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Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral - Temps critiques
Temps critiques #22

Victimes, complices ou acteurs de premier plan ?
Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral

, par Larry Cohen

Le terme néolibéralisme est aujourd’hui omniprésent, surtout dans les milieux de gauche, mais bien au-delà aussi. Souvent associé — et avec raison — aux mots financiarisation, déréglementation, privatisation et mondialisation, il fonctionne comme épouvantail, comme objet de dénonciation facile, voire comme thème de mobilisation contre la régression sociale. Par ailleurs, énormément d’écrits (de qualité variable) ont été consacrés aux précurseurs idéologiques du néolibéralisme comme Ludwig van Mises ou Friedrich Hayek, donnant parfois l’impression que c’est principalement dans le domaine des idées que tout s’est joué1.

Dans un registre plus terre à terre, on entend couramment dire que le néolibéralisme et la financiarisation ont gravement affaibli les États en les privant des moyens de mener une politique autonome, surtout en matière sociale. Même chez ceux qui se veulent les plus radicaux dans leur critique, la vision prédominante semble être que les entreprises multinationales ou la force impersonnelle du capital tout court2 ont imposé, tel un rouleau compresseur, le tournant néolibéral aux États, qui, eux, n’ont guère eu d’autre choix que de s’y soumettre.

Certes, ces deux angles d’attaque ont leur part de vérité et ne manquent pas d’intérêt. L’ennui, c’est qu’ils laissent en grande partie de côté les événements ayant préparé et marqué le passage du keynésianisme au nouveau régime économique. Essayons donc plutôt de voir ce qu’ont à dire ceux qui se sont penchés sur la genèse de ce tournant dans la pratique, essentiellement aux États-Unis et au Royaume-Uni. L’attention portée à ces deux pays se justifiant pour le premier par son poids économique, démographique, géopolitique et culturel, pour le second, par son voisinage et sa longue histoire commune avec l’Europe continentale. Et dans les deux cas, par la chronologie des événements, car c’est là qu’ont eu lieu les premières expériences, du moins au sein des pays développés. Chemin faisant, nous aurons à reprendre certains des débats déjà anciens sur l’articulation complexe entre État et grandes entreprises, entre institutions et marché, entre macroéconomie et microéconomie.

En amont

À la veille du fameux tournant, plusieurs penseurs annoncent avec à-propos les conflits à venir. Daniel Bell insiste sur le problème de l’expansion des droits acquis (au détriment de l’esprit civique d’autrefois) à laquelle les pouvoirs publics peinent à faire face, tandis que Jürgen Habermas et Claus Offe parlent plutôt d’une crise de légitimation perçue comme inévitable dans ce qu’ils appellent le « capitalisme tardif ». De même, le débat entre les deux marxistes Ralph Miliband et Nicos Poulantzas — l’un d’esprit plutôt empirique, l’autre plus théorique (et ployant par moments sous le poids du structuralisme althussérien) — aura au moins eu le mérite de stimuler la réflexion et les travaux de la génération suivante de chercheurs et de militants, notamment par la distinction faite entre le rôle de l’État comme garant de l’accumulation capitaliste et son importance comme instance de légitimation idéologique et de cohésion sociale.

Mais c’est James O’Connor, figure peu connue dans le monde francophone, qui aura visé le plus juste dans son livre sur la « crise fiscale de l’État ». Partant de sa lecture du Capital monopoliste de Paul Baran et de Paul Sweezy, il montre bien la migration des conflits de classe vers la sphère de la politique budgétaire sous l’effet d’au moins trois tendances : le besoin grandissant d’infrastructures au service des entreprises, la nécessité d’assurer la reproduction sociale (formation, santé, etc.) et la production croissante, dans le secteur monopolistique, de capitaux en surplus et d’une population surnuméraire3. Ce dernier constat permet notamment à l’auteur de situer le drame des ghettos noirs américains dans le contexte plus large de deux niveaux distincts du capitalisme où prédomineraient d’un côté les économies d’échelle, le renouvellement technologique et le « partage des fruits de la croissance » (en termes marxiens, la recherche de plus-value relative) et de l’autre la faible technicité, la précarité et les bas salaires (la plus-value absolue n’est pas négligée pour autant)4. Sa prévision d’une progression inexorable de la dépense publique et du poids grandissant de cette question dans la vie politique aura été amplement confirmée par la suite. Qui plus est, il opère des distinctions utiles entre les différentes catégories de dépenses publiques (favorisant selon le cas l’accumula­tion, la paix sociale, la demande intérieure, etc.) tandis que Paul Mattick les met toutes dans le même sac comme une ponction sur la plus-value disponible, et donc une source sûre de stagnation à long terme de l’investissement5.

Toutes ces analyses, il faut le rappeler, datent cependant d’une époque de plein emploi ou presque et d’intensification des luttes ouvrières et sociales dans les pays développés, peu avant les débuts de la crise économique des années 1970. C’est une des conséquences de cette configuration — l’inflation — qui préparera le terrain aux premières grandes mutations qui nous intéressent ici.

Le cas américain

Un livre publié en 2011 va justement à l’encontre de pas mal d’idées reçues en la matière : Capitalizing on Crisis : The Political Origins of the Rise of Finance6. Selon Greta Krippner, ce sont avant tout les efforts de la Réserve fédérale sous Paul Volcker — nommé en 1979 à la tête de la banque centrale par le démocrate Jimmy Carter et maintenu à ce poste par le républicain Ronald Reagan —, qui feront basculer les États-Unis dans la financiarisation. Pour mettre fin à la stagflation, Volcker réduit la masse monétaire et porte les taux d’intérêt à des niveaux inédits (jusqu’à 20 %). Il s’agissait en quelque sorte d’aider les institutions à éluder des choix politiques difficiles, et non pas de mettre délibérément en place une nouvelle orientation. On serait donc peu fondé à parler dans ce cas d’un quelconque plan du « capital », même si beaucoup d’entreprises appelaient de leurs vœux un assouplissement de la réglementation. Par exemple, la hausse des taux a suscité sur le moment l’ire des industriels américains7, craignant d’être surclassés par leurs concurrents étrangers et ne songeant nullement à tout délocaliser. C’est à la suite de la perte effective de compétitivité et donc de rentabilité, ainsi que du coût de plus en plus prohibitif du crédit bancaire, que les capitaux se déverseront dans le secteur financier… et que la désindustrialisation et la vague des fusions-acquisitions prendront l’essor qu’on connaît8.

Le grand avantage de Greta Krippner est d’avoir pu interroger plusieurs des protagonistes de cette politique au sein de la Réserve fédérale, du Trésor et d’autres instances. Elle apprendra ainsi que l’un des changements les plus déterminants de l’époque n’avait été ni recherché ni même imaginé par personne : les achats massifs de la dette américaine par les étrangers, surtout japonais. Pour l’exprimer autrement, les acteurs de ce bouleversement, raisonnant toujours en termes d’une économie nationale relativement fermée, ont découvert à leur stupéfaction que, avec les taux d’intérêt de loin les plus élevés du monde développé, les États-Unis pouvaient facilement financer le budget fédéral et leur déficit commercial.

