Interventions #9

Anciennes et nouvelles fictions sur l’École de la République
Une crise de l’institution sans critique de l’institution

, par Temps critiques

Ce numéro d’Interventions est composé de deux parties. La première partie, plus théorique, essaie de replacer la crise de l’école dans la transformation des rapports sociaux de la société capitalisée et de son État. Pour y parvenir, on doit s’affranchir de toutes les lamentations, à contenu conservateur comme à contenu progressiste, sur la dissolution des médiations de l’État-nation. La seconde partie est constituée d’une intervention plus pratique dans les luttes menées par les enseignants, parents et lycéens ou étudiants depuis l’automne 2009.

PARTIE I
Commentaire du texte de Pierre Jourde« On attendra après Plus belle la vie »

« Que faire, à présent, pour que l’école serve à quelque chose ? Qu’elle ne se contente pas de reproduire les inégalités sociales ? »

Telle est la question que pose l’écrivain et enseignant Pierre Jourde dans un blog publié sur le site du Nouvel Obs1.

Prenant appui sur une longue citation d’Hannah Arendt, Jourde affirme que « Depuis quarante ans, les différentes réformes pédagogistes, qui vont toutes dans le sens analysé par Arendt, ont produit mécaniquement ce que l’on observe aujourd’hui : la montée de l’illettrisme, la parfaite reconduction des inégalités sociales, l’arrivée massive, à l’université, d’étudiants déchiffrant difficilement un texte, parvenant difficilement à rédiger une phrase, et à peu près complètement ignorants du passé ».

C’est ce que nous allons discuter et critiquer en huit points :

1. Pierre Jourde reprend effectivement les arguments d’Hanah Arendt2 sur les pédagogies antiautoritaires et libertaires de l’Allemagne des années vingt (les Écoles dites de Hambourg3 et les pédagogies du « maître-camarade ») dont elle critique l’influence néfaste sur l’éducation aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. En effet, ces pédagogies ne prenaient sens que reliées aux courants communistes et anarchistes qui n’avaient pas été liquidés par la contre-révolution social-démocrate puis le régime national-socialiste. Ces pédagogues combattaient le capitalisme, la société bourgeoise et le populisme du nazisme naissant ; ils cherchaient à former chez l’enfant une individualité en devenir qui ne sépare pas l’individu et la communauté humaine. Mais transposées dans les réalités de la société nord-américaine et de la Guerre froide, ces méthodes pédagogiques ont principalement contribué à affaiblir ou même éliminer la capacité de résistance politique des enfants des classes dominées en leur donnant l’illusion d’une grande liberté. Il y a eu inversion des objectifs et des finalités. Or on ne trouve pas trace de ce genre de mise en perspective historique dans le texte d’Arendt. Pour elle, il fallait incriminer la méthode en soi qui insinuait une possible abolition de la hiérarchie entre maître et élève. Jourde s’engouffre dans la brèche en confondant autorité liée à la connaissance et à l’expérience (ce qu’aucune pédagogie anti-autoritaire ne nie) avec hiérarchie de l’institution dans laquelle maître et élève sont tous les deux pris au piège, mais à des niveaux différents.

2. L’éducation n’est pas « par essence conservatrice » comme l’affirme Arendt. Depuis son origine dans les États despotiques, elle se veut institutrice ; elle place certains enfants4 dans une institution, l’école. Que cette institution de l’école soit une composante de l’État-nation (du moins, dans la modernité et pour ce qu’il en était de l’école de l’État-nation en France car cela est différent dans les pays anglo-saxons), n’implique pas qu’elle opère une éducation « conservatrice ». Les forces sociales et idéologiques de la société traversent l’école ; il en est des « progressistes », comme il en est des « traditionalistes »…

Ce n’est pas l’éducation qui protège l’enfant des dangers de son environnement, ce sont les modes d’élevage, divers selon les sociétés. C’est le groupe d’adultes dans lequel naît et grandit l’enfant qui assure sa protection. La gestation de l’enfant humain n’étant pas achevée à sa naissance, elle se poursuit dans le groupe familial proche ; ce que certains anthropologues nomment l’haptogestation. Mais comme nous l’avons déjà dit, Arendt ne tient pas compte du fait que, jusqu’à l’apparition des sociétés étatisées, d’innombrables communautés humaines ont vécu sans éducation ; avec des pratiques initiatiques, certes, mais qui n’étaient pas de l’éducation. La transmission de pratiques culturelles et de savoirs empiriques ne visait pas la séparation entre collectifs humains et non humains, contrairement à l’éducation sous toutes ses formes (celle que dispense l’État et celle du discours social bureaucratico-marchand).

3. L’enfant n’est pas « révolutionnaire » comme le prétend Hannah Arendt ; il est un être vivant qui manifeste d’abord sa naturalité. C’est la socialisation parentale et sociale qui le fait entrer dans la société.

Arendt justifie l’autorité du savoir disciplinaire et du maître en procédant à une dialectique du jeune et du vieux, du passé et du présent ; dialectique qui, soit relève de la tautologie, soit verse dans une perspective vitaliste : la société aurait besoin de « sang neuf » et de la naturalité révolutionnaire que porterait intrinsèquement l’enfant afin de développer sa dynamique et donc garantit le futur. Mais dans le processus de socialisation, cette capacité doit être contrôlée non pas parce qu’elle est subversive, mais parce qu’elle doit se confronter à l’ensemble du passé de l’humanité. La difficulté serait donc là, dans cette dialectique de la libération de forces vives qui cherchent à prendre leur essor et donc leur autonomie, et en même temps dans la prise en compte des « nécessités » du maintien d’un ordre stable, d’où les mesures prises par la société répressive5.

