Interventions #25

Des immigrés aux migrants. À propos de la loi immigration

, par Temps critiques

Sans revenir ici sur l’histoire de la nationalité en France, il n’est pas inutile de rappeler quelques données historiques à ce sujet.

En France, la nationalité n’existe pas jusqu’en 1797. Il n’y a que le titre de citoyen qui peut être donné à quiconque participe au fait de révolution avant que le droit ne vienne donner les règles de naturalité révolutionnaires, avoir passé 5 ans sur le territoire, avoir bien mérité et payer des impôts correspondant à ceux des citoyens actifs, être majeur. La générosité s’accentue en 1792 : on ne doit avoir passé qu’un an et avoir bien mérité de la patrie. Cette conception universaliste s’accompagne du concept de patriotes étrangers pour ceux qui participent à la révolution sans demander à devenir français. L’étranger sans prédicat est le contre-révolutionnaire, celui qui ne reconnaît pas la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; le roi est le premier étranger au royaume ! Le code Napoléon instaure a contrario un droit du sang valorisé par les Lumières contre un traitement des habitants comme des troupeaux, mais régressif quant aux possibilités de changer de nationalité pour des raisons politiques et idéologiques. Le balancier entre ces deux droits n’aura jamais été stabilisé. Dans la configuration des migrations internationales du XIXe, XXe et XXIe siècle, le droit du sol est plus favorable aux processus d’intégration légitimes et à l’idée de mixité ou métissage, alors que le droit du sang entretient l’idée d’une race pure, ce qui après le nazisme est toujours inquiétant. La récente loi n’est évidemment pas le retour au droit du sang, mais pour certains comme Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste de la question des migrations, « Le rétrécissement du droit du sol est un retour au passé », Le Monde, le 23 décembre 2023).

Tout en étant fort différent, le contexte actuel fait penser aux chausse-trapes des années 1980 autour de SOS-Racisme et des revendications de droit à la différence soutenues par l’aile gauche du PS (Dray). Cette position recoupait l’ethno-différentialisme du GRECE et d’une Nouvelle Droite dont le principal animateur était Alain de Benoist. Cette théorie visait à justifier le racisme à travers un « racisme culturel » beaucoup plus acceptable dans les années 1960-1970 qu’un racisme biologique marqué des stigmates récents du nazisme1. L’ethno-différentialisme et les écrits du GRECE n’étaient pas méconnus de Mitterrand, Dray et des socialistes autour de SOS-Racisme. En effet, les idéologies de la différence ont émergé après 1968 comme substitut au sujet révolutionnaire universaliste. Ce furent les débuts des particularismes et des diverses « libérations ». Ainsi Le Manifeste différentialiste d’Henri Lefebvre est publié en 1970 et cela ouvrira indirectement la porte en France à un multiculturalisme de gauche d’origine anglo-saxonne, jusque-là ignoré, et tend à remplacer un racisme biologique devenu intenable dans l’espace public, par un racisme culturel jugé plus acceptable.