Même chose en ce qui concerne la déréglementation : « Les décideurs politiques partaient du principe de la rareté intrinsèque du capital, et c’est sur cette base qu’ils se sont attelés à la déréglementation, non pas comme prélude à la financiarisation, mais plutôt comme réponse aux conflits de répartition nés de la crise de l’inflation. […] Dans un monde de rareté des capitaux, tout effort d’affectation de crédits à une utilisation signifiait leur non-affectation à une autre. Sous le système existant des contrôles du taux d’intérêt, l’inflation contraignait les décideurs politiques à déterminer quels secteurs privilégier : l’industrie ou le logement, les grands groupes ou les PME, les collectivités locales ou l’agriculture. La déréglementation allait permettre d’esquiver ce problème : une fois les contrôles levés, ce serait le marché et non plus les pouvoirs publics qui ferait les arbitrages en matière d’affectation des capitaux entre secteurs9. » Cela ne s’est pas du tout passé comme prévu, mais en aucun cas on ne peut prétendre que la politique de déréglementation découlait essentiellement de convictions idéologiques ou de pressions de la part du monde des affaires.

Plus généralement, on est frappé, à la lecture de Capitalizing on Crisis, par le rôle mineur joué par les banques ou Wall Street dans les événements relatés. Le secteur financier n’a fait finalement que tirer parti d’une situation créée par les pouvoirs publics pour sortir de l’impasse. Il convient de rappeler ici que, sous la division des tâches entre l’État et les entreprises10, il appartient au premier d’assurer les grands équilibres vis-à-vis du monde extérieur : niveau des prix, taux de change, balance commerciale et surtout gestion de la monnaie11. Qu’il échoue à cette tâche et les secondes se trouveront face à des conditions détériorées, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et devront tôt ou tard passer à la caisse (par exemple sous la forme d’une hausse des impôts). Bien sûr, il ne s’agit pas de remplacer une vision simpliste (les entreprises font ce qu’elles veulent dans un capitalisme devenu « sauvage ») par une autre (l’État domine désormais l’activité économique12), d’autant que la frontière entre les unes et l’autre est loin d’être nette. Il n’empêche qu’il faudrait au moins commencer par tenir compte des faits tels qu’ils se sont déroulés à l’époque. Nous verrons plus loin la forme inattendue qu’a prise au Royaume-Uni la relation entre politique gouvernementale et action capitaliste, puis le rôle primordial joué par l’État américain dans la mise en place de l’ordre mondial instauré à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Parenthèse sur ce qui fait marcher les dirigeants politiques

Le comportement et les motivations des dirigeants politiques reçoivent peu d’attention de la part des courants critiques de l’ordre social. Et pourtant, se contenter de répéter qu’ils sont au service de la classe dominante ou laisser entendre qu’il y a osmose entre eux et celle-ci, c’est un peu court. Quitte à revenir sur des questions de base, donnons donc la parole à Fred Block, qui résume assez bien la situation : « […] le capitalisme fonctionne à l’échelle de la planète, formant un système international constitué d’une part du marché mondial et d’autre part d’un système d’États en concurrence. Et si ce système prédate la montée du capitalisme, il devint un élément clé de son fonctionnement. L’intérêt personnel des dirigeants des États, particulièrement des plus développés du capitalisme mondial, les incite directement à se soucier du rang relatif de leur pays au sein de l’économie mondiale et du système des États. En effet, tant la défaite militaire qu’une perte de compétitivité internationale feraient planer la double menace d’une diminution des ressources disponibles à l’intérieur et de l’émergence de forces extérieures ou intérieures capables de disputer à ces dirigeants leur domination de l’appareil de l’État13. Ceux-ci peuvent toutefois atténuer ces dangers à condition d’œuvrer au renforcement de l’accumulation capitaliste, car une économie en expansion fournit les moyens requis pour assurer la défense nationale et neutraliser ceux qui brigueraient le pouvoir. […] Par ailleurs, l’économie de marché tombe périodiquement en crise en raison de l’“anarchie de la production”. Comme ces contradictions risquent de bouleverser la vie sociale et de déclencher des révoltes, les dirigeants de l’État sont poussés à réglementer le marché pour protéger tout à la fois la société et leur propre pouvoir. Mais en agissant de la sorte, ils arrivent à sauver le capitalisme de lui-même, en réformant et en modifiant le système de manière à le rendre plus viable14. » Les exemples à l’appui de cette interprétation sont légion.

Le cas britannique

Mais quid du Royaume-Uni, largement considéré depuis bien plus d’un siècle comme la quintessence d’une économie dominée par la finance, le pays en somme de la City de Londres et de Margaret Thatcher ? Labourant le sillon creusé par Greta Krippner et par Wolfgang Streeck (tout en se targuant d’avoir une meilleure assise théorique qu’eux, grâce notamment à son intégration de la Wertkritik), Jack Copley, universitaire anglais, a publié en 2022 un livre dans lequel il aboutit peu ou prou aux mêmes conclusions que Krippner. Sa thèse est d’autant plus convaincante qu’il a pu se plonger dans les archives des institutions britanniques :

« […] les racines de la financiarisation ne se trouvent pas principalement dans l’influence politique écrasante du secteur financier ni dans l’emprise des idées néolibérales. En fait, au cours des années critiques de sa genèse, on ne trouve nulle trace d’une stratégie cohérente, de la part des gouvernements britanniques successifs, visant à favoriser le capital financier. Au contraire, les équipes au pouvoir essayaient désespérément de se frayer un chemin entre une série de dilemmes politiques et de précipices économiques ayant leurs origines dans la désagrégation de l’ordre mondial de l’après-guerre. […] la libéralisation financière fut mise en œuvre au coup par coup, soit pour retarder la manifestation des effets les pires de la crise et préserver ainsi la légitimité du gouvernement, soit pour mener à bien de douloureuses restructurations économiques de manière à mettre l’État à l’abri des répercussions politiques qu’elles risquaient de provoquer. L’État britannique appliqua de telles mesures afin de concilier les revendications de la société civile du pays avec les pressions étouffantes et impersonnelles que la crise économique mondiale faisait peser sur les équilibres du Royaume-Uni avec le reste du monde. La financiarisation aura été une conséquence fortuite, pas un aboutissement recherché15. »

Jack Copley parle, à l’instar de Greta Krippner, de stratégies de « dépolitisation » des enjeux par l’imposition de ce qu’il appelle des « mécanismes de discipline dépolitisée », le plus célèbre étant le maintien autrefois de l’étalon-or16.