Les différentes réformes dans l’Éducation nationale depuis les années 60 peuvent (en partie) être interprétées à partir de cette contradiction qui explique les changements ponctuels de priorité, compte tenu de l’évolution des rapports de force. Mais Pierre Jourde quitte ce terrain pour aller chercher chez Arendt une autorité philosophique et politique légitimant sa nostalgie d’une école qui favorisait la « promotion sociale6 », alors que ce n’est pas le propos de la philosophe. Il réalise ce tour de force, en faisant du caractère obligatoirement disciplinaire et hiérarchisé de l’éducation, le présupposé de la réussite scolaire et donc d’une promotion sociale. Mais l’école n’a jamais eu cette fonction ou ce but. Certes, l’école de classe, l’école de la bourgeoisie (entre 1880 et 1958) a permis à quelques individus de changer de classe sociale (cf. le CNAM7), mais ces hommes (jamais de femmes) réalisaient cette « promotion » seuls, séparés définitivement de leurs familles et de leurs milieux d’origine.

Historiquement et théoriquement, la promotion sociale doit être définie comme un changement de classe sociale. Or, dans la société de classes, il était très difficile de changer de classe ! Ce n’est qu’à partir des années 60-70 que cette école de classe se transforme en école de masse à prétention démocratique sous les coups de Mai 68 et des luttes étudiantes et dans le contexte économique et social d’une société française dont la reproduction sociale se fait sur la base d’une faible mobilité alors que se fait sentir le besoin de renouvellement de la force de travail ayant assuré la prospérité relative des « Trente Glorieuses ».

C’est alors que les sociologues vont se mettre à parler effectivement de promotion sociale par l’école dans le rapport positif qui s’opère entre la nouvelle distribution des diplômes et les nouveaux types d’emplois. Politiciens et médias leur emboîteront le pas en parlant « d’ascenseur social ». Mais dès la fin des années 80 et encore plus aujourd’hui, ce phénomène est enrayé par une montée du chômage, un développement de la précarité, une dévalorisation des diplômes qui mettent l’école au centre d’une crise de reproduction des rapports sociaux, et cela d’autant plus qu’en France, dirigeants et dirigés ont fait de l’école le lieu, en grande partie illusoire, de la solution à toutes les tensions sociales (l’école est censée compenser les inégalités de départ).

Parler aujourd’hui de « promotion sociale » ou d’ » ascenseur social » n’a donc plus du tout le même sens car il ne s’agit plus de possibilité de changement de classe, mais seulement d’un changement de place dans une distribution d’individus indifférenciés de plus en plus coupés d’une origine sociale de classe (ouvrière ou paysanne). Ceux pour qui cette origine reste encore prégnante (enfants de chômeurs, d’immigrés) sont justement ceux qui ne participent plus à la distribution des places (les « désaffiliés » comme dit le sociologue Castel) ou alors seulement à partir d’une position discriminée. Mais ils ne se contentent pas forcément de cette nouvelle situation de « sans place » ou sans statut. Si leur réaction passe souvent par la débrouille individuelle et le « marquage » en guise d’identité, la tendance au repli communautariste comme reconquête de leur existence, elle s’exprime aussi dans la révolte contre leurs conditions d’existence immédiates, voire la destruction de ce qui paraît pourtant les garantir contre un total dénuement (leurs logements, les services publics). Si l’école est devenue un lieu de choix pour l’expression de cette révolte ou du refus pur et simple, c’est parce que la lente dissolution de l’institution dans la nouvelle forme de l’État-réseau s’accompagne d’une situation où l’origine sociale détermine à nouveau strictement le devenir social, où le choix du privé et des filières et des écoles d’excellence ruine tous les beaux discours des parents « de gauche ». Alors, pour certains, l’école apparaît dans sa réalité nue : elle n’est plus faite pour eux, ils n’y trouvent plus leur place, d’où tensions, refus pur et simple, débordements, conduites nihilistes8.

Face à cela, la réponse la plus simple du pouvoir est évidemment de vouloir redonner un tour de vis : restaurer l’autorité dans les classes, lutter contre l’absentéisme scolaire en supprimant les allocations familiales, ficher les élèves dès leur plus jeune âge pour déceler les hyperactifs qui seraient les révoltés ou les délinquants de demain. Ces politiques apparaissent comme des mesures propres à gagner le combat contre ce qui relèverait finalement d’une forme particulière d’insécurité.

4. La comparaison entre les États-Unis et la France paraît impropre car les systèmes éducatifs de ces deux pays sont profondément différents. Dans le cas du premier, l’école existe en dehors de toute véritable institution, dans l’autre, elle ne se développe qu’à travers l’institution. Le premier n’a donc aucun projet au sens fort et participe d’une démarche empirique et pragmatique typique du monde anglo-saxon. Le « système » (mais ce n’en est pas vraiment un) ne peut donc que s’adapter aux usagers comme l’entreprise s’adapte aux clients, et inversement si on admet qu’il y a interaction. Il n’y a donc pas non plus de véritable « Réforme ». On définit simplement des objectifs à court terme qu’on cherche à réaliser, au jour le jour, en utilisant dernières recherches en psychologie de l’enfant et en sciences humaines.