Devant cette proximité révélée par des réactions hostiles dans leur propre camp, cette fraction de gauche et son antenne au sein de l’immigration se montrèrent plus prudentes et nuancées. Ainsi, elles cherchèrent à inscrire ce droit à la différence dans une totalité, ici la société française et son mode d’intégration tout en transformant ce que pouvait receler de rigide le processus d’assimilation. Mais il n’était pas encore question d’affirmation identitaire, de dissociation et encore moins de sécession, par exemple si on se réfère à la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 (« marche des Beurs »), qui en appelait alors à une reconnaissance d’égalité et une exigence de dignité de la part des pouvoirs publics et où l’espoir était encore en partie dans le changement soudain de personnel politique et un nouveau président de la République. Dans le même sens, mais d’origine gouvernementale, la carte de résident de 10 ans voyait le jour en 1984 et répondait à la revendication ancienne d’une carte de séjour, avec quelques bémols quand même puisqu’on peut considérer que l’arrêt de l’immigration de travail dès le milieu des années 1970 conduit l’État français à connaître une immigration au nom du droit (familial et humanitaire) plutôt qu’au nom de l’économie, ce qui se traduit par une structure de l’immigration moins qualifiée et moins diversifiée que dans la plupart des autres pays de l’OCDE. C’est ce que ne semble pas vouloir reconnaître Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, dans son entretien au journal Le Monde, le 27 décembre 2023. C’est justement cette absence de choix et de tri au sein de l’immigration potentielle qui est reprochée cyniquement à la nouvelle loi par Hillel Rapoport, titulaire de la chaire Économie des migrations internationales à l’École d’économie de Paris in Le Monde, le 4 mars 2023. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il lui oppose le modèle anglo-saxon d’ouverture à l’immigration, qui remplit bien mieux les conditions d’une nécessaire fluidité capitaliste de la force de travail.

Ces révoltes émeutières des années 1980 n’ont pas débouché sur une transcription politique qui leur soit intimement liée. La plupart des marcheurs, peu politisés à l’origine, n’ont pas entamé une longue marche à travers les institutions. Pour la plupart, ils se sont vite retirés de l’action politique ou publique et, par exemple, aucun d’entre eux n’a fait partie de la direction de l’association SOS-Racisme, qui en est pourtant un surgeon indirect. Il n’y a eu que quelques réussites individuelles (Azouz Begag, Harlem Désir) et une grosse désillusion collective et une attitude de retrait, recoupant un intérêt décroissant plus général et bien partagé pour des institutions républicaines et plus particulièrement les institutions politiques. Des prises de distance n’empêchèrent pas une activité militante de base, plus anonyme au sein de nombreuses associations : Zaâma d’Banlieue dès 1980, SOS-Avenir Minguettes en 1983 et les JALB-(Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue) en 1985 pour la région lyonnaise, Rock Against Police, Convergence 842.

Ce que nous avons décrit ailleurs comme la résorption des institutions de l’ancien État dans sa forme nation, au profit de la forme réseau, conduit paradoxalement à ce que leur résurgence relative se fasse essentiellement à travers la forme de l’état d’exception et qu’elles se portent au-delà de l’État de droit. Darmanin est l’exécuteur de ces basses œuvres quand il affirme ne pas craindre l’inconstitutionnalité de certains articles de la loi. Le choix est ainsi fait d’une tentative de dissociation de la politique et du droit, permettant de jouer le peuple contre les juges en redorant à bon compte le blason du pouvoir en place puisqu’il ne peut être taxé directement de populiste.