Il souligne par ailleurs que, à partir des années 1960, gouvernement britannique après gouvernement britannique, conservateur comme travailliste, chercheront sans succès à venir à bout de la perte de compétitivité nationale, de l’inflation, des crises de la balance des paiements et du « remplacement des mécanismes officiels de négociation entre syndicats et patronat par l’agitation sur les lieux de travail ». C’est d’ailleurs la tentative du gouvernement travailliste de James Callaghan pour fixer un plafond de 5 % aux augmentations de salaires qui provoquera « l’hiver du mécontentement » (novembre 1978-février 1979), soit une immense vague de grèves (dont certaines très pénibles pour la population) qui préparera le terrain à la victoire électorale de Thatcher en mai 1979.

Le nouveau gouvernement conservateur, en continuité avec celui de Callaghan, a pour souci de soulager la pression sur les exportateurs britanniques, pénalisés par l’appréciation de la livre (due en grande partie à l’exploitation du pétrole de la mer du Nord à partir de 1975, ainsi qu’au « sauvetage » du pays par le FMI en 1976). La méthode choisie, c’est le démantèlement des contrôles de change. En exposant davantage le capital britannique à la concurrence internationale, les décideurs espèrent pouvoir forcer les entreprises à abandonner leur habitude consistant à céder aux revendications ouvrières puis à augmenter leurs prix, ce qui alimente l’inflation et aggrave le déficit commercial. Ce qui ressort de la lecture des archives, c’est que cette décision ne devait rien à une quelconque volonté de consolider le statut international de la City comme grand centre financier. Ni à des convictions néolibérales.

Par exemple, redoutant la volatilité de la monnaie, les nouveaux dirigeants vont recourir à un tour de passe-passe rhétorique : « Par l’insistance publique sur son fort attachement aux principes du laisser-faire économique, le gouvernement de Thatcher a voulu se ménager un espace où il pourrait faire baisser la livre sans affoler les marchés financiers17. » Il adopte en même temps un programme de réduction drastique de la masse monétaire, seul recours disponible puisqu’il aurait été suicidaire de relever encore les taux d’intérêt dans un contexte de monnaie forte et d’afflux important de capitaux étrangers. Or, non seulement cette politique ne produira pas les effets escomptés, mais en 1980 elle précipitera le Royaume-Uni dans sa pire récession depuis 1921. Entre avril et juillet 1981, une douzaine de villes sont secouées par des émeutes, avec Londres, Liverpool et Manchester en tête18. Le gouvernement se verra contraint de lâcher du lest sur le front monétaire, ne serait-ce que dans un souci politique de soulager les entreprises et les emprunteurs immobiliers.

Pour imposer la fameuse « discipline dépolitisée », il fallait de toute évidence un nouvel instrument encore plus neutre politiquement. La solution trouvée sera l’overfunding, pratique insolite du Trésor britannique consistant à emprunter plus que nécessaire pour les besoins des finances publiques puis à vendre en Bourse cette dette « superflue », principalement aux entreprises non financières et aux ménages. Le but étant d’éponger des liquidités excédentaires en limitant l’accroissement des dépôts bancaires.

C’est sur cette toile de fond qu’il convient d’analyser le « big bang » de 1986. Selon Jack Copley, et contrairement à ce qui est souvent affirmé, cette libéralisation extrême des marchés financiers obéissait moins à un désir de rehausser le prestige de la City, de faire un cadeau aux couches dominantes ou de placer le Royaume-Uni sur un nouveau chemin d’accumulation fondée sur la finance, qu’à la volonté toute pragmatique du gouvernement de venir au secours de sa stratégie de financement à moyen terme, qui s’était révélée « contradictoire, politiquement clivante et fondamentalement irréalisable19 ». Or, « les pratiques désuètes et monopolistiques de la Bourse de Londres avaient rendu ce marché trop exigu pour pouvoir faire face aux besoins du gouvernement en matière d’overfunding20 ». Le « big bang » a donc mis fin aux commissions fixes monopolistiques et levé les obstacles à l’activité de groupes étrangers sur la place. Encore une fois, l’idéologie néolibérale aura plus été un numéro joué pour la galerie que le ressort véritable des actions menées.

Le bilan historique, souligne Jack Copley, tel que l’éclairent les échanges contenus dans les archives, devrait nous mettre en garde contre toute explication qui accorde trop d’importance à l’emprise des idéologies ou aux manigances des lobbies : « Les personnages figurant dans ce livre donnent plutôt l’impression d’avoir été aux prises avec des forces dépassant les capacités des groupes même les plus puissants de la société21. » L’auteur rejette donc ce qu’il considère comme les deux grandes écoles de pensée concernant la financiarisation :

  • une vision axée sur les intérêts et les idées qui se résume à la capture par des élites financières des leviers du pouvoir en vue d’avancer leurs intérêts au détriment du capital « productif », le tout étayé par la diffusion d’une idéologie pro-finance ;
  • une vision fonctionnaliste selon laquelle les États réagissent automatiquement à la crise du capital productif par la libéralisation du secteur financier, qui ouvre la voie à l’expansion du crédit et offre de nouvelles occasions de s’enrichir par la spéculation.

« L’une et l’autre explication, affirme-t-il, laissent trop peu de place à l’analyse des luttes politiques et sociales ou aux efforts de stratégie des décideurs politiques22. » Et de saluer au passage Wolfgang Streeck et Greta Krippner pour avoir insisté sur l’obligation, pour l’État, de concilier impératifs économiques et légitimation politique. Là où Jack Copley cherche à aller plus loin, c’est dans sa volonté de faire reposer sa démarche sur Marx et la « loi de la valeur ». Et même si on ne veut pas le suivre dans cette voie, sa démonstration semble dans l’ensemble tenir la route : [Il faut comprendre la domination] non simplement comme des rapports directs de coercition exercés par un groupe (ou institution) contre un autre, mais comme des rapports abstraits de coercition exercés involontairement par la société contre elle-même23. » Puis, vers la fin de son livre, l’auteur met l’accent sur « la nécessité d’imposer les douloureuses adaptations dictées par le marché mondial tout en veillant à la stabilité politique intérieure » qui incombe aux États24. Il précise : « Par le biais de la construction et de la gouvernance des rapports monétaires à l’échelle mondiale — depuis le contrôle des monnaies territoriales jusqu’au maintien de leur échangeabilité dans le cadre de régimes monétaires internationaux —, les États prennent en charge la mise en place et la gestion de l’infrastructure de la loi de la valeur. […] Les êtres humains sont socialisés dans des conditions de concurrence impitoyable, subissant une sorte de socialisation anti-sociale. Une communauté mondiale se crée donc, mais c’est une communauté fondée sur l’angoisse réciproque et le solipsisme25. »

L’idéologie néolibérale : simple ruse de la raison ?