Le second repose historiquement sur un projet fort, l’école républicaine et laïque pour tous, qui ne se résume pas à un enseignement restreint à la transmission des connaissances, mais conçoit l’instruction dans un sens général qui recouvre la question politique. D’où l’importance de l’institution « Éducation nationale », arme de guerre contre la royauté et l’église. L’enseignement sera donc public, républicain, citoyen, laïc. Les « hussards de la République » en furent les soldats.

5. C’est cette ambition politique que passe sous silence l’exemple du professeur de collège et de la classe de 3e proposé dans l’article. Pourtant à l’ambition politique de la Troisième République — celle d’une école certes pour tous, mais dans laquelle chacun reste à sa place en fonction de son origine sociale — a succédé, à partir de la seconde moitié des années 60, une politique d’allongement de la durée des études, de massification de l’enseignement secondaire. Cette perspective de démocratisation de l’enseignement correspondait certes en partie aux nécessités de pourvoir le marché du travail en une main d’œuvre mieux formée pour une économie réclamant plus de cadres, plus de techniciens et de « professions intermédiaires », mais pas seulement. Ces efforts constituaient aussi une façon de « débloquer » une immobilité sociale faisant obstacle à la modernisation. La réforme Edgar Faure de 68 légitima ce mouvement à l’université, la réforme Haby l’appliqua au niveau du collège.

6. 1968, voilà une date qui n’est pas citée par notre pourfendeur des réformes et pourtant derrière tout son lamento, ce qui apparaît en filigrane, c’est bien cette haine de 68 et de tout ce qui fit qu’après, de toute façon, ce ne fut plus pareil (ce ne pouvait plus être pareil). Même si l’auteur de l’article jurait ses grands dieux qu’il figurait lui aussi parmi les contestataires à cette époque-là, cela ne changerait rien au fait qu’il reprend la critique de Finkielkraut… et de Sarkozy (énoncée en 2008) sur « la faute à 68 » dans le délabrement de l’enseignement. Mais comme il a été professeur et que ce sont des choses concrètes qui se sont présentées à lui dans sa pratique, il laisse de côté les questions théoriques et les implications politiques de la massification/démocratisation de l’enseignement pour n’en pointer qu’une conséquence technique : le développement des sciences de l’éducation et l’idéologie pédagogique. Pour Jourde, non décidément, « la didactique ne peut pas casser des briques », si l’on peut se permettre ce détournement d’un détournement ! Certes, mais est-ce une raison pour se retrouver avec ceux qui aujourd’hui veulent transformer les enseignants en répétiteurs9 ?

Les exemples abondent de ce raidissement idéologique. Ainsi, les enseignants qui n’en restent pas à des critères intemporels fixant les limites entre « bonne » et « mauvaise » littérature utilisent-ils la littérature de jeunesse et le genre du « polar » à côté et non à la place d’une littérature plus classique. Pourtant, bien des enseignants, attachés bec et ongles à la culture de classe assimilent cela à une baisse des exigences, une adaptation à des élèves déculturés, une forme à peine plus tolérable que les sempiternels exposés sur la moto, la peine de mort ou la drogue. Bien sûr qu’il y a adaptation aux élèves, mais il y a toujours eu adaptation aux élèves. Par exemple quand on enseignait à une petite élite le Latin et surtout le Grec, n’était-ce pas la manifestation d’une adaptation à un certain public ?

Nous terminerons par un dernier exemple, celui de la « pédagogie de l’autonomie », issue directement du mouvement de 1968 ou plus exactement de sa défaite et de l’englobement de certaines de ses perspectives dans la société capitalisée. Se réduit-elle à vouloir briser l’enseignement disciplinaire et la parole du maître ? Non, le travail en groupe et la prise d’initiative ne sont pas a priori contradictoires avec la définition d’une démarche construite autour d’un thème pluridisciplinaire comme ont pu l’expérimenter les professeurs avec les travaux personnels encadrés (TPE) au lycée ou les parcours de découverte en collège. Mais encore faut-il que ces enseignants soient aussi rigoureux pour ce type de travail qu’ils disent l’être durant leurs cours magistraux ! C’est cela qui ne va pas de soi car pour beaucoup d’enseignants qui étaient à l’origine opposés aux TPE « parce que ça prend sur des heures de discipline », les TPE sont devenus une bonne aubaine car ils permettent d’obtenir deux paisibles heures dédoublées

Même chose pour l’éducation civique juridique et sociale (ECJS) censée être du bourrage de crâne en direction des « sauvageons » avérés ou potentiels. Pourtant aucun Inspecteur ni Chef d’établissement n’empêchent les enseignants de les transformer en cours d’initiation aux sciences politiques. Mais la plupart des profs d’Histoire et Géographie à qui étaient majoritairement dévolues ces heures, en profitaient pour « avancer le programme », comme on dit « avancez, il n’y a rien à voir ! » On s’étonne que, dans l’article de Jourde, tout le monde soit fautif… sauf les enseignants.

7. La fin du texte de Jourde pointe ce qui a été introduit dans les années 80-95 pour en montrer les conséquences négatives sur « le niveau ». Or, durant cette période la majorité des sociologues de l’éducation ont démontré le contraire ; « le niveau monte », « nos enfants lisent », « les filles progressent », « les enfants d’immigrés ont de bien meilleurs résultats que leurs parents ». Mais ces constats sociologiques sont à relativiser aujourd’hui. Il y a des écarts individuels importants dans les ZEP et « les établissements sensibles ». C’est le « groupe-classe » qui n’est plus la référence alors qu’il le reste pour Jourde. Les phénomènes de bande opèrent aussi dans les collèges au niveau du rapport au savoir.