Aujourd’hui, les associations de travailleurs immigrés sans-papiers ne demandent pas un droit à la différence, mais une égalité devant la loi. Et sur le terrain, les dernières luttes concernent essentiellement leur régularisation3, donc, cette égalité devant la loi. Une égalité non pas absolue, mais de statut ou/et de condition qui, quelle que soit leur nationalité, ne peut les exclure de la protection sociale pour un temps donné préalable à leur régularisation comme le prévoit la loi. En effet, le système de Sécurité Sociale français est et reste contributif (prestations contre cotisations) même s’il a élargi ses bénéficiaires à des couches non salariées. Une égalité dont le patronat de certains secteurs en tension reconnaît le bien-fondé. Non pas pour peser sur les salaires (il ne s’agit pas ici de concurrence par rapport à une main d’œuvre autochtone4), mais afin de répondre à une pénurie de personnel sur les postes de travail peu qualifiés ou plus exactement peu « reconnus » du point de vue de leur valorisation statutaire, malgré toutes les grandes déclarations d’opportunité des dirigeants politiques envers les « premiers de cordée » de la crise sanitaire. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le chef de la Start-up nation semble faire peu de cas d’une immigration « non choisie » pourtant demandée par le Mouvement des entreprises de France qui a indiqué, le 19 décembre, que la France avait un besoin massif d’immigration. Toutefois, si l’hôtellerie et la restauration poussent en faveur de la mesure proposée par le gouvernement, d’autres branches sont plus rétives, car cela reviendrait à reconnaître avoir recours à du travail dissimulé. En conséquence, la dernière mouture de la loi a considérablement affaibli les dispositions qui favoriseraient l’embauche dans les « secteurs en tension ». Il faut dire qu’ils ne sont plus ceux de l’automobile, de la sidérurgie ou des mines fortement demandeuses pendant les années 1960, mais qui n’embauchent plus ni non plus ceux de la finance, de la banque et de l’assurance qui ne s’adressent pas aux « migrants » ; ils sont ceux de la santé et du care, du commerce et de la petite entreprise du bâtiment qui ont peu de poids politique, dont les retombées économiques plus larges sont minces et qui ne jouent pas d’effet d’entraînement du point de vue de la dynamique du capital. Il est significatif que les deux seuls aspects véritablement économiques du projet de loi portent sur les métiers en tension et sur des conditions plus restrictives de versement de prestations sociales aux immigrés. Ce qui est en jeu dans cette loi est ailleurs, c’est-à-dire au niveau politique au plus bas sens du terme puisqu’on ne peut à la fois reprocher aux « étrangers » de ne pas travailler et rendre l’accès au travail plus difficile, par exemple par l’absence de papiers.

Cette égalité devant la loi a été particulièrement négligée par la nouvelle gauche morale, qui n’a eu de cesse de rechercher et promouvoir des droits à la différence et à toutes les sortes de différences dans le cadre de combats devenus de plus en plus particularistes au gré d’un processus d’individualisation qui n’en finit pas de réduire les individus à des particules de capital, pour reprendre une notion de la revue Invariance développée et approfondie par Jacques Guigou dans La Cité des ego (L’impliqué, 1987 réédition l’Harmattan, 2009). Les luttes sont alors devenues des luttes essentiellement identitaires prenant acte positivement de leur éclatement en affirmant leur caractère sécessionniste (John Holloway), insurrectionniste (L’insurrection qui vient, Joshua Clover) ou séparatiste (les organisations spécifiques postmodernes).

Le « Nous contre Eux » des identités nationales, du racisme et de l’antisémitisme a pu gagner du terrain sur le marché de l’identité en dehors de son cadre politique traditionnel de droite, bien résumé par la théorie de Carl Schmitt délimitant les nouvelles frontières « amis/ennemis », les anciennes frontières « naturelles » ou de classes devenues ou tendant à devenir obsolètes. Femelles/mâles, hétéro/homo, blancs/noirs, juif racisé blanc donc dominant/musulman racisé non blanc donc dominé, mais pas noir, vegan/viandard, transgenre/hétéronormé, sont alors devenus les nouveaux marqueurs qui peuvent se décliner dans toutes sortes de haines ou, à l’inverse, d’alliances qui ne sont pas vues comme incohérentes ou contradictoires, car elles ne seraient pas liées par des interdépendances dialectiques au sein d’une totalité, mais sont posées ou apposées comme des catégories séparées qui se distinguent voire s’opposent dans un premier temps puisque c’est cela qui forge l’identité, puis éventuellement, dans un deuxième temps, convergent ou ne devrait-on pas dire se frottent, aux intersections en dégageant quelques petits dénominateurs communs.