Cette question, posée dans un e-mail récent de Jacques Wajnsztejn, ne paraît pas saugrenue, compte tenu des thèses avancées par Greta Krippner et Jack Copley. Ajoutons seulement que les individus, y compris ceux qui dirigent les plus grosses entreprises, les États ou même les réseaux mafieux, ont tendance à se doter de valeurs donnant un sens à leur environnement et à leurs actes. Certes, l’idéologie développée par Hayek et d’autres a pu, on l’a vu, servir de couverture pour des mesures d’ordre plutôt pratique. Mais elle a vraisemblablement donné en même temps du courage à ceux qui les ont prises, tout en diffusant dans la société une ambiance favorable aux orientations adoptées.

Les États sont donc au cœur du phénomène de la financiarisation et de la mondialisation. Mais cela vaut surtout pour un État en particulier…

L’État américain : architecte de la mondialisation

« Dans cet État impérial bien singulier, le Pentagone et la CIA ont contribué beaucoup moins à l’instauration de la mondialisation capitaliste que le Trésor américain et la Réserve fédérale. » Cette citation se trouve sur la première page de The Making of Global Capitalism. The Political Economy of the American Empire, de Leo Panitch et Sam Gindin26. Publié en 2012, c’est peut-être le livre le plus panoramique de ceux qui sont abordés dans cet article. Les auteurs estiment comme Jack Copley qu’il faut placer l’État au centre de toute explication de l’émergence d’un capitalisme mondialisé. En outre, ils récusent l’idée selon laquelle ce qui arrangerait le plus les entreprises multinationales serait un monde peuplé d’États-nains ou entièrement sans États : celles-ci ont au contraire besoin d’une multiplicité d’États.

Les remarques stimulantes de Panitch et Gindin sont trop nombreuses pour être présentées ici. Contentons-nous donc d’une liste sommaire :

  • on ne saurait considérer la mondialisation contemporaine comme le résultat inévitable et automatique de la tendance structurelle du capital à l’expansion mise en lumière par Marx ; les bouleversements de la première moitié du vingtième siècle font plutôt penser qu’elle aurait pu ne pas avoir lieu du tout ;
  • loin d’être sur le déclin, les États-Unis ont tiré parti de leur immense puissance économique pour mettre en place et piloter un système véritablement mondial ;
  • l’Angleterre, pays où la différentiation entre économie et État était le plus avancée, avait déjà fait les premiers pas vers un empire « informel » basé autant sur l’expansion et l’influence économiques que sur la mainmise militaire et politique sur des territoires étrangers ;
  • les critiques classiques comme Lénine avaient sous-estimé le rôle des couches dominantes précapitalistes dans l’impérialisme de leur époque, et s’accrochaient à une vision fourre-tout du « capital financier » qui les a empêchés de comprendre les liens plus souples entre production et finance déjà en gestation aux États-Unis ;
  • aveuglés par la conviction que les puissances impérialistes exportaient des capitaux à cause de la saturation du marché intérieur, leurs successeurs n’ont pas reconnu les conséquences de l’essor du mouvement ouvrier, qui a permis d’axer une nouvelle phase d’expansion après 1945 sur la consommation populaire27 ;
  • la plupart des récits mettent à tort l’accent sur la réticence des États-Unis (l’« isolationnisme ») à prendre dans l’entre-deux-guerres le relais de l’Angleterre comme puissance hégémonique, au lieu de voir qu’ils n’allaient acquérir la capacité à le faire qu’au cours du New Deal et de la Seconde Guerre mondiale ;
  • à partir de 1945, les réseaux impériaux et les liens institutionnels les plus importants, qui avaient suivi auparavant un axe nord-sud (métropole-colonies), fonctionnaient désormais entre les États-Unis et les autres grands centres du capitalisme ;
  • l’État américain a de plus en plus redéfini l’intérêt national sous l’angle de l’extension et de la défense du capitalisme mondialisé ;
  • les interventions militaires des États-Unis à l’étranger visaient essentiellement à empêcher la fermeture de pays ou de régions du monde à l’accumulation capitaliste en général, et pas seulement à l’accumulation américaine ;
  • fait sans précédent, les États-Unis ont favorisé le redressement économique de pays rivaux pour leur permettre de vendre leurs produits sur le marché américain ;
  • contrairement aux premières impressions, la puissance structurelle du pays s’est même renforcée à la suite de l’effondrement du système de Bretton Woods, le devoir de l’État américain de maintenir la confiance du capital international dans la solidité du dollar étant plus critique que jamais ;
  • une « classe capitaliste transnationale » n’a jamais vu le jour, mais en dépit de la concurrence persistante entre centres d’accumulation, « l’interpénétration des capitaux a largement effacé l’intérêt et la capacité de chaque “bourgeoisie nationale” à agir comme une force suffisamment cohérente pour pouvoir monter un défi à l’empire américain informel28 » ;
  • loin d’annoncer le recul de l’économie américaine, les déséquilibres actuels des comptes du pays indiquent plutôt le degré de l’intégration de la Chine dans l’ordre mondial chapeauté par les États-Unis ;
  • « Ce n’est pas tant que l’État américain ait “exploité” sa suprématie pour arracher un traitement de faveur auprès des marchés financiers, mais plutôt le fait que les banques centrales et les investisseurs privés d’autres pays, qu’ils fussent structurellement dépendants des États-Unis ou attirés par la sécurité et les rendements offerts par les marchés financiers américains, avaient tout intérêt à y placer des fonds29. »

Par rapport au thème de cet article, cela vaut la peine de citer plus longuement les auteurs : « Casser la spirale inflationniste [aux USA sous Reagan] supposait avant tout de discipliner le monde du travail. Une fois cette tâche accomplie, le gouvernement pouvait compter sur la confiance des industriels comme des financiers. Malgré le discours reaganien habillant les pratiques néolibérales (“l’État n’est pas la solution, mais le problème”), c’était bien l’État l’acteur principal de l’affaire. Les mécanismes du néolibéralisme — au sens de l’extension et de l’approfondissement des marchés et des pressions concurrentielles — étaient peut-être de nature économique, mais on est fondamentalement en présence d’une réponse politique aux conquêtes démocratiques obtenues par les classes ouvrières et qui s’étaient transformées, du point de vue du capital, en barrière à l’accumulation. Seules les interprétations les plus schématiques et les plus superficielles pouvaient faire croire à l’effacement de l’État. La pratique néolibérale, elle, a entraîné moins le repli des institutions publiques que l’expansion et la consolidation des réseaux de liens enchaînant ces institutions à un capitalisme déjà en bonne voie de mondialisation30. »

D’où l’importance accordée par Panitch et Gindin à la défaite historique de la grève des contrôleurs aériens américains en 1981, qui a vu le renvoi de plus de 11 000 grévistes, le déploiement de militaires pour faire fonctionner les aéroports et l’arrestation de nombre de militants, littéralement enchaînés. Ce tournant a été rapidement suivi par toute une série d’accords aboutissant à l’érosion des droits et des conditions précédemment négociés dans des secteurs aussi divers que le transport aérien, l’automobile, les abattoirs, le transport routier, la grande distribution, les pneus, la sidérurgie de taille intermédiaire ou la fonction publique. Quant aux mineurs de charbon britanniques, ils allaient connaître le même sort — et avec les mêmes répercussions sur les autres salariés du pays — au cours de leur grève de 1984-198531.