Cette mise en évidence d’un chaos des rapports maître-élève dans l’école se fait surtout à partir d’un ressenti. Et même si les ressentis traduisent quelque chose de réel, ils n’ont pas en soi de valeur explicative car ils n’ont pas grand chose à voir avec l’analyse d’un processus. Ils vont au plus facile, c’est-à-dire à la dénonciation du fautif ou parfois du bouc-émissaire : c’est la faute des jeunes, la faute des immigrés, la faute du gouvernement, la faute des médias, la faute de la société de consommation, la faute du pédagogisme et des réformes, la faute à la démocratisation (absence de sélection qui fait que presque tout le monde a un diplôme mais que ce dernier a aujourd’hui de moins en moins de valeur), etc. Ainsi, tout paraît unilatéral. Il n’y a plus de contradiction mais un simple constat. La dynamique du capital, pour employer le vocabulaire de Temps critiques, est réduite à une sorte de rouleau compresseur capitaliste. Il n’y a plus qu’à pleurer les temps anciens.

Dans le tableau dressé par Jourde, l’élève n’est plus rien, il n’est qu’une sorte de zombi lobotomisé, mais l’enseignant, lui, est resté le même, il est toujours le savoir incarné car par on ne sait quel miracle il aurait été le seul à échapper au rouleau compresseur d’une société décervelée. Or il n’en est rien. Ce n’est pas parce que l’école a été isolée en partie du monde extérieur que ce monde n’y pénètre pas et surtout ce serait croire que l’enseignant n’est pas aussi parent et consommateur. L’enseignant ne se réduit plus à une fonction professionnelle considérée comme une mission et c’est pour cette raison que le pouvoir s’attaque à son statut et tente de réduire la durée et la qualité de sa formation devenue par trop supérieure à celle des élèves. C’est d’ailleurs là le sens réel de la fameuse formule pédagogico-réformiste « il faut adapter l’école aux élèves » que le pouvoir politique traduit en un « remettre l’élève au centre de l’école » et qu’il utilise comme arme de guerre contre l’immobilisme du « mammouth ». En un certain sens, on pourrait dire que les anti-Meirieu actuellement au pouvoir font du Meirieu… mais pour leur propre compte.

De par l’isolement qu’il subit à l’intérieur d’une école coupée du monde du salariat10, l’enseignant n’est pas le mieux placé pour saisir le double mouvement de déqualification/surqualification à l’œuvre. Il n’est pas le mieux placé pour au moins deux raisons. Tout d’abord, parce qu’il lui est plus difficile qu’au salarié en prise directe avec le développement du General intellect sous forme de capital fixe ou de logiciels, de saisir et d’admettre que le savoir est aujourd’hui présent partout, sa transmission aussi, et que le maître n’est plus ni l’unique dépositaire de ce savoir ni le contrôleur de sa transmission — tout juste peut-il attirer l’attention des élèves sur les dangers d’une transmission sans contrôle (pensons concrètement aux dangers des recherches de sources sur l’internet) ; la seconde raison, c’est que dans la polarisation déqualification/ surqualification, il se retrouve du côté de la déqualification sociale (le déclassement statutaire des enseignants), tout en étant la plupart du temps surqualifié individuellement (chez notre pourfendeur, cela donnera l’image du prof agrégé face à l’élève illettré, chez un ministre l’image des enseignants de maternelle à bac + 3 occupés à changer les couches et moucher les morveux).

Tout cela se traduit par une attaque contre ce que l’enseignant conçoit encore comme un métier et non pas comme une activité salariée interchangeable. Pourquoi cette illusion tenace ? Parce qu’il exerce dans un secteur particulier qui reste très en retard par rapport au processus d’ensemble de capitalisation des activités humaines11. Un secteur à la limite inintégrable au processus d’ensemble, tant que l’histoire des luttes sociales propres à la France (révolutions violentes et sanglantes de 1789/93, 1848, la Commune et même Mai 68) imprègne encore suffisamment la mémoire collective, induisant toujours une priorité de l’approche politique et une résistance du modèle universaliste de l’État-nation par rapport à sa transformation en État-réseau mondialisé12.

C’est cette résistance qui explique que chaque nouveau gouvernement cherche à faire « sa » réforme dans la mesure où il cherche à combler une partie du « retard » tout en maintenant l’enjeu politique de la reproduction des rapports sociaux dans le cadre de « l’exception française ». La quadrature du cercle en quelque sorte !

8. Même s’il évoque le capitalisme et donc un système dont l’école ne serait qu’un rouage, le texte de Jourde maintient paradoxalement une perspective pédagogiste ou au moins institutionnelle, en faisant du retour aux vraies valeurs (le respect des niveaux hiérarchiques du savoir entre apprenant et enseignant, entre culture savante et culture populaire, entre culture scolaire et culture extra-scolaire), l’impossible solution à la crise de l’école. Ainsi, la question de l’institution n’est pas posée puisque la perspective reste celle qui demandait à l’école de transformer la société. Ce type de raisonnement qui, pour tout lecteur de Marx, tenait déjà de la gageure à l’époque des institutions fortes de l’État-nation gaulliste, traduit aujourd’hui la non compréhension d’un processus qui entraîne la résorption des institutions à l’intérieur même du pouvoir exécutif, comme on peut le voir avec la réforme de la justice en France. La transformation du rapport citoyen à l’institution en un rapport clientéliste participe du même processus (cf. la transformation actuelle des missions de service public13).

