Temps critiques #22

Travail et temps hors-travail, un couple en évolution

, par Gzavier, Julien

Tandis que s’installait la protestation contre la réforme des retraites1 d’Emmanuel Macron et du gouvernement Borne au début de l’année 2023, quelques interventions dans les journaux2 laissaient poindre la question annexe du temps hors travail, temps libre ou encore celui des loisirs selon l’angle qu’on lui donne. Quelle place, quel emploi, quel sens a-t-il aujourd’hui et quelle relation entretenait-il, jadis, avec le travail ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre.

D’abord en rappelant le temps antique, celui de la skholè grecque, où temps libre et loisir étaient vertueux tandis que le travail était réalisé par les esclaves, les femmes ou encore les artisans. Des siècles plus tard, le travail de la société de classes est devenu une réalité extensive et les tentatives d’échapper à son aliénation passe par le développement d’organisations à but révolutionnaire : les syndicats, les bourses du travail, etc. Ce n’est qu’avec le Front populaire que l’État en France s’intéresse à la question du rapport entre temps de travail et temps libre puisque celui-ci est en grande partie conditionné par une baisse régulière du temps de travail. Le temps libre n’est plus, comme dans le régime féodal précapitaliste, le temps de la religion — qui, de fait, freine la productivité —, mais le temps des congés payés qui ouvre progressivement à la grande masse des salariés le temps des loisirs. Un temps des loisirs accompagné à ses débuts par les interventions de l’État en faveur de l’éducation populaire et de l’activité associative. Ses initiatives essaimeront jusqu’aux régimes totalitaires, avec en Italie l’Opera Nazionale Dopolavoro (Œuvre Nationale de l’Après-travail — OND) ou la variante nazie en Allemagne avec le Kraft durch Freude (la Force par la Joie) pour la promotion de l’Homme nouveau durant ses « loisirs ». L’État abandonnera petit à petit cet aspect de ses prérogatives directes sur le temps libre, et ce particulièrement à partir des années 1950-1960 dans lesquelles le développement de la société de consommation est pris en charge par des capitaux privés. L’aspect éducatif et collectif est remplacé progressivement par des activités individuelles dont l’organisation est laissée aux règles du marché et à une industrie culturelle en plein essor. Le passage d’une télévision publique, à vocation distrayante, mais aussi éducative et à peu de chaînes, au développement des chaînes privées en nombre de plus en plus important est emblématique du renversement en révolution du capital du mouvement de critique et de subversion inabouti de la période précédente. De même, après l’éclosion des radios libres d’abord pourchassées par le pouvoir en place, l’État coiffant la société du capital en vient à promouvoir lui-même ses propres alternatives, mais en dehors d’une institution ORTF qui lui avait donné du fil à retordre pendant le mouvement de mai-juin 68.

C’est à partir de là que l’individu égogéré entre en scène, accompagnant un capital qui tend à tout englober et capitaliser, du travail au temps libre, dans un seul continuum.

Loisir et travail : un rapport évoluant au fil des époques

Chez les Grecs anciens, la notion skholè, mais aussi le terme otium en latin, signifient aussi bien temps libre que loisir. Elle trouve également comme racine le mot école en latin, schola. Ce temps était à l’origine un temps de repos propre au travail intellectuel libéré des urgences du monde, telle une suspension, un arrêt en opposition à la nécessité de subvenir à ses besoins, marque d’une soumission aux besoins de la vie animale. En contrepoint, elle offre une liberté qui est ce temps de la contemplation ou de l’étude. La skholè désigne ainsi la temporalité libre propre des activités qui font, aux yeux des Grecs anciens, la valeur de l’existence proprement humaine. C’est un temps dans lequel l’action peut se dérouler à loisir et se donner le temps au lieu d’être emportée par lui comme dans la soumission au « travail ».

La skholè met en avant des banquets, le jeu, la gymnastique, le théâtre et les arts, bref des pratiques qu’on peut dire « épicuriennes », ainsi que, dans une certaine mesure, la participation aux affaires publiques, la politique pour autant qu’elle participe de ce que Hannah Arendt nomme la vita activa et non des pratiques de pouvoir ou de prise de pouvoir.

Ce qui rapproche toutes ces activités entre elles, c’est leur « gratuité » — c’est-à-dire leur caractère auto-finalisé et la liberté qu’à la fois elles supposent et engendrent. C’est pourquoi le mot désigne d’abord l’activité studieuse, puis les lieux et les ouvrages d’étude eux-mêmes : l’étude et la lecture fournissant l’un des meilleurs paradigmes de la skholè, de ce temps librement suspendu, dans lequel peut se déployer une activité qui est à elle-même sa propre fin, et dont la pratique élève et anoblit celui qui s’y consacre.