Panitch et Gindin portent le même regard acéré sur d’autres sujets, dont bon nombre ont déjà été abordés dans les pages de Temps critiques. Un exemple : « […] l’explosion de la finance a contribué à la restauration générale de la rentabilité, d’une part par l’impact disciplinaire des préceptes de la “valeur actionnariale” qu’elle parrainait et d’autre part par la redistribution des capitaux entre les entreprises32 ». Ils soulignent plus loin la qualité du capital financier comme capital général ou « abstrait », qui facilite sa mobilité sectorielle, spatiale et temporelle, notamment grâce aux produits dérivés33.

Deux autres exemples :

– « […] l’incapacité persistante à développer des mécanismes adéquats de transfert entre pays excédentaires et pays déficitaires au sein de l’UE, conjuguée aux défaites subies par la gauche européenne dans les années 1980, a renforcé la dépendance de l’Europe envers les États-Unis comme “consommateur de dernier ressort” et rendu pratiquement impossible un quelconque “découplage” entre capital européen et capital américain34 ». Inutile de dire que l’incompréhension des Européens quant à la nature réelle du système mondialisé mis en place par les Américains (incompréhension dictée par un mélange incohérent d’ordolibéralisme allemand et de volonté servile du gouvernement français d’emboîter le pas à la start-up nation par excellence) ne fait qu’aggraver cette impuissance…

– La crise des subprimes de 2007-2008 a souvent été expliquée à tort à partir des tendances identifiées par les marxistes d’autrefois comme la source de toutes les crises économiques : « […] la crise qui fit irruption en 2007 n’avait pas été causée par une chute des marges bénéficiaires ni par un effondrement de l’investissement sous l’effet d’une suraccumulation générale du capital. Aux États-Unis en particulier, la rentabilité et le niveau d’investissement étaient fortement remontés depuis le début des années 1980. Ni d’ailleurs par un affaiblissement du dollar dû au recyclage des excédents commerciaux chinois, pourtant pronostiqué par tant d’observateurs. Au contraire, les achats massifs de bons du Trésor américain avaient permis de maintenir une politique de taux faibles après l’éclatement de la bulle des dotcoms à l’aube du nouveau siècle. […] Ce n’était qu’après la débâcle financière de 2007-2008 que marges bénéficiaires et investissements ont reculé. Les racines de la crise sont en réalité à chercher dans le poids de plus en plus important du crédit immobilier américain dans le reste du monde. Or, ce phénomène est impossible à comprendre si l’on ne prend pas en compte le renforcement de la politique publique visant à encourager l’accession à la propriété, élément de longue date de l’effort pour intégrer les travailleurs au capitalisme américain35 ».

On le voit : à l’instar de Jack Copley et de Greta Krippner, Leo Panitch et Sam Gindin montrent peu de goût pour les explications idéologiques des transformations intervenues depuis les années 1970. S’ils se distinguent de Copley, c’est par leur insistance sur le peu d’utilité qu’il y aurait à chercher à expliquer les événements par référence à l’opération des « lois historiques » du capitalisme. Par ailleurs, leur empire à eux ne ressemble pas vraiment à celui de Hardt et Negri, car ils le présentent sans ambiguïté comme la création d’un État bien précis36. L’État américain est devenu à leurs yeux le « comité exécutif de la bourgeoisie » du monde entier… tout en restant l’État d’une nation particulière. Ajoutons que cette dichotomie non résolue permet de mieux comprendre des phénomènes comme la popularité de Donald Trump dont l’élection surprise est un élément du mouvement de balancier entre les deux tendances. Ou d’ailleurs l’impuissance des Européens évoquée plus haut.

The Making of Global Capitalism est un peu le récit d’une marche triomphale, d’une série d’infléchissements qui ont réussi à chaque fois à redynamiser le capital mondial : le lecteur reste finalement sur une impression de continuités plutôt que de ruptures, en dépit des convictions anticapitalistes des auteurs. Est-ce une vision excessive ? Pour mieux s’attaquer à cette question, considérons un dernier auteur au point de vue nettement plus pessimiste.

Une crise sans cesse ajournée ?

Wolfgang Streeck incarne depuis une dizaine d’années une sorte de « remarxisation37 » réticente de l’école de Francfort (il a eu son diplôme au début des années 1970 à l’Institut de recherche sociale). Rétrospectivement, il reproche à Habermas et à Offe d’avoir pris pour argent comptant, dans leurs écrits du début des années 1970, la prétention des gestionnaires de l’époque d’avoir définitivement dompté les tendances à la crise économique. Convaincus que les conditions des « Trente glorieuses » allaient perdurer, ils ne portaient plus leur attention que sur les problèmes de légitimation sociale et culturelle du système, produits par son succès même : « Sous-estimant […] le capital en tant qu’acteur politique et puissance sociale capable d’élaborer des stratégies, et surestimant au contraire la capacité d’action et de planification des pouvoirs publics, leur théorie remplaça la théorisation de l’économie par celle de l’État et de la démocratie. Elle se privait ce faisant, et à son détriment, d’un élément clé de l’héritage de l’économie politique marxienne38. »

Dans Du temps acheté, Wolfgang Streeck aborde une foule de questions ; limitons-nous donc à celles qui ont trait au thème central de cet article.

Sa grande force, c’est de faire apparaître la continuité des différents soubresauts observés depuis le début des années 1970. S’appuyant discrètement sur l’analyse de James O’Connor (et proche en cela de Krippner et de Copley), il souligne le rôle primordial d’« une politique des États qui a pu acheter du temps pour le système capitaliste en s’assurant une forme d’adhésion de masse au projet de société néolibéral en tant que société de consommation, d’abord par l’inflation (gonflement de la masse monétaire), ensuite par l’endettement croissant de l’État et enfin en ouvrant grand le robinet du crédit aux ménages39. » Streeck parle dans ce contexte d’une transition de l’État fiscal à l’État débiteur puis, pour finir, à l’État de consolidation (c’est-à-dire de rigueur budgétaire), qui doit faire constamment appel aux marchés financiers et qui condamne les citoyens à payer la note du service de la dette. Si ce découpage paraît un peu simpliste (l’État fiscal d’autrefois était souvent tout autant un État débiteur, par exemple), il parvient néanmoins à capter un aspect important du mouvement à long terme.