Dans ce processus de désinstitutionnalisation de l’école dans un système plus large de « formation tout au long de la vie », le pôle républicain et étatique de l’école perdure, mais il a tendance à être englobé dans le monde cognitif global. La « réformite » (ou l’art de faire se succéder ministres et réformes) peut d’ailleurs être analysée comme la résultante d’une crise de l’institution sans remise en cause de l’institution14. C’est exactement le mouvement inverse de Mai 68 qui est pourtant aussi le produit de la crise des institutions (du gaullisme comme régime politique, mais aussi de la famille patriarcale et de l’école de classe), mais le mouvement d’alors avait placé sa critique au centre de la révolte. Ce qui se jouait en 68, c’était le refus de toutes les hiérarchies et des institutions qui semblaient en être les garantes.

Or le point de vue de Jourde ne peut être porteur d’une critique de l’institution, celle de l’école ou tout autre, par le fait qu’il en exprime une vision fondamentalement fonctionnaliste : l’école sert à former des citoyens, à réduire les inégalités, etc. Or cette vision est dangereuse. On dit aussi : l’État et sa police servent à protéger les citoyens, l’économie sert à vaincre la pénurie et à satisfaire les besoins, l’argent sert à faciliter les échanges, et ainsi de suite. Derrière l’apparente candeur panglossiste de la vision fonctionnaliste (le nez est fait pour porter des lunettes, les cochons pour être mangés, disait Maître Pangloss) se cache une vision normative et, partant, répressive de l’interaction sociale : puisque l’institution a été inventée dans l’intérêt de ses usagers donc en faveur de la société, ne pas la respecter est anti-social, ce qui justifie le juste châtiment réservé aux rebelles. Dans le même ordre d’idées, puisque l’argent est essentiel aux échanges et que les échanges sont essentiels au bien-être des populations, il faut sauver les banques, etc.

Pour nous, si, aujourd’hui, l’institution n’est pas critiquée ou très insuffisamment, ce n’est pas essentiellement parce qu’elle remplit des fonctions (cela, c’est la position du pouvoir), mais parce qu’elle existe encore comme activation d’un ancien imaginaire. En l’occurrence pour la France, c’était — ça l’est encore partiellement — un imaginaire de l’égalité, mais d’une égalité ambigüe car elle est un mixte, d’un côté, de l’idéologie de l’égalité des conditions de départ théorisée par Tocqueville à partir de l’exemple de la révolution bourgeoise américaine et, de l’autre, de l’égalité révolutionnaire qui traverse certains courants de la révolution française.

Si c’est la première conception qui l’a finalement emporté sous la forme concrète de « l’égalité des chances » et de l’idéologie méritocratique, la seconde n’a pas complètement disparu et a longtemps été portée par des enseignants se réclamant des pédagogies de F. Ferrer ou de C. Freinet. Le questionnement originel et central de Jourde : « Que faire, à présent, pour que l’école serve à quelque chose ? Qu’elle ne se contente pas de reproduire les inégalités sociales ? » obéit encore à cette préoccupation mais en dehors de toute perspective de rupture avec la société du capital. C’est pourquoi il en appelle finalement à des moyens qui font consensus comme le retour à l’ordre, la fin de l’esprit-68 ou de la gabegie libérale-marchande. 

Ce n’est pourtant pas le cas de tous les enseignants. Même si le contexte historique n’est plus le même que celui de la période 68, le combat actuel des enseignants désobéisseurs est exemplaire non seulement par son autonomie vis-à-vis de l’institution syndicale, mais surtout parce qu’il ranime la lutte anti-hiérarchique à un moment où justement les hiérarchies pèsent à nouveau de tout leur poids sur les relations de travail. Dans ce combat, ils ont souvent été secondés par des parents qui eux aussi ont cherché à briser le carcan des organisations particularistes de parents (FCPE et PEEP) en rejoignant les enseignants dans les occupations d’écoles, en manifestant leur soutien concret aux « désobéisseurs », en participant à des mouvements unitaires enseignants-parents-élèves comme « École en danger ».Toutefois, si ce mouvement a eu des aspects exemplaires dans l’école primaire, il n’en a pas été de même dans le secondaire ou même le supérieur. Pour le dire plus abruptement, il ne faudrait pas que les enseignants en lutte contre leur propre hiérarchie (la tendance à la transformation des chefs d’établissement en petits patrons de PME) ne la réintroduisent dans leurs rapports aux élèves en demandant plus d’autorité, la fin de l’agitation lycéenne et des blocages des établissements scolaires et des universités.

PARTIE II
Enseignants en lutte de la maternelle à l’Université,oui,mais avec les lycéens et étudiants !15

L’exclusion définitive ou provisoire de plusieurs lycéens (lycée Brossolette à Villeurbanne, lycée St Charles à Marseille), ainsi que certaines prises de position d’enseignants actifs dans les luttes, en faveur d’une participation aux « États généraux » sur la violence dans l’école, m’ont poussé à intervenir afin que ces questions soient discutées de manière à éclaircir un peu des situations complexes qui demandent des prises de positions fermes afin de maintenir une cohérence d’ensemble et pour ne pas se faire agonir par les médias16.

