Interventions #12

État-réseau et politique du genre
L’exemple des « ABCD de l’égalité »

, par Temps critiques

Comment faire tenir ensemble, d’un côté l’existence concrète d’une intervention de l’État sur l’École dans le cadre des « ABCD de l’égalité » et de l’autre la théorisation que Temps critiques a produite au moment du supplément sur « l’État n’est plus éducateur1 » ; c’est-à-dire d’un État qui n’interviendrait plus qu’au coup par coup, dans le cadre d’une simple gestion, sans volonté politique particulière. Il faut se rendre à l’évidence : il y a bien là une stratégie qui doit précipiter une transition. De quoi s’agit-il exactement ? Le passage à l’État-réseau n’est pas qu’une résorption de l’État-nation dans la globalisation et le marché, les Firmes multinationales, etc. ; mais il est sûr que cette intervention-là n’est pas non plus celle de type souverainiste ; elle semble même s’opposer aux tentatives d’imposer une « éducation citoyenne » telle que les Chevènement et autres Mélenchon la concevaient ou la conçoivent encore.

Cela rejoint nos précédentes interrogations sur le passage de l’État-nation à l’État-réseau et elle entre aussi en résonance avec notre éditorial du no 17 de Temps critiques sur « la politique du capital2 ».

À la réflexion, nous ne trouvons pas de contradiction majeure entre d’une part cette intervention de l’État dans l’éducation par le biais des modules ABCD sur l’égalité hommes/femmes et de l’autre nos thèses exposées dans le livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme. Nous y voyons plutôt un champ laissé ouvert à un approfondissement de notre analyse sur le passage de l’État-réseau à l’État-nation.

Rappelons que cet article, écrit en 2000 suite à nos interventions pratiques et théoriques dans les grèves de l’enseignement primaire et secondaire, peut être considéré comme la première formalisation de ce que nous nommerons ensuite « l’État-réseau ».

Comme l’État-nation a pu être un État-stratège (et l’être puissamment), l’État-réseau peut aussi être un État-stratège. Mais il l’est à sa manière, c’est-à-dire en créant ou en activant des groupes et des organisations qui seront les opérateurs d’une action politique et idéologique particulière. Son action passe donc aujourd’hui beaucoup moins par les médiations institutionnelles du système éducatif (inspections, rectorats, directions des établissements, formation des maîtres, administration des carrières, évaluations, etc.). Elle ne s’y oppose pas frontalement, mais cherche plutôt à les contourner ou les déborder pour créer de la fluidité et de l’immédiateté. Son action passe davantage par la mobilisation de réseaux ad hoc, de groupes et d’individus relais qui se substituent partiellement aux relais plus traditionnels que sont les syndicats enseignants ou les fédérations de parents d’élèves. Pour ce qui nous préoccupe ici, ceux-ci se sont trouvés devant le fait accompli et mis en demeure d’expliquer « la chose » (un véritable OVNI qui n’est pas une théorie mais une « prétendue théorie » !). Bien mal préparés à cela, ils ont été complètement dépassés par la contre-offensive réactionnaire de la « Journée de retrait » et ont paré au plus pressé en se livrant à un suivisme a-critique vis-à-vis du ministère et du pouvoir.

L’État-réseau en mal de souveraineté traditionnelle est en train de se doter d’une stratégie de type « campagne politique et morale », une action de néo agit-prop en quelque sorte. Dès 1954, Mendès-France avait anticipé cela avec sa campagne « Un verre de lait pour tous les élèves, le matin, à l’école » mais c’était encore lié à l’initiative d’une figure politique nationale ; ce n’était pas encore une routinisation bureaucratique du politiquement correct des branchés de la société capitalisée.

En effet, cette campagne ABCD a été préparée par une fraction minoritaire de l’appareil d’État (Ministère du Droit des femmes) avec des experts qui, associés aux lobbies et courants genristes et à certaines associations « citoyennes », vont ensuite la programmer et l’insérer dans l’organisation de l’école, dans son emploi du temps, dans ses méthodes pédagogiques, avec l’intervention des experts-militants dans les classes, etc. La position du Ministère de l’EN, qui a ici une fonction de régulation et de contrôle de la stratégie, a induit des conflits d’intérêts politiques dans la gouvernance étatique du pouvoir socialiste. On peut supposer qu’il y a eu effectivement conflit entre les lobbyistes réseauifiés des droits de la femme et le souverainisme essoufflé d’un ministre de l’EN classé à la gauche du PS.

La campagne a commencé par une phase dite expérimentale sur quelques académies, puis après évaluation, l’action devait se généraliser à l’ensemble de l’éducation nationale. Mais ce passage de l’expérimental particulier à la généralisation n’implique pas pour autant que la stratégie genriste de l’État-réseau y a gagné une dimension d’universalité. C’est en cela d’ailleurs que les modules ABCD ne peuvent pas être interprétés en termes « d’éducation de la nation », en terme d’institution (et « d’instituteurs »). Il s’agit d’une formation particulière et particularisée donnée par des formatrices et des formateurs particuliers, même s’il s’agit de salariés fonctionnaires de l’État-nation réticularisé.