Cela nous ramène à la question d’une éventuelle crise de légitimation40. Cette suite de stratagèmes mis en œuvre pour la retarder encore et encore a permis pendant plus de trois décennies de conjurer la révolte de la population pronostiquée par l’école de Francfort. Ironie du sort, on a bien assisté à une révolte, mais c’est celle du capital contre l’économie mixte de l’après-guerre (la « révolution néolibérale » selon Streeck), notamment sous la forme d’une hostilité grandissante envers la pression fiscale de la part des entreprises, des contribuables fortunés et même moins fortunés (dictée chez les entreprises par l’intensification de la concurrence, chez les nantis par la ferme volonté de maintenir leur position de supériorité et chez les petits contribuables par la peur de tomber au niveau des précaires, souvent accusés d’être des parasites…).

Un dernier côté de l’ajournement de la crise de légitimation mérite d’être signalé. À partir des années 1970, écrit Streeck, on constate « la diffusion rapide et la forte acceptation culturelle de modes de vie conformes aux exigences du marché et impulsés par lui, tendance exprimée d’une part par la demande enthousiaste de travail salarié “aliéné”, surtout chez les femmes, et d’autre part par un essor de la société de consommation dépassant toutes les attentes41 ». Là, on n’est pas si loin que ça de la thèse de la « révolution du capital » qui se trouve au cœur de la démarche de Temps critiques. Ou encore, son analyse des privatisations entamées pour réduire le déficit budgétaire, avec pour conséquence le transfert partiel de toute une série de fonctions de l’État (santé, retraites, formation, emploi) au marché et même à la société : « […] le moyen le plus commode d’y parvenir aura été de donner aux ménages de nouvelles possibilités de s’endetter à leurs risques et périls. Dans une certaine mesure donc, la désétatisation de pans entiers du service public aura été permise et justifiée par le niveau élevé de prospérité et de consommation atteint par les sociétés les plus riches42. » Aux droits sociaux de l’après-guerre auront succédé la privatisation et la marchandisation… De quoi alimenter la réflexion sur l’État-réseau et le brouillage des frontières entre État et société civile.

Streeck a croisé le fer avec Habermas au sujet de l’Union européenne, qu’il dénonce comme une « machine à libéraliser » et n’hésite pas à qualifier la monnaie unique « d’expérience frivole ». Surtout, il insiste sur l’incompatibilité entre capitalisme et démocratie (en idéalisant un peu le pouvoir des classes subalternes d’autrefois) et se demande si le système ne finira par imploser… Comme l’a dit un chercheur influencé par lui mais néanmoins très critique : « À bien des égards, lire Streeck dans la conjoncture historique actuelle, c’est observer la social-démocratie en train de prendre conscience de son propre effacement43. » On pourrait même lui faire l’objection que ce souci continu d’ajourner la crise de la part des gouvernements traduit une prise en compte des revendications et des aspirations — souvent discordantes à l’extrême — des différentes couches de la population, constituant de ce fait un avatar abâtardi de la démocratie44. Enfin, si Streeck a raison de souligner que les forces de contre-pouvoir traditionnelles comme les syndicats ont subi une perte considérable de leur ancienne capacité à influencer le cours des choses, il ne semble pas s’intéresser particulièrement aux mouvements de contestation récents comme les Gilets jaunes, qui infirment plutôt l’idée d’un capital tout-puissant qui ne rencontre plus aucune résistance. La thèse d’une crise de délégitimation reste finalement d’actualité.

Pour résumer

Nous avons vu que le lieu commun sur un État subissant, désarmé, le tournant néolibéral ne correspond pas à la réalité. Au contraire, les États ont accompagné, co-déterminé et même accéléré dans certains cas le passage à ce nouveau régime. Qui plus est, ils l’ont fait moins sous l’influence des idéologues ou des lobbies qu’en réaction tâtonnante aux conflits de répartition — souvent manifestés dans des luttes sociales — et aux problèmes de gestion macroéconomique qui se sont aggravés sous l’effet de la mondialisation croissante des flux et des échanges. Les États sont peut-être pris au piège des marchés financiers, mais c’est alors un piège qu’ils ont largement construit eux-mêmes (oui, ton dealer cherche à te rendre accro’ ; non, il n’est pas responsable de ton goût pour le crack…).

Auraient-ils pu faire autrement ? Même un souverainiste convaincu comme Wolfgang Streeck donne l’impression d’en douter : « Je laisse ouverte la question de savoir si, et avec quels moyens, une politique démocratique organisée au niveau national aurait pu endiguer de telles évolutions dans une économie de plus en plus internationale45. » En effet, le mouvement de valorisation en termes marxistes (ou, si on préfère, de capitalisation pour parler comme Bichler, Nitzan et Temps critiques) au niveau mondial constitue le cadre général auquel nul n’échappe entièrement. D’un autre côté, ce n’est qu’à travers l’action humaine qu’il se réalise et, dans ce domaine-là, les États jouent un rôle de premier plan. Non pas à cause d’une quelconque tendance implacable à l’extension de la domination et au renforcement du « contrôle social46 », mais parce que l’État reste le grand facteur de cohésion de l’ordre social et économique, d’autant que le fonctionnement du marché capitaliste n’a jamais suffi à lui seul pour assurer cette cohésion47. En outre, comme l’a fait remarquer Ellen Meiksins Wood : « […] les capitalistes se distinguent de toutes les autres classes dominantes de l’Histoire par leur manque de pouvoir coercitif direct. Et pourtant, plus que toute autre forme de société, le capitalisme a besoin, dans ses opérations quotidiennes, de régularité et de prévisibilité que seul un ordre juridique et politique fortement réglementé peut permettre48. » Enfin, comme nous l’avons indiqué plus haut, l’économie mondiale repose sur des entités territoriales qui doivent gérer leurs frontières, leur monnaie et leurs échanges avec le reste du monde. Obligations qui n’ont rien perdu de leur importance à une époque où les pays se livrent à une concurrence tous azimuts pour gagner ou conserver des avantages, que ce soit par leur politique fiscale, leurs prouesses technologiques ou leur capacité à attirer les investisseurs, les immigrés (qualifiés et moins qualifiés) et, bien sûr, les touristes49.