Ces catégories, souvent essentialisées, mettent hors jeu aussi bien les Gilets jaunes que les travailleurs (ou non) sans-papiers, chômeurs de longue durée et autres parce que la lutte pour l’égalité a été supplantée par la lutte contre les discriminations, la lutte « héroïque » et « virile » par la lutte victimaire. De la même façon que Schmitt (et parfois en complément Heidegger) sont convoqués par presque toutes les parties comme une référence majeure, Gramsci reçoit lui aussi tous les suffrages en tant que thuriféraire, malgré lui, du combat idéologique menée par la droite et diverses tendances de gauche ou gauchistes au nom de la vertu de discours performatifs capables de faire exister ce qui n’existe pas en confondant racisme et race. La droite historique avait fait exister un racisme politique reposant sur une essentialisation de la race, la gauche postmoderne le reprend à son compte (le « racisme social »), sous une forme diluée ou euphémisée par l’ajout d’un qualificatif, sans se rendre compte de la contre-dépendance qu’elle instaure par là avec la théorie des races. De ce fait, la question plus générale de la xénophobie est négligée ou recouverte par celle de la race dans la théorie décoloniale5. Nous y reviendrons.

Comme pour l’époque et l’exemple de SOS-Racisme, la droite bête et méchante au sens large n’a plus qu’à se vautrer dans les draps préparés par d’autres. Avant la loi immigration, on a déjà eu la « loi séparatisme », même retoquée de certains articles, car c’est aujourd’hui « l’étranger » qui est différencié sans qu’il ait le moins du monde exigé une quelconque différence a priori. Ainsi est créée une sorte de droit des étrangers, qui vient se surajouter aux autres sortes de « droits », comme si leur multiplication constituait un progrès, alors qu’historiquement, à l’inverse, le progressisme juridique allait vers toujours plus de généralité du droit, ce qui lui assurait son aspect pérenne et aussi, à la fois, sa légitimité du point de vue de l’État et sa reconnaissance, qui ne veut pas dire automatiquement soumission du côté de ceux censés y être contraints.

Il faut dire que le séparatisme est une chose aujourd’hui bien partagée, alors que tous ceux qui ont parole publique parlent sans cesse en termes de « communautés » qui vont de la communauté des savants (on y a eu droit pendant la crise sanitaire), à la communauté musulmane (ça tous les jours) jusqu’à la « communauté des amis ». Tout cela, dans l’oubli de la commune humanité et de la tension individu/communauté qui parcourt la plus grande partie de l’histoire humaine comme processus contradictoire alternant périodes de basses et hautes tensions. Dans un petit texte critique sur « l’en commun » de 1998, Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn mettent en relation ce souci et celui du lien social qui animait à l’époque les courants dits citoyennistes qui en représentaient l’expression politique. On peut dire que tout cela est aujourd’hui devenu hors de propos. Quand les grandes institutions sont à ce point englobées par la révolution du capital, les principes ou les « valeurs » républicaines ne jouent même plus leur rôle de garde-fou, car rongés de l’intérieur par un cheval de Troie. D’ailleurs, si on laisse le cas français pour élargir à l’Europe, la Commission européenne semble avoir abandonné l’idée d’associer libre circulation intra-européenne et citoyenneté, qui consacrait et concernait surtout l’ouverture à l’Est, et pourrait continuer à concerner, par exemple, les nombreux Ukrainiens travaillant en Allemagne ou en Pologne. C’est en tout cas une tout autre immigration, principalement extra-européenne, que connaissent des pays comme l’Espagne, la France et l’Italie et à laquelle les gouvernements donnent des réponses différentes, plus pragmatiques, même dans l’Italie de Meloni, plus idéologiques quand elles reposent sur l’idée de « préférence nationale », ou infra-politiques car électoralistes dans la France de Macron. Et surtout, si on va au fond des choses, c’est le principe d’universalité qui est sacrifié dans un climat politique général dans lequel les principes républicains sont justement attaqués, à gauche comme à droite sur la base d’une critique de cet universalisme.