Remarquons ici au passage que si les établissements de l’enseignement secondaire étaient autonomisés (comme le sont les universités depuis la loi LRU qui recrutent et gèrent tous leurs personnels) cette tension entre universalité du fonctionnaire de l’éducation nationale (l’ex noble Instituteur de la Nation) et particularité de sa fonction de formateur serait en partie levée. Mais ce n’est pas pour demain, car si les universités sont maintenant hiérarchisées selon le classement de l’université de Shanghai, le primaire et le secondaire sont encore dépendants de l’État-nation et de sa rhétorique d’égalité des chances et d’ascension sociale par l’école. Toutefois ce type d’action-campagne idéologique contribue à cette tendance à l’autonomisation des établissements du secondaire sur le modèle anglo-saxon.

Qu’il y a bien stratégie de l’État-réseau dans cette action ABCD et qu’il s’agit d’une stratégie de particularisation du rapport social, d’autres éléments viennent le corroborer :

1- L’égalité, dans la tradition républicano-démocratiste se voulait porteuse d’universalité ; l’école publique devait y contribuer à travers l’égalisation progressive des conditions garçons/filles. On en connaît les limites mais cela n’enlève rien à l’intention !

Or, ici, les pédagogies mises en œuvre dans les modules ABCD ont davantage une visée particulariste puisqu’elles se réfèrent aux genres (et à ses diverses théories) et non plus au sexe. À l’universalité de la différence sexuelle entre les femmes et les hommes vient se substituer la particularité des genres et toutes ses combinaisons possibles (cf. les Queer par exemple). Il y a comme une homologie politique et stratégique entre la forme (réticulaire et connexionniste) prise par la campagne ABCD et les contenus idéologiques qu’elle diffuse (identités plurielles et nomades, communautarisme des tribus, etc.).

Tout cela fonctionne (ou dysfonctionne) comme une opération étatico-idéologique qui vient couvrir des « cibles à former » : des enfants (encore bien trop déterminés par leur sexe !). À former et non plus à éduquer. (cf. les critiques de la formation et notamment « La formation rejouée3 », Temps critiques no 14, 2006).

 

2- L’État-nation n’est pas, bien sûr, absent de ces dispositifs. Il régule les éventuels mouvements du négatif ; il évalue les effets « culturels » ; il délègue « des missions » à ses experts ; il fait le coaching de ses relais syndicaux et associatifs. Il peut brandir parfois le recours à La Loi de l’Institution (celle de l’instruction obligatoire, celle du monopole de la délivrance des diplômes nationaux, etc.), mais c’est un scénario de fiction puisque c’est par le contrat et le cas par cas qu’il agit de fait. Il ne lui reste en effet plus grand-chose à administrer en tant qu’État-nation… délité.

L’exemple récent de la « Journée de la jupe » vient illustrer ces pratiques de coaching étatique des réseaux et des groupes d’action particularistes. L’initiative de cette manifestation (calamiteuse et peu suivie malgré le battage médiatique) a été prise par des lycéennes et des lycéens membres (majoritaires) de Commissions académiques « Égalité H/F dans l’éducation » ; commissions rectorales, rassemblant aussi des enseignants, des inspecteurs, des délégués de parents, des formateurs des nouvelles Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ex IUFM), etc. Il y a là un mode emblématique des interventions stratégiques de l’État-réseau : monter une campagne de pub idéologique puis faire un coup de force.

Ces fragments d’histoire récente montrent que le passage de l’État-nation à l’État-réseau n’a aucun caractère d’automaticité, de progressivité ou de continuité. C’est plutôt un processus discontinu de buissonnement, de surgissement de multiples ramifications, mais des rameaux d’un arbre donc le tronc et les racines se craquellent de toutes parts ; à terme l’arbre a disparu, il s’est transformé en vastes bois de grands buissons…

Bien sûr, comme nous l’avons plusieurs fois relevé, si la puissance des États au niveau du capital globalisé s’exerce principalement sous la forme réseau qui fait alterner les décisions institutionnelles, par exemple au niveau européen (accords de Lisbonne, politiques de discriminations positives impulsées de Bruxelles), et les actions de lobbying des divers particularismes, il n’en demeure pas moins que dans un pays comme la France, la situation intérieure reste très instable dans la mesure où les formes républicaines et laïques de l’État-nation résistent encore au développement de nouvelles pratiques contractuelles et consuméristes entre « agents ».

C’est ce qui explique à la fois la gestion au coup par coup et la stratégie du coup de force.

L’État national a tenté de dialectiser tout cela à travers une opération ABCD qui se veut nationale, mais qui se réalise en mode réseau et connexion.

L’échec en a été retentissant. Il provient autant des luttes entre fractions du pouvoir que de l’action des forces conservatrices auxquelles le terrain de la critique de l’État semble malheureusement avoir été abandonné. Décidément, les tensions au sein de l’État entre d’une part sa forme nation et d’autre part sa forme réseau n’ont pas fini de porter le « trouble » dans notre époque…

 

Notes

 

 

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