Nous avons essayé dans cet article de remettre en perspective des faits parfois vieux de plusieurs décennies en tordant le cou à certaines interprétations simplistes et pourtant tenaces. Mais tout cela pourrait aussi nous donner un meilleur éclairage sur les événements récents et peut-être l’avenir proche. Le rôle des banques centrales, Réserve fédérale américaine en tête, aura été fondamental dans la réponse à la crise de 2008 puis dans la gestion du désordre né de la pandémie du Covid. De même, des figures marquantes des secteurs les plus dynamiques de l’économie actuellement — Ray Dalio (Bridgewater), Elon Musk (SpaceX, Tesla, Neuralink, Twitter), Alex Karp (Palantir), Peter Thiel (cofondateur de PayPal) — réclament aujourd’hui un sursaut d’interventionnisme étatique pour faire face aux défis de notre époque : intelligence artificielle, changement climatique, rivalités géopolitiques, flux migratoires, inégalités croissantes, éducation, lutte contre le terrorisme… Et ce malgré le poids énorme de leurs entreprises, qu’eux-mêmes jugent incapables de relever ces tâches et de toute façon sans légitimité pour le faire à la place des États. Nous sommes loin de la vision schématique de l’État relégué à un rôle de figurant.

Il n’empêche que quelque chose a bien changé. Il est largement reconnu aujourd’hui que les « Trente glorieuses » auront été une période historiquement exceptionnelle. En outre, le rapport entre le régime keynésien tant regretté à gauche et le plein emploi de ces années-là est peut-être l’inverse de ce qu’on lit souvent, c’est-à-dire que le plein emploi, résultat d’une forte expansion économique, aurait rendu possible la politique keynésienne plutôt que d’en être la conséquence. Les difficultés croissantes auxquelles s’est heurté cet agencement ont fini par pousser les entreprises — et surtout les États — à chercher d’autres solutions. Cela s’est fait plutôt dans l’improvisation et le désordre, ce qui pourrait expliquer en partie la marche chaotique du système depuis lors, mais l’État continue d’exercer une fonction de régulation indispensable. Par ailleurs, et en dépit de la régression sociale plus ou moins marquée selon les pays (très nette aux États-Unis et au Royaume-Uni, plus contenue en France), les rapports de force entre les différentes couches sociales n’ont jamais cessé d’influencer les orientations politiques, si néolibérales soient-elles50.

 

Quoi qu’il en soit, la mondialisation, les bouleversements technologiques et organisationnels en cours et les sables mouvants de la géopolitique51 rendent improbable un retour à l’État-providence d’hier. Parmi les grands pays les plus avancés, un seul paraît aujourd’hui en mesure d’affronter les défis de l’hyper-capitalisme du sommet (le niveau I de la domination capitaliste) tout en préservant — et encore de façon instable et décousue — quelque chose qui ressemble à l’État-nation d’autrefois (le niveau II) : les États-Unis. Or, c’est par certains côtés le pays ayant l’État-providence le moins providentiel et, en même temps, celui qui, plus qu’aucun autre, aura jeté les bases de la mondialisation. Plus proche de nous, l’Union européenne, en dépit d’une activité réglementaire très poussée, ne s’est pas transformée en État et n’est pas près de le faire. Elle demeure un assemblage d’États différents… mais privés en grande partie de leur souveraineté. Cela donne un mélange hétéroclite de chasse aux déficits, de foi naïve dans les vertus de la concurrence, de protection sociale (toujours une réalité, quoi qu’on en dise) et d’impuissance relative sur la scène internationale.

 

En tout cas, l’État interventionniste et la dépense publique sont aujourd’hui la règle et ont d’autant plus de chances de le rester que le traitement de problèmes comme le changement climatique demande bien autre chose que « la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux ». Bref, pour combattre l’ordre social existant, il faut d’abord comprendre comment il s’est mis en place, quelles forces y ont contribué et pourquoi.

 

Notes

1 – Il ne s’agit par pour nous d’écarter d’un revers de main « matérialiste » l’influence des courants de pensée, mais seulement de souligner l’importance du contexte social et économique dans lequel ils naissent et prospèrent. Parmi les meilleurs auteurs écrivant sur le sujet, citons Quinn Slobodian (Globalists : The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, London, Verso, 2020), David Harvey (A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005) et Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010. On trouve plus d’indignation et beaucoup moins de nuances chez Barbara Stiegler in De la démocratie en pandémie : santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2021, sans parler de Pierre Bourdieu in « L’Essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, mars 1998.

2 – Raccourci couramment employé par le milieu d’ultra-gauche (et même à l’occasion par l’auteur de ces lignes), mais à manier avec précaution, car il peut conduire facilement à des formulations excessivement vagues.

3 – The Fiscal Crisis of the State, London, Routledge 2017. La première édition remonte à 1973, et aura apparemment été tièdement accueillie chez Monthly Review, publication animée par Sweezy.

4 – Ce n’est pas sans rappeler les analyses de Jacques Camatte. Et contrairement au découpage en trois niveaux proposé par Temps critiques, O’Connor n’en distingue que deux. Est-ce parce qu’à la fin des années 1960 le phénomène de la mondialisation ne frappait pas encore les esprits ?

5 – Marx et Keynes, Paris, Gallimard, 1972 ; rééd. Gallimard, coll. « Tel », 2010.

6 – Cambridge (États-Unis), Harvard University Press, 2012.

7 – La Business Roundtable, sans doute l’organisme patronal le plus influent et regroupant les entreprises les plus puissantes du pays, a pris la tête du mouvement de grogne à l’égard du dollar fort.

8 – Sevrées de crédits, les entreprises n’avaient guère d’autre moyen d’élargir leur activité que les fusions-acquisitions.

9 – Krippner, op. cit., p. 59.

10 – Relation que Ralph Miliband désignait comme un « partenariat », situé selon lui à mi-chemin entre le « réductionnisme classiste » du marxisme et le « réductionnisme étatique » de certains sociologues. Il précise aussi que les dirigeants politiques sont mus par l’intérêt personnel, conjugué avec leur conception de l’intérêt national. Voir son article « State Power and Class Interests », New Left Review I/138, mars-avril 1983.

11 – « L’inflation de l’époque, se souviendra Michel Aglietta, montre le rôle fondamental de la monnaie au sein des économies capitalistes. […] l’époque montre donc que la monnaie est le fondement de l’ordre social. La monnaie apparaît alors comme l’institution publique de base. » Voir « L’école de la régulation, plus que jamais d’actualité (2/3) : entretien avec Michel Aglietta », Easynomics, 13 janvier 2022.

12 – Point de vue défendu avec constance par Friedrich Pollock et largement partagé par le reste de l’école de Francfort.

13 – Que l’on songe à la modernisation du Japon à l’ère Meiji, où le développement capitaliste fut impulsé surtout pour permettre au pays de s’affirmer sur le plan international.

14 – Fred Block, « Beyond Relative Autonomy : State Managers as Historical Subjects », Socialist Register, mars 1980, p. 230-231. Le lecteur connaissant les idées de Karl Polanyi ne sera pas étonné d’apprendre que Block lui a consacré un livre.

15 – Jack Copley, Governing Financialization, Oxford, Oxford University Press, 2022, p. 3.

16 – Ou, pour citer un exemple plus récent, les critères de Maastricht.

17 – Copley, op. cit., p. 105.