Dans tous les cas, c’est peu de dire que les forces politiques manquent d’une pensée stratégique de la situation, tant l’articulation entre les tendances stratégiques de l’hypercapitalisme du sommet et la gestion de court et moyen terme des États est rendue difficile par la fin de ce qui a été vanté par le capitalisme comme la « mondialisation heureuse ». C’est aussi dans cette fin que la question de l’immigration s’est transformée en une question de migrations, ce qui décentre le rapport habituel qu’instaurait le capital entre immigration et travail. Le lien n’est plus automatique et le nouvel immigré, « l’étranger » est fantasmé en passager clandestin. Il ne lui est plus reproché (comme autrefois et à tort) de prendre le travail aux travailleurs autochtones comme leur reprochait encore les syndicats ouvriers dans les années 1930 ; il viendrait désormais « profiter » d’avantages sociaux considérés comme indus, ce qui est un peu l’idée qui structure cette loi. Pourtant, les chiffres montrent le contraire si on en croit l’OCDE pour qui le coût de l’immigration6 dans l’UE représente au maximum 0,5 % du produit intérieur brut selon les pays. Toutefois, on peut aussi trouver des statistiques qui présentent un autre son de cloche, une preuve supplémentaire du manque d’unité des fractions du capital sur ce point.

Le problème, s’il y a problème, n’est donc pas là, mais est lié au développement de la révolution du capital dans les pays du « Sud ». La baisse sensible de la mortalité et la croissance de l’espérance de vie, qui ont eu tendance à remettre dans la circulation la loi de population de Malthus malgré les progrès de la productivité agricole. La sortie des pratiques d’autosubsistance dans l’agriculture et l’introduction d’agricultures intensives dirigées vers l’exportation, ont entrainé des perturbations graves au sein des statuts traditionnels de ces sociétés, enrichissement pour beaucoup (les classes moyennes des pays émergents), sortie de la misère pour encore plus nombreux, mais extension de la misère, déracinement et néo-nomadisme subi pour d’autres et aujourd’hui accéléré par la fréquence des phénomènes « naturels » extrêmes liés peu ou prou aux évolutions climatiques, avec davantage de candidatures à l’exil dans des régions comme l’Afrique sub-saharienne où la déstructuration l’emporte largement sur la dynamique capitaliste qui en est à l’origine (Nigéria et bidonvilisation au pourtour des villes africaines… ou sud-américaines). Une déstructuration des sociétés traditionnelles qui n’est pratiquement jamais mentionnée comme une des causes des crises politiques dans ces pays et de l’échec du modèle démocratique prôné par les puissances occidentales. Mais à la différence des migrations européennes liées à la révolution industrielle7, aucune des conditions d’absorption de ces nouvelles migrations ne se retrouve aujourd’hui : plus de nouveaux territoires hospitaliers ou riches à explorer et de potentiels pays d’accueil qui, eux-mêmes, voient leur propre structuration progressive et globalement progressiste remise en cause par la révolution du capital, la faible intensité relative des demandes de forces de travail supplémentaire par capital supplémentaire et le développement de poches de pauvreté autonomes.

Hormis donc le cas de la fuite des cerveaux ou d’hommes d’affaires craignant les effets économiques des dictatures militaires ou corrompues, l’immigration prend de plus en plus la forme de migrations clandestines (mais connues de tous) qui ne correspondent pas à une immigration travail classique qui était la norme il y a encore vingt ou trente ans. Si le capitalisme n’est pas contre l’immigration, ses cercles dirigeants lui préfèrent aujourd’hui la forme « tournante » car plus flexible que celle du rapprochement familial.

La dynamique de développement de certains pays dits du « Sud », par exemple d’Asie du Sud-Est, tels la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam et bien sûr la Chine, a à peu près complètement tari l’émigration travail de leurs nationaux (par exemple des Vietnamiens en Allemagne), alors que l’absence de nouvelles industries susceptibles de les employer dans les pays du « Nord » rend impossible l’absorption massive de l’immigration non qualifiée issue de ce même « Sud ». L’industrie des pays riches n’offrant plus guère de postes que dans les externalités de l’entretien et du nettoyage, c’est vers les professions du care que se tournent les nouveaux venus du fait des transformations du modèle familial euro-occidental, ou des pays dits riches (Japon et Corée du Sud inclus). S’ils sont tellement sollicités dans ce secteur, c’est aussi parce que les sociétés riches ont radicalement changé : moins d’enfants, moins de solidarité familiale intergénérationnelle, individualisme forcené, etc. La conséquence en est que la structure de sexe au sein de l’immigration se modifie fondamentalement avec une forte augmentation de sa part féminine.