L’année dernière, la question ne s’était pas vraiment posée concrètement puisque le mouvement de 2008-2009 sur l’école a surtout concerné le premier degré, l’Université et la recherche, même s’il y a eu quelques luttes lycéennes et étudiantes. À cette occasion, la coordination nationale « École en danger » s’est rangée officiellement, mais abstraitement, du côté des lycéens en dénonçant les actes de répression que nous pouvions recenser et cette position, forte, fut inscrite dans ce qui a pu être considéré comme la Charte « École en danger » dès la première AG nationale de Lyon. Mais les lycéens restaient en fait des « acteurs » extérieurs et, même s’ils participaient aux manifestations des enseignants et parents, ils ne semblaient pas être intégrés véritablement dans le slogan qui pourtant les concernait, « De la maternelle à l’université… ». Les étudiants eux-mêmes eurent d’ailleurs du mal à y trouver leur place sauf quand leurs formations les impliquaient directement dans la lutte (les étudiants de l’IUFM ou de certains masters).

La situation est très différente aujourd’hui. À part le mouvement de résistance des désobéisseurs et un refus plus ou moins affiché et effectif de « base élève » qui perdurent, l’axe de conflictualité s’est déplacé vers le second degré (mise en place de la réforme des secondes, forte explosivité des situations dans certaines académies à cause du manque de personnel et des difficultés objectives d’enseignement, projets catastrophiques de dotation horaire globale pour les lycées comme pour les collèges). Or dans le secondaire, il n’y a plus trois catégories de protagonistes comme dans le premier degré (enseignants, parents, administration) — la quatrième catégorie (les enfants-élèves) étant censée rester passive — mais quatre avec des élèves considérés comme des personnes capables de réflexivité, d’initiative et d’autonomie et pour nombre d’entre eux civilement majeurs.

Comment se présente réellement la situation dans ces établissements ? Au lycée St Charles, les enseignants et parents ont soutenu les lycéens, mais à Villeurbanne et à Villefranche s/Saône, on s’aperçoit que des enseignants (et leurs représentants) ont soutenu l’administration contre les élèves et soit ont approuvé les sanctions, soit se sont contentés d’une neutralité, en l’occurrence malveillante17. De la même façon, parmi les intervenants sur la liste de discussion nationale « École en danger », certains se prononcent pour une grande concertation sur la violence dans l’école… mais à partir d’une initiative du pouvoir !

Je me pose une question. Comment les mêmes enseignants qui voient partout un véritable plan du gouvernement contre l’école publique, une cohérence de toutes les mesures et parfois dénoncent ce qui relève d’une véritable mise au pas des enseignants, peuvent-ils ne pas voir que cette mise au pas concerne aussi les élèves ? En effet, les blocages de lycées sont déclarés dangereux pour la sécurité et les réunions politiques ou pour organiser la grève sont de fait interdites à l’intérieur des établissements, ce qui amène justement les élèves à se réunir à l’extérieur où ils se font réprimer par une police qui a été appelée par la direction. On voit même des enseignants, y compris de sciences économiques et sociales ou d’histoire et géographie, ces matières censées ouvrir l’esprit, se plaindre d’être victimes d’une politique de fermeture d’esprit ou même de censure de la part du pouvoir et dire pourtant que les élèves ont le droit de manifester mais qu’ils n’ont pas le droit d’être absents pendant les cours puisqu’ils n’ont pas le droit de grève étant mineurs ou non salariés. Dans ces conditions, des enseignants estiment difficile de les soutenir. Les élèves ne seraient là que pour étudier de la même façon que, pour le pouvoir, les fonctionnaires ne sont là que pour fonctionner.

On tombe alors dans ce que j’appelle le « double discours » des enseignants, celui qui fait dire d’un côté que l’école est faite non seulement pour apprendre mais aussi pour développer la réflexion, l’initiative, les pratiques d’autonomie dans le but de former un « citoyen » au sens 1789 du terme ; et de l’autre que chacun doit rester à sa place et finalement se taire. Un double discours qui fait aussi dire que « ça va de plus en plus mal » alors que par ailleurs il s’agit aussi de défendre l’école telle qu’elle est parce que quand même elle « fonctionne » grâce à ses fonctionnaires et qu’il ne faut pas scier la branche sur laquelle on fait déjà de l’équilibrisme.

Je crois qu’il faut vraiment rompre avec ce type de discours à partir du moment où on ne veut pas rester entre fonctionnaires, entre enseignants. Par rapport aux élèves, il est bien évident qu’ils n’ont pas tous les droits, mais il ne faut pas tout confondre. Ce sont les enseignants qui, en tant que fonctionnaires, doivent respecter un certain « devoir de réserve18 », pas les élèves. Ceux-ci doivent avoir les moyens de s’exprimer et comment le feraient-ils sans exprimer des opinions ou avoir les possibilités matérielles de passer à l’action avec les moyens de préparation ou d’organisation que cela suppose ? Tout n’est pas acceptable mais, à partir du moment où un élève est accepté dans l’Éducation Nationale (je laisse donc de côté les questions du « voile », de la « burqua », « calotte » ou autres, dont l’interdiction relève d’un principe d’universalisme qu’École en danger fait sien), il a droit à l’expression de ses opinions, y compris politiques.

Et même si ce droit n’est pas inscrit dans les tables de la loi, il se prend dans la lutte comme le montrent toutes les luttes lycéennes depuis les CAL de 1968, en passant par la lutte contre la loi Debré (1973), le projet Devaquet (1986), les projets de CIP (1994) ou de CPE (2006). Ce qui veut dire que même quand un règlement intérieur ou l’État cherche à limiter ce droit ou à le nier, l’exercer devient légitime (c’est en quelque sorte le droit à la révolte de la constitution de 1793 qui ne fut malheureusement jamais mise en œuvre). Il n’est donc pas de notre ressort de juger du bien fondé de la sanction, mais à partir du moment où elle n’est pas fondée sur des raisons pédagogiques (y compris disciplinaires), s’opposer à toute sanction relevant de la censure, de l’empêchement à la liberté d’expression ou à l’action (appel à la police pour faire lever les blocages), me paraît être la position de principe à adopter. Ensuite, il s’agit évidemment de tenir compte des situations particulières et réagir à une sanction par rapport à une lutte menée au sein d’un établissement scolaire relève pour moi de l’évidence19.

