir littéralement et politiquement de ce « titre ». « Qui t’a fait révolutionnaire ? » pourrait-on dire aux autres en quête de radicalité dans l’entre-soi qu’est devenu ce qui auparavant, au temps des petits groupes politiques, s’appelait encore « l’avant-garde ».
2 – Sur notre site : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article505
3 – À lire sur notre site : À l’ombre des retraites… : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article529
4 – « Comme d’habitude, je trouve qu’il y a beaucoup de choses justes dans votre texte mais l’absence de toute notation prédictive sur la suite, sur l’après-mouvement me laisse comme d’habitude interloqué. C’est peut-être une mauvaise habitude mais j’ai quand même besoin quand je lis un texte, qu’il avance quelques hypothèses sur “où on va”. L’optimisme affiché par certains textes publiés dans Lundi matin, s’il était sympathique, me semblait aller vraiment trop vite en besogne. Pour ma part, bien que j’aie dès le début pressenti comment ça tournerait du moment que la temporalité et les formes du mouvement resteraient à l’intérieur de l’encadrement syndical, il me semble tout de même que l’expression de cette puissante colère dont vous parlez est quelque chose qui pourrait être prometteur, à condition de ne pas rester une colère impuissante. Quant aux casserolades, ce n’est pas qu’une catharsis : je trouve quand même plutôt bien que les gouvernants aient du mal à sortir de leurs bureaux, ça sape leur pouvoir, la question étant évidemment que in fine, “le pouvoir” c’est pas eux, mais des rapports sociaux dans lesquels nous sommes tous englués. »
5 – Cf. Interventions no 18, août 2021, « Les manifestations contre le passe-sanitaire : un non-mouvement ? »
6 – Le sens du film ACAB de Stefano Solima, censé faire référence pour certains manifestants, « antifas » et autres, est par exemple complètement dévoyé par l’utilisation qui en est faite. Alors qu’il montre toutes les contradictions de forces de police sanctionnées pour des bavures, mais devant faire face à des groupes de fascistes dans les tâches qui leur sont dévolues en punition, les manifestants le réduisent à des pauvres « tout le monde déteste la police » ou « un bon flic est un flic mort ». Mais c’est assez logique de la part d’individus n’ayant jamais intégré ou ayant abandonné une pensée de la contradiction.
7 – Cf. Jacques Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, À plus d’un titre, 2021.
8 – Cf. Theodor W. Adorno, « Notes sur la théorie et la pratique », in Modèles critiques, Payot, 1984, p. 276-296.
9 – Ibidem.
10 – Finalement, dans ses plus mauvais emplois, l’antithèse théorie/pratique est utilisable et utilisée dans son double sens, à partir d’une approche inversée qui suppose soit l’identité soit la séparation, alors qu’elles sont dans un rapport de polarité sans subordination aucune.
11 – Sans constituer à proprement parler une régression par rapport à celui qui court de 1968 à 1973, le mouvement de 77 en Italie nous semble retomber dans l’aporie allemande du rapport entre théorie et pratique.