Dans cette perspective, le loisir n’est pas oisiveté, le loisir n’est pas improductif : il est avant tout liberté. Pour l’homme antique, il est ce temps libre qui lui permet de s’adonner aux activités qui conviennent à un homme libre. Le travail ne confère aucune dignité à celui qui l’exerce, car son objet est aussitôt consommé dans le cycle éternel de la reproduction et de la consommation. L’homme grec libre aspire avant tout à l’immortalité, à l’œuvre qui survit à l’usage qui en est fait. C’est uniquement dans la pleine lumière de la place publique qu’il affirme son individualité, par l’action et la parole qui témoignent de sa valeur.

Loisir et valeurs dominantes

L’évolution du loisir est demeurée très liée aux transformations survenues à chaque époque selon les sociétés impliquées et l’organisation sociale du travail et du partage, au sein des différents groupes sociaux, des richesses plus ou moins grandes qui en ont résulté.

Durant toute la période antique et jusqu’à l’ancien régime, son existence s’est réalisée en tant que mode de vie privilégié pour la classe dominante, en parfaite dichotomie avec le travail, qui était le lot exclusif des corps et groupes dominés. Ceux-ci, comme la plèbe à l’époque romaine, n’ont connu le loisir en règle générale que de façon sporadique et selon la formule célèbre de Juvénal panem et circenses. Ainsi à Rome, la hiérarchisation de chacun (esclaves, pérégrins, femmes, affranchis plébéiens, patriciens) garantissait l’ordre et la place de tous.

Pendant de longs siècles prédomine aussi une conception de la supériorité de la vie contemplative sur la vie active, celle-ci étant au service de l’autre. La classe dominante pourvoyeuse de cette vie de « loisir » et de contemplation, que ce soit les églises ou les diverses formes d’aristocraties, étaient dans une position de pouvoir qui leur permettait de vivre l’idéal proposé (du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, etc.) tout en bénéficiant du labeur de la majorité dont une grande partie avait à peine de quoi assurer sa subsistance au quotidien.

Il faut attendre l’accession de la bourgeoisie au pouvoir au cours de sa phase révolutionnaire pour que la dichotomie travail-loisir soit brisée. En effet, cette dernière, avec l’essor du commerce, sut animer la révolution industrielle, mettre la science et la technique au service de la production et réaliser ainsi un niveau de richesses que l’humanité n’avait jamais connu. Pour ce faire, elle dut « ennoblir » le travail et en faire une obligation pour tous dans le sillage de ses intérêts, tout en menant une opération de disqualification du loisir dans sa version aristocratique. Devenue classe dominante à son tour par un processus de développement des forces productives lui assurant le pouvoir économique, et s’étant approprié le pouvoir politique essentiel à sa perpétuation, elle va inventer de nouveaux loisirs comme lieu de consommation de la richesse produite.

Temps hors travail et éducation populaire

À la fin du XIXe siècle, l’éducation populaire s’organise en France autour de trois grands courants idéologiques : le christianisme social, illustré notamment par le personnalisme (revue Esprit) et Le sillon avec Marc Sangnier à l’origine des auberges de jeunesse, les mouvements laïques autour de la Ligue de l’enseignement (Jean Macé) et enfin le mouvement ouvrier (CGT).

Si nombre de ces initiatives se veulent une critique de l’éducation traditionnelle hiérarchisée, nous avons fait le choix de nous en tenir essentiellement à l’approche ouvrière. En cela, nous distinguons les mouvements laïcs et religieux d’éducation populaire et le mouvement ouvrier dans les fins (politiques) qui les animaient. Les premiers visaient une forme de paix et de conciliation sociales par l’éducation, tandis que le mouvement ouvrier cherchait à « éveiller les consciences » afin de renverser la société capitaliste par « l’instauration de la lutte des classes, la disparition du salariat et du patronat, ainsi que son indépendance vis-à-vis des organisations politiques existantes » (cf. Extrait du programme du 9e congrès de la CGT en 1906, plus connu sous le nom de Charte d’Amiens).