En fait, l’État (je dis l’État car au moins depuis Chevènement et ses « sauvageons », Allègre et son « mammouth », droite et gauche sont d’accord sur la méthode) impose son pouvoir de deux façons. Tout d’abord en agissant au sommet avec ses projets de loi (correspondant le plus souvent à des effets d’annonce) qui doivent prendre application tout au long de la hiérarchie de la structure d’éducation, puis aussi à la base en donnant l’impression que c’est à ce niveau que les problèmes doivent vraiment se régler et être cogérés. D’où la proposition gouvernementale d’États généraux sur la question de la violence. On assiste alors à cette chose formidable d’un État qui réduit les moyens de prévention et de surveillance de cette violence et en même temps cherche à faire participer les enseignants au maintien de la paix sociale dans l’école. C’est ce genre de fausse participation qu’il faut refuser parce que d’abord elle nous isolerait complètement des luttes lycéennes et étudiantes et ensuite parce qu’elle bloque toute possibilité d’autonomie, d’initiative et d’action par rapport aux directives de l’administration centrale et aux projets de réforme de l’École par l’État.

Dénoncer la répression vis-à-vis des enseignants ou des parents actifs n’est pas suffisant. Dénoncer aussi celle qui touche les lycéens et étudiants est la meilleure façon de rendre concrète l’unité des luttes « De la Maternelle à l’Université ».

Notes

1 – « On attendra après Plus belle la vie », 6 avril 2010. Adresse : http://bibliobs.nouvelobs.com/blog/pierre-jourde/20100406/18538/on-attendra-apres-plus-belle-la-vie

2 - « Il a fallu attendre notre siècle pour que l’illusion provenant du pathos de la nouveauté produise ses conséquences les plus graves. Tout d’abord, elle a permis à cet assemblage de théories modernes de l’éducation, qui viennent du centre de l’Europe et consistent en un étonnant salmigondis de choses sensées et d’absurdités, de révolutionner de fond en comble tout le système d’éducation, sous la bannière du progrès de l’éducation. Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d’enseigner… n’importe quoi. […] Au cours des récentes décennies, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. Puisque le professeur n’a pas besoin de connaître sa propre discipline, il arrive fréquemment qu’il en sait à peine plus que ses élèves. En conséquence, cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d’affaire par leurs propres moyens, mais que désormais l’on tarit la source la plus légitime de l’autorité du professeur, qui, quoi que l’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent. Ainsi le professeur non autoritaire, qui, comptant que l’autorité que lui confère sa compétence, voudrait s’abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister. Les méthodes modernes d’éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. Le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours tâche d’entourer et de protéger quelque chose — l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice : elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux. Le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu’eux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. » Hannah Arendt, La crise de la culture.

3 – Célestin Freinet les a visitées en 1923 et il s’en inspirera très largement dans sa pratique pédagogique coopératiste.

4 – L’éducation est une institution relativement récente. C’est d’abord et pendant des milliers d’années l’initiation qui a opéré le passage des enfants dans la société-communauté des adultes. L’institution de l’éducation proprement dite est contemporaine de la formation des Empire-États et des Cités-États, des classes sociales, et de l’esclavagisme comme système (10000 - 6000 BP). Seuls quelques enfants (les garçons de l’aristocratie) étaient éduqués, tous les autres étaient élevés, vivant avec les adultes et participants à leurs activités. L’école (le gymnase grec) est l’institution de la séparation. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un espace-temps séparé est consacré à la préparation des successeurs, ceux qui vont perpétuer l’ordre dominant. Un corps de professionnels, les précepteurs, assurent cette mission-dressage. Pour de plus amples développements sur ces questions, cf. J. Guigou « Ni éducation, ni formation. Quelques remarques socio-historiques sur l’institution de l’éducation », Temps critiques n9, automne 1996, p.63-74. Disponible sur le site de Temps critiques :
tempscritiques.free.fr/spip.php ?article68

5 – C’est à peu près ce que dit H. Marcuse.

6 – « Que faire, à présent, pour que l’école serve à quelque chose ? Qu’elle ne se contente pas de reproduire les inégalités sociales ? On ne pourra pas transformer les écoles en lieux militarisés, avec uniformes et discipline de fer. Cette époque est révolue. Mais on ne pourra rien faire non plus contre la démission parentale, la télévision nourricière dès le plus jeune âge, l’omnipotence de la fringue, de la consommation et de la pub, le mépris grandissant et affiché du savoir jusque dans les plus hautes sphères de l’état, la mort de la culture populaire et associative, le règne de l’utilitarisme le plus étroit dictant toutes les réformes, l’argent constamment placé plus haut que la connaissance, la Rolex comme signe d’une vie accomplie. C’est toute notre société qui a produit la 3e B. Le capitalisme l’a engendrée, pour qui ces enfants ne sont que des consommateurs potentiels et des avaleurs de programmes crétinisants. La gauche l’a engendrée, pour qui l’élève était un opprimé qu’il fallait libérer, pour qui l’apprenant avait lui aussi quelque chose à apprendre à l’enseignant. Entre les deux, les capitalistes et les idéologues, la 3e B a été broyée. C’est une histoire qui finit mal : la 3e B est condamnée, et avec elle, en France, sauf très méritoires exceptions, l’avenir des enfants des classes populaires. La promotion sociale par l’école, c’est bel et bien terminé. » Pierre Jourde, op. cit.