Ces migrations se distinguent aussi de celle des deux siècles précédents par le fait qu’elles ne « révolutionnent » pas les pratiques traditionnelles par une intégration non seulement économique et politique, mais aussi culturelle dans les pays d’arrivée. Elles tendent plutôt à renforcer les pratiques traditionnelles, soit par communautarisation sur le lieu « d’accueil », soit parce que ces exils ne supposent pas une rupture progressive ou un accommodement avec ces liens au sein de références communautaires parmi d’autres du fait qu’ils sont organisés dans le cadre de solidarités traditionnelles contraignantes ou tout simplement imposées (cf. les pratiques de « tontines » et plus globalement les dettes contractées).

À gauche, en France, la critique du « racisme » a toujours pris le pas sur la critique de la xénophobie, jugée inappropriée à la France et aux traditions françaises. Or, les effets de la « globalisation » ne font que rendre cette xénophobie plus attirante et populaire, comme on le voit sur le terrain électoral… Et la gauche et l’extrême gauche, en parlant tout le temps de racisme, passent à côté du problème qui est plus politique que racial. Les Français, pour ne prendre qu’eux, sont-ils capables d’accepter des non-Français d’origine comme des citoyens égaux en droits (logement, santé, éducation, travail) ? En temps de crise, de chômage, de difficultés économiques, c’est plus ou autant cette xénophobie qui fait des ravages que le racisme biologique, ou le « racisme » antimusulmans (nommé islamophobie).

Malgré la générosité originelle des révolutionnaires de 1789, ce sont bien les limites du modèle républicain français sur cette question de l’ouverture des frontières et des droits des étrangers qui se manifestent dans l’acceptation tacite de cette loi. Les derniers sondages nous disent en effet qu’elle est acceptée de 72 % des Français.

Cette loi, ici à l’échelle de la France, s’inscrit plus généralement dans une tentative de gestion globale non seulement de la force de travail mondiale potentiellement exploitable (il n’y aurait là rien de nouveau), mais de l’ensemble des mouvements de population actuels et à venir, y compris leur accroissement prévisible dans le cadre des transformations climatiques. Dans cette perspective, les différentes forces et puissances capitalistes doivent ajuster ou réajuster leurs politiques migratoires en jouant sur l’articulation capitaliste que nous avons définie comme étant en trois niveaux dans le no 15 de la revue. Au premier niveau, celui de l’hypercapitalisme, il s’agit d’assurer une gestion fluide de la force de travail mondiale telle une marchandise comme une autre au sein du procès de globalisation. Mais la force de travail n’est pas véritablement une marchandise et tout migrant n’étant pas réductible lui-même à une simple force de travail potentielle et future, il s’agira d’encadrer cette fluidité nécessaire au capital, d’abord au départ avec l’aide bilatérale aux pays d’émigration coopératifs et le recours à des pays relais comme la Libye, la Tunisie, la Grèce ou la Turquie, quitte à ce que se développe le long de ces parcours tout une économie plus ou moins informelle ou souterraine qui réactive des éléments pré-capitalistes tels les actes de piraterie ou la résurgence des pratiques d’esclavage au sein d’un niveau 3 ; à l’arrivée ensuite où chaque État, et particulièrement les plus puissants, doit gérer la reproduction des rapports sociaux au niveau 2, c’est-à-dire, celui de son territoire national.

La loi sur l’immigration du gouvernement Macron nous en fournit un exemple parmi d’autres puisque, nous l’avons dit, chaque État et gouvernement entretient ou produit sa marge de souveraineté… à la marge8.