L’approche ouvrière

Elle remonte à la Première Internationale, fruit des efforts pour unir et affirmer le rôle des classes laborieuses au-delà des frontières des États, qu’ils fussent États-nations ou empires. Son but était d’œuvrer pour leur défense, notamment par des moyens de luttes immédiats tels que la grève et la solidarité avec le développement des syndicats. Rappelons qu’à cette époque, en France, le syndicat est encore embryonnaire suite à la loi Le Chapelier (1791) sur le délit de coalition, parce que la Révolution française émancipe les individus plus que les groupes ou classes et que, de surcroît, ce qui est dans le viseur du législateur révolutionnaire, c’est un système de corporations qui bloque et la fluidité du capital et celle des travailleurs. Ainsi, pendant les décennies qui consacrent le revirement de la révolution en contre-révolution, cette loi bloque les transformations du rapport capital-travail, qui restent régies par la formule libérale célèbre du « renard libre dans le poulailler libre ». Elle ne sera abolie qu’avec la loi Ollivier, peu avant le 1er congrès de la Première Internationale qui se tient au Saint Martin’s Hall de Londres en 1864. Si, en France, les premières chambres syndicales apparaissent dès 1868, il faudra tout de même attendre 1884 et la loi Waldeck-Rousseau pour que les syndicats soient parfaitement légalisés. S’ensuivent les premières Bourses du travail, maison du peuple puis des mutuelles permettant de changer le rapport entre travail et santé. En 1899, les 63 Bourses du travail françaises offrent les services suivants : placement, bibliothèque, formation professionnelle, caisses de secours, bulletin, conseil juridique, asile de nuit, soupe populaire, service médical, bains-douches. «  Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur », disait Fernand Pelloutier, l’un des pères des Bourses du travail et de l’anarcho-syndicalisme.

À l’orée du XXe siècle, le syndicalisme dit « révolutionnaire » domine dans les Bourses du travail. Cette tendance considère que la structuration syndicale des Bourses favorise la conscience de classe des travailleurs et permet de développer une autonomie politique et culturelle de la classe ouvrière. Les Bourses devaient être l’embryon de la réorganisation de la société par les syndicats. Ces organes jouent le parfait rôle de conscientisation politique des membres de sa classe. La montée en puissance des syndicats, les grèves et la revendication de la journée de 8 heures qui devient l’une des revendications fondamentales de la Deuxième Internationale font avancer les choses, du moins au niveau des réformes sociales qui marquent le début d’une intégration de la classe ouvrière comme classe laborieuse et non plus comme classe dangereuse. Il faut dire que jusqu’en 1900, la journée de travail était de 12 heures. La loi Millerand fera passer la durée type d’une journée de travail à 10 heures pour tous et dans toutes les entreprises, mais de façon progressive, en plusieurs étapes. C’est la première fois qu’une limitation du temps de travail est imposée à tous les employeurs, dans tous les secteurs. Des mouvements similaires ont lieu dans d’autres pays en plein développement capitaliste comme aux États-Unis, avec le massacre de Chicago3. Quelques années plus tard apparaissent les universités ouvrières qui ont comme objectif de former les cadres du parti, mais aussi de donner au plus grand nombre les instruments intellectuels pour «  réfuter les arguments des théories bourgeoises autant que pour entreprendre une lutte politique efficace ». Pluridisciplinaire, l’enseignement peut se faire en classe ou par correspondance, ce qui constitue une innovation.

C’est avec le Front populaire que la gauche républicaine a compris que les congés payés allaient libérer du temps hors travail. Ceci pendant que les courants issus de marxisme restent braqués du côté de la nécessité d’un développement maximal des forces productives et l’apologie de la valeur-travail comme source d’une richesse captée par une bourgeoisie dénoncée comme rentière et jouissive plus que productive. Une idéologie ouvriériste dont la vision rejoint par d’autres voies celle de Thorstein Veblen et sa « classe de loisir ». Grosso modo, c’est à cette classe, une sorte de nouvelle bourgeoisie issue plus ou moins des anciennes classes moyennes, que l’ouvriérisme associe le temps libre en général, c’est-à-dire en dehors ou au-delà de la question des congés payés, qui, eux, donneraient finalement lieu à un temps libre imposé et rétribué… donc lié au temps de travail.