7 – Le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) a été fondé par la Constituante en 1794 sur proposition de l’illuministe abbé Grégoire pour former l’encadrement technique de l’industrie. Dans la première moitié du XXe siècle, en suivant les cours du soir du CNAM pendant près de la moitié de leur vie, quelques individus sont parvenus, en fin de carrière, à changer de classe sociale. C’est l’exemple emblématique que la bourgeoisie donnait à la classe ouvrière… pour justifier sa domination.

8 – Cf. le supplément à Temps critiques de décembre 2005, intitulé, Banlieues 2005, la part du feu.

9 – Il est à noter que ce sont les mêmes qui ont été très actifs dans la critique des IUFM (les Finkielkraut et autres Ferry) qui, aujourd’hui, une fois leur souhait de disparition de ces mêmes IUFM à moitié exaucé par leur intégration aux universités, couvrent cette opération.

10 – Ce qui n’est pas exactement la même chose que de dire qu’elle est coupée du monde du travail car cela est de moins en moins vrai (les stages en entreprises sont obligatoires dès le collège et encore davantage au niveau des BTS… mais ils ne sont pas rémunérés).

11 – On peut se reporter à notre « Quelques précisions sur capitalisme, capital et société capitalisée », Temps critiques, n15, hiver 2010. Disponible ici :tempscritiques.free.fr/spip.php ?article 206

12 – On peut se reporter à « L’institution résorbée » de J. Guigou, Temps critiques, n12, disponible ici :
tempscritiques.free.fr/spip.php ?article103 et à notre supplément de mars 2000 intitulé, « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’école, un traitement au cas par cas », disponible ici : tempscritiques.free.fr/spip.php ?article106

13 – Cf. aussi la désacralisation des pratiques sociales de l’Église et la réhabilitation-dissolution de cette institution dans le cadre du débat laïc (les prêtres ont des pratiques coupables, mais ne sont-ils pas des hommes comme les autres ?)

14 – La mise en place de cours par correspondance, pendant l’épisode de la grippe A à l’automne 2009, ne préfigure-t-elle pas une mise en réseau de l’école, c’est-à-dire la lente dissolution de l’institution-organe-de-l’État et son intégration au mouvement généralisé de mise à distance des individus qui ne sont plus reliés que par la diffusion des flux ?

15 – Ce texte a été rédigé en mars 2010 par Jacques Wajnsztejn, membre du collectif « Croix Rousse » à Lyon. Ce collectif fait parti du collectif des collectifs « École en danger » qui luttent depuis janvier 2009 contre les dernières réformes Darcos, le fichage des élèves et pour une certaine idée du service public éducation.

16 – Cf. L’article du journal Le Progrès de Lyon du 11 mars 2010 et le blog de discussion du journal Libération à propos de la collégienne au tee-shirt sur la Palestine à Villefranche s/Saône.

17 – Au lycée Brossolette de Villeurbanne, par exemple, des enseignants syndicalistes et pourtant grévistes s’indignent des attaques contre « leur proviseure » et ont même été jusqu’à signer une pétition interne de soutien. On voit bien ici se reformer un esprit de corps devant le moindre danger qui menacerait l’ordre scolaire en place. Que ce « danger » provienne de projets de réforme de la part de l’État ou de l’agitation lycéenne est finalement secondaire. Devant tout danger, il faudrait faire front commun car nous sommes tous des fonctionnaires. Le recteur ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui annonce dans le journal local Le Progrès ne pas vouloir prendre parti sur le fond mais s’engager à fournir à la proviseure un soutien juridique, comme à tout fonctionnaire attaqué. Il semble aller de soi, pour ce haut fonctionnaire, de soutenir un chef d’établissement attaqué dans un tract et une pétition de lycéens pour ses sanctions à caractère autoritaire et politique (la hiérarchie ça ne se discute pas !), cela va-t-il de soi pour un fonctionnaire de base ? Ce qui serait piquant dans cette affaire si ce n’était pas si désolant, c’est que parmi ces mêmes enseignants qui accordent aujourd’hui un blanc seing à la direction de l’établissement, nombre d’entre eux avaient rédigé et fait signer une pétition contre ce même proviseur deux années auparavant, une pétition recueillant environ 50% de l’ensemble du personnel dans laquelle, entre autres, étaient dénoncées ses méthodes de direction et de relation avec les enseignants.

18 – Même si ce « devoir de réserve » n’est pas formellement inscrit dans les textes, contrairement à ce que croient beaucoup. En fait, il ne concerne que les hauts fonctionnaires et certains corps de la fonction publique.

19 – C’est moins net dans le cas d’un affichage d’opinion politique comme dans celui de la collégienne par rapport à la Palestine, dans la mesure où rien n’empêcherait que des lycéens pro-israéliens viennent s’exprimer le lendemain avec d’autres tee-shirts de propagande sur le même sujet, mais avec un contenu inversé. Mais en aucun cas cela ne justifie une mesure disciplinaire de cet ordre. Le désarroi de l’enseignant sur cette question apparaît bien quand il compare un slogan pro-palestinien sur un vêtement qui, de fait, affirme une position polémique et politique en direction d’un professeur, avec le port d’un tee-shirt de Che Guevara qui relève de la mode vestimentaire.

 

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