18 – Il sera question plus loin de la défaite historique des mineurs de charbon en 1984-1985.

19 – Copley, op. cit., p. 128.

20 – Ibid., p. 125.

21 – Ibid., p. 150.

22 – Ibid.

23 – Ibid., p. 24.

24 – Ibid., p. 150.

25 – Ibid., p. 32-33.

26 – Verso, 2012 et 2013. Pour sa part, Wolfgang Streeck écrira qu’« encore plus que jamais auparavant, les banques centrales sont devenues les véritables gouvernements du capitalisme postdémocratique », in Gekaufte Zeit : Die vertagte Krise des demokratischen Kapitalismus, Berlin, Suhrkamp, 2015, p. 33. Toutes les citations de ce livre sont tirées de la version allemande, mais il existe en traduction française : Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2014. On pourrait ajouter que, depuis un certain temps, c’est le couple Réserve fédérale-Trésor américain qui prend l’allure d’un gouvernement mondial, en tout cas bien plus que le FMI, le G7 ou le forum de Davos, n’en déplaise à ceux qui les dénoncent de façon rituelle parce que le complotisme représente un laisser-aller de la critique anticapitaliste.

27 – Dans le contexte américain de l’après-guerre : « La progression de 72 milliards de dollars (soit de 60 %) de la consommation personnelle entre 1945 et 1950 a amplement suffi à compenser la baisse de 69 milliards de dollars des dépenses militaires au cours de la même période. » Panitch et Gindin, op. cit., p. 83.

28 – Ibid., p. 11. La perspective d’un conflit ouvert entre les États-Unis d’un côté et l’Europe (surtout l’Allemagne) et le Japon de l’autre est un sujet de prédilection chez les marxistes orthodoxes, vraisemblablement parce qu’elle s’inscrit dans la continuité avec l’expérience et les analyses du passé. Or, tant les réactions « solidaires » des grands pays capitalistes à la crise de 2007-2008 que leur alignement en 2022 derrière Washington face à l’invasion de l’Ukraine ont démenti cette hypothèse.

29 – Ibid., p. 15.

30 – Ibid., p. 15.

31 – Reconnaissons tout de même à Friedrich Hayek un certain rôle dans l’affaire, puisqu’il avait conseillé à Thatcher d’attendre la défaite du mouvement ouvrier avant de s’attaquer pour de bon à la « réforme » monétariste…

32 – Panitch et Gindin, op. cit., p. 16.

33 – Ceux-ci sont régulièrement stigmatisés comme excroissance maladive de la finance qui n’existerait que pour faire le bonheur des pires spéculateurs. Or, c’est mal comprendre leur fonction : « La révolution des produits dérivés aura joué un rôle crucial dans la stabilisation des marchés des changes à la suite de la disparition du régime des taux fixes. De plus, elle aura été intimement liée à l’internationalisation du marché obligataire américain […]. » Ibid., p. 150.

34 – Ibid., p. 17.

35 – Ibid., p. 20.

36 – Notons que, dans un recueil d’une bonne dizaine de critiques (pour la plupart marxiennes) d’Empire de Hardt et Negri, Panitch et Gindin sont, en dépit de leurs réserves, parmi les rares à lui trouver quelque mérite. Voir Debating Empire, Gopal Balakrishnan (dir.), London, Verso, 2003.

37 – Après toutefois avoir été un conseiller du chancelier Gerhard Schröder et partisan de la « troisième voie » de Tony Blair. Il n’aurait apparemment jamais fait d’autocritique de sa position d’alors.

38 – Streeck, Gekaufte Zeit, p. 66. Voir aussi Jürgen Habermas, Raison et Légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, Paris, Payot, 2012, et Claus Offe, Strukturprobleme des kapitalistischen Staates : Aufsätze zur Politischen Soziologie, Frankfurt am Main, Edition Suhrkamp, 1972. Le même reproche vaut, quoiqu’à un degré moindre, pour Castoriadis, erreur qu’il reconnaîtra vers la fin de sa vie in « Les transformations du capitalisme », conférence du 14 mars 1996.

39 – Ibid., p. 68.

40 – Tout en pointant le manque d’intérêt de Habermas et d’Offe pour l’analyse économique, Streeck estime que certains critiques ont été un peu vite en besogne dans leur rejet de la thèse de la délégitimation, qui pourrait bien se manifester dans les années à venir. Un exemple parmi d’autres : Perry Anderson, In The Tracks of Historical Materialism, London, Verso, 1983, p. 66-67.

41 – Streeck, op. cit., p. 67. L’auteur reconnaît pourtant par la suite que, surtout aux États-Unis, ce n’est que grâce à l’entrée massive des femmes sur le marché du travail que les ménages ont pu éviter une chute de leur niveau de vie.

42 – Ibid., p. 152. Voir dans ce même numéro de Temps critiques le texte « Travail et temps hors travail, un couple en évolution ».

43 – Jerome Roos, « From the Demise of Social Democracy to the “End of Capitalism” : The Intellectual Trajectory of Wolfgang Streeck », Historical Materialism 27/2, 1er juillet 2019.

44 – Par ailleurs, il arrive même aux régimes non démocratiques de devoir s’inquiéter du mécontentement social. Gardons-nous cependant de tomber dans le travers de certains post-opéraïstes qui attribuent tout changement de cap au niveau des États ou des entreprises à la nécessité de s’adapter à la force irrésistible de la classe ouvrière (ou de la « multitude »).

45 – Streeck, op. cit., p. 154.

46 – Formulations peu parlantes mais très répandues aujourd’hui dans les milieux radicaux, comme l’a souligné Jacques Wajnsztejn dans « État-réseau, réseau d’État et gouvernance mondiale », Temps critiques #13, 2003.

47 – Fait rappelé dans une conférence récente sur Internet par Ray Dalio, fondateur de Bridgewater, le plus grand fonds spéculatif du monde. Cela ne manque pas de piquant.

48 – Debating Empire, op. cit., p. 67.

49 – Voir aussi Bob Jessop, The Future of the Capitalist State, Cambridge, Polity Press, 2002. L’auteur avance la thèse d’un passage progressif du Keynesian welfare national state (« État-providence keynésien » organisé à l’échelle nationale) au Schumpeterian competition state (« État de concurrence schumpétérien »), entité tournée vers l’extérieur qui donne la priorité au progrès technologique, à l’innovation et à l’esprit entrepreneurial. Le premier privilégiant à l’intérieur la protection sociale (welfare), le second les incitations à préférer le travail à l’assistanat (workfare).

50 – En outre, comme le signale Streeck : « Un problème difficile pour les “marchés” est que les restrictions budgétaires […] risquent, si elles sont poussées trop loin, de saper la croissance de l’économie nationale. » Streeck, op. cit., p. 170.

51 – Voir dans ce même numéro le texte « Géopolitique du capital ».