Parallèlement, on ne peut ignorer la mise en place par le fascisme de Mussolini dès 1925 et pendant la Seconde Guerre mondiale du dopolavoro, mais aussi le Kraft durch Freude des nazis. L’État y intervient en appuyant le sport dans toutes ces composantes, lieu de vitalisation de la société, et le folklore comme régénération accompagnant donc le Blut und Boden. Mais ce n’est pas tout : les femmes ont leur programme d’économie domestique tout comme les paysans des colonies pour leurs enfants. Le dopolavoro comme le KdF ont une fonction importante de propagande raciste, notamment par le sport, mais, malgré l’enrôlement des masses, ces deux variantes du temps libre « taylorisé » se heurtent à leur propre limite : la société de classe qu’ils ont tenté de nier. La plupart des patrons ne voient pas leur intérêt dans le dopolavoro, pas plus que les agences de voyages à qui les organes fascistes demandent de casser les prix. Sans compter la désaffection générée par la découverte du décalage manifeste entre la propagande et la réalité.

Si l’on revient à la seule France, pour les syndicats et partis ouvriers et dans le « programme ouvrier », le temps libre est secondarisé et délégué à des organes idoines et si possible sous leur contrôle (comités d’entreprises, fédérations sportives type FSGT, etc.). Mais alors que les plus aveugles des courants marxistes continuaient à affirmer naturellement le rôle de la classe ouvrière au travers de ces appareils staliniens — syndicats (CGT) et parti (PC) —, c’est la contre-société ouvrière qui disparaît durant les années 1960-1970 sous les coups de l’évolution du capitalisme lui-même4, ce que Pasolini présente dans plusieurs de ces films et interventions.

Ainsi durant les années 1970, période d’insubordination sociale en Italie, ce sont les emarginati et autres « Indiens métropolitains » qui tendent à devenir des sujets sans classe et posent l’exigence de la libre disposition de leur temps, et ce non seulement dans leur rapport relâché au travail, mais aussi dans tous les actes de la vie quotidienne en visant une appropriation immédiate et collective de la richesse qui renouvelle l’approche anarchiste du siècle précédent dans la reprise individuelle. Par exemple, ils déplacent et étendent les pratiques d’autoréduction, menées par les ouvriers et prolétaires dans les transports et sur les loyers ou factures de gaz et électricité, au domaine du temps libre en multipliant les autoréductions dans les cinémas. Ces actions aboutissent parfois à ce que ces établissements abandonnent gratuitement des créneaux à ces emarginati. Donc même sous le règne du capital, les loisirs peuvent être gratuits.

À la fin des années 1970, une dernière tentative républicaine et sociale va être tentée sous l’Union de la gauche et les présidences de François Mitterrand avec la création d’un « ministère du Temps libre » qui prend en compte, d’une part, les nouvelles réductions du temps de travail et de la baisse globale de la vie au travail ou « active » par rapport à une espérance de vie croissante et, d’autre part, une stratégie volontariste de contrôle d’un temps libre qui peut dériver au gré des nouveaux désirs et créations de la société de consommation. C’est comme cela qu’on peut comprendre, par exemple, toute l’attention portée à la « culture » par un ministre comme Jack Lang, aussi bien dans ses formes d’avant-garde avec soutien à l’IRCAM de Boulez que dans sa version dirigée aux « larges masses » avec l’édification de Beaubourg, puis la Grande Bibliothèque Mitterrand ou dans ses variantes jeunes avec la consécration quasi officielle du rap, du breakdance et du graffiti dans la « Culture ». Mais ces derniers soubresauts de l’intervention étatique dans le temps libre vont progressivement puis brutalement être recouverts dans la révolution du capital qui s’amorce au cours des années 1980.

En effet, c’est désormais la distinction travail-hors travail qui est ténue, et ce d’autant que les outils informatiques permettent par exemple de régler des affaires courantes comme de regarder des vidéos sur des plateformes tout en restant derrière son bureau. Travail contraint et marges de gestion ludiques peuvent jouer aussi bien dans le même sens que dans un sens contraire, comme on a pu le voir récemment pendant la crise sanitaire et le développement du télétravail.

À ce sujet, on pense naturellement au travail au clic dont le développement a explosé ces dernières années avec la démocratisation des ordinateurs et de l’internet et dont le principe sous-jacent est la possibilité de tirer un revenu complémentaire de la marchandisation des temps morts quand le capital retourne l’accroissement du temps libre au seul profit du pôle capital du rapport social5.