 

Temps critiques, le 14 janvier 2024

 

Notes

 

1 – L’ethno-différentialisme affirme que chaque peuple a un « droit à la différence », c’est-à-dire le droit de vivre comme il l’entend. Ce droit il l’exerce chez lui, raison pour laquelle ce droit s’accompagne d’une hostilité de principe aux migrations. Dans un texte paru en 1974 dans Éléments, intitulé « Contre tous les racismes », A. de Benoist déclare : « Si l’on est contre la colonisation, alors il faut être pour la décolonisation réciproque, c’est-à-dire contre toutes les formes de colonisation ».

2 – En France, ce n’est qu’avec l’apparition des « Indigènes de la République » et du PIR que s’amorce cette longue marche à travers les institutions, bien antérieure dans les pays anglo-saxons, dans laquelle l’ancien discours de classe est supplanté par un nouveau récit décolonial et racialiste qui a pignon sur rue dans les universités et certains médias, à défaut de l’avoir dans les banlieues. À partir de là, le concept de « race sociale » à gauche fait écho, sans le recouvrir exactement, à celui de « race culturelle » à droite.

3 – Chantier des Jeux olympiques bloqué, entreprises d’intérim occupées, les grèves de plus de 800 travailleurs sans-papiers qui ont touché l’Île-de-France en octobre 2023 ont permis d’obtenir de nombreuses régularisations.

4 – Cf. le supplément hors-série de Temps critiques, « Immigration et salaires : un retour inattendu », novembre 2018.

5 – Xénophobie qui semble aujourd’hui un sentiment bien partagé puisque le chef d’État tunisien vient de dénoncer « les hordes de migrants clandestins » ; il les avait associés à une « entreprise criminelle » visant à « changer la composition démographique de la Tunisie » à rebours de son « identité arabo-islamique ».

6 – Faut-il encore savoir de quoi on parle puisque, par exemple, ce coût chiffré par l’OCDE concerne, en toute logique, l’immigration officielle, alors que dans son dernier rapport, publié après le vote de la loi, la Cour des comptes a établi que les seuls coûts de l’immigration clandestine s’élèvent à 2 milliards par an.

7 – De 1821 à 1924, 55 millions d’Européens quittent l’Europe tandis que les flux intra-européens s’accélèrent. Pour la seule Italie, de 1869 à 1970, 20,8 millions d’Italiens émigrent définitivement (source : Les Migrations internationales de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, CNRS, 1980).

8 – Un autre exemple de gestion au niveau 2, américain cette fois : depuis août 2022, le gouverneur du Texas (républicain) a envoyé quelque 100 000 migrants à New York, Chicago et Denver, dans le Colorado, toutes des villes gouvernées par les démocrates. Or les sociaux-démocrates (DSA-Democratic Socialists of America) gardent pour la plupart le silence sur ce qui se passe et l’accord entre les deux grands partis sur l’idée de boucler la frontière et les mesures vexatoires adoptées dans les grandes villes. C’est le cas des 6 conseillers municipaux (sur 50) de Chicago qui s’identifient comme socialistes.
Jeannette Taylor, conseillère afro-américaine de la ville appartenant aux DSA, a récemment révélé l’une des raisons de leur ralliement à une politique ultra restrictive à l’égard des nouveaux venus, dont l’immense majorité sont des latinos : cela briserait le front commun et perturberait l’équilibre fragile entre noirs et latinos à Chicago, les premiers représentant 28 % environ de la population et les seconds près de 30 %, tendance à la hausse. Elle parle dans ce contexte du risque de guerre raciale entre les deux groupes autour des problèmes de répartition des aides sociales (selon Kristina Betinis, World Socialist Website, « Democratic Socialists of America complicit in Chicago Democrats’ scapegoating of immigrants », 12 janvier 2024).

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