À cela s’ajoutent les changements de forme des industries culturelles, qui perfectionnent ce que Walter Benjamin voyait encore comme possiblement positif avec la reproduction et la diffusion de masse via les industries culturelles. Premier point, celui de la capacité des nouveaux outils informatisés à toucher les individus en masse, et ce presque paradoxalement, selon une finesse inégalée quant à la cible. Ainsi, au travers des outils propres aux GAFAM, on retrouve des publicités et des suggestions de produits tellement précises, car abondamment nourries des données informatiques individuelles traitées par des algorithmes puissants, que l’on est parfois proche de l’anticipation des désirs. D’autre part, la diffusion d’images et de vidéos est devenue le commun de millions de personnes qui s’adonnent à la mise en scène de leur propre vie selon des modèles télévisuels qu’ils ont complètement ingérés. Ils peuvent, à tour de rôle, exprimer leur capacité à incarner le triomphe du rapport social capitaliste et donc devenir des stars, souvent éphémères, sur YouTube, Snapchat ou Twitch. La liberté du marché épouse désormais la « liberté » des individus au sein d’un temps libre de plus en plus individualisé, même quand il est pratiqué en « tribus » comme nos exemples l’illustrent.

Ces déboires, qui accompagnent le quotidien d’un monde individualisé à l’extrême, résonnent avec ce qu’Adorno et Horkheimer pointaient déjà il y a soixante ans : standardisation globale promouvant de toutes parts une vie mutilée, et fin de toute culture extérieure au capital.

De ce point de vue, c’est l’intégration de tous dans la société du capital, la seule société qui s’impose parce qu’elle a désormais absorbé toutes les autres, que ce soit dans leur dimension classiste (l’ancienne contre-société ouvrière) ou civile (l’ancienne « société civile »). Ce programme, qui concerne tous les pays dominants du capital, se fait d’ailleurs au nom d’une société toujours plus « inclusive » décomposée en de multiples « communautés », ce dernier terme marquant un lien toujours plus faible entre individuel et collectif.

Pour situer notre réflexion par rapport à l’article de Michel Guerrin6, nous pensons que la question du retrait relatif de l’État quant à la gestion/contrôle du temps hors travail est à comprendre en quelques aspects qui mettent en question son appréciation :

  • L’État est le garant des lois sur le temps de travail et la manière dont sont prises les RTT dans le cadre de la loi sur les 35 heures et, si la politique culturelle d’aujourd’hui avec les restrictions budgétaires qui viennent couper les subventions et rendent plus difficile la poursuite de « l’exception française » de la culture, il n’en demeure pas moins que l’activité culturelle reste sous perfusion étatique.
  • Avec le degré d’avancement du processus d’individualisation dans sa forme nouvelle et post-moderne d’individualisme exacerbé et ses tendances à « l’égogestion7 », c’est tout simplement la sphère privée au sens où on l’entendait au sein de la Modernité, c’est-à-dire comme une sphère de préservation, de défense, de mise à l’abri, qui a disparu ; elle est dorénavant incluse dans la capitalisation de toutes les activités. En effet, les individus s’exposent librement sur des réseaux dits sociaux qui manifestent une atomisation et une recomposition des appartenances au travers de communautés fictives en ligne. Ceci n’échappe pas à la capitalisation, au contraire, comme le montrent les data produites et marchandées ainsi que la monétisation de l’attention. Les sphères séparées du privé et du public avaient un sens tant que la société bourgeoise mettait en œuvre cette distinction, une distinction déjà bien mise à mal avec le passage à une société du capital tout au long de ce que furent les « Trente glorieuses », mais devenue anachronique aujourd’hui au sein de la société capitalisée. Il serait inapproprié de ne voir dans ce processus qu’une extension abstraite de la domination de la part d’un capital nouveau Moloch ou incarnation de Big Brother. Cette société capitalisée reste un rapport social de domination avec interaction entre dominants et dominés. Domination et liberté restent dans des rapports de réciprocité et de contradiction, comme nous l’indiquent les pratiques de ladite « génération X », qui s’expose dès le plus jeune âge à cet univers. En conséquence, comme pour le travail, on ne peut que constater que ce sont les anciennes appartenances de classe qui ne font plus effet et que le « sois ce que tu veux » (be what you want) si cher à l’industrie culturelle américaine est en passe de devenir la norme. Une norme nouvelle contre les anciennes normes de sexe, d’âge, d’origine sociale, qui toutes devraient être balayées au travers d’une charge sociétale qui de plus nie l’intrication particulière entre nature et culture propre à l’espèce humaine (la nature comme rapport).

Que ce soit à la faveur du jeu vidéo comme pratique vécue comme libre ou des pratiques culturelles apportées à tous par la politique et l’action de l’État ne change rien à l’affaire. Le temps libre est compris comme incompressible pour beaucoup. Les contraintes d’antan ne sont plus valables pour l’individu égogéré, car il a remodelé son temps dans des activités hors travail qui lui donnent du sens là où les anciennes formes de socialité n’agissent plus (celles de l’usine et du quartier) ou changent de forme et de nature (composition des familles, durée de vie de celles-ci et fidélité des amitiés). Aujourd’hui, les individus se retrouvent beaucoup plus seuls face à des pratiques managériales (la nouvelle gestion des ressources humaines) et administratives (le maquis des réglementations, la fin des rapports individualisés et des rendez-vous en présence) qui développent et entretiennent jusqu’à l’extrême l’atomisation au travail et dans la vie quotidienne. Cette nouvelle donne a assurément commencé à l’orée des années 1970 et a à voir avec le développement d’un capitalisme dans lequel plus rien n’a de valeur, mais où tout a un prix, sans hiérarchisation des activités ni jugement de valeur. Une société capitalisée donc, dans laquelle tout est à la fois relatif et équivalent puisque le capital s’est émancipé de ses anciennes vertus à la fois bourgeoises et paysannes et ouvrières de travail bien fait et d’épargne vertueuse. De celui qui spécule en Bourse à celui qui spécule sur une paire de chaussures en série limitée qu’il espère revendre trois fois le prix après avoir fait des heures de queue pour espérer toucher le gros lot ; de celui qui monte une start-up à celui qui revend sur une plateforme les frusques qu’il ne veut plus, c’est d’une même appréhension du monde que ces individus se réclament… et par laquelle ils se comprennent.

L’affirmation de l’État dans sa forme réseau est déterminante et également cruciale car elle permet l’accompagnement des individus et leur donne largement de quoi se divertir, non plus par la seule télévision d’État comme par le passé, mais par des offres très larges de « culture » et autres loisirs subventionnés. Les retraités, notre point de départ ici, sont même souvent les premiers bénéficiaires de nombre des manifestations culturelles qui sont en France très développées. L’État est donc aux premières loges d’un accompagnement des industries culturelles. Il suffit de constater à quel point il les finance de manières multiples et ciblées : CNL, CNC, etc., mesures qui ne profitent guère aux petites structures (arts vivants de la rue, petites maisons d’édition). Mais s’il faut un exemple particulièrement parlant, pensons au fameux quota d’œuvres francophones à la radio imposé par l’État en 1996 avec la loi Toubon, qui a fait exploser la part du rap hexagonal sur les ondes (Skyrock ayant été précurseur du phénomène), pour le meilleur comme le pire…

Si l’intervention de l’État dans la culture et les loisirs semble avoir perdu de son importance à partir de la fin du XXe siècle, ce n’est finalement pas tant d’un point de vue quantitatif ni d’ailleurs qualitatif que parce que son action n’est plus de l’ordre de l’initiative. Elle ne relève plus que de l’accompagnement ou de la contre-tendance. Elle va aussi de pair, quelle que soit la volonté d’un pouvoir en place, avec la fin de cet horizon de l’émancipation que le capital a largement ingéré et retourné à son profit.

 

Notes

1 – Cf. Les Interventions #21, À l’ombre des retraites…, et #22, La protestation en cours sur les retraites.

2 – Nous pensons d’abord à celle de Jean-Pierre Le Goff dans Le Figaro, « La société de consommation et de loisirs a bouleversé le rapport au travail », le 26 janvier 2023. Une autre ce même jour à partir du livre d’Olivier Babeau, La Tyrannie du divertissement (éd. Buchet-Chastel) dont on lira les arguments dans l’article du 26 janvier 2023 : « Nous avons basculé dans le culte du loisir » à l’adresse : https://www.lefigaro.­fr/vox/economie/­olivier-babeau-nous-avons-bascule-dans-le-culte-du-loisir-20230126

3 – Le massacre de Haymarket Square survenu à Chicago le 4 mai 1886 à la suite d’une manifestation revendiquant la journée de huit heures de travail.

4 – Prenons le « miracle italien » comme exemple : accession à la consommation (la Vespa et la Fiat 500), au tourisme de masse et l’arrivé du divertissement dans les foyers au travers de la télévision.

5 – Voir notre article du #21 de Temps critiques, « Les nouvelles formes d’emploi et le télétravail », à l’adresse : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article515

6 – « Le divertissement contre le temps libre », in Le Monde, le 11 février 2023.

7 – Jacques Guigou, La Cité des ego, L’impliqué, 1987 ; réédition par L’Harmattan, coll. « Temps critiques